Paul Jorion : Comment la vérité et la réalité furent inventées

Paul Jorion, anthropologue et économiste récemment auréolé de gloire grâce à sa description précoce des risques systémiques de crise économique dès 2005, a publié en 2009 un livre ambitieux au titre séduisant, Comment la vérité et la réalité furent inventées1, d’inspiration sans nul doute foucaldienne, se proposant de reproduire la généalogie de concepts centraux dont la valeur d’évidence semble prête à vaciller. C’est peu dire, donc, que l’attente fut grande en ouvrant ce livre, tant par la réputation que l’auteur avait acquise que par le titre alléchant, promettant d’ébranler une de nos certitudes les mieux fondées. De surcroît, le patronage revendiqué par Jorion était séduisant : « L’ouvrage, écrivait ce dernier, constitue un vigoureux plaidoyer en faveur d’un « retour à Aristote », et je me situe donc automatiquement dans la tradition de ceux qui m’ont précédé dans cette voie, comme G. W. Friedrich Hegel, Pierre Duhem, Emile Meyerson ou Alexandre Kojève. »2

Hélas, la déception se substitua bien vite à l’attente, et l’agacement à l’espoir : quoique parcouru çà et là d’intuitions sans doute défendables, l’ouvrage charrie de trop nombreuses approximations et asserte de manière péremptoire des énormités qui, pas une seconde, ne se trouvent démontrées, le tout d’ailleurs structuré par de bien contestables raisonnements.

L’idée générale que propose Jorion est pourtant féconde ; elle consiste à identifier la naissance de la vérité à l’époque platonicienne, et celle de la réalité-objective, c’est-à-dire de la modélisation mathématique comme univers plus réel que le monde sensible, à la Renaissance – Kepler et Galilée. Le problème réside alors sans doute moins dans la thèse en elle-même, qui mérite que l’on s’y arrête, que dans la manière dont elle est argumentée, tant sur le plan rationnel que sur le plan factuel. En outre, la structure du livre est extrêmement brouillonne, et souffre d’une quasi-absence de construction similaire à un patchwork géant nuisant in fine à la bonne intelligibilité de l’ensemble.

A : Une douteuse datation de la naissance de la vérité

1°) Malaise dans l’intention

Commençons par un problème qui pourrait paraître secondaire mais dont l’importance est pourtant réelle, à savoir la question du style et, plus précisément, de l’intention prêtée à l’ouvrage : l’auteur prétend que son investigation va choquer, déranger, subvertir, il s’avance très vite avec jubilation, plein de la certitude de celui qui va déboulonner les évidences auxquelles adhèrent les naïfs, et c’est d’un ton que l’on imagine réjoui que Jorion peut fièrement écrire : « L’affirmation selon laquelle la vérité et la réalité furent inventés apparaîtra a priori scandaleuse. »3 Voilà qui n’est pas sans surprendre : mais qui donc pourrait être choqué par cette idée ? Qui donc parmi les philosophes pourrait trouver une telle affirmation scandaleuse ? Comment ne pas penser au bel ouvrage de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?4, dans lequel Veyne montrait combien la vérité apparaissait elle-même comme le produit d’une élaboration historique, et combien était importante cette histoire de la vérité, ce qui suppose donc l’apparition de celle-ci et, partant, son invention. Rien de surprenant de ce fait dans le titre retenu par Jorion, mais bien plutôt l’inscription dans une tradition récente initiée par Foucault, qui en aucun cas ne saurait être choquante.

C’est un détail, nous objectera-t-on ; pas si sûr : rien n’est pire que la fausse subversion philosophique, c’est-à-dire le conformisme se croyant subversif : qui, aujourd’hui, n’est pas foucaldien ? Qui n’a jamais écrit une « généalogie » ou une « archéologie » du sujet, de la morale, du bien, du beau, du droit, du vrai, de l’Etat, etc. ? Qui donc pourrait être choqué ou scandalisé par une généalogie de la vérité et de la réalité à notre époque ? Cette mécompréhension de Paul Jorion à l’égard de l’esprit philosophique du temps constitue un indice assez inquiétant de sa (mé)connaissance du champ philosophique et inaugure un nombre non négligeable d’erreurs et d’approximations philosophiques qui constitueront, elles, le véritable scandale du livre.

2°) Ecrire en généalogiste

La démarche de Paul Jorion, je l’ai dit plus haut, est généalogique ; elle tente de déterminer l’émergence historique de la définition de la vérité comme adéquation, afin d’en montrer implicitement la valeur contingente, dans la mesure où ce qui apparaît à un moment donné se trouve implicitement pensé comme ayant pu ne pas apparaître : « La « vérité », écrit donc Jorion, est née dans la Grèce du IVème siècle avant Jésus-Christ, et la « réalité » (objective) dans l’Europe du XVIè siècle. L’une découle de l’autre : à partir du moment où s’impose l’idée d’une vérité, dire la vérité revient à décrire la réalité telle qu’elle est. »5

Avant toutes choses, il faut dissiper un malentendu : le problème général de ce type de démarches généalogiques, même lorsqu’elles sont réussies, réside dans la fétichisation de moments intellectuels qui se seraient aussitôt incarnés dans les faits ; plus clairement, les démarches généalogiques parviennent parfois à étudier la manière dont a émergé telle ou telle représentation mais peinent à comprendre les raisons de leur succès. Dire donc, que la vérité « est née » en Grèce au IVème siècle avant Jésus-Christ peut au mieux désigner une émergence intellectuelle, mais cela ne justifie en aucun cas que la définition telle que nous l’entendons s’applique aussitôt dans les faits. Mais tel n’est pas le reproche qu’on pourrait à adresser à Jorion qui n’a guère d’autres prétentions que celle d’identifier des émergences intellectuelles et il serait sans doute injuste que de lui reprocher cela.

