Slavoj Zizek : Le plus sublime des hystériques.

La pensée de Slavoj Žižek a mis du temps à se faire connaître en France. Confinée au cercle étroit des psychanalystes de l’Ecole de la Cause Freudienne dans les années 80, période où l’auteur venait se former à la dernière étape de la théorie lacanienne auprès de Jacques-Alain Miller, elle connut un retentissement considérable aux Etats-Unis avec la publication du deuxième livre de Zizek paru en 1989, intitulé The Sublime Object of Ideology (London, Verso, 1989). Dans la décennie qui a suivi, le public français, quant à lui, n’a bénéficié que de sporadiques traductions de l’œuvre du philosophe de Ljubljana – souvent qui plus est, chez des éditeurs confidentiels mal diffusés.

La republication fin 2011 du Plus sublime des hystériques – reprise de la formule lacanienne qualifiant Hegel lors d’un Séminaire – dans la collection « travaux pratiques » des PUF1 paraît réparer cette anomalie éditoriale.

1. Une introuvable préface

On regrettera cependant qu’aucune préface explicative n’accompagne la réédition de ce livre. Cette dernière aurait sans doute permis de mieux comprendre le destin atypique du philosophe slovène par rapport à sa terre d’adoption intellectuelle, et ainsi a contrario, la cartographie du champ théorique de cette époque marquée par les disparitions de certaines des plus grandes figures de la pensée française dont Lacan et Foucault.

Rappelons que ce livre a d’abord été directement écrit en français. Il est issu d’une thèse de troisième cycle placée sous la direction de Jacques-Alain Miller et largement réécrite pendant que Žižek suivait l’enseignement de Miller sur Lacan à Paris 8 dans les années 1980. Il parut donc pour la première fois en français chez un éditeur confidentiel, dans une édition introuvable depuis fort longtemps.

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On peut se demander si une telle réédition ne représente pas une réparation de pure forme, désormais peu utile d’un point de vue éditorial, et ceci pour des raisons ayant trait au mode très particulier d’élaboration théorique propre à Žižek. Cette dernière se reflète dans l’impression déroutante de « déjà lu » qui accompagne chaque nouvelle publication de l’auteur slovène. La tendance žižekienne à la reprise obsessionnelle de contenus déjà existants en vue de leur amélioration, aurait dû attirer l’attention des éditeurs sur le fait que la majorité des développements du Plus sublime ont quasiment tous été repris et améliorés dans les livres qui ont suivi sa parution, lesquels sont en réalité déjà disponibles depuis fort longtemps. Par bien des aspects, Le plus sublime des hystériques ne représente plus aujourd’hui que le fossile de la pensée de l’auteur slovène, le brouillon de sa philosophie.

La lecture ou relecture de ce livre n’apporte donc aujourd’hui rien de vraiment nouveau au lecteur familier de Žižek, au contraire, elle paraît parfois faire obstacle à la compréhension de certaines thèses mieux développées ailleurs par le philosophe de Ljubljana. Mais il faut reconnaître que Le Plus sublime offre ainsi au lectorat français l’opportunité de découvrir les premières tentatives d’élaboration de Žižek reprises et considérablement améliorées dans deux livres ultérieurs du philosophe slovène écrits en anglais et ayant fait date : For They Know Not What They Do (London, Verso, 1991) et Tarrying with the Negative, Kant, Hegel and the Critique of Ideology (1993, Duke University Press).

Il ne faut cependant pas jeter la pierre aux éditeurs. L’affaire est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Si Žižek a été obligé de « recopier » son premier livre dans ses livres ultérieurs, c’est que ses maîtres en psychanalyse, loin d’accepter de se trouver dépossédés de leur objet théorique de prédilection, ont considérablement freiné la diffusion de la pensée que le philosophe slovène tentait de développer alors à la confluence de la psychanalyse lacanienne et de l’idéalisme allemand. Le désenchantement a donc bel et bien suivi l’enthousiasme des années de formation. C’est là ce qui explique que la diffusion en France de la pensée de Žižek ait été temporairement neutralisée jusqu’aux années 2000. L’œuvre du philosophe de Ljubljana a rencontré son premier public en Angleterre et aux Etats-Unis, à la suite de la parution en 1989 du Sublime Object of Ideology, écrit, lui, en anglais et devenu depuis l’un des grands classiques du champ desdites « Cultural Studies ». Saluons donc la réparation au moins symbolique que représente la rééditition de ce livre qui n’a pas connu le destin éditorial qu’il méritait.

