Meou-Tseu : Dialogues pour dissiper la confusion

Les Dialogues pour dissiper la confusion (牟子理惑論) sont un ouvrage de Meou-tseu, semble-t-il rédigé à la fin de la dynastie des Han (漢 202 av. – 220 ap. J.-C.). Excellement traduit, introduit et annoté par Béatrice L’Haridon (羅逸東), le texte est paru récemment aux Belles Lettres, dans la collection « Bibliothèque chinoise »1. Béatrice L’Haridon a le bon goût de ne pas restreindre l’étude du Meou-tseu à la seule la perspective de l’histoire du bouddhisme en Chine : sa traduction, ainsi que la très rigoureuse étude introductive qui l’accompagne, visent bien plutôt à dégager la rhétorique propre au texte et situer celui-ci dans la continuité de la tradition rhétorique classique.

Après une courte préface autobiographique, 2 Meou-tseu propose ce qui est probablement la première biographie du Bouddha écrite en langue chinoise (ch. 1, cf. p. XIII). Ils présentent ensuite 37 arguments, avec parfois des regroupements thématiques. Ces arguments articulent des éléments des « trois doctrines », à savoir le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Une place à part est cependant réservée au chapitre 21, qui présente l’origine du bouddhisme en Chine, à travers le récit du rêve de l’empereur Ming. Enfin la conclusion décrit une sorte d’éveil de l’interlocuteur.

Un maître à l’écart

Mais d’abord, qui était donc Meou-tseu ? Ce lettré très érudit, donc l’existence est probable bien qu’elle ne soit pas attestée, 3 semble avoir vécu au IIè siècle ap. J.-C., dans la région de Jiaozhou. Cette région, que les Français ont longtemps appelée Cochinchine et qui correspond à l’actuel Viêt Nam, entretenait des relations maritimes avec l’Inde et le Sri Lanka. A cet égard, Béatrice L’Haridon est convaincante lorsqu’elle émet l’hypothèse d’une arrivée du bouddhisme en Chine via les voies maritimes. Du reste, à l’époque de Meou-tseu, la région de Jiaozhou semble avoir rassemblé plusieurs formes de bouddhisme déjà différentes (cf. p. XLII). Sous les Han orientaux, Jiazhou était à la périphérie de l’empire et restait en partie barbare ou non civilisée. Mais si la préface autobiographique décrit de façon très sombre la situation de l’empire finissant, Jiaozhou semble avoir échappé au chaos régnant et, partant, avoir attiré des spécialistes de l’immortalité venus du nord, contre lesquels Meou-tseu a donc dû batailler.

« Maître Meou » (Mouzi, 牟子) a d’abord étudié à l’école de différents maitres en immortalités, avant de se détourner de cette voie. Des événements survenus en 194 et en 195 l’ont en effet conduit à « se détourner complètement du service de l’Etat, traditionnelle vocation des lettrés, et à embrasser la « Voie du Bouddha » » (fo dao ; p. XI). Il maîtrisait la stratégie militaire et était versé, d’abord et surtout, dans l’étude des Classiques confucéens, qui était sa vocation initiale. Il ne manquait pas non plus d’admiration pour le Laozi. Sa science a attiré les puissants, mais il a d’abord émis des réserves de circonstance à leur égard, avant de refuser définitivement de servir – un geste fort à cette époque pour un lettré chinois ! Cet éloignement des affaires du temps ne semble pas avoir été le fruit d’une décision, mais le résultat « d’un processus mêlant occasions manquées, drame familial (le deuil de sa mère), convictions personnelles nourries par son goût pour le Laozi et circonstances historiques », avant qu’il ne se convertisse au bouddhisme. C’est en se fondant sur le Laozi qu’il se retire complètement, « et plus encore en se tournant vers le bouddhisme qui, peut-être en tant que doctrine encore largement étrangère, lui garantissait le désintérêt des puissants ». Béatrice L’Haridon décrit Meou-tseu comme « un lettré obscur », un « homme seul, ayant fait le choix personnel de se tourner vers le bouddhisme » (p. XXIII).[/efn_note] Cette conversion est le résultat de multiples facteurs : expérience intellectuelle et politique, changement d’éthos et retrait érémitique en accord avec le taoïsme. Plus précisément, un « érémitisme contingent », adopté sous la pression des circonstances, a ensuite succédé à un « retrait définitif », avant la conversion. Celle-ci semble avoir été motivée en bonne part, d’un point de vue doctrinal, par « l’universalité de l’enseignement du bouddhique, sa vision d’un monde où tous les vivants partagent une nature commune, la nature du Bouddha » (p. XXVII).

Une hybridation entre les « trois doctrines »

L’ouvrage, souvent appelé Maître Meou. Dialogues pour dissiper la confusion (Mouzi, Li huo hun), est un dialogue, plus précisément un débat « présenté sous la forme d’une suite de trente-sept arguments adressés à des contemporains anonymes » (p. XI). Il constitue aussi un recueil de « notes d’un cheminement personnel ». Sa dimension narrative, tient non seulement à l’introduction autobiographique, mais aussi à la conclusion qui rappelle comment « l’interlocuteur se trouve persuadé, et converti, par les arguments de Meou-tseu » (p. XVII). Difficile cependant de dire si nous sommes en présence d’une controverse précédée d’une préface, ou plutôt de la biographie d’un lettré converti au bouddhisme, ce qui signifierait alors que le texte formerait un tout et transmettrait la vie de Meou et son texte (ou un de ses textes). Il ne s’agit pas, en tout cas, d’un traité apologétique : la méthode employée par Meou-tseu ne consiste pas tant à affirmer l’ultime vérité du bouddhisme, qu’à « écarter les confusions (huo) commises par ses contempteurs » (或) au sujet du bouddhisme et du confucianisme. 4

