Jean-Marie Vernier : Principes de politique

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Dans l’esprit des philosophes médiévaux auquel l’auteur a consacré des traductions et commentaires, cette somme de philosophie politique alterne au fil de neuf chapitres l’exposé des grandes théories politiques de la pensée moderne et contemporaine, de leurs principales objections et des solutions à en tirer pour chaque sujet abordé. À rebours des théories modernes du politique qui, depuis Machiavel, réduisaient la politique à une « technique » à la fois « d’acquisition et d’exercice du pouvoir, [et] de gestion des richesses communes et d’administration des hommes » (p. 7), l’auteur actualise la démarche des théories réalistes traditionnelles qui font de la politique une science, non pas certes spéculative, mais un « savoir pratique » dont l’objet est « l’étude de la cité et son organisation » (p. 23). En effet, n’en déplaise à nombre de nos contemporains, force est d’admettre que la politique ne peut être rigoureusement qualifiée de « science politique » qu’à la condition que sa méthode ne se réduise pas à l’habileté pragmatique d’un art, mais que le jugement sur le particulier impliqué par cette « connaissance rationnelle visant ultimement l’action » soit lui-même fondé sur la connaissance des principes premiers qui sont nécessairement impliqués dans l’existence commune des Hommes. L’étude proprement politique (de la genèse de la cité, de la détermination du bien commun, de la citoyenneté, des lois, de l’éducation, etc) doit donc être précédée et justifiée par l’examen métapolitique de « ce qu’est une substance » (métaphysique), sa cause première (théologie), les causes du mouvement et de l’ordre cosmique (physique), l’homme étant lui-même une substance incluse dans le Cosmos, d’où sa composition (anthropologie) et « la nature du bien humain (éthique) », afin d’aboutir en dernière instance à la « politique appliquée » (p. 24) qui mobilise un « jugement de prudence » sur les circonstances concrètes de la vie commune. Cependant, l’auteur avertit que la méthode requise n’est pas déductive, comme a pu le penser un Alexandre de Halès, mais, d’après S. Thomas d’Aquin, « compositive » : de même que, en matière morale, l’agent doit traduire concrètement, plutôt que déduire abstraitement, les principes généraux de la loi naturelle en leur donnant la détermination singulière qu’ils n’ont pas de soi[1], de même, la politique « combine ou “compose” les principes universels », lesquels déterminent le « bien d’une communauté souveraine et suffisante dans l’universel », avec « les circonstances particulières » des décisions prises ou requises par une « communauté existant hic et nunc », « de sorte que les principes en question s’appliquent en prenant en compte les circonstances concrètes ». La philosophie politique thomiste revendiquée par l’auteur, compositive, n’est donc « ni déductive ni pragmatique » : elle « unit, selon le mode propre à un savoir pratique, l’universel et le particulier », n’abandonnant ni l’un (Realpolitik) ni l’autre (idéalisme).

Précisément, ce qui pourrait passer pour un manuel de philosophie réaliste, en raison de l’importance donnée à l’anthropologie et à la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin (cf pp. 323 et 327), ne doit pas nous faire oublier que son enjeu argumentatif principal est la déconstruction des théories modernes du politique, parmi lesquelles figure précisément celle dite du « réalisme » politique d’un Machiavel et d’un Carl Schmitt. Ce concept équivoque de réalisme désigne en effet aussi bien la conception traditionnelle de la politique, dont la fin est la poursuite du « bien commun » (chap. 3), c’est-à-dire de ce qui suffit, en tant que meilleur, à un homme, à sa famille, à ses amis et à ses concitoyens (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5), qu’une partie des conceptions modernes dont la réflexion politique justifie l’indépendance ou l’absoluité de la décision souveraine sur la base d’une vision conflictuelle et passionnelle des rapports sociaux. Au réalisme traditionnel des finalités s’oppose le réalisme moderne des faits, isolés de leur intentionnalité propre. En excluant la considération que les actes humains sont finalisés en vue d’un bien qu’ils poursuivent plus ou moins confusément, les théoriciens modernes de la politique estiment très souvent que les agents sont « mûs par leur passion », et, en prétendant y voir l’expression d’une loi nécessaire, ils en concluent que « c’est la force qui, finalement, fait le droit » (p. 246). Machiavel, par exemple, en induit l’importance d’une constitution mixte, composée de trois pouvoirs distincts appartenant aux grandes factions susceptibles de fracturer l’ordre social : le prince, une haute assemblée de nobles et une assemblée populaire, afin que « chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres » (Discours sur la Première décade de Tite-Live, I, 2). Mais telle est la conclusion à laquelle arrivent également Locke et Montesquieu, qui considèrent que la possession de la fonction exécutive et de la fonction législative ou judiciaire par un même individu reviendrait, partialement et arbitrairement, à « établir des lois à son propre avantage » (p. 205). En réalité, l’examen successif et attentif des théories politiques des Modernes auquel se livre l’auteur avec finesse et compréhension revient à mettre au jour leur postulat commun : une « anthropologie pessimiste » (ibidem), qui subordonne l’usage de la raison aux caprices des passions, au point que « l’homme, même investi d’une autorité et éduqué, paraît alors mû quasi nécessairement par ses désirs irréfléchis et ses passions ». Il suffit alors d’avancer dans le temps,  jusqu’au XXe siècle, pour mesurer l’étendue de cette matrice pessimiste de la modernité politique, aussi bien chez les penseurs libéraux et illibéraux.
D’une part, le « contractualiste » contemporain John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) fonde sa fable du « voile d’ignorance », au demeurant contradictoire – puisqu’elle ne justifie pas comment des êtres par nature mûs par le calcul égoïste de leurs intérêts propres suspendraient ce calcul pour l’édification d’un bien collectif –, sur l’hypothèse que « la pluralité des individus, ayant des systèmes de fins séparés, est un caractère essentiel des sociétés humaines » (p. 42). La vie collective repose fondamentalement sur un postulat exactement contraire à la possibilité d’un bien commun ! Pareillement et plus radicalement, d’autre part, le constitutionnaliste allemand Carl Schmitt fondait la politique sur la distinction de l’ami et de l’ennemi, tenant la guerre pour le fait politique premier. Ainsi, pour lui, « le terme politique désigne le degré d’intensité d’une association dans la perspective d’une épreuve de force » (p. 250), oubliant non seulement l’ordonnancement fréquent de toute guerre en vue de fins extérieures, mais aussi la sociabilité des communautés politiques entre elles, dont l’interdépendance de fait doit conduire, comme cela est bien assumé par le droit cosmopolitique kantien, à « la nécessité d’établir entre [elles] des relations contractuelles réglées par le droit » (p. 252).

