Henri de Montfaucon de Villars : le comte de Gabalis

Présentation

Cette édition du Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes de Henri de Montfaucon de Villars[1], présentée par Didier Kahn que publie la maison d’édition Les Belles Lettres s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage du même Didier Kahn, « Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes avec l’adaptation du Liber de Nymphes de Paracelse par Blaise de Vigenère (1583) », paru huit ans plus tôt, en novembre 2010 aux éditions Honoré Champion. Par ailleurs la première partie de la thèse de Didier Khan a fait l’objet d’une publication aux éditions Droz en 2007, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), attestant s’il était besoin de l’érudition de celui qui présente cette nouvelle édition du Comte de Gabalis en co-ouverture de la nouvelle collection de la Bibliothèque secrète des éditions Les Belles Lettres, présentée dans la librairie Guillaume Budé, le 13 novembre 2018[2] en présence de son directeur, Jean-Marc Mandosio (qui a traduit et présenté l’autre ouvrage qui ouvre cette collection, le premier tome de La magie naturelle, De magia naturali, I — L’influence des astres de Jacques Lefèvre d’Étaples) et de Didier Kahn lui-même.

Ce livre paraît d’abord anonymement en 1670, à l’exact milieu des longues années du règne de celui qui fut peut-être le plus catholique des rois de France, Louis XIV. Mais Didier Kahn écrit que cet anonymat était sans doute un « secret de Polichinelle » (page XII de la Présentation) car le nom de son auteur se sait très vite. Cet auteur, qui est « plus soucieux de polir son style que de courir les bibliothèques » et qui « possède l’art subtil et magistral de changer de pesantes digressions en de brèves anecdotes, vives et enlevées » (pp. XXXIV-XXXV) a écrit un petit livre qui nous intéresse trois siècles et demi plus tard du fait de son témoignage du bouillonnement complexe de son époque. On connait généralement Le comte de Gabalis comme un canular, comme une bouffonnerie répondant à Paracelse et cherchant à discréditer la croyance populaire de son époque qui donnait aux démons et au diable une importance que son auteur jugeait exagéré. Au cours de ses cinq « entretiens », la narration s’est rendue célèbre pour son ironie mordante et pour sa facture où convergent à la fois la tradition scolastique — nous le verrons — et le dialogue théâtral de Marlowe — nous y viendrons aussi.

Ce texte pourrait bien être plus intéressant qu’une simple plaisanterie, tant sur le plan de son intention polémique que de sa signification pour notre compréhension des mécanismes de l’histoire des idées.

Une collection des « savoirs secrets » : l’histoire des idées

La nouvelle collection de la maison d’édition Les Belles Lettres que Le Comte de Gabalis ouvre conjointement propose de se spécialiser dans les « arts secrets » de cette période intermédiaire, entre imprégnation scolastique et ambition déductive, entre ténèbres médiévales et lumières renaissantes. La lecture qui consiste à faire du Moyen-âge un millénaire d’obscurantisme a largement été invalidée par une succession de courants universitaires qui prennent leur source dans les années cinquante du siècle dernier : il paraît donc évident que nous employons cette métaphore en choisissant de souligner sa limite, car c’est précisément cette limite qui nous intéresse.

En effet nous souhaitons nous étendre sur ce que les arts de l’alchimie, de l’hermétisme et de l’ésotérisme ont de secret. Enseignements qui fonctionnaient par initiation, c’est-à-dire sur le modèle chrétien d’un accès à Dieu par la révélation1 du savoir par un maître à son ou ses apprentis, ces arts secrets empruntaient aux écoles philosophiques antiques leur fonctionnement : un savoir ésotérique pour les initiés ou les membres, un discours exotérique destiné au public. Cette distinction pourrait nous rappeler les variations qui existent entre des travaux d’érudition et leurs versions vulgarisées, ou rendues plus ludiques, plus accessibles. Si ces « savoirs secrets » semblent avoir perdu la bataille fondamentale permettant d’accéder aux « vérités » du monde, il semble qu’ils aient formellement survécu dans la chair méthodologique de leurs vainqueurs, à savoir la raison scientifique et la raison déductive.

