Sylvie Taussig (dir.) : Charles Taylor

Charles Taylor demeure une figure aujourd’hui incontournable dans la querelle des modernes contre les modernes, laquelle interroge directement l’épineux problème de la sécularisation sans réussir vraiment à en épuiser le sens.

Sous la direction de Sylvie Taussig, Charles Taylor – Religion et sécularisation a le mérite de proposer un état des lieux rafraîchissant en se heurtant aux multiples enjeux d’un phénomène exploré selon deux principales approches. Tout d’abord, Carl Schmitt, depuis Théologie politique, entend examiner le prolongement du religieux dans les structures de la mondialisation ; de son côté, à la suite de son maître-livre, La légitimité des temps modernes, Hans Blumenberg cherche à manifester un dépassement du religieux dans l’aventure fragile et passionnante de l’auto-affirmation caractéristique de la modernité.

Telles sont, dressées à gros traits, les deux grandes grilles de lecture en conflit et que cet ouvrage collectif cherche à dépasser à l’aune de L’Age séculier, l’ouvrage phare de Charles Taylor qui offre ici l’occasion à des auteurs comme Jean-Claude Monod ou Marcel Gauchet de revenir sur le phénomène de la sécularisation, par-delà le bien ou le mal de ses racines religieuses.

Taylor, un catholique excarné

Se réclamant du catholicisme, Charles Taylor nous gratifie d’une préface instructive si l’on veut comprendre les raisons profondes qui ont traversé l’écriture de L’Âge séculier. Selon lui, il fallait affronter « les complaisances faciles de certains chrétiens à l’égard des non-chrétiens » 1 en voyant dans l’Église non pas « un parti de ministres, [mais] une communion de croyants, une communion sacramentelle » 2

La tournure, ambivalente, laisse présager un délaissement du signe visible du sacerdoce et de son implication dans le monde, pour mieux favoriser en retour un pluralisme assumé et une éthique de l’authenticité elle-même reprise, selon son propre aveu, du théologien Yves Congar.

Sous cet angle, Taylor rejoint, qu’il le veuille ou non, le geste caractéristique de la réforme de la Réforme, où « il s’agit toujours de briser les cadres qui nous dominent, qui nous limitent trop facilement. » 3, attaché à un développement personnel et à une théorie de la justice reformulée depuis John Rawls.
Le but est de briser le « cadre immanent » 4 fortement influencé par les sciences naturelles et son imaginaire qui semblent réduites chez Taylor à une tentation positiviste.

À l’encontre d’une raison excarnée, selon sa judicieuse expression, pour désigner les dérives d’une morale kantienne ou utilitariste, il propose une réaction viscérale contre toute morale mécaniste au point de « réintroduire un élément qui a été exclu, à savoir le corps, l’être incarné de l’homme contre le paradigme de l’explication mécaniste, qui imprègne le domaine de la pensée, de la morale. » (5)
En s’élevant contre un « humanisme exclusif », il nous reste à voir pourquoi Charles Taylor reste tributaire d’une étude du post-moderne par le post-moderne, en cela digne d’une critique du modernisme à l’intérieur du modernisme, position guère très éloignée du personnalisme ou du parcours de Jacques Maritain.

En réalité, son catholicisme libéral épouse le cadre d’un multiculturalisme où l’Église se fondrait petit à petit dans les impératifs de la mondialisation.
Il n’est d’ailleurs pas anodin si, dans The Political Problem of Religious Pluralism, Thaddeus J. Kozinski écrit dès le début de son ouvrage qu’il a lu Taylor après la rédaction de son livre, qu’il n’en tient forcément pas compte dans le texte, mais que s’il avait pu le faire, rien n’aurait changé dans sa propre réflexion, laquelle s’efforce de remettre en question bien des développements de Rawls, Maritain ou de MacIntyre.
Fort de son essai corrosif et implacable, Kozinski s’autorise à penser que « à la fois d’un point de vue idéologique et historique, Taylor sous-évalue très largement les vertus et mérites du modèle chrétien de civilisation. »

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Du reste, toujours selon lui, Taylor « sous-estime l’ampleur des ravages que ses demi-valeurs et son principe de privatisation du Bien, même adoptés par tous avec la plus grande sincérité, peuvent entraîner et ont déjà entraînés au sein de sociétés déracinées qui s’étaient vu priver de l’unité, du fondement et du cadre organisationnel propres à l’autorité spirituelle et morale de l’Eglise catholique. Taylor a ensuite eu tort, à la suite de Maritain et John Courtney Murray, d’abandonner aussi facilement le projet d’une nouvelle Chrétienté » cf A new Christendom : Can Christianity breathe life into modernity? in http://www.abc.net.au/religion/articles/2012/11/27/3641465.htm