Plus ennuyeux se trouve être le rapport de la vérité à la réalité ; si, comme le prétend Jorion, à partir du moment où s’impose la vérité, il faut une réalité à décrire, si donc la logique même de la vérité comme adéquation impose une réalité à laquelle le discours doit adhérer, il devient incompréhensible que, selon le découpage de l’auteur, il ait fallu attendre 18 siècles après l’émergence de la vérité pour que le lien avec la réalité objective fût accompli. Dès le début apparaît donc sinon une incohérence, à tout le moins une incongruité dont la teneur mystérieuse ne sera jamais dissipée.

Autre problème : admettons, à titre d’hypothèse, que la vérité soit née avec Platon et Aristote dans le cadre d’un débat avec les sophistes ; que faudrait-il donc admettre comme conditions de possibilité d’une telle émergence ? La réponse de Jorion est claire : la langue grecque. Pourquoi ? Parce que la langue grecque dispose d’un critère discriminant entre les discours valides et les discours non valides (cf. I. 2). Si nous admettons cette réponse, il y a aussitôt un contre-argument qui jaillit, qui est celui de la préexistence de la langue grecque à Platon et Aristote : ils trouvent la langue toute faite, et il faut alors se demander pour quelle raison la vérité n’a pas émergé avant eux. Autrement dit, ce qui pose problème réside dans l’incapacité totale de l’auteur à penser la singularité de l’émergence de la vérité, et rien dans l’ouvrage ne justifie le fait qu’avant Platon et Aristote n’ait été pensée la vérité en vertu de la langue comme condition de possibilité ; or, justement, hélas pour l’auteur, la vérité a été pensée bien avant Platon et Aristote, par Thucydide, comme le remarque d’ailleurs François Dosse dans son compte-rendu du même ouvrage : « Thucydide avait déjà au Ve siècle av. J.-C. constitué la spécificité de la discipline historique sur la notion de vérité, mais son ouvrage a le mérite de réinterroger ces catégories en les sortant de leur réification, même si c’est au prix, comme chez Foucault, d’une fétichisation de leur moment d’émergence comme événement discursif. »6

Je crois que le problème est plus grave que ne veut bien le dire François Dosse : si Jorion ne pense pas à Thucydide qui constitue une discipline historique à partir de la catégorie de vérité conçue comme adéquation du récit aux faits, c’est tout simplement en raison du fait que l’identification de son émergence est parfaitement arbitraire, et nullement justifiée. Pour le dire plus clairement, Jorion remarque que Platon et Aristote pensent la vérité – et non simplement le vrai – mais il ne démontre jamais qu’ils sont les premiers à le faire, sans doute parce que cela supposerait une étude mondiale des conditions de pensée et que cela excéderait les capacités d’un seul homme.

Bien sûr, Jorion essaie de montrer de manière synchronique que n’existait pas de notion de vérité à l’époque de Platon. Mais cela s’avère vite confus, et souffre d’un net défaut argumentatif : Jorion s’appuie d’une part sur une étude de Mauss et de la mentalité primitive qui ne prouve pas grand-chose quant au sujet étudié, et d’autre part sur une différence avec la Chine (désignant le reste du monde ?) qui penserait davantage la notion de convenable que la notion de vérité au sein du discours. Cela demeure extrêmement peu convaincant, d’autant plus que si cela est douteux quant aux faits – Thucydide en étant l’illustration la plus flamboyante – cela est encore plus douteux quant au raisonnement : dire que la vérité ne peut émerger que sur une langue possédant déjà son critère de discrimination quant à la validité du discours, c’est bien moins identifier une condition de possibilité que poser un argument régressif puisque jamais Jorion ne se demande d’où provient la possibilité pour la langue grecque de charrier un tel rapport à la vérité, et de valider ses énoncés selon un mode qui nous paraît naturel. Rien, donc, dans le détail de la démarche initiale, n’emporte l’adhésion rationnelle du lecteur, et si l’idée générale d’une généalogie de la vérité est séduisante – et aucunement scandaleuse ! –, elle échoue à trouver une justification intellectuelle au sein de l’ouvrage.