La période des XVI et XVIIe siècles porte en elle un enjeu absolument historique sur le plan de l’histoire des idées, un enjeu dont la visibilité n’est pas loin d’être digne de cet adjectif, « secret », et que la recherche très contemporaine met peu à peu à jour. Un mécanisme dont Didier Kahn parle assez directement, montrant comme la connaissance universitaire a intégré dans l’histoire des idées la bascule, pour la phénoménologie de la connaissance2 du fonctionnement depuis l’ « intelligence spéculative » vers la « raison calculatrice » :

« Si ces disciplines [alchimiques] sont en grandes partie discréditées en France à la fin du XVIIe siècle, ce qui ne s’observe à un tel degré ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni en Italie à la même époque, ce n’est pas seulement dû au décalage frappant entre les pratiques « initiatiques » des « sciences secrètes » et les développements positifs de ce que l’on appellera plus tard la Révolution scientifique3, mais aussi et surtout à l’essor du cartésianisme, si l’on entend par ce terme générique l’exercice systématique de la raison, celui du doute préalable à l’acceptation de toute autorité, la vogue grandissante du raisonnement déductif et des mathématiques comme modèle de connaissance parfaite, et la dégradation rapide du statut de l’imagination au bénéfice des « idées claires et distinctes. »4

Nous observons donc sur le plan de l’histoire des idées une cristallisation nettement nommée par Didier Kahn d’un temps lors duquel la pensée, dans le sillage de Descartes mais aussi par le jeu des aspirations épistémologiques d’une époque que la spéculation ne semble plus pouvoir satisfaire seule, modifie sa méthode. Peut-être serait-il fautif de supposer un changement radical et soudain : nous parlons d’une période entre la fin du XVe siècle et la première moitié du XVIIe siècle, d’une période durant laquelle s’opère une bascule historique dans l’histoire des idées. Ce phénomène a très probablement participé à la fondation de ce que nous nommons aujourd’hui la modernité. Ce moment en général et ce livre en particulier (qui connaît un succès retentissant dans son époque) participent de la défaite de l’imagination pour présider à l’histoire conceptuelle de la modernité, et consacrent le triomphe de l’entendement, demeuré jusqu’au XXe siècle sans adversaire remarquable. C’est à ce titre que Le Comte de Gabalis joue pour l’histoire des idées un rôle crucial.

« Le fait que la notion même de Gabalis ait été si intimement liée, pour Oswald Croll (chez qui l’abbé de Villiars avait trouvé ce nom), à la conception paracelsienne de l’imagination, est très révélateur : l’abbé de Villiars est l’un de ceux qui, parallèlement au chimiste Nicolas Lémery et à des cartésiens comme Jacques Rouault ou Pierre-Sylvain Régis, contribuèrent activement à l’idée que le « sens commun » devait souverainement prévaloir sur les « chimères » des « Cabalistes » et autres hommes de « très vigoureuse et spacieuse imagination », comme il est dit du comte. C’est l’un des points-clés de l’importance de l’œuvre sur le plan de l’histoire des idées. La mise au jour d’une mythologie nouvelle est, en revanche, une clé de son succès sur le plan littéraire. »5

Dans une relecture des mécanismes qui sont mis au jour dans et par ce texte, l’histoire des idées peut aujourd’hui saisir et reconstituer un chaînon important de toute la tradition épistémologique de la raison moderne : sur les plans métaphysique, scientifique et philosophique.

Siècle des Lumières contre Aufklärung

La lecture du Comte de Gabalis que Didier Kahn nous encourage à faire permettrait même de comprendre un autre mécanisme « secret » ou, du moins, « silencieux » de l’histoire des idées : la violence singulièrement française du triomphe de l’entendement sur l’imagination. La modernité française n’a pu réintégrer l’imagination dans sa propre épistémologie qu’à partir de l’idéalisme allemand. L’histoire littéraire nous le montre : le romantisme naît d’abord en Angleterre avec le gothisme puis il contamine rapidement l’Allemagne. Les deux cultures connaissaient un commerce fécond, commerce auquel on doit le jaillissement de la littérarité du mythe de Faust : des spectacles de marionnettes allemands arrivèrent en Angleterre et apportèrent avec eux le récit populaire (Volkbuch, livre du peuple) de ce que nous appelons aujourd’hui le mythe de Faust, que Christopher Marlowe réécrit en anglais et exporte partout. Gœthe y réfère explicitement lorsqu’il parle de la nécessité d’écrire un Faust.6

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Pourtant, la démonologie naît bien en France7, et peut-être est-ce pour cela que la réponse française à ce renouveau mythologique est aussi violente, et porteuse d’un tel traumatisme historique, d’un mépris et du rejet de toute spiritualisation du matériau esthétique, par ailleurs si favorable à la littérature. Nous nous contentons d’ouvrir la piste que propose Didier Kahn lorsqu’il souligne la différence importante qui singularise et isole la tradition française des autres traditions d’Europe de l’ouest : allemande, anglaise ou italienne.

