Byung-Chul Han : L’expulsion de l’autre

On pourrait d’emblée se demander si cet « autre » qui figure dans le titre du dernier ouvrage du philosophe allemand Byung-Chul Han[1] ne mériterait pas de porter une majuscule, tant il désigne l’ensemble des figures de l’altérité. En tout cas, la référence à Jacques Lacan et à son séminaire sur l’angoisse[2] (p. 73) y invite : derrière l’autre se tapit le tout autre, le Grand Autre, l’ordre symbolique auquel les sociétés humaines se trouvent irrémédiablement enchaînées.

Voici la thèse de Han exprimée, sans ambigüité, dès la première phrase : « Le temps où l’autre existait est révolu ». La société de la communication offre ainsi une surprenante actualité à l’éléatisme, au sens où ses dispositifs tentaculaires accoucheraient d’un monde où l’identique ferait loi : c’est le règne du Même caractérisé par un recouvrement parfait de l’être et de la pensée, comme si les leçons de la Déesse qui guide Parménide tout au long de son poème – ou des fragments parvenus jusqu’à nous – trouvaient un écho, plus encore, un aboutissement inattendu, dans la cage de silicium des technologies de l’information. Et, dès la première page encore, Han en tire le corollaire : les maux dont souffre l’humanité contemporaine ne relèvent plus d’une répression, c’est-à-dire d’une violence qui s’exercerait de l’extérieur, mais de la dépression, autrement dit d’une douleur qui sourd de l’intérieur des sujets. Là où le même se répand, là où le moi emplit de son égoïté l’ensemble du sujet, se fait jour un processus d’autodestruction que l’on pourrait rapprocher des maladies auto-immunes qui brouillent la perception des marqueurs chimiques du soi et du non-soi : « un système qui refuse la négativité de l’autre développe des traits autodestructeurs » (p. 8).

 

A : Méthodologie de l’ouvrage

 

Ces deux premières pages donnent un aperçu exemplaire de la méthode philosophique déployée par Han : dans la lignée des théoriciens de l’école de Francfort, dont la présence se limite pourtant à trois occurrences, deux pour Théodor Adorno, une pour Walter Benjamin, il ne cesse de naviguer entre analyse sociologique et diagnostic psychologique ; plus exactement, tous les développements critiques que le philosophe consacre à la société contemporaine, ici envisagée sous l’angle de la boursouflure informationnelle, de l’ « infobésité » pour reprendre le terme que les journalistes utilisent pour décrire leur propre tendance logorrhéique, débouchent inévitablement sur la mise en évidence d’une pathologie psychique. Et il faut entendre cette remarque en deux sens : d’une part, en un sens logique, car Han ne cesse de procéder à des déductions qui partent de la société vers l’individu, comme si ce dernier niveau constituait le point d’arrivée obligé de toutes les analyses ; d’autre part, en un sens anthropologique, dans la mesure où le passage de la répression à la dépression conduit Han à nier l’existence de maux sociaux et collectifs et à concentrer l’ensemble de ses analyses pathologiques sur l’individu. Le passage suivant est révélateur de ce raisonnement à double détente, à la fois logique et anthropologique :

« On voit naître aujourd’hui une nouvelle forme d’aliénation. Il ne s’agit plus de l’aliénation à l’égard du monde ou du travail, mais d’une autoaliénation destructrice, à savoir l’aliénation de soi-même. […] L’anorexie, la boulimie ou les perturbations liées au binge eating [hyperphagie incontrôlée] sont les symptômes d’une autoaliénation croissante. À la fin, on ne sent plus son propre corps » (p. 65-66).

Si bien que l’on en vient à se demander si, en fin de compte, Han n’épouse pas, par ces incessants procédés de psychologisation, les postulats de la société néolibérale qu’il ne laisse pas de critiquer tout au long de ses ouvrages en général, et de celui-ci en particulier.

Mais abandonnons les questions de méthode et revenons au fond de l’argumentation. On pourrait dire que deux philosophes constituent les principales références de Han dans cet essai ; cela est certes réducteur, mais également révélateur : il s’agit tout d’abord de Martin Heidegger, et ensuite de Jean Baudrillard.

 

B : Heidegger et Baudrillard en arrière-plan

 

Du premier, auquel, je le rappelle, Han consacra en 1994 sa thèse à Université de Fribourg, le philosophe retient tout d’abord les développements sur l’angoisse que contient Sein und Zeit : pour Heidegger, cette tonalité fondamentale surgit quand le monde de la quotidienneté, duquel l’ustensilité, en tant structure de renvoi des choses les unes vers les autres, et le bavardage, synonyme de « on-dit », forment la trame, s’effondre et laisse place à l’expérience du rien. L’angoisse désigne par conséquent le vertige provoqué par l’arrachement à l’habitude, si par ce dernier terme on entend notre façon ordinaire et journalière d’habiter, sur un mode inauthentique, le monde.