B : Le problème du rapport à Platon I : le monde mathématique et la pensée

L’ouvrage souffre en outre d’une très grande lacune philosophique ; l’auteur asserte beaucoup mais justifie peu ; bien des affirmations se trouvent ainsi lancées d’un ton péremptoire, sans que l’on ne voie vraiment à quelle réalité philosophique cela correspond. Dès l’introduction, bien des assertions s’avèrent pour le moins énigmatiques dont la suivante qui me paraît hautement caractéristique : « Platon et Aristote opposèrent aux sophistes l’existence d’un monde plus réel que le monde sensible (l’Existence empirique des philosophes), dont les sophistes avaient beau jeu de mettre en évidence qu’il s’agissait d’un univers d’illusion. »7 Si l’on comprend volontiers de quel monde il s’agit chez Platon, il devient plus délicat de comprendre à quel monde « plus réel que le monde sensible » songe Jorion lorsqu’il qualifie la pensée d’Aristote. Cela devient d’autant plus énigmatique que, plus loin, Jorion remarque « qu’Aristote est, lui, au contraire [de Platon], un nominaliste [sic], pour qui le seul Cosmos noetos, la seule réalité « objective » est celle du monde sensible, le monde en puissance étant pour lui simplement un espace de représentation dont la localisation n’est pas parallèle à celle du monde sensible mais uniquement un produit de l’imagination. »8 Quelle serait alors pour Aristote l’existence de ce monde plus réel que le monde sensible, alors même que Jorion reconnaît ailleurs l’unicité du monde pour Aristote ? Voilà une illustration typique des imprécisions philosophiques qui jalonnent l’ouvrage et en obscurcissent considérablement la lecture.

Nonobstant ces problèmes, d’intéressantes analyses de la logique aristotélicienne se trouvent menées, notamment en vue de distinguer nettement ce qui relève de la dialectique de ce qui relève de l’analytique, distinction dont Jorion se servira plus tard pour penser le problème de l’incomplétude de l’algèbre. Hélas, si l’intention est louable, le propos est souvent brouillon et la formulation parfois tellement maladroite que le sens en devient inintelligible. « La logique d’Aristote, écrit par exemple Paul Jorion, ne constitue nullement une tentative de modélisation d’une variété particulière de la pensée : la pensée rationnelle, celle qui parvient à ne jamais se contredire, mais représente une velléité de réglementation a posteriori de la pensée spontanée (tout venant). Ce faisant, il laisse entendre que la compatibilité des jugements se maintient de manière générale au sein de cette dernière. Cela veut encore dire qu’il constate que la logique est émergente dans le discours, au sens où elle est un effet spontané (d’auto-organisation) au sein des suites d’enchaînements associatifs. »9 Que signifient réellement ces phrases? Que désigne la pensée rationnelle qui ne parvient jamais à se contredire dans l’esprit de l’auteur ? A quoi renvoie « cette dernière » ? A « compatibilité » qui serait le sens syntaxique mais pas logique ou à la pensée spontanée, qui serait le sens logique mais pas syntaxique ? Bon nombre de phrases s’avèrent quasiment indécidables quant au sens à leur attribuer, tant la syntaxe se présente comme ambiguë et laborieuse, ce qui rend la lecture de l’ouvrage particulièrement pénible.

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Outre ces imprécisions et cette maladresse d’expression, se retrouvent parfois de franches réductions, qui eussent mérité à tout le moins une discussion plus sérieuse. Un exemple particulièrement signifiant car stratégiquement décisif quant à la prétendue invention de la réalité objective, porte sur l’interprétation d’un passage de La République de Platon, où ce dernier met en scène Socrate et Glaucon discutant de la géométrie. Dans ce célèbre dialogue, Socrate expose la manière dont il interprète la géométrie et établit les raisons pour lesquelles il ne saurait être question de l’intellect, puisque subsistent de simples hypothèses sur lesquelles s’appuie le raisonnement géométrique ; Glaucon, cité par Jorion, résume ainsi l’argumentation socratique : « Dans ces disciplines, les hypothèses servent de principes, et ceux qui les contemplent sont contraints pour y parvenir de recourir à la pensée, et non pas aux sens ; comme leur examen cependant ne remonte pas vers le principe, mais se développe à partir d’hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l’intelligence de ces objets, encore que ces objets seraient intelligibles s’ils étaient contemplés avec le principe. Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect, l’exercice habituel des géomètres et des praticiens de disciplines connexes, puisque la pensée est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intellect. »10 Que comprendre de ce résumé de la pensée socratique par Glaucon ? A n’en pas douter, il s’agit de ramener la mathématique à un stade intermédiaire, entre l’intellect et les sens, c’est-à-dire à la pensée, la pensée se différenciant de l’intellect en ceci qu’elle nécessite encore quelque chose de l’ordre de l’image pour approcher l’ordre de l’en-soi.