En effet, et nous l’avons déjà cité, Didier Kahn écrit que ces « disciplines sont en grande partie discréditées en France […], ce qui ne s’observe à un tel degré ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni en Italie à la même époque […] »8 et propose d’y voir surtout la trace du cartésianisme. L’hypothèse et la déduction, sur le modèle des mathématiques, conduisent désormais tout raisonnement visant à une connaissance claire et objective des phénomènes du réel. Le texte de celui qui se faisait appeler « l’abbé Villars » œuvre d’ailleurs à ridiculiser l’excès de puissance prêté par la tradition alchimique et notamment par Paracelse aux « être intermédiaires » des quatre éléments, et, in fine au diable lui-même. Nous trouvons que cette posture très française s’accomplit dans l’histoire des idées jusque par le nom que nous donnons à ce siècle, le siècle des Lumières. L’histoire philosophique voit un accomplissement parfaitement arrêté, un but atteint, un état défini par un siècle incarnant la lumière après un millénaire de ténèbres médiévales.

Ce qui était déjà impropre dans l’histoire conceptuelle (car naturellement le Moyen-âge n’a été ni uniforme, ni univoque ni même obscurantiste et n’a cessé d’innover dans tous les champs épistémologiques humains9) est devenu particulièrement signifiant depuis que le nom est demeuré malgré nos éclaircissements sur cette période. Les allemands ne parlent pas de siècle des Lumières mais d’un temps appelé Aufklärung que l’on traduirait littéralement par éclaircissement. Nous pourrions écrire avec un brin d’humour que les allemands n’ont pas rejeté tout aristotélisme en gardant l’idée dynamique contenue ou entendue dans l’ontologie aristotélicienne : la question du devenir. La posture allemande de la philosophie de l’histoire préserve l’enjeu dynamique de cette période et ne met pas à mort les pratiques médiévales.

Peut-être que ce refus de plaquer la lumière après des ténèbres, en parlant d’un éclaircissement, c’est-à-dire d’un processus continu altérant l’incessant état du devenir, a permis à la tradition épistémologique allemande la préfiguration de l’idéalisme allemand qui naît avec Kant et trouve son acmé par Hegel10 puis, nourrissant le gothisme et se l’appropriant, plus tard en littérature, le romantisme allemand. Nous croyons que le Comte de Gabalis est significatif au titre des constructions spécifiques des différentes cultures à la fois théologique, esthétique et philosophique et qu’il donne à voir cet aspect décisif pour l’histoire des idées, si longtemps demeuré « secret ».

Une composition marquée par son époque

Un lecteur de la Patristique grecque n’aura pas manqué de trouver dans le texte du Comte de Gabalis des arguments tout à fait familiers de ceux des Homélies sur l’impuissance du diable de Jean Chrysostome11 que l’on aurait fait reposer sur une structure rhétorique empruntée aux Pythagoriciens du Timée de Platon. Ce mélange philosophique n’est pas sans rappeler la mécanique de l’exégèse scolastique dont le Comte convoque abondamment dans ses entretiens certains des plus illustres auteurs, au premier chef desquels figure Saint Thomas d’Aquin dont on connaît la participation à la grande enquête scolastique sur la nature des « êtres intermédiaires »12, quoique Thomas ne distinguât essentiellement que les anges et les démons, étudiant les arguments de leur distinction.

Autrement dit les propos prêtés par Montfaucon de Villars à son Comte de Gabalis s’inscrivent dans une tradition très précise que l’auteur choisit de dépasser ou, peut-être, dont la seule possibilité d’un usage bouffon signifie qu’elle est déjà dépassée. C’est ce dont nous parle Didier Kahn lorsqu’il décrit notre auteur en proie aux poursuites des « gens de Port-Royal »13. D’une manière générale la forme du texte est intimement marquée par le commerce de son auteur avec la pensée janséniste.