Marcel Gauchet : Le désenchantement désenchanté

Reconnaissant à l’égard du « grand livre aussi riche que profond » de Taylor, « loin de la médiocrité bureaucratique des revues à comité de lecture » (6), Marcel Gauchet intitule son article « Le désenchantement désenchanté », clin d’œil évident à Max Weber et à sa pensée de l’histoire par transposition, en contraste avec l’histoire par substitution (une ère en a remplacé une autre) comme Taylor se la représente.
Il est à plus d’un titre révélateur de voir Gauchet, en bon hégélien, lire l’histoire selon une série de transformations, cédant étonnamment la place à l’anachronisme en évoquant, à la suite de Taylor, une « offre alternative » (7) pour qualifier le mythe séculier avec ses prétentions au pluralisme, comme s’il s’agissait de réduire l’histoire à un marché du religieux.

Justement, aliéné à un certain individualisme méthodologique, une partie de la critique universitaire expédie un peu trop rapidement le donné holiste qui structure les sociétés humaines, surtout si celles-ci se réclament d’un individualisme totalisant. Avec ses offres qui obéissent à la sensibilité de chacun, où, en somme, l’espace du sacré est privatisé, ce marché du religieux définit-il peut-être par excellence LA religion de la post-modernité, quitte à glorifier l’être-de-la-modernité lui-même.
Certes, Marcel Gauchet prend soin de rappeler que le religieux est organisateur de tout, mais, et c’est bien là le point de discorde, il précise que « la religion était autre chose et bien plus que des croyances religieuses. La religion, pour le dire autrement, c’était bien autre chose que des idées, des représentations, des sentiments, des conduites relatifs au surnaturel et au sacré.» (8)

Si, en effet, la religion renvoie à un culte et à sa liturgie, Marcel Gauchet préfère rapprocher la sécularisation d’une « sortie de la religion », une sortie de l’organisation religieuse du monde.

D’un côté, il invite à nous délivrer de tout ethnocentrisme mais, de l’autre, il ne voit pas que son individualisme méthodologique le pousse à parier, bien naïvement, pour une sortie de toute configuration holistique. Or, précisément, cet individualisme outrancier et paradoxal du monde contemporain n’est rien d’autre qu’un holisme qui s’oublie, surtout si l’on se reporte aux Religions de la politique d’Emilio Gentile, aux travaux décisifs d’Eric Voegelin ou, plus récemment, de Michael Allen Gillespie (The theological origins of modernity).

De la sorte, la tradition qui structure nos sociétés post-modernes est l’autre nom du refus de la tradition elle-même. Il faut bien voir que ce refus contient sa propre con-tradition, sa trahison des élites, pour reprendre le titre d’un livre de Christopher Lasch.

L’individualisme méthodologique incline à croire que la religion structurante des sociétés traditionnelles obéirait à un symbolisme désuet. Il n’en est rien. L’ordre symbolique, à la racine de toutes les cultures humaines, s’est juste déplacé. Si la représentation a pris la place de la domination selon Gauchet, cette représentation est elle-même une domination.

Gauchet admet néanmoins bien volontiers que « chaque être particulier n’existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient » mais, réflexe éminemment significatif, plutôt que d’adopter le terme de « holisme », il préfère mentionner une inclusion. (9) pour désigner le tout social dans le développement de chacun. La trahison des élites, qui traduirait l’absence de hiérarchie dans nos sociétés individualistes, répond, bien au contraire, à un socle commun, celui du « vivre ensemble ». Plus qu’un slogan, c’est une authentique prière, un culte public.
On voit bien que la croyance religieuse a changé de paradigme. Nous sommes passés d’une logique de salut et de la grâce, à une éthique humanitariste qui contamine la critique universitaire elle-même au point que Gauchet écrit : « Ce qui pourrait arriver de pire à l’humanité, c’est d’oublier qu’elle a été religieuse » (10)

Sans se soucier de l’académiquement correct et de son intellectualisme naïf, l’anthropologie du religieux, en tout premier lieu celle de René Girard, nous a appris que le pire pour l’humanité, c’est d’oublier qu’elle est religieuse.