Face à cela, que dit Paul Jorion ? Il affirme, à de très nombreuses reprises – et ce sera là la source de sa condamnation de Kepler –, que Platon dévalue la mathématique, qu’il en fait quelque chose qui ne peut pas être « pris au sérieux » (sic), et que l’invention de la réalité objective date du jour où des mathématiciens ont pris au sérieux l’objet de leurs investigations. Kepler apparaît ainsi comme le grand pécheur, oubliant la leçon platonicienne, et prenant le monde mathématique pour le monde réel lui-même, croyant donc que la mathématique peut s’appliquer au monde réel, c’est-à-dire sensible. « Il ne fait donc aucun doute que, pour Proclus (comme pour Platon), la discursion [la pensée], pensée intermédiaire entre l’intellection (qui porte sur l’Etre donné) et l’opinion (qui porte sur l’Existence-empirique), s’applique à des modèles et non à des choses proprement dites. »11 Si la thèse de Jorion est sans nul doute intéressante, il n’est pas du tout certain qu’elle repose sur une interprétation correcte du texte de Platon ; il serait même possible d’y voir une mécompréhension manifeste de celui-ci. Dans le cas de la géométrie, en effet, Socrate explique fort bien que l’âme « ne se dirige pas vers le principe, parce qu’elle n’a pas la force de s’élever au-dessus des hypothèses, mais elle utilise comme des images ces objets qui sont eux-mêmes autant de modèles pour les copies de la section inférieure12, et ces objets, par rapport à leurs imitations, sont considérés comme clairs et dignes d’estime. »13 Que dit donc Socrate ? Il affirme on ne peut plus clairement que les objets mathématiques sont bel et bien des objets intermédiaires dont l’âme se contente faute d’accéder à l’en-soi, ce que Jorion décrit fort bien mais étant des modèles, ils modèlent justement ce que Socrate appelle les « copies de la section inférieure », ce qui établit d’emblée un lien du modèle à la copie, ou de la copie au modèle. De ce fait, la démarche de Jorion qui n’a de sens que si l’on admet une rupture radicale entre l’objet mathématique et la copie sensible, s’avère périlleuse car cela revient à s’interdire de comprendre le rapport entre le modèle et cela même dont il est le modèle, ce qui donc l’imite. Ce que Jorion occulte dans le texte platonicien, c’est la transitivité du raisonnement ; agir sur le modèle, c’est agir aussi sur la copie, mais de manière médiate, si bien que l’excessive binarité voulue par Jorion s’effondre aussitôt que se trouve correctement lu le texte platonicien.

De ce fait, l’ensemble du raisonnement de Jorion s’en trouve fragilisé ; dire que la pensée [discursion] s’applique au modèle mathématique, c’est une pure tautologie, puisque c’est exactement la définition de la pensée que de saisir les objets mathématiques ! En disant que la pensée s’applique à des modèles, Jorion ne dit strictement rien ; en revanche, il semble se tromper en refusant que la pensée s’applique aux choses proprement dites, précisément en raison du fait que les « choses » sont les copies des modèles, ce qui veut dire, pour l’exprimer vulgairement que, qui peut le plus peut le moins. C’est pourquoi Socrate explique à Glaucon la raison pour laquelle les mathématiciens, alors qu’ils veulent penser des figures particulières, passent par les mathématiques : « ils ont recours, affirme Socrate, à des formes visibles et ils construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter ces figures particulières, mais les modèles auxquels elles ressemblent14. »15 Là encore, le propos de Socrate est fort clair : le meilleur moyen de penser les formes visibles, c’est-à-dire sensibles, c’est de s’affranchir de la visibilité et de passer par la modélisation mathématique, comme si la mathématique était plus réelle que ne l’étaient les formes sensibles ; voilà très exactement ce que Socrate expose. De ce fait, il est particulièrement mal venu de faire de Platon le théoricien du refus de la modélisation mathématique, et il est textuellement absurde que de présenter celui-ci comme une sorte de théoricien de mondes statiques, où le modèle serait sans relation avec la copie, où donc la pensée appréhendant le modèle ne pourrait aucunement appréhender la copie du modèle. Platon expose au contraire fort bien que le meilleur moyen de comprendre la copie est de se référer au modèle, et à cet égard il me semble que Jorion s’est profondément trompé en faisant de Platon l’auteur d’une pensée pour laquelle la mathématique serait impuissante à saisir le monde sensible.

C : Le problème du rapport à Platon II : naissance de la Réalité-objective

Pour comprendre tout ce qui précède, je propose une hypothèse : il me semble que Paul Jorion s’est mépris sur le sens du monde réel chez Platon. L’auteur croit en effet que si Platon s’en prend aux mathématiques – ce que Platon ne fait pas tout à fait –, c’est parce que les mathématiques seraient incapables d’appréhender le monde réel. Cela est vrai, à ceci près que le monde réel doit être pensé comme le monde de l’en-soi ; or, tout se passe comme si, ce que Jorion appelait le « monde réel » en interprétant Platon, était le monde sensible ! Cette hypothèse que je formule, et qui peut paraître excessive, se trouve selon moi implicitement confirmée par de nombreux passages. L’économie générale de l’ouvrage, d’abord, confirme celle-ci : l’idée de Jorion consiste clairement à penser la question du monde sensible, et à réhabiliter de manière aristotélicienne celui-ci contre les modélisations abstraites ; si donc il s’appuie sur Platon pour montrer que ce dernier avait déjà montré que les mathématiques étaient inaptes à penser correctement le monde réel, cela signifie nécessairement que le monde réel s’identifie au monde sensible dans l’esprit de Jorion. Mais certains passages, comme le suivant, confirment également cette hypothèse : « les modèles mathématiques, écrit Jorion commentant les conséquences de la pensée de Kepler et de Galiée, s’en trouvèrent automatiquement « ontisés » : ils sont faits du même matériau que l’Etre-donné lui-même. On avait cru, avec Platon et Proclus, qu’ils relevaient de l’imagination ; que nenni, ils sont faits de réel, et d’un réel plus réel même que le monde sensible : la Réalité-objective. »16 Que la formule finale est révélatrice, que les mots sont ici lourds de sens ! « d’un réel plus réel même que le monde sensible » ! Aux yeux de Jorion, le monde le plus réel est le monde sensible, et le drame de la physique renaissante est d’avoir déréalisé le monde sensible, contre Platon, mais avec Pythagore, pour y substituer la réalité des nombres qui, selon Platon étaient moins réels que le monde sensible puisque relevant de l’imagination ! Voilà le raisonnement de Jorion, qui inverse de ce fait toute la hiérarchie de la réalité et s’interdit du même coup de comprendre le sens même de sa propre démarche.