2. Un nouveau public pour Lacan : une œuvre salutaire

Nous avons cherché avec Ronan de Calan à restituer les grandes articulations d’une théorie qui nous paraissait résister aux exigences de simplification auxquelles la médiatisation de Žižek a pu aboutir[cf. la recension de Thibaut Gress à [cette adresse [/efn_note]. Celle-ci inspire une méfiance universitaire à nos yeux parfaitement légitime mais qu’une lecture attentive des livres du Slovène permet de surmonter (sur ce point Cf. la mise au point de notre livre « que faire de Slavoj Žižek ? »). Il faut dire que l’enseignement de la théorie lacanienne a connu une forme de sclérose après la mort du maître. Celle-ci n’est pas sans trouver son origine dans le dévoiement du concept lacanien de « transfert de travail ». Loin d’avoir permis de résoudre les énigmes d’une œuvre obscure par elle-même, ni même d’avoir convaincu l’esprit un tant soit peu honnête qu’une véritable théorie existât chez Lacan par-delà son apparent verbiage, ceux qui s’emparèrent de l’œuvre du psychanalyste français – à quelques rares exceptions près – répugnèrent à toute exigence analytique de clarification des concepts, préférant s’imposer comme autant de sujets supposés mieux savoir que le public de psychanalystes, de philosophes ou de profanes qui venaient les écouter pour en savoir plus sur Lacan. On trouve dans nombre de productions de ces personnes le recours à des concepts lacaniens dont le sens, faute d’avoir été analysé, voire salutairement redéfini, reste hasardeux et délibérément flottant. Certes, comme l’écoute analytique, objectera-t-on. Mais la théorie de la clinique n’est pas en elle-même une clinique et si l’ambiguïté de l’inconscient doit trouver dans la cure tout l’espace qui est le sien, son invocation pour la théorie reste un alibi pour petits maîtres paresseux et incompétents, avides d’exercer une fascination sur un public moutonnier. On comprend sans doute ce qui a motivé la mise à l’écart d’un philosophe à la personnalité de Žižek, même si, et il faut le reconnaître avec Žižek lui-même, Jacques-Alain Miller, ne s’est pas toujours payé de mots, contrairement à beaucoup d’autres – au moins dans la première période des cours qu’il consacra à la théorie de son beau-père. Žižek en développant une interprétation conceptuellement cohérente de l’œuvre de Lacan, fit renaître l’espoir que le recours à la théorie du psychanalyste français ne se réduisît pas à une mauvaise parodie de la parole hypnotique du maître. Žižek réussit en somme là où les Ecoles de psychanalyse après la mort de Lacan échouèrent : élargir l’audience de la psychanalyse à des cercles de lecteurs qui ont pu très légitimement, pour toutes les raisons que nous avons soulevées, s’en détourner. Dans le contexte sclérosé qui finit par faire du psychanalyste français un auteur confidentiel et plus obscur encore qu’il ne l’était déjà, Žižek parvint à salutairement replacer Lacan dans les conflits théoriques de son époque et de la nôtre. Aussi est-ce à faire dialoguer la pensée de Lacan avec celles d’Althusser, Foucault, Derrida, Deleuze mais aussi plus près de nous à polémiquer avec Laclau, Rancière, Balibar, ou encore Butler, qu’œuvre salutairement Žižek. Bref, à faire sortir Lacan du cercle étroit des Ecoles de psychanalyse – et de leurs querelles intestines -, au sein desquelles et à cause desquelles, le tranchant théorique de la psychanalyse s’est émoussé.

3. Le défi žižekien

Le Plus sublime des hystériques reparaît en France quelques mois avant la parution du livre le plus important et abouti de Žižek sur Lacan et Hegel intitulé Less than Nothing : Hegel and the Shadow of Dialectical Materialism (London, Verso, 2012). Ce grand et fort épais livre – plus de mille pages – paraissant chez Verso en mai 2012, a été présenté à de nombreuses reprises par Žižek tout au long de ces cinq dernières années de préparation, comme représentant l’œuvre de sa vie. On reproche souvent au philosophe slovène le caractère brouillon de ses livres effectivement écrits la plupart du temps dans l’urgence. Bien souvent, comme Lacan naguère, il faut rapporter les développements de Žižek à l’aune de la perspective polémique et stratégique qu’il adopte vis-à-vis des lectures qui accaparent son attention du moment. Décidé à conjurer son penchant à l’empressement, Žižek a entrepris il y a cinq ans, de prendre le temps d’écrire un livre entièrement original, proposant une interprétation systématique de sa lecture de Hegel via Lacan.

