Paolo Godani : Traits. Une métaphysique du singulier

L’ouvrage de Paolo Godani, professeur de philosophie à l’université de Macerata (Italie), est paru dans la collection « MétaphysiqueS » des éditions PUF en 2020[1]. La même année une traduction en italien, réalisée par l’auteur même, a été publiée sous le titre Tratti. Perché gli individui non esistono, chez l’éditeur Ponte delle Grazie (Milan). On remarquera immédiatement la différence des sous-titres : d’un côté « une métaphysique du singulier » et de l’autre « pourquoi les individus n’existent pas ». Cette duplicité peut nous aider à donner un premier aperçu – très général – du livre et de l’intention de cet acte philosophique. Les deux peuvent, en effet, être compris en tant que pars destruens et pars construens du projet théorétique de l’auteur. Traits (sur le titre on devra d’ailleurs s’attarder plus loin) présente donc une critique serrée et convaincante de l’individu, mais aussi un projet plus large auquel on peut donner le nom de « métaphysique du singulier » ou d’« ontologie des traits ».

Introduction

Dans les premières pages l’auteur donne un aperçu à la fois commun et philosophiquement traditionnel de ce qu’est un individu :

« on appelle individu ce qui naît, dure un certain temps et enfin disparaît à jamais. « Individu » est ce qui ne se répète pas ».

Bref, l’individu est un être unique et irremplaçable. Pourtant, loin d’être ce dont l’existence est plus sûre et incontestée, l’individu doit faire l’objet d’une discussion que l’auteur propose de nommer la « querelle des individus ». De plus, le problème de l’individu ne peut pas être résolu en appliquant une approche seulement épistémologique ; il faut le questionner aussi sur le plan ontologique. Afin de mener à bien cette réfutation de l’individu, l’auteur doit par conséquent présenter une proposition qui s’opposera à cette « ontologie des réalités individuelles ». Autrement dit, il s’agit de développer dans les pages suivantes du livre une perspective anti-nominaliste dont le réalisme sera un réalisme des traits.

Mais qu’est-ce qu’un trait finalement ? D’après l’auteur, un trait est une entité qui est à la fois singulière (car elle est identifiable comme telle) et sujette à répétition (elle n’est pas unique et irremplaçable). On verra dans la suite que le trait n’est pas l’universel, mais plutôt le commun. Si l’on accepte cette perspective, la conclusion de l’inexistence des individus s’impose et rien dans notre monde n’aura une nature individuelle proprement dite.

Un monde de qualités

Le premier chapitre s’ouvre avec une analyse des vécus de l’enfance en tant qu’exemples d’expériences impersonnelles ou d’un champ transcendantal sans sujet, pour citer le Sartre de La transcendance de l’Ego, qui est convoqué par l’auteur avec William James afin d’expliquer ce genre d’expérience. Il faut pourtant éviter de restreindre l’existence de ce plan pré-individuel à la seule dimension de l’enfance et en revanche soutenir qu’il accompagne de bout en bout le déroulement de notre expérience. En même temps, l’auteur s’écarte d’une position – qu’il attribue à Simondon – où plan pré-individuel est pensé comme un apeiron complètement indéterminé.

À ce point du discours, l’auteur pose le problème de ce qui est connu en premier : s’agit-il de l’objet individuel ou de l’universel ? La réponse ne comprend ni l’un ni l’autre. En effet, dès le plan pré-individuel qu’est l’enfance, il y a une certaine forme de connaissance, c’est le fait de remarquer quelque chose. Autrement dit, étant donné que tout objet de connaissance a une nature qualitative, l’objet originaire de la connaissance sera quelque chose qui se situe à mi-chemin entre l’individualité et la généralité, des notae, des Merkmale (Jacob von Uexküll) ou des qualités marquantes (Bergson). Or, il faut préciser un aspect important dans l’usage des mots nota et Merkmal : les deux sont utilisés depuis Leibniz et Kant jusqu’à Frege afin d’indiquer la représentation partielle d’une intuition ou d’un concept se référant déjà à des individus, alors que le Merkmal de Uexküll ou la qualité marquante de Bergson sont des traits singuliers et communs à partir desquels peuvent se produire tantôt un procès d’individuation tantôt un mouvement de généralisation. L’auteur soutient une position selon laquelle ce qui est remarqué, et ensuite retenu par la mémoire, n’est pas un objet individuel, mais une qualité à la fois parfaitement déterminée (donc singulière) et répétable.