« Comme l’a montré Philippe Sellier14, Montfaucon de Villars a tiré grand profit de sa lecture de Pascal. Des Provinciales, il a retenu de nombreux traits : outre la forme dialogue et la division de son livre en entretiens aussi brefs que l’étaient les lettres fictives de Pascal, on note surtout les traits stylistiques — vivacité, allégresse, sens de la mise en scène — dont Pascal s’était rendu naître. Autres similitudes : l’attitude du narrateur prenant le masque du naïf qui cherche à s’informer ; celle du comte de Gabalis qui, tel un directeur de conscience, appelle le narrateur « mon fils » (il est vrai que cette coutume est aussi très courante chez les alchimistes) et dont le langage, tel celui d’un théologien, est nourri de citations bibliques. En outre, la « Lettre à Monseigneur » sur laquelle s’achève Le Comte de Gabalis imite la onzième des Provinciales : on y examine s’il n’eût pas mieux valu réfuter sérieusement cette « science sérieuse » qu’est la « Cabale » (la conclusion étant que « la vérité est gaie de sa nature »). La onzième Provinciale soulevait le même problème et débouchait sur une « apologie du rire pour détruire les extravagances », même en matière de théologie. Enfin, preuve supplémentaire de l’importance de Pascal dans le bouillonnement intellectuel qui est le contexte d’écriture que connaît Montfaucon de Villars, plusieurs thèmes des Pensées se retrouvent dans Le Comte de Gabalis : la mesure du néant qui menace les esprits élémentaires, ou le « discours contre les athées et les libertins ».15. »16

Philosophiquement installé contre la théologie et les mystifications d’une « mythologie chrétienne », ce texte semble donc appartenir de manière indiscutable au genre militant ou, à tout le moins, polémique — en un sens polémique que ne pratique peut-être plus la vigueur intellectuelle de notre époque. En portant contre la spéculation et contre l’actualisation de la métaphysique issue de l’antiquité les armes du grotesque, Montfaucon de Villars écrit un pamphlet ironique qui ne saurait être négligé par l’histoire des idées tant il caractérise, influence ou témoigne d’une singularité de la tradition française quant à son attitude par rapport à son propre héritage esthétique et spirituel.

Entre dialectique et ironie

Les cinq entretiens rapportent les échanges entre le narrateur et le Comte de Gabalis et nous allons en faire une présentation transversale, tant sur le plan de la forme que pour la dynamique générale du texte. Un tel œil jeté sur le texte dans son ensemble, à partir de certaines illustrations de ses singularités formelle, permettrait peut-être d’observer l’intention caractéristique de ce livre dont nous nous accordons, avec Didier Kahn, à le considérer comme un échelon essentiel de l’histoire des idées.

Le premier entretien commence par l’annonce de la mort du Comte de Gabalis, directement suivie par une série de références à la tradition de l’apocalyptique juive. Le narrateur parle d’une « crise d’apoplexie » (page 3) avant de prêter la plume aux suspicions des « curieux » :

« Messieurs les curieux ne manqueront pas de dire que ce genre de mort est ordinaire à ceux qui ménagent mal les secrets des Sages, et que depuis que le bienheureux Raymond Lulle en a prononcé l’arrêt dans son testament17, un Ange exécuteur n’a jamais manqué de tordre promptement le col à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les Mystères philosophiques. »18

Cette mort à la fois rapide et brutale peut sans doute être rapprochée de la générique des morts faustiennes qui, s’ils ne sont pas tués par un « ange exécuteur », disparaissent dans des conditions énigmatiques en laissant un bain de sang en lieu et place de leur cadavre (Volkbuch et Marlowe), sont écorchés vifs et jetés dans la « marmite des enfers » (Klinger) ou, comme avec Gœthe ou, plus tard encore, Boulgakov, sont « sauvés » par l’amour d’une femme et le service de son genou qu’elle offre à Woland, figure du diable. Il ne serait pas nécessairement illégitime de penser que Montfaucon de Villars pouvait avoir en tête toute la tradition populaire des satellites autour de la littérature de Faust, alors personnage, voire même archétype, de celui qui « ménage mal les secrets des Sages ». Cette intuition trouverait un renfort dans ce dont le narrateur défend d’avoir été le Comte de Gabalis :

« Il faut rendre ce témoignage à sa mémoire qu’il était grand zélateur de la religion de ses pères les Philosophes, et qu’il eût souffert le feu plutôt que d’en profaner la sainteté en s’ouvrant à quelque prince indigne, à quelque ambitieux ou à quelque incontinent19, trois sortes de gens excommuniés de tout temps par les Sages. »20

Le Comte de Gabalis n’est donc pas un Faust. Voilà qui est fondamental pour annoncer une série d’entretiens sur les êtres intermédiaires et le diable dans la période de la démonologie décroissante et sous la plume de l’un des adversaires forcenés, nous l’avons vu, de la prépondérance de l’imagination dans l’édification du réel. Rappelons ici que le Volkbuch paraît en 1587, c’est-à-dire quatre-vingt trois ans avant que ne paraisse Le Comte de Gabalis (il y a quatre-vingt trois ans : le Front Populaire en France). Il est fort probable qu’au temps de Montfaucon de Villars le Volkbuch appartînt déjà à la culture littéraire de tout lettré quelque peu versé en connaissances diaboliques, ironique ou non. La démarche du Volkbuch pouvait être de mettre en garde contre les séductions du diable, et de menacer de perdition par l’exemple tout pécheur qui serait tenté par les vaines promesses démoniaques21 intensification que l’on doit notamment à l’avertissement liminaire au récit :