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La republication du premier livre de Žižek donne un aperçu très net de la genèse d’un tel projet, et ainsi de la cohérence d’ensemble d’une œuvre où Hegel et Lacan jouent conjointement un rôle théorique de premier plan. La mobilisation de concert de ces deux penseurs a de quoi surprendre le lecteur. Il est vrai que Hegel est le philosophe le plus cité par Lacan mais c’est la plupart du temps de la part de Lacan pour se démarquer des implications fondamentales du système de Hegel. En quoi le passage par Lacan, lui-même si distant vis-à-vis de l’idéalisme absolu de Hegel, permettrait-il de retrouver un Hegel « tel qu’en lui-même » ? Pourquoi Lacan nous aiderait-il si bien à comprendre Hegel et réciproquement, comment Hegel pourrait-il jamais servir de guide pour se repérer dans la théorie lacanienne ? Dans un entretien, Žižek décrit non sans humour sa propre tentative comme apparemment désespérée :
« Celle-ci apparaîtra sans doute comme la pire des tentatives possibles : s’efforcer de sauver la psychanalyse, une théorie (et une pratique) discréditée, en faisant référence à une théorie plus discréditée encore, au pire genre de philosophie spéculative, qui a perdu toute pertinence avec le progrès de la science moderne.
Quoiqu’il en soit et comme Lacan nous l’a appris, lorsque nous sommes confrontés à une alternative claire en apparence, parfois le mieux à faire est de choisir la pire option. Ainsi, mon pari était (et est encore) que, par leur interaction (lire Hegel à travers Lacan et vice-versa), la psychanalyse et la dialectique hégélienne peuvent se sauver l’une l’autre, quitter leur vieille enveloppe et réapparaître sous une forme nouvelle et inattendue »2.

Le défi à relever est formulé de la façon suivante dans Le Plus sublime : « Peut-on imaginer opposition plus incompatible que celle entre le savoir absolu hégélien – « cercle des cercles » fermé – et l’Autre barré lacanien – savoir irréductiblement troué ? Lacan, n’est-il pas l’anti-Hegel par excellence ? (…) Il est temps d’aborder ce débat sous un autre jour, en articulant le rapport Hegel-Lacan d’une façon inédite. A nos yeux, Lacan est foncièrement hégélien, mais sans le savoir ; il ne l’est certes pas là où on l’attend, c’est-à-dire dans ses références explicites à Hegel, mais précisément dans la dernière étape de son enseignement, dans la logique du pas-tout, dans l’accent mis sur le réel, sur le manque dans l’Autre. Et réciproquement, une lecture de Hegel à la lumière de Lacan donne une image de Hegel radicalement différente de celle, communément admise, du Hegel « panlogiciste ». Elle fera apparaître un Hegel de la logique du signifiant, d’un processus auto-référentiel articulé comme la positivation répétitive d’un vide central » (p. 14-15).

La thèse de Žižek est que Lacan s’en prendrait moins à Hegel lui-même, qu’à ses interprètes « existentialistes » que sont Kojève et Hyppolite de qui la compréhension de Hegel par le psychanalyste français est issue, et qui, rappelons-le, ont, de façon générale, considérablement influencé l’appropriation française de Hegel au-delà du seul Lacan : « Selon nous, Lacan « ne savait pas qu’il était hégélien », car sa lecture de Hegel s’inscrivait dans la tradition de Kojève et Hyppolite » (p. 16).

Conclusion

Žižek présente depuis le départ son projet comme une manière, par le truchement de la théorie de Lacan, de retrouver un Hegel à la fois nouveau, en même temps que, à rebours des interprétations dominantes, pleinement ré-hégélianisé3. Une telle tentative reste dans le champ de la philosophie continentale contemporaine, la marque de fabrique des ouvrages issus de l’Ecole de psychanalyse théorique de Ljubljana. Saluons à cette occasion, la parution en français du livre de Mladen Dolar Une voix et rien d’autre (Paris, Nous, 2012).

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Regards croisés

  1. Slavoj Zizek, Le plus sublime des hystériques. Hegel avec Lacan, PUF, 2011
  2. S. Žižek, The Sublime Object of Ideology, « Preface to the New Edition : The Idea’s Constipation ? », London-New York, Verso, 2008, p. viii. Trad. Originale Ronan de Calan, in R. de Calan et R. Moati, Zizek, Marxisme et psychanalyse, Paris, PUF, 2012, p. 12.
  3. Nous avons consacré à cette question un article. Cf. R. Moati, « appréhender et exprimer le vrai non comme substance, mais aussi comme sujet » l’hégélianisme lacanien de S. Zizek », in R. Moati, Autour de S. Zizek, Psychanalyse, Marxisme, Idéalisme Allemand, Paris, PUF, « Actuel Marx », 2010.
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