Sécularisme et fondamentalisme : deux jumeaux mimétiques

Pour cette raison fondamentale, à l’heure de la montée aux extrêmes, l’article le plus incisif de l’ouvrage est sans nul doute celui d’Olivier Roy au titre évocateur : « Sécularisme et fondamentalisme : les deux faces d’un même phénomène ? »
On y découvre qu’un rapport dialectique entretient deux jumeaux mimétiques que sont ces deux extrêmes lâchés dans la nature comme deux bombes atomiques, le sécularisme et le fondamentalisme.

Pour mieux saisir cet éclatement, il faut d’abord retenir avec l’auteur que « dans le christianisme, la théorie des deux royaumes n’a pas été une préfiguration de la séparation du religieux et du politique. » (11)
Dans le sillage des travaux de William Cavanaugh (Le mythe de la violence religieuse), on apprend en effet que « dans l’Europe chrétienne, la sécularisation est d’abord et avant tout le résultat d’un processus politique et non un aboutissement théologique » (12)

À rebours du « mythe » des guerres de religion qui nous chante toujours la même ritournelle, celle d’un État-médecin, gardien de tous les fanatismes, ennemi de ce sang qu’il ne saurait voir, lui, tout de blanc vêtu, en sa majestueuse blouse de neutralité et à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession, il est plus que jamais salutaire, loyal même, de prendre pour fait établi que « l’absolutisme a bien aussi été un processus de sécularisation » (13)

Eu égard à notre époque angélique réfugiée dans la croyance aux accents de superstition cosmique (Dieu des religions, Dieu de la science, Raymond Ruyer) avec son très réconfortant âge séculier qui continuerait de panser les éternelles blessures de l’âge des ténèbres, ce que l’on retient essentiellement de manière décisive ici porte sur le sens donné à la sécularisation.

En définitive, séculariser revient à objectiver le religieux, à l’exacerber, au point que c’est le sécularisme lui-même qui fait le lit du fondamentalisme : « L’exhibitionnisme du signe religieux a plus à voir avec un repositionnement en extériorité de la culture dominante qu’avec l’importation d’une culture étrangère. » (14)
Pour le comprendre, sans minimiser les problèmes inhérents à l’espace religieux en tant que tel, Olivier Roy choisit de s’arrêter sur « la mise en avant de la norme [qui] entérine la séparation du groupe religieux d’avec la société : il veut qu’on respecte sa norme, parce qu’il veut qu’on le respecte lui, mais il sait que la norme n’est pas partagée. C’est tout le débat sur le blasphème, la diffamation du religieux, le respect de la sensibilité des croyants. Opposer ainsi une communauté de foi, en quelque sorte minoritaire, victime, incomprise et donc souffrante, c’est entériner le triomphe de la sécularisation et de la séparation du religieux de la culture. » (15)
En réalité, emporté par une compétition victimaire où le religieux quémande une protection étatique au nom d’un statut de victime, ce religieux-là finit par adopter les codes du sécularisme, surtout quand il cherche à réclamer ses « droits » à la différence, ce qui participe à en faire une coterie parmi tant d’autres. Emblématique d’un tel glissement, « l’aporie de l’identité chrétienne de l’Europe est donc que les valeurs mises en avant par les « identitaires » sont en rupture avec les normes chrétiennes. » (16)

Le phénomène ici évalué touche directement la sécularisation à l’œuvre dans le religieux lui-même, surtout chez celui qui prétend s’affranchir de toute contamination avec la modernité. Possédés par cette ambivalence, « en tentant de permettre au religieux (ici le christianisme) de faire retour comme identité, les populistes contribuent à accentuer la sécularisation du christianisme et à ne faire du religieux que de la culture, même s’ils pensent la culture comme un religieux refroidi. » (17)

En convertissant le sacré à une pure propagande victimaire, jusque dans son cadre cultuel, ces croyants, sans le savoir, neutralisent le sacré, le pro-fanent et le pétrifient littéralement « en le réduisant à un concept de droit séculier et en le formatant sur le concept de racisme, c’est-à-dire en dissolvant ce qui est religieux dans un marqueur ethnico-culturel. Une fois de plus, le « retour du religieux » renforce la sécularisation. » (18)

La boucle est bouclée : le religieux confirme ainsi le séculier dans sa fuite en avant multiculturaliste, et vient affermir, sous le mode conflictuel, une mythologie identitaire. Devant cette configuration où le revivalisme religieux se satisfait de sa très confortable privatisation, l’âge séculier se heurte, symétriquement, à « l’aporie du multiculturalisme [qui] est de traiter le religieux comme du culturel. » (19)20