La singularité ou constellation de traits

Afin de comprendre jusqu’au fond la position de l’auteur, il faut souligner encore une fois le fait qu’il y a deux façons de concevoir l’universel : dans un premier sens, universel est ce à quoi participe une pluralité d’individus différents ; dans un deuxième sens, l’universel est le « commun », voire une espèce parfaitement déterminée, capable de se répéter à l’identique dans une pluralité d’occasions. Le commun est ainsi ce qu’il y a de plus singulier et, en même temps, quelque chose d’intrinsèquement répétable. À ce point du discours, l’auteur se souci de préciser au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle forme de platonisme : les traits ou qualités communs ne sont pas des pensées, ils sont en revanche les « différences ultimes qui constituent l’être en tant que multiplicité ».

Par ailleurs, une multiplicité de traits – appelée par l’auteur « constellation » – constitue une singularité. On trouve ici la thèse de l’auteur concernant la seule et véritable forme de l’individuation (si l’on écarte les possibilités d’une individuation purement extrinsèque apportée par la distinction numérique, par le déictique ou par la localisation spatio-temporelle) :

« l’individuation […] réside dans la composition d’une constellation de traits, c’est‑à-dire de déterminations ultimes. Une telle constellation, bien qu’elle reste dans le domaine des déterminations qualitatives, n’est pas, à son tour, une détermination ultime. Et elle ne l’est pas, car il n’y a aucun genre véritable qui puisse la subsumer » (p. 50)

Or, à partir de cette affirmation, une série de problèmes se présente au lecteur averti : dans quel sens doit-on comprendre le terme « constellation » ? Comment la « composition » de cette multiplicité de traits se donne-t-elle ? Peut-on distinguer une telle constellation d’une autre et, si oui, comment y parviendrait-on ?

Tout d’abord, il nous semble qu’avec le mot « constellation », l’auteur récupère la notion proposée par Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, où elle est prise comme un modèle alternatif de l’« association ». Contrairement à celle-ci, la notion de constellation, qui désigne normalement un groupe d’étoiles voisines sur la sphère céleste dont la forme est établie par convention, signifie également un groupe de choses éparses. Les constellations ne sont donc que des agrégats. C’est pourquoi les singularités n’existent que dans un ensemble disparate et ne se constituent pas autour d’un centre capable d’unifier un tel agrégat. De plus, parler en termes de constellations signifie, selon l’auteur, mettre en évidence le fait qu’il n’y a jamais de traits isolés, car tous les traits qui existent sont toujours pris dans des relations avec d’autres traits. Finalement, ce que nous nommons « individu » n’est rien d’autre qu’une constellation de traits.

Relativement à la question de la constitution des constellations, l’auteur nous dit qu’il s’agit de compositions autoconsistantes de déterminations, car il n’est pas possible de retracer un noyau (subjectif ou objectif) qui puisse être le substrat d’une telle composition. Cette affirmation est complétée par la déclaration que le fait de la relation entre les traits composant une constellation est nécessaire et non contingent. Par conséquent, il n’y a aucune force ou puissance qui, une fois ajoutée aux traits, constitue le fondement de cette constitution. C’est pourquoi il est aussi impossible de distinguer entre constellations qui sont de simples agrégats et des constellations qui, en revanche, sont de véritables unités : « tous les agrégats sont déjà des constellations et toutes les constellations ne sont que des agrégats » (p. 54).