« HISTOIRE DU DOCTEUR JOHANNES FAUSTUS/ ILLUSTRE MAGICIEN ET NÉCROMANT/ COMMENT IL S’EST DÉVOUÉ AU DIABLE POUR UN TEMPS DONNÉ/ TOUTES LES AVENTURES ÉTRANGES QU’IL A VUES/ OU LUI-MÊME FAIT NAÎTRE ET ADVENIR/ JUSQU’À CE QU’IL REÇOIVE UN JUSTE CHÂTIMENT.
TIRÉE POUR LA PLUS GRANDE PART DES ÉCRITS QU’IL A LUI-MÊME LAISSÉS/ ET DONNÉS À L’IMPRIMERIE/ COMME EXEMPLE ET TÉMOIGNAGE PROPRES À TERRIFIER ET FAIRE FRÉMIR LES IMPIES PLEINS D’ORGUEIL ET D’EXCESSIVE CURIOSITÉ.
Soyez soumis à Dieu/ résistez au diable/ qu’il s’enfuie de vous. Epître de saint Jacques IV. »22

La teneur du Compte de Gabalis prend à contre-pied, nous allons le voir, cette angoisse authentique vis-à-vis des pouvoirs du diable et tourne en dérision les croyances propres à prendre au sérieux le récit de Faust. Autrement dit, l’intervention parodique de Montfaucon de Villars participe à la disqualification de ces récits, rejetant leurs ambitions théoriques pour les réduire à de simples événements littéraires. L’efficacité de ces entretiens trouve aussi son expression dans l’émancipation du registre littéraire depuis ce nœud générique durant lequel fiction, poésie, théologie, philosophie, effroi et conviction se contaient indistinctement. La satyre y est vite explicite, comparant à la fois l’horoscope du narrateur à celui du Christ (et la présence de Saturne, « astre qui préside à la mélancolie », note 4, page 4) et en imputant aux astres la responsabilité de toute faute du Comte ou du narrateur puisque « si les astres ne font pas leur devoir, le Comte n’en est pas cause » (page 4). Redoublant l’inscription du ton dans les éléments esthétiques de la tradition de l’apocalyptique juive, le narrateur parle également du « trône enflammé » de Dieu (page 5) voire évoque un Chérubin qui « défend l’entrée du paradis terrestre » (page 5).

Dans la tradition de l’apocalyptique juive, qui compte parmi les sources de la « kabbale », et notamment dans le Livre d’Hénoch, admis plusieurs siècles durant par le christianisme primitif23, on peut lire une description du trône de Dieu et déduire la répartition hiérarchique des différentes parties du trône qui sont assimilés à des anges24. Bien entendu, il semble qu’il y ait une bouffonnerie à parler d’un Chérubin comme gardien d’un « Paradis terrestre », mais n’est-ce pas là l’ambition du démonisme que de promettre l’accès à la toute-puissance de Dieu dès le séjour sur Terre ? Promesse ou pari sur la réalité de l’immortalité de l’âme — alors nous ne manquerons pas de songer au pari pascalien, devenu l’un des grands modèles de notre époque.

Nous passerons très rapidement sur les nombreux traits envoyés à la « bonne société », celle pour qui la pratique de ces arts obscurs est le résultat d’une « assez bonne opinion d’eux-mêmes »25, sur le fait que ces gens attendent « avec impatience l’arrivée d’un Allemand, grand seigneur et grand Cabaliste, de qui les terres sont vers les frontières de Pologne. Il avait promis par lettre aux Enfants des Philosophes qui sont à Paris de venir les visiter, et de passer en France allant en Angleterre. » (page 7).

Nous vérifions la proposition d’un découpage de la posture épistémologique des trois cultures de l’Ouest vis-à-vis de la magie et de la position spécifique de la France. Nous pourrions continuer ainsi tout au long de ce premier entretien, puis des suivants, en prenant l’exemple du grotesque choisi par l’auteur à l’énoncé digne d’un carnaval, ou d’une parade démoniaque typiquement faustienne (page 8), l’occasion donnée à la bouche du Comte de critiquer la justice dans le second entretien (page 33) , ou encore la réticence du narrateur à imaginer les êtres intermédiaires autrement que comme des « tiercelets de Diables » (page 59) en incipit du quatrième entretien. Le cinquième entretien débute lui-aussi sur la critique forcenée d’une sorte d’aveuglement dont ceux qui se destinent à la pourpre cardinale se rendent coupables en refusant le devenir cabalistique (pp. 82-84) pour lui préférer l’officine ecclésiastique. Il n’est pas difficile de supposer que l’auteur critique l’un et l’autre comme deux aveuglements équivalents, laissant reposer les voies de la nature dans une mystification qui ne doit rien à la déduction, au raisonnement par hypothèses et vérifications.