La confusion me semble ici bien réelle, et il faut mesurer combien la totalité de la troisième partie se trouve presque réfutée par cette erreur particulièrement grave : si, comme Jorion, on interprète le monde réel de Platon comme étant le monde sensible, alors en effet les mathématiques – la géométrie – échouent à décrire le monde, puisque Platon ne cesse de répéter que les mathématiques sont des objets intermédiaires qui échouent à épuiser le sens du monde réel. Et l’on comprend alors les propos consacrés à Kepler, dont la croyance est qualifiée de pythagoricienne, et non de platonicienne puisque Platon aurait, selon Jorion, montré que les mathématiques échouaient à décrire le monde sensible : « Il devrait alors être clair que, lorsque Kepler, et après lui Galilée, nous présente une Réalité-objective mathématique censée être un réel au lieu même où se trouvait pour Proclus (comme pour Platon) la discursion, il ne suit celui-là en aucune façon malgré ses allégations du contraire. Et il est donc faux de qualifier sa démarche sous cet aspect comme étant platonicienne (ou néoplatonicienne), alors qu’il est exact de la qualifier de pythagoricienne pour autant que, comme l’affirme Aristote, les pythagoriciens « prétendent que les choses mêmes sont les nombres ». »17 La confusion philosophique est ici bien réelle : Platon regrette que les objets mathématiques ne puissent épuiser le sens du monde réel, c’est-à-dire du monde intelligible, et Jorion comprend que les objets mathématiques ne peuvent épuiser le sens du monde réel, c’est-à-dire sensible ; de ce fait, comme Kepler épuise le sensible par les mathématiques, il se dit qu’il ne peut être platonicien, puisque Platon aurait refusé que les mathématiques épuisassent le sens du monde réel, donc sensible…

Toute la partie consacrée à la réalité objective repose sur ce dramatique malentendu tournant autour du sens du mot réel, que Jorion identifie au monde sensible, et cela ôte beaucoup de crédibilité à son propos. On comprend néanmoins l’origine de la réflexion de Jorion, et sa haine de la modélisation mathématique qui tient sans doute à l’utilisation économique de la mathématique : l’excessive modélisation mathématique dont on fait usage dans la finance fait partie des cibles récurrentes de Jorion, et l’on est volontiers prêt à le suivre dans cette dénonciation. Mais tout se passe comme si, à partir de cette détestation de la modélisation économique, il extrapolait le problème à l’ensemble même des sciences, et en particulier à la physique ; or, cela l’amène à commettre de gravissimes contresens philosophiques, et à se réclamer d’une pensée qu’il mésinterprète fondamentalement.

Enfin, il me semble que le terme de « modélisation mathématique » pour qualifier un geste que Jorion croit pythagoricien est fort mal venu ; si l’on pose l’idée que le monde sensible est numériquement structuré, si donc le monde sensible est fait de nombres, alors mathématiser le monde sensible ne constitue pas une modélisation puisque celle-ci n’est jamais qu’une représentation du monde initial et suppose donc une certaine déformation ; de ce fait, si comme le dit Jorion, le pythagorisme suppose que les nombres entretiennent un « rapport essentiel avec la nature des choses »18, il n’est pas tout à fait sûr que décrire les choses en termes mathématiques constitue une modélisation, puisque le modèle ne porte que sur des propriétés analogues et non sur une nature similaire. En toute rigueur, il faudrait dire que s’il y a une modélisation, il y a différence de nature et similitude de propriétés, et qu’à cet égard, le rapport de modèle à copie que propose Platon s’avère bien plus proche de la modélisation mathématique que l’identité ontologique que suppose le pythagorisme, ce qui signifie que le vocabulaire de Jorion est, une fois de plus, trompeur et erratique.