Quant à la question visant à déterminer comment une constellation se forme, l’auteur explique, dans les conclusions, que son texte n’est pas consacré au « problème de l’individuation », en tant que l’ensemble complexe des procédés qui définissent la production « individus ». En raison de cela, on ne trouve pas une réelle confrontation avec l’œuvre de Gilbert Simondon dans le livre. L’auteur semble donc mettre de côté le problème d’ordre génétique et il ne discute jamais des degrés de l’individuation. Ou plutôt, ce problème ne se pose pas dans le cadre théorique qu’il vient d’esquisser, car il n’y a pas de constellation dont les éléments soient plus ou moins liés entre eux. Le problème pourtant reste de savoir comment on peut distinguer une constellation d’une autre et comment expliquer le fait qu’il y ait de nouvelles constellations, ce qui semble par ailleurs vraisemblable si l’on pense à la possibilité extrême de connexion entre les différents traits.

L’individu introuvable

La réponse à l’une des deux questions restées ouvertes passe par une considération sur l’histoire du problème de l’individuation. Celui-ci a été toujours considéré selon deux perspectives différentes qui, pourtant, ont fini pour se superposer : la question ontologique qui cherche ce qui fait qu’un certain individu soit juste l’individu qu’il est et la question épistémologique sur le moyen d’accès à une connaissance des individus. Or, le volet ontologique de l’individuation aurait été jugé comme parfaitement insoluble, s’il n’avait été réduit, depuis toujours, à la question épistémologique concernant la manière dont nous distinguons deux individus différents. L’auteur nous indique à ce point de l’analyse que l’individualité d’un individu n’est guère un prédicat réel ; disons plutôt sa raison d’être se trouve en dehors de la chose même. C’est pourquoi la solution au problème de l’individuation ne peut que passer par l’épistémologie et laisser de côté l’ontologie. Finalement, « l’individualité d’un individu n’est saisissable que dans la relation de la chose à un sujet qui est en mesure de l’indiquer du doigt » (p. 65). Autrement dit, le principe d’individuation est externe à la chose individuée.

L’auteur ensuite prend en compte la caractérisation de l’individu chez Aristote comme tode ti. Cette expression, dont la signification exacte a fait couler beaucoup d’encre, peut en effet signifier deux choses : d’un côté la spécification dernière d’un genre, de l’autre côté l’indication d’un particulier d’un certain type. Le discours renvoie ainsi au double rôle de « ceci » : comme spécification/distinction ou comme indication/présentation. Bref, le problème n’est pas seulement celui de comprendre si l’expression tode ti peut endosser pleinement les deux rôles à la fois, mais aussi de déterminer lequel des deux signifie l’être individuel chez Aristote. Cette question s’entremêle notamment avec la dispute sur la nature – matérielle ou formelle – du principe d’individuation dans l’œuvre du Stagirite. L’auteur donne un aperçu des positions d’Avicenne, Thomas d’Aquin, Duns Scot, pour enfin soutenir que le principe d’individuation doit forcément inclure une désignation, indication ou démonstration opérées par le sujet. Toutefois, cela ne veut guère dire que la spécification soit inutile : bien au contraire il faut que l’indication de l’acte du sujet qui montre la chose soit accompagnée d’une description marquante.

Multiplicités

La Querelle des individus se termine donc avec la constatation qu’en réalité, sur le plan ontologique, il n’existe aucun être individuel, puisque soit l’individu est la singularité (c’est-à-dire une constellation de traits), soit il n’est saisissable que dans la relation avec un sujet qui l’indique. La réalité première qui constitue le monde que nous entoure doit alors s’identifier avec la multiplicité des déterminations existant indépendamment de nous. L’auteur se présente par conséquent comme un réaliste, en spécifiant tout de suite que ce qui est réel est toujours de l’ordre du sens. Bref, on postulera l’être comme sens, ou mieux comme pluralité d’essences singulières irréductibles l’une à l’autre. Le sens dont parle l’auteur n’est pas le rationnel, mais plutôt le fait que les choses soient des déterminations multiples et différenciées, et non pas un chaos. De plus, cette multiplicité n’est pas séparée de l’être, de l’être en tant qu’indifférencié par exemple, puisque les déterminations ne sont rien d’autre que les différences immanentes de l’être même.