Ce cinquième et dernier entretien termine de diluer le grand schème faustien du pacte diabolique :

« — Comment, Monsieur, m’écriais-je, ces pactes, à votre avis, desquels les Démographes racontent tant d’exemples, ne se font point avec le Démon ?
— Non sûrement, reprit le Comte. Le Prince du monde n’a-t-il pas été chassé dehors ? N’est-il pas renfermé ? N’est-il pas lié26 ? N’est-il pas la terre maudite et damnée qui est restée au fond de l’ouvrage du suprême Archétype distillateur ?27 Peut-il monter dans la région de la lumière et y répandre ses ténèbres concentrées ? Il ne peut rien contre l’homme.28 Il ne peut qu’inspirer aux Gnomes, qui sont ses voisins, de venir faire ces propositions à ceux d’entre les hommes qu’il craint le plus qui soient sauvés, afin que leur âme meure avec le corps. »29

Le texte est donc ainsi tourné en dédoublement dialectique qu’il permette à la fois la critique des « arts secrets », du jansénisme de la mainmise de l’Eglise Catholique sur l’économie spirituelle de l’Europe et, même, de la foi, et ce par les dérivés mythologiques d’une réactualisation des croyances populaires.

[1] Henri Montfaucon de Villars, {Le Comte de Villars ou Entretiens sur les sciences secrètes, collection Bibliothèque secrète des Belles Lettres, 2018

[2] En voici le détail->http://www.librairieguillaumebude.com/2018/10/soiree-de-lancement-de-la-collection-bibliotheque-secrete.html] ainsi que la [vidéo mise en ligne par la Librairie Guillaume Budé sur sa page Facebook->https://www.facebook.com/Librairie.G.Bude/videos/260705654644281/