Pour Han, ce n’est plus la conformité, ou l’uniformité, qui tisse nos rapports aux choses et aux autres, mais la diversité. Ne croyez pas pas que notre société ait ménagé un accès à la singularité ! Bien à rebours, la diversité est le masque que prend l’identique pour faire accroire à l’existence de l’altérité ; elle est la mise en scène, politique, médiatique, managériale, qui donne l’impression que la négativité existe encore, qu’elle continue de structurer nos sociétés, alors même que son statut de marchandise lui a fait perdre toute efficace.

Et cela est vrai du négatif par excellence, auquel justement l’expérience de l’angoisse est intimement liée : je veux parler de la mort, qui écrit Han, « n’est plus une ‘manière d’être’ mais uniquement la simple fin de vie », et « signifie simplement la déproduction, la fin de la production » (p. 52). Voici donc où Han souhaite en venir : tandis que l’angoisse, en extirpant le Dasein de la quotidienneté et en le confrontant à l’expérience radicale du rien, le place face à la nécessité de la décision, l’ennui superficiel de la société de l’information entretient « une indifférence ontologique » qui maintient l’homme dans « l’hébétude de l’étant », satisfait qu’il est de consommer la diversité par écran interposé et de se repaître, jusqu’à la boulimie, de ce flux continu de mêmeté.

 

L’empreinte de Jean Baudrillard sur l’essai de Han se ressent quant à elle dès l’entame du livre, quand bien même le lecteur doit patienter dix-huit pages pour trouver la première référence à son œuvre. Bien évidemment, ce sont les analyses que le penseur français consacra à la transparence[3] qui retiennent l’attention du philosophe allemand – on peut d’ailleurs noter que ce thème fut l’objet d’un précédent essai : La société de la transparence, paru en 2017 aux PUF. La société du Même est obscène, non seulement parce qu’elle supprime toute scène (ce jeu de mots, infondé d’un point de vue étymologique, vient de Baudrillard), c’est-à-dire de toute distance, mais surtout parce que l’identique ne cesse de s’accoupler à l’identique dans une sorte d’inceste permanent. Telle est précisément la ligne de partage entre la production et la séduction : tandis que la première ne cesse de reproduire du même et du conforme, que ce soit sous la modalité de l’uniformité ou sous celle de la diversité, la seconde suppose l’attirance et la déstabilisation par une altérité qui vient enrayer l’implacable logique de la machine. Néanmoins, l’empire de l’identique s’est à ce point étendu qu’il a fini par ingérer le ressort fondamental de la séduction : le jeu qui, de ‘gamification’ en ‘gamification’, d’’escape box’ en ‘rubix cube’, fait aujourd’hui le bonheur et la fortune des consultants en pédagogie et/ou management.

Cependant, si Han s’accorde avec les symptômes décrits par Baudrillard, il n’en partage guère l’étiologie, de telle sorte que le diagnostic posé par les deux observateurs diffère. C’est la métaphore virale – et cancéreuse – qui guide la pensée de Baudrillard : pour lui, en effet, le Même prolifère à l’image de la maladie, par métastases, c’est-à-dire par une croissance voire une prolifération cellulaire qui advient à distance du foyer initial. Ainsi des réseaux sociaux sur lesquels les entreprises déploient leurs techniques de marketing viral. Pour Han, cet ancrage de la pensée de Baudrillard dans le schème immunologique est daté : le système immunitaire constitue en effet un frein à la circulation, de telle sorte que « la violence du mondial, comme violence de la positivité, est postimmunologique » (p. 30).

 

Conclusion

 

L’essai de Han a le mérite de se lire d’une traite, les quelque 128 pages se parcourent en effet aisément, agréablement ; il est indéniablement stimulant et le philosophe allemand dresse le portrait lucide d’une société digitale dans laquelle l’éviction de la négativité enferme les sujets dans leur propre dépression intérieure. Ceci étant dit, le lecteur en quête d’idées originales court le risque de la déception : on ne voit pas très bien, en fin de compte, ce que les développements de Han apportent de plus aux analyses critiques classiques de la société technicienne. On considérera alors que cet ouvrage s’adresse plus au grand public qu’à un lectorat aguerri qui trouvera assurément davantage de matière dans les livres de Jean Vioulac ou de Pierre Musso (pour citer ici deux exemples d’auteurs contemporains).

[1] Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, Paris, PUF, 2020.

[2] Jacques Lacan, Séminaire X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004

[3] Cf. entre autres Jean Baudrillard, La transparence du mal, Paris, Galilée, 1990.

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