D : De péremptoires affirmations : l’exemple de Quine

Le ton de l’ouvrage, ainsi que je l’avais brièvement évoqué en première partie, s’avère particulièrement pénible. Jorion traite avec mépris et condescendance un certain nombre de thèses et d’auteurs dont en réalité il ne perçoit pas tout à fait la profondeur. C’est le cas de Quine auquel Jorion consacre des lignes pratiquement insultantes qui dénoncent avec virulence une pensée qui est annoncée comme sans valeur, sans que jamais ne soit véritablement démontrée l’erreur dénoncée, ni et encore moins que ne soit apportée une contre-argumentation. Ainsi écrit Jorion, « les thèses du logicien disparu [Quine] ressemblaient très souvent à des galéjades, et la plupart d’entre elles auraient sans doute été traitées comme telles, n’avait été le ton prophétique et sentencieux sur lequel il avait l’habitude de les énoncer, la suggestion qu’il convenait de les prendre au sérieux n’étant en l’occurrence qu’une contamination de l’esprit de sérieux avec lequel il les énonçait lui-même. »19

Mais que le lecteur se rassure, Jorion va lui dire quel est le ressort secret et dissimulé des erreurs de Quine : « Que la suggestion de Quine ait reçu un écho parmi les anthropologues malgré son outrance et son invraisemblance intrinsèque mérite que je démonte systématiquement son mécanisme. »20 Alors démontons le mécanisme.

On le sait, Quine a beaucoup réfléchi quant à la possibilité de traduire des expressions linguistiques à partir du comportement langagier que pouvait observer le linguiste encore ignorant de la langue à laquelle il se trouvait confronté ; et la question de Quine, en tout cas dans Word and object, porte sur la possibilité de déterminer une signification précise à partir de données de type béhavioriste. La thèse de Quine consiste à dire que le linguiste doit se contenter d’hypothèses, d’extrapolations conjecturales à partir des données observables que lui donne à voir l’indigène, ce qui veut dire que l’accord entre l’expression linguistique et la situation réelle permet d’inférer – toujours sur le mode de la conjecture – le sens de certaines expressions. Quel serait alors l’inavouable « mécanisme » de la pensée de Quine que Jorion se propose de révéler afin de discréditer l’auteur en question ? Le problème serait celui de la répétition, c’est-à-dire – je suppose, étant donné que Jorion cite fort peu et qu’il est difficile de savoir à quoi de précis il se réfère – le principe voulant, selon Quine, que le linguiste répète dans plusieurs situations différentes l’expression afin de juger de celle à laquelle l’indigène donne son accord. Cette démarche de Quine, Jorion la qualifie en ces termes : « la suggestion (…) de « vingt fois remettre sur le métier » la traduction jusqu’à ce que plus rien ne dépasse est digne davantage d’un inquisiteur que d’un authentique ami de la vérité. »21

Quant à la possibilité pour Quine de dépasser les phrases observationnelles, et donc de proposer des phrases théoriques qui permettraient de résoudre l’incompréhension ou l’incompatibilité des langues, Jorion y voit – curieusement, on pouvait s’y attendre – une marque d’ethnocentrisme sous le seul prétexte que Quine accorde aux indigènes la même logique que celle du linguiste. Ce que Jorion commente en ces termes : « Si Quine feignait d’admettre la possibilité d’une mentalité « prélogique », sa méthode infaillible revenait cependant à justifier a priori toute « amélioration » de la traduction qui en éliminerait l’irrationalité apparente, ce qui revenait à régler d’autorité la question des modes de pensée différents en posant leur altérité comme fictive par principe. Quine donnait ainsi sa forme ultime à l’approche fonctionnaliste (au sens de l’anthropologie) : gommer toute différence entre la mentalité primitive et la nôtre à l’aide d’un principe de « charité » épistémologique qui conduit inévitablement – sur le mode paternaliste – à reconnaître dans l’autre le même que nous, mais toujours et par nécessité dans une version sous-développée de ce que nous sommes nous-mêmes. »22 Admettons que Jorion ait raison d’interpréter ainsi la pensée de Quine : en quoi cette dernière mériterait-elle le qualificatif de « galéjades » ? Qu’est-ce qui serait si insupportable à supposer que la description que Jorion fût correcte ? Que Quine suppose un minimum de rationalité commune à l’indigène et au linguiste, est-ce si indéfendable que cela ? Que la compréhension linguistique commune repose sur un socle de rationalité minimale, est-ce si choquant ?

Mais surtout, est-ce véritablement ce que dit Quine ? A lire Jorion, il semble que Quine n’aurait eu qu’une obsession, ramener la signification à l’unité garantie par l’universalité rationnelle. Or, l’une des thèses centrales de Word and object réside justement dans l’éclatement intuitif des significations possibles, c’est-à-dire que Quine cherche à détruire la possibilité que soit maintenu un concept intuitif de la signification ; il est possible, ne cesse d’affirmer Quine, qu’existent plusieurs manuels différents d’interprétation des expressions linguistiques, ces interprétations étant mutuellement incompatibles du point de vue intuitif. En ce sens, parler d’une logique d’ « inquisiteur » au sujet de Quine a quelque chose de malvenu : la démarche du linguiste, loin de chercher à découvrir LA vérité, consiste au contraire à admettre la pluralité des interprétations possibles, ce qui veut dire qu’il n’existe ni une vérité de l’interprétation, ni une raison unifiante de la signification, à tel point que Quine renonce à la possibilité d’une interprétation correcte d’une expression linguistique étrangère. Comme inquisiteur, on a fait mieux, et il appert que les galéjades ne se trouvent pas du côté de celui qui s’en trouve accusé.