Même brillante, l’analyse d’Olivier Roy ne sort pas du cadre d’une méthodologie individualiste ; en pensant le politique comme un espace neutre, la recherche perd de vue ce que William Cavanaugh a démontré de manière définitive : la liturgie est un acte politique et l’État renferme une théologie masquée. Sans proposer un développement théologico-politique sur la modernité en tant que « décréation du monde » 21, l’article a le mérite de rappeler un invariant guère sciences-politiquement correct, à savoir que « le lien social n’est pas un simple contrat, il suppose un imaginaire politique. » (22)

La rencontre avortée avec Blumenberg

Pour mieux manifester l’imaginaire politique moderne, on saluera le redoutable diagnostic de Rémi Brague (Le Règne de l’homme : Genèse et échec du projet moderne) qui manque d’ailleurs dans cet ouvrage. On peut le comprendre mais aussi le regretter quand on sait combien Brague n’est guère en odeur de sainteté dans la galaxie Taylor.

Il faut préciser que les remontrances viriles de Rémi Brague à l’encontre de Charles Taylor23 ont le mérite de recentrer le problème de la sécularisation sans sombrer dans les facilités du sécularisme. Brague pose à nouveaux frais la question et invite tout lecteur à se plonger dans l’ouvrage de Blumenberg que l’on ne peut écarter d’un revers de la main tout en agitant la carte du multiculturalisme.

Plus que botter en touche, on a l’impression que Taylor snobe allégrement Blumenberg ce qui le conduit à légitimer, sans doute bien malgré lui, l’âge de l’auto-affirmation, par le détour d’un développement sociétal.

Il est regrettable qu’un tel dialogue n’ait pas eu lieu et c’est en partie pour cette raison que Brague reproche à Taylor de céder à « un courant sous influence protestante qui associe spontanément la Réformation à la naissance de la modernité » (24)

C’est pourquoi penser « au moyen du Moyen Âge », revient selon Brague à être « modérément moderne », ni trop près, ni trop loin, tel l’entre-deux pascalien. Autrement dit, il s’agit de viser juste, sans doute avec de solides rétroviseurs, pour éviter d’aller droit dans le mur.

Laissé à lui-même comme une question fermée, le religieux répond désormais à une sensibilité institutionnalisée ; cette privatisation du culte l’oblige à se révéler tel qu’il est, surtout quand il prétend s’affranchir de lui-même à l’image de cet âge séculier que l’on pourra sans réserve définir comme un New Age où le transhumanisme accomplit, intérieurement et sous la peau, la logique totalitaire du royaume de la science et de la technique.

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  1. Sylvie Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, Paris, CNRS Éditions, 2014, p.10.
  2. Ibid., p.11.
  3. Ibid., p.12
  4. Ibid., p.12
  5. Ibid., p.13
  6. Ibid., p.73
  7. Ibid., p.74
  8. Ibid., p.75
  9. Ibid., p.78
  10. Ibid., p.82.
  11. Ibid., p.192.
  12. Ibid., p.193.
  13. Ibid., p.193.
  14. Ibid., p.197.
  15. Ibid., p.201.
  16. Ibid., p.203.
  17. Ibid., p.204.
  18. Ibid., p.209.
  19. Ibid., p.212.
  20. Voir notre étude « Kiss the Devil – Un vendredi 13 avec René Girard » dans le numéro 16 de Perspectives Libres.
  21. William Cavanaugh, Eucharistie – mondialisation, Paris, Ad Solem, 2008, p.17.
  22. Ibid., p.212.
  23. On se reportera à sa critique « Le problème de l’homme moderne », in G. Laforest et Ph. De Lara [sous la dir. de], Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Cerisy – Juin 1995, Paris, éd. du Cerf et Québec, PUL, 1998, p. 217-229.
  24. Ibid., p.204.
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Attentif aux recompositions du religieux et à ses déclinaisons gnostiques dans le paysage culturel contemporain, Jérémy-Marie Pichon s’inscrit dans l’héritage de René Girard, de Claude Tresmontant et de Maurice Blondel pour développer une lecture anthropo-théologique de la sécularisation.
Membre des Amis de Maurice Blondel et de l’Association Recherches Mimétiques, il travaille également une thèse de Littérature à Paris IV Sorbonne (La pensée baroque d’Honoré de Balzac dans la Comédie Humaine).
Diplômé de Sciences-Po Aix et titulaire d’un Master 2 de Philosophie à Paris IV Sorbonne (La question de la Création dans la pensée de Saint Thomas d’Aquin, une lecture de Claude Tresmontant), il enseigne la philosophie de la religion et l’anthropologie au séminaire d’Aix-en-Provence et à l’ISFEC Jean Cassien de Marseille (Master Sciences de l’éducation et Anthropologie de la religion).