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  1. La révélation est certes au cœur de la raison chrétienne comme moteur téléologique de la promesse eschatologique (« les élus seront sauvés par la grâce », point d’achoppement entre jansénites et jésuites, l’Église finissant par désapprouver les premiers, pour qui la grâce ne touche que ceux qui en sont dignes), mais elle pose ou actualise une ambiguïté primitive du christianisme dans son attitude face à la connaissance, nous évoquons ici la théorie du gnosticisme antique, l’une des sources de la « kabbale », établi comme hérésie dès les premiers siècles du christianisme. Cette forme doctrinale d’accès à Dieu répond probablement au fantasme d’un accès à Dieu comme vérité de l’univers ou du cosmos. Cela n’est pas sans résonner de quelque affinité avec l’un des arguments fondamentaux du Faust allemand le plus célèbre, celui de Goethe : « Faust sait tout, ou presque, mais le savoir (Wissen) ne l’a pas mis en contact avec les réalités, alors qu’il voudrait connaître par expérience (erfahren) et entrer en contact avec le secret des êtes pour « vivre » lui-même la vérité, la nature. La naïve prétention de Wagner [le familier de Faust] représente encore plus cruellement le stade du savoir que Faust a dépassé. Connaître, pour lui, ce serait s’ouvrir aux êtres, c’est-à-dire à une révélation (notons le caractère romantique et religieux du vocabulaire) de la vie, de la nature, du mystère divin, à quoi aspire tout élan. », André Dabezies, Des rêves au réel, Cinq siècles de Faust, page109.
  2. Nous référons directement au concept édifié puis déployé par Ernst Cassirer, philosophe allemand du début du XXe siècle, dans les trois tomes de La philosophie des formes symboliques, parus en 1923, Yale University Press, traduits depuis l’allemand par Ole Hansen-Love et Jean Lacoste pour la collection Le sens commun des éditions de Minuit, en 1973 : 1. Le langage, 2. La pensée mythique, et 3. La phénoménologie de la connaissance.
  3. Note 15 de la Présentation : En 1671, l’Arrêt burlesque de Bernier, Racine et Boileau énumère en détail les principaux acquis de la « Révolution scientifique ».
  4. Didier Kahn, Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes de Henri de Montfaucon de Villars, édité et présenté par Didier Kahn, coll. Bibliothèque secrète, éd. Les Belles Lettres, 2018, Présentation, page XXXIII.
  5. Didier Kahn, Ibid., pp. XXXIII-XXXIV de la Présentation.
  6. Voir spécifiquement le chapitre VI, Le drame de Gœthe de André Dabezies, Des rêves au réel, Cinq siècles de Faust : littérature, idéologie et mythe, coll. Bibliothèque de littérature générale et comparée, n°139, éd. Honoré Champion, 2015, et notamment page 108 : « Plus tard, Gœthe rappellera que, dès son enfance, le Faust, des marionnettes, « résonnait et chantait en lui comme une musique » et lui inspirait déjà « la vanité du savoir abstrait » face à l’expérience vécue. […] Des Récits populaires sur Faust, sans doute a-t-il lu d’abord telle édition récente, par exemple, la version brève de l’anonyme « chrétien-croyant » (1725) ou celle de Pfizer (1674), bien plus longue, bien plus longue. […] À Strasbourg, à partir de 1770, il lit aussi avec passion Paracelse, van Helmont, Swedenborg (qui vient de disparaître) et d‘autres auteurs ésotériques ou alchimistes. »
  7. Voir à ce sujet Marianne Closson, L’imaginaire démoniaque en France (1550-1650), Genèse de la littérature fantastique, coll. Travaux d’Humanisme et Renaissance, n° CCCXLI, éd. Droz, 2000 ; Alain Boureau, Satan Hérétique, Histoire de la démonologie (1280-1330), éd. Odile Jacob, 2004.
  8. Didier Kahn, Ibid, page XXXIII.
  9. Voir à ce propos la place très particulière donnée au diable en général mais aux méthodes qui président à la phénoménologie de la connaissance en particulier dans Alain Boureau, Satan Hérétique, Histoire de la démonologie (1280-1330), éd. Odile Jacob, 2004.
  10. Voir à ce sujet les deux tomes de Milos Vetö, De Kant à Schelling, Les deux voies de l’idéalisme allemand, éd. Jérôme Millon, 1998 et 2000.
  11. Jean Chrysostome, Homélies sur l’impuissance du diable, introduction, texte critique, traduction et notes de Adina Peleanu, moniale du Monastère de la Mère de Dieu, Limours, coll. Souces chrétiennes, n°560, éd. Le Cerf, 2013.
  12. Thomas d’Aquin, Les substances séparées, De substantiis separatis, traduction, introduction et notes de Nicolas Blanc, coll. Sagesses médiévales, éd. Les Belles Lettres, 2013.
  13. Regroupement d’une élite intellectuelle autour de la pensée du moine Cornelius Jansen, fondateur du jansénisme, vigoureusement opposé à la Compagnie de Jésus, mouvement catholique de la contre-réforme, que l’on connaît sous le nom des jésuites. Port-Royal a compté bien des membres illustres dans ces rangs, dont Pascal qui n’écrivit ses Provinciales que pour défendre le jansénisme. La structure du Comte de Gabalis emprunte beaucoup au ton et à la forme des Provinciales pascaliennes (pp. XXVI à XXXIII de la Présentation de Didier Kahn).
  14. Note 13 de la Présentation : Philippe Sellier, « Un palimpseste pascalien : Le Comte de Gabalis » (1999), Présentation, page XXXVII. Ajoutons que Philippe Sellier a proposé une édition de référence des Pensées, opuscules et lettres de Pascal, coll. Classiques Jaunes, n°595, éd. Paris Classique Garnier, 2011.