Le véritable différend qui oppose Jorion à Quine porte en réalité sur la nature de l’anthropologue ; Quine a entériné si l’on peut dire l’impuissance du linguiste-anthropologue à comprendre unitairement les expressions linguistiques des indigènes, et c’est cette impuissance que Paul Jorion refuse d’admettre, ainsi qu’en témoignent les dernières lignes consacrées à Quine : « En réalité, si la suggestion de Quine reçut un accueil positif, même parmi les anthropologues – qui étaient pourtant à cette occasion proprement étrillés –, c’est qu’elle déplaçait la difficulté de l’ « indigène » à l’ethnologue et qu’en nos temps de crise de la profession, l’auto-flagellation semble un moindre mal par rapport à un effort de réflexion complémentaire. »23 J’ajouterais pour ma part : « en nos temps d’héroïsation de l’homme-qui-avait-prédit-la-crise, l’auto-glorification semble un moindre mal par rapport à un effort de remise en cause complémentaire. »

E : Orgueil et préjugés

Que l’on se rassure, Quine n’est pas le seul à être traité avec pareille condescendance ; quelques génies de l’humanité subissent un traitement pour le moins déshonorant, et l’on est parfois gêné de lire de tels mots dans les pages d’un grand éditeur. Prenons, au hasard, quelques grandes figures de la physique, Kepler, Galilée, Newton et regardons à quoi Jorion les réduit : « On connaît aujourd’hui avec suffisamment de précision la personnalité de ces acteurs formidables : Giordano Bruno est un illuminé cherchant le martyre ; Kepler, un mystique doublé d’un obsessionnel, plongé dans ses calculs alors que la guerre civile fait rage sous ses fenêtres ; Galilée, un rationaliste amateur de scandales ; Newton, le dernier des mages. »24 Jorion, tout à sa haine de la modélisation mathématique – dont je rappelle que les arguments reposent sur une identification du monde réel platonicien au monde sensible… –, cherche à discréditer quelques-uns des plus grands esprits de l’histoire humaine en rappelant que Galilée avait un goût pour le scandale, ou Newton une vision magique du monde ; en quoi cela remet-il en cause la pertinence de leurs découvertes ? En quoi ces accusations – dont il reste à prouver que la vision magique en constitue précisément une – apportent-elles quoi que ce soit de décisif ? Ils étaient prêts à croire n’importe quoi et c’est bien là la preuve que la Réalité-objective est elle-même une croyance, répondrait Jorion ; mais que vient faire le goût du scandale de Galilée dans cette affaire ? Que vient faire l’indifférence de Kepler à l’égard du monde ? Et plus généralement, que ces quatre génies soient enclins à adopter certaines croyances ne signifie nullement que la Réalité-objective soit elle-même une croyance ; l’inférence de la nature d’un modèle à partir de la supposée psychologie de ceux qui l’ont adopté semble pour le moins fort contestable.

Mais Jorion ne s’arrête pas en si bon chemin, et c’est désormais à Heisenberg et Gödel qu’il va s’en prendre. Heisenberg sera présenté comme un naïf n’ayant pas compris sa propre relation d’incertitude, tandis que Gödel sera réduit à un illuminé au même titre que ce pauvre Giordano Bruno – dont Jorion semble d’ailleurs méconnaître la grandeur intellectuelle.

Mais revenons à Heisenberg et à l’incertitude quantique ; comme cela était prévisible, Jorion déréalise le problème pour en attribuer la faute au modèle mathématique. « Une faiblesse intrinsèque du modèle (le fait qu’il suppose, à tort, que position et moment sont indépendants), qui n’introduit pas de distorsion notable au niveau macroscopique, se révèle au contraire rédhibitoire au niveau macroscopique. Qu’on représente donc la position et la vitesse à l’aide d’un modèle mathématique plus performant que l’hamiltonien, et la prétendue relation d’incertitude disparaîtra d’elle-même ! »25 Pas une seule fois, Jorion n’envisage que l’impossibilité de déterminer la position et le changement de quantité de mouvement, ne soit une propriété intrinsèque des particules, pas une seule. Il y a là comme une sorte d’ultra-transcendantalisme qui se refuse à accorder aux objets une valeur immanente, comme si c’était le modèle mathématique, hamiltonien, qui créait le problème des particules. Mais après tout, pourquoi pas ; le problème n’est pas là : le problème est en effet moins la thèse que défend Jorion que l’absence totale de démonstration d’un tel présupposé qui heurte radicalement tout ce qu’affirme la physique depuis 80 ans, et qui, faute de cette démonstration, se présente comme une pure assertion péremptoire.