Il ne s’agit pas seulement d’un « texte d’une ère finissante », mais aussi d’« un texte « premier » », en ce qu’il illustre le début de la rencontre entre chine et bouddhisme (p. XI). Si Béatrice L’Haridon insiste à plusieurs reprises sur la nature ambivalente (« hybride », p. XV) du texte, c’est qu’il confronte « un lettré converti et un (ou des) lettré(s) hostile(s) au bouddhisme » (p. XVI). Nous sommes donc en présence d’une hybridation entre bouddhisme et tradition classique, c’est-à-dire confucianisme et taoïsme. Mais cette dimension synthétique s’accompagne d’une perspective analytique, puisque Meou-tseu tente de distinguer le bouddhisme de la recherche de l’immortalité. S’il s’attaque surtout à la Voie des immortels, c’est qu’elle risque d’être confondue avec le bouddhisme, non seulement parce que celui-ci est alors mal connu, mais également en raison d’un désordre politique « propice à la fuite hors du monde, qui est proposée par les deux courants, bien que sous des modalités différentes » (p. XVI). Reste que nous n’avons pas affaire à une confrontation « entre deux blocs culturels » ou à la confrontation de « deux mondes homogènes et antithétiques » (p. XLVIII et p. XLVII), plutôt à un hybride créé « à partir de traditions incomplètes », attendu que la tradition Classique ignorait le bouddhisme, lequel était en outre mal connu à l’époque de Meou-tseu.

Une doctrine nouvelle, mais conforme à la tradition

L’ouvrage présente les réponses aux diverses critiques et questions que suscite le cheminement particulier de Meou-tseu :

Le Maître « débat avec un ou des contemporains anonymes, hostiles à la doctrine bouddhique, nouvelle, étrange et étrangère, et peut-être plus encore au mode de vie et aux pratiques des adeptes de cette doctrine » (p. XII).

Son objectif n’est pas de détourner l’interlocuteur d’une ancienne croyance pour se convertir au bouddhisme, mais plutôt de « dégager la Voie bouddhique qui est alors jonchée d’obstacles ». Meou-tseu dissipe la confusion entre bouddhisme et techniques d’immortalité, mais dans le même mouvement il défend, non pas la vérité du bouddhisme, mais « son accord profond avec l’enseignement des Classiques et du Laozi, qu’il dépasse mais ne contredit pas ». On comprend alors que, pour soutenir une même idée, Meou-tseu cite parfois autant Confucius que Laozi, comme pour « « assaisonner » » des idées nouvelles et subversives, puisqu’elles pourraient bien disrupter le cadre classique (p. XLVIII). De là une « intertextualité touffue » (p. XLIX), qui ne surprendra pas outre mesure un sinologue averti. L’ouvrage s’intéresse davantage à des considérations pratiques et historiques (le mode de vie des adeptes, ou les faits et gestes du Bouddha) qu’au contenu théorique des textes, peut-être encore trop mal connu (cf. p. XIII).

L’un des intérêts principaux du Meou-tseu – à supposer qu’il soit authentique – est qu’il pourrait bien constituer « la première trace écrite témoignant d’une part de la conversion au bouddhisme d’un lettré confucéen, et d’autre part d’un débat entre un lettré intégrant d’emblée le bouddhisme dans le champ ouvert par les Classiques et d’autres lettrés défendant l’idée d’une incompatibilité profonde entre la pensée et les pratiques inspirées des Classiques et l’enseignement du Bouddha » (p. XXXVI). Le texte semble être également l’un des premiers ouvrages « à affirmer d’emblée une coupure avec l’oralité, et donc à repousser sciemment toute référence à un débat réel, la mise en scène du débat accédant même au statut de voie médiane entre la polémique orale et le silence » (p. XLIX). La cause de cet artifice rhétorique se trouve dans le « refus d’une confrontation stérile entre deux mondes, aussi bien que du silence indifférent ». Qu’on se garde cependant de chercher dans le Meou-tseu la preuve d’échanges très anciens entre taoïsme et bouddhisme. Car à l’époque des Han orientaux, le taoïsme n’est pas encore un courant véritablement unifié.

En définitive, les Dialogues pour dissiper la confusion ont le mérite de nous présenter la première défense et illustration du bouddhisme en Chine, à travers un texte qui formera plus tard un modèle pour les controverses qui ont participé à définir les « trois doctrines ». Surtout, ils nous font partager les sentiments mêlés de lettrés qui, tantôt surpris ou intéressés, tantôt confus ou hostiles, ont assisté à la prodigieuse rencontre entre le bouddhisme indien et la Chine des Han. Au lecteur contemporain, il offrira donc de quoi partager et comprendre ces réactions à l’égard d’un événement culturel considérable, s’il en est.

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  1. Meou Tseu, Dialogues pour dissiper la confusion, Traduction Béatrice L’Haridon, Paris, Les Belles Lettres, 2017
  2. Il s’agit d’un « récit des événements qui menèrent Meou-tseu vers le Bouddha et vers l’écriture d’un débat à ce propos », p. XIX
  3. Selon Béatrice L’Haridon, le récit autobiographique qui ouvre le Meou-tseu a « une certaine précision historique » (XXIV).
  4. Vraisemblablement, « le titre fait allusion à un soin d’ordre presque médical de la confusion » (p. XX)
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