  15. Note 14 de la Présentation : L’achevé d’imprimer des Pensées est du 2 janvier 1670, Le Comte de Gabalis est paru, on l’a vu, en décembre.
  16. Didier Kahn, Présentation, pp. XXXVII-XXXVIII, Ibid..
  17. Note 1 du texte : Allusion au Testament alchimique écrit au XIVe siècle sous le nom du théologien et philosophe catalan Raymond Lulle (vers 1232-1316).
  18. Monfaucon de Villars, Ibid., page 3.
  19. Note 2 du texte : Comme le montre la phrase suivante, l’incontinent est ici, au sens théologique du terme, celui qui supporte mal la chasteté.
  20. Monfaucon de Villars, Ibid., page 3.
  21. Voir à ce sujet la Présentation écrite par Jean-Louis Backus dans sa double édition « Histoire du docteur Johannes Faustus suivie de La Tragique Histoire du docteur Faustus par Christopher Marlowe », coll. La Salamandre, éd. Imprimerie nationale, 2001, pp. 7-26.
  22. Traduit par Jean-Louis Backès, Ibid., page 27.
  23. Il n’a été écarté du canon qu’au Concile de Laodicée, canon 60, dans le deuxième tiers du quatrième siècle de notre ère.
  24. Voir à ce sujet David Hamidović, L’insoutenable divinité des anges, éd. Le Cerf, 2018 ; voir aussi du même auteur L’interminable fin du monde, coll. Lire la Bible, n°185, éd. Le Cerf, 2014, panorama de la pertinence d’une actualité esthétique et métaphysique de l’apocalyptique juive.
  25. « Ils demeuraient tous d’accord que ces grands secrets, et surtout la pierre philosophale, sont de difficiles recherches et que peu de gens la possèdent ; mais ils avaient tous en particulier assez bonne opinion d’eux-mêmes pour se croire du nombre des élus. » (page 6) Le ricanement est ici suffisamment explicite dans une lecture moderne, et l’on entend assez bien comme le narrateur se satisfait par là d’une double estoque : coup porté à la réalité (ou la fantasmagorie) de ces savoirs, mais également dirigé vers la qualité de ces gens qui s’estiment faire partie de l’élite sur le modèle eschatologie chrétien des l’élection — par Dieu, la nature, ou même par l’alchimie elle-même. Ces propos trouvent un écho particulièrement savoureux si l’on considère que les jansénistes de Port-Royal considèrent la grâce comme non-acquise, distribuée par Dieu aux seuls élus, qui se reconnaissent entre eux et dont, bien sûr, tous les gens de Port-Royal s’estimaient dignes. La critique de Montfaucon de Villars est ici directe. Il faut sans doute s’amuser de ce que Port-Royal plébiscita ce livre dans un premier temps. La double lecture, pour toute évidente qu’elle soit à notre compréhension moderne des enjeux de ce bouillonnement doctrinal et philosophique, n’a pas immédiatement frappé les lecteurs, un peu comme s’il s’agissait d’une lecture secrète, pour initiés dont le cercle aurait été très resserré autour de Montfaucon de Villars lui-même.
  26. Note 17 du texte : « Assemblage de l’Évangile selon saint Jean (Jean 12, 31) et de l’Apocalypse (Apoc. 20, 2-3). » Nous soulignons la référence à la tradition apocalyptique.
  27. Nous observons ici deux choses : d’une part la conception primitive du diable comme lieu dont l’idée/la vérité de Dieu est absente plutôt que comme une bête ou un monstre, en tout cas pas comme un individu en soi ; d’autre part la proposition d’un monde conçu par un « suprême distillateur » que nous n’aurions aucune difficulté à associer au couple Dieu-démiurge de la gnose, reprenant la formule du Timée platonicien, voir en particulier Platon 40e – 43e, Platon, Œuvres complètes, coll. Pléiade, éd. Gallimard, pp. 455-459.
  28. Nous trouvons ici une reprise directe de Homélie I, 2 de Jean Chrysostome, Père de l’Église Grecque, sur L’impuissance du diable qui évoque en particulier du choix du diable à être mauvais, disqualifiant ainsi une « nature du mal » et soulignant l’importance décisive du libre-arbitre. Il n’y a que dans l’exercice du libre-arbitre que le diable puise sa potentialité, c’est-à-dire en qualité de tentateur de l’homme : « On l’appelle le Malin ; or la malignité ne relève pas de la nature, mais du choix. Elle aussi, en effet, tantôt apparaît, tantôt disparaît. Et ne va pas m’objecter qu’elle est un attribut permanent du diable ; car à l’origine elle ne lui était pas attachée, mais c’est ensuite qu’elle lui est advenue ; c’est pourquoi on l’a aussi appelé apostat. Mais pourquoi l’appelle-t-on le Malin ? En vérité, bien que beaucoup d’hommes soient mauvais, seul le diable est appelé le Malin par excellence. Pourquoi donc est-il appelé ainsi ? Parce que, alors qu’il n’avait subi aucun tort de notre part, qu’il ne pouvait ni ne peu ni prou nous faire de reproche, dès qu’il a vu l’homme honoré, il l’a jalousé pour ses biens. […] Laissons donc le diable de côté pour porter notre attention sur la création, afin que tu comprennes que ce n’est pas le diable qui est responsable de nos maux, si nous voulons bien faire attention ; afin que tu comprennes que l’homme faible dans son choix, insouciant et négligent, même sans le diable, tombe et se jette lui-même dans bien des abîmes de méchanceté. » Jean Chrysostome, Homélie I, 2-3, op. cit. pp. 131-133.
  29. Montfaucon de Villars, Ibid., pp. 94-95.
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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.