Gödel n’est guère mieux traité : le fameux théorème de l’incomplétude, auquel Jorion accorde une grande importance précisément en raison du fait qu’il serait oublieux de la distinction canonique entre dialectique et analytique dans sa démonstration, serait structurellement faible ; je ne peux ici reprendre tout le chapitre IV, mais disons pour résumer les choses que Jorion reproche la faiblesse intrinsèque de la démonstration alliée à une croyance pythagoricienne en l’accès à la réalité suprême d’ordre numérique. « L’accès privilégié dont dispose le croyant authentique au monde des Nombres l’autorise à distinguer les propositions mathématiques vraies, quelle que soit la possibilité empirique d’en apporter la preuve, parce que sa foi n’a pas à être soutenue par le miracle de la démonstration. »26 Hélas, si Jorion ne cesse d’annoncer dans son livre qu’il va « démonter » le théorème de Gödel, lorsque la chose arrive enfin, on ne peut être que déçu par la méthode « impressionniste » retenue, consistant à tantôt citer Gödel, tantôt métaphoriser, tantôt s’en prendre à Nagel qui n’aurait rien compris, le tout donnant une impression de grande confusion et occultant le dessein même de l’entreprise : démontrer la perte de la distinction entre analytique et dialectique.

Conclusion

J’ai été sans doute trop sévère avec ce livre qui, redisons-le, présente de bonnes analyses de la logique aristotélicienne et restitue des subtilités oubliées. Jorion propose ainsi de distinguer clairement analytique et dialectique, et c’est par ce biais que se joue l’essentiel du fil directeur de l’ouvrage. « J’avance ici, écrit l’auteur, que la façon dont s’est constituée et continue de se constituer la science moderne est liée de manière essentielle à l’effacement de la distinction entre analytique et dialectique et, du coup, à l’introduction dans l’explication scientifique et dans la démonstration mathématique d’éléments que le Stagirite considérait seulement d’opinion (doxa) et par conséquent étrangers à la problématique scientifique (épistémè). Je mettrai ceci tout particulièrement en évidence dans mon analyse de la démonstration du « second théorème » de Gödel au chapitre IV. Et si nous, aujourd’hui, confondons analytique et dialectique sous le nom de logique, c’est parce que cette distinction essentielle à l’époque d’Aristote entre un point de départ certain et un point de départ seulement vraisemblable (les « opinions généralement admises »), nous ne la jugeons plus pertinente, car nous croyons avoir trouvé, dans la vérification expérimentale que nous propose la science moderne, le moyen infaillible de distinguer le vrai du faux. »27 La volonté de restituer en outre à la nature des qualités intrinsèques dans une perspective hégélienne – que Jorion toutefois dénie lorsqu’il s’agit de particules quantiques qui, tout d’un coup, ne pourraient plus être intrinsèquement déterminées –, désigne un projet sans doute intéressant. Enfin, l’idée que la Réalité-Objective constitue un mythe n’est pas sans intérêt, mais il aurait fallu que pareille idée fût bien mieux argumentée.

Hélas, la subtilité de quelques analyses n’efface guère le trop grand nombre d’erreurs philosophiques majeures, d’approximations logiques, de propos confus, de paragraphes mal enchaînés, ou d’affirmations péremptoires auxquelles manque une justification véritable. Et l’objection la plus grave que l’on pourrait adresser à l’ouvrage, que Jorion d’ailleurs suggère au détour d’un paragraphe, c’est que cette fameuse Réalité-objective fonctionne, qu’elle a permis de surprenants et permanents progrès. Jorion lui-même se trouve contraint de le reconnaître : « si la position antiréaliste est plus cohérente d’un point de vue épistémologique et plus facile à défendre que celle du réaliste, pythagoricien, elle s’est aussi révélée historiquement moins féconde. S’il n’en avait tenu qu’à elle, jamais le monument que nous appelons aujourd’hui « les mathématiques » n’aurait être bâti. »28 Que cette Réalité-objective reposant sur une modélisation mathématique ait permis autant de progrès devrait inciter l’auteur à se demander pourquoi cela a aussi bien marché, et si justement une telle épistémologie ne reposait pas sur une pertinence bien supérieure à celle qu’il veut bien croire, et que son statut d’économiste a peut-être conduit à totalement mésinterpréter par extrapolation fort abusive.

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Regards croisés

  1. Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Gallimard, 2009
  2. Ibid., p. 11
  3. Ibid. p. 18
  4. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Points-Seuil, 1992
  5. Ibid. p. 7
  6. cf. http://www.culturesfranceblog.com/index.php?mois=2010-01
  7. Ibid. p. 8
  8. Ibid. p. 196
  9. Ibid. p. 101
  10. Platon, La République, 511c-d, traduction Georges Leroux, GF, 2002, p. 357
  11. Jorion, op. cit., p. 232
  12. C’est moi qui souligne.
  13. Platon, op. cit., 511a, p. 356
  14. C’est moi qui souligne.
  15. Platon, op. cit., 510d, p. 356
  16. Ibid. p. 243
  17. Jorion, op. cit. p. 233
  18. Ibid. p. 240
  19. Ibid. p. 60
  20. Ibid. p. 59
  21. Ibid. p. 60
  22. Ibid. p. 61
  23. Ibid. p. 62
  24. Ibid. p. 247
  25. Ibid. p. 257
  26. Ibid. p. 325
  27. Ibid. pp. 206-207
  28. Ibid. p. 327
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).