En poursuivant l’enquête dans cette direction, l’auteur affirme que chaque détermination (et par conséquent chaque constellation) est indépendante du temps donc, en ce sens, est éternelle (on se réfère ici à la position de Whitehead et à celle de Deleuze dans Logique du sens). Seulement le fait d’apparaître et disparaître à quelqu’un, ou d’être-là dans un certain moment du temps, est contingent. À l’objection selon laquelle les corps, et en particulier nos corps vivants, sont sans aucun doute sujets à génération et corruption l’auteur répond que l’ontologie des traits précède la dichotomie du corporel et de l’incorporel : les éléments de l’être sont – en tout cas – des déterminations qualitatives et en tant que telles sont indépendantes du temps. En raison de cela il faudra voir, avec Spinoza, les choses sub specie aeternitatis, de sorte que les corps, non moins que les idées, soient finalement indépendants du temps.

Ici, on trouve peut-être une réponse à la question de comment se donne la composition des constellations. Il me semble qu’une composition proprement dite ne se donne pas, car si les déterminations et les constellations sont finalement éternelles, alors nul besoin d’expliquer leur constitution. La même chose se produit, comme nous l’avons déjà vu, pour ce qui concerne le processus d’individuation. Il reste pourtant un problème qui n’est pas complètement développé dans le texte, mais qui nous semble important. À un certain moment, l’auteur suggère qu’il existe en quelque sorte des lois de composition des traits, car il y a des constellations qui ne peuvent pas se donner :

« De même que dans l’horizon de l’actualité tout ne peut pas se produire au même titre, de la même manière dans l’horizon du possible toutes les compositions ne peuvent pas être données. Des lois du possible existent, qui gouvernent les compositions des traits et qui, par conséquent, déterminent préalablement l’organisation des événements empiriques » (p. 116)

Il resterait en fait à déterminer la nature de ces lois (elles aussi sont des déterminations ou plutôt des relations ?) et de dire justement ce qu’elles expliquent.

Le livre se conclut avec deux chapitres qui traitent du côté poétique et de celui éthique, en assumant les conséquences sur ces plans des résultats de l’enquête métaphysique. Celles-ci sont formulées par l’auteur même dans le texte suivant :

« Se débarrasser du mysticisme des entités sans sens, c’est donc se libérer aussi du mystère de l’individu ineffable ; et c’est, deuxièmement, repenser (au-delà de l’idéalisme) la coappartenance essentielle de l’être et de ses déterminations ; troisièmement, c’est revenir sur la nature du lien de l’être et de la pensée […], c’est‑à-dire de l’être et du sens ; se débarrasser de l’individu ineffable signifie, enfin, concevoir le sens de l’être en tant que multiplicité de déterminations ou constellation de traits, à savoir d’éléments qui ne sont ni individuels ni conceptuels » (p. 98).

D’un point de vue éthique, il faudra alors combattre contre un attachement à l’individualité conçue en tant que support de nos qualités. Si l’essentiel ce sont les traits et non l’individu, la chère personne au lieu d’être une substance unique et irremplaçable n’est rien d’autre qu’une multiplicité, variable et discontinue, de qualités éternelles. Enfin, la relativisation de l’identité personnelle entraîne également une relativisation de la mort.

 

Conclusion

Le livre de Paolo Godani a l’indiscutable mérite de remettre en question l’une des choses constituant notre réalité quotidienne dont on est le plus sûr : l’existence des individus. Dans ce contexte l’auteur développe une position théorique forte et cohérente, qui pourtant mériterait d’être approfondie sur certains de ses points les plus importants. Pour citer l’un de ces points, au-delà du problème des lois de composition des constellations, nous attirons l’attention sur la question du sujet connaissant. Celui-ci est notamment compris comme un aspect dérivé de l’expérience (surtout dans le premier chapitre), mais on le retrouve en tant qu’élément essentiel pour comprendre le principe d’individuation du point de vue épistémique. Si le sujet connaissant ne disparaît pas, il faudrait alors dire en quoi et s’il peut se distinguer des autres objets. Nous attendrons avec intérêt la suite des travaux de ce philosophe.

 

[1] Paolo Godani, Traits. Une métaphysique du singulier, Paris, PUF, 2020.

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Luca Torrente est doctorant au Centre Léon Robin (Sorbonne Université), sous la direction de Cristina Viano, avec une thèse sur la génération et l'individuation des êtres vivants chez Aristote.