À travers leurs différences et leurs divergences réelles, les théoriciens modernes de la politique sont donc dominés par une anthropologie pessimiste qui minimise excessivement le rôle joué par la loi et surtout l’éducation, ces « deux grands moyens dont dispose la société politique afin de mener ses membres au bien-vivre commun » (chap. VII, p. 210). Une politique véritablement réaliste, en effet, n’est ni pessimiste ni optimiste : l’homme n’est pas méchant, comme le pensait Machiavel ; sa raison n’est pas, comme le pensait Hume, « l’esclave des passions ». Il n’est pas non plus bon : il est réformable, il peut apprendre à maîtriser, dominer et réorienter ses passions en connaissant la « loi naturelle », cet « ensemble de préceptes établis [et connaissables] par la raison pratique et qui obligent à l’action » (p. 212), conformément aux biens universellement reconnaissables dans la nature humaine. Ainsi l’éducation est-elle en mesure d’inculquer dans les individus, et en particulier chez ceux qui seront les plus aptes à gouverner, des dispositions stables à bien penser et bien agir : les vertus (p. 216 sqq). Concrètement, si un parti politique « est une machine à fabriquer de la passion collective », comme l’explique Simone Weil (p. 158), la « suppression générale des partis politiques » souhaitée  et justifiée par la philosophe n’est-elle pas la première condition pratique pour guérir nos sociétés démocratiques de la « lèpre » qui s’est étendue à toute leur manière de penser ? Une plus ample considération de cet enjeu par l’auteur eût été souhaitable, d’autant que cette lèpre affecte fondamentalement la capacité de l’entendement humain à délaisser l’idéologie au profit d’une véritable science du politique : « Presque partout, notait S. Weil, — et même souvent pour des problèmes purement techniques — l’opération de prendre parti, de prendre position “pour” ou “contre” s’est substituée à l’opération de la pensée [en tant que recherche du “vrai” et du “faux”]. »[2] La pensée partisane s’est substituée à la pensée rationnelle.
De manière générale, l’auteur, catholique, ne dissimule donc pas les implications institutionnelles requises par la réforme réaliste de l’anthropologie qui sous-tend l’élaboration des modèles d’organisation politique : l’Église, forte de sa doctrine sociale et de sa longue expérience philosophique et théologique de réflexion sur la loi naturelle et la condition humaine postlapsaire, est appelée à jouer un rôle éducatif et sotériologique de premier plan. Ce qui est le moins contestable, assurément, est que l’instance détentrice de la force politique et de la légalité, à savoir le pouvoir temporel, ne saurait, en même temps et sans une dangereuse contradiction, être sa propre instance détentrice de l’autorité morale et spirituelle garante de sa légitimité. Sur ce sujet aussi, il n’eût pas été infécond de confronter le réalisme politique à l’opposition weilienne du « droit » et de la « justice ».[3] En tout cas, rien n’est moins totalitaire que la croyance faussement démocratique et illusoirement laïque au « tout politique » ; rien n’est moins redoutable que la tendance ochlocratique des masses modernes à chercher dans une individualité charismatique une incarnation adorable de « l’État providence » susceptible de « sauver », selon les modes, sa race, son peuple, sa classe ou sa nation. Quis ut deus ?

 

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[1] Sur cette méthode spécifique à l’éthique thomasienne, on lira avec profit Jean-Rémi Lanavère, « La doctrine de la loi naturelle chez saint Thomas d’Aquin : une éthique universelle ou une éthique de l’action singulière ? », in Actualité de Thomas dAquin, Académie Catholique de France, 2018, p. 135 sqq.

[2] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, éd. Allia, 2023, p. 47. La philosophe observe même la contamination de cette mentalité dans le public scientifique lui-même : « Quand Einstein vint en France, les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l’esprit de parti ». Comme, du reste, « dans l’art et la littérature » : « cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis » ; « on était “gidien” comme on était “maurrassien” », et ainsi de suite.

[3] Simone Weil, La Personne et le sacré (1943), éd. RN Éditions, 2016, 64p.

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