Edmund Husserl : Normativité et déconstruction. Digression dans les leçons sur l’éthique de 1920

Présentation

Le travail éditorial mené par les membres des Archives Husserl est colossal. Rappelons que le Nachlass laissé par Husserl est composé de quelque 40.000 pages de manuscrits sténographiés. Ce fonds que le père Van Breda a sauvé de l’Allemagne nazie en l’emportant à Leuven nécessitait afin d’être accessible d’être retranscrit dans un allemand commun et d’acquérir une certaine cohérence notamment via une catégorisation des manuscrits. Aussi, cette tâche éditoriale et exégétique nécessite depuis près de quatre-vingts ans une attention toute particulière, car il y va d’un long processus de révision et d’extension de la phénoménologie et de sa portée à partir d’elle-même et de ses développements inédits.

Le travail de présentation et de traduction proposé par Marie-Hélène Desmeules, chercheuse postdoctorale à la New School for Social Research, et Julien Farges, chargé de recherche aux Archives Husserl de Paris, dans l’ouvrage intitulé Normativité et déconstruction vient compléter cette tâche éditoriale. En traduisant la Digression présente dans le volume XXXVII des Husserliana consacré à l’éthique, ces deux chercheurs mettent en avant l’originalité d’un passage qui traite non seulement de la distinction entre les sciences d’objets (Sachwissenschaften) et les sciences normatives (Normwissenschaften), mais avant tout de ce que sont les sciences normatives. Il s’agit là d’une « recherche de ce que sont les sciences normatives et de ce qui fonde leur possibilité » (p.11), et non plus d’une discussion plus large qui a trait à la normativité à partir d’une visée annexe comme celle de la logique. Les traducteurs nous offrent ici une formidable présentation de l’extrait en question qui allie clarté et pédagogie, afin de rendre accessibles une thématique et un auteur qui demeurent pour le moins difficiles. Aussi précisent-ils d’emblée que, dans cette Digression, « Husserl cesse de penser la normativité à partir de la validité idéale et formelle des principes logiques, et considère cette fois le lien qui subsiste entre le caractère intentionnel de la conscience et l’apparition d’idées normatives. L’apparition de certains prédicats normatifs serait à ses yeux attribuable à la structure intentionnelle de la conscience » (pp.14-15). Mettre l’accent sur la dimension irréductiblement intentionnelle de cette normativité revient ainsi à pratiquer une analyse phénoménologique qui ne prend plus uniquement appui sur les sciences positives et leurs démarches, mais sur la façon dont les choses acquièrent un sens à partir de la conscience : « Rien ne peut exister pour moi autrement que par la donation de sens que ma conscience porte en soi, produit en soi et ne cesse de façonner en soi » (p.109). C’est de cette façon que cette Digression demeure essentielle tant sur le plan épistémologique qu’exégétique, car elle fait intervenir, contrairement à des textes comme les Recherches Logiques ou Logique formelle et logique transcendantale, un questionnement qui déborde du cadre classique de la distinction entre sciences d’objets et sciences normatives afin d’accéder à une nouvelle sphère d’intelligibilité. « Là où la logique limite son examen critique et normatif à la structure logique formelle des propositions et de leurs enchaînements, le jugement normatif dont il est question dans la Digression porte plus largement sur l’attestation intuitive du contenu d’une proposition, que celui-ci soit considéré logiquement ou non » (pp.18-19). Le lecteur aura également le loisir de saisir de quelle façon cette dimension normative de l’intentionnalité trouve une orientation pratique notamment via l’éthique, « ‘la reine des sciences parmi toutes sciences normatives’ ([319]) puisqu’elle transformerait en devoir pratique la normativité intentionnelle » (p.33).

Mais l’originalité de cet ouvrage ne saurait se résumer à une révision du thème de la normativité, loin de là. Comme l’indiquent les auteurs, il est également question de la déconstruction (Abbau). Mais que signifie ce terme sous la plume de Husserl ? Si ce terme nous renvoie communément à Derrida et à sa façon si singulière de mettre en lumière les impensés de la métaphysique occidentale, de même qu’aux paragraphes six et sept de Sein und Zeit de Heidegger dans lesquels il avance la nécessité d’une Destruktion, la déconstruction semble être un thème oublié par Husserl. Or, il n’en est pas le cas et la Digression ici présentée constitue un élément de premier ordre en ce qui concerne cette thématique qui sera reprise jusqu’aujourd’hui par les héritiers de la philosophie husserlienne : « les § 8 à 12 forment le cadre de ce qui, sous la plume de Husserl, constitue à notre connaissance la première (et quasiment la seule) exposition circonstanciée de la méthode de la déconstruction (Abbau), cette méthode qui sera par la suite simplement invoquée ou évoquée par Husserl dans de nombreux textes jusqu’à la fin de sa production philosophique et qui, de réappropriation en redéfinition, accompagnera la philosophie phénoménologique depuis la première génération des étudiants de Husserl (Heidegger) jusque dans ses configurations les plus contemporaines (Derrida et ses disciples) » (pp.36-37). Dans cette perspective, il est important de noter que la déconstruction est comprise au sein de la philosophie génétique de Husserl, à savoir une pratique nouvelle en phénoménologie qui vient prolonger l’interrogation dite statique et de type kantien en ce qu’elle permet de saisir de quelle façon le sujet est toujours d’ores et déjà confronté à de l’objectité (Gegenständlichkeit). Ce faisant, la déconstruction accompagne la phénoménologie génétique comme un élément qui permet de saisir que la passivité est, paradoxalement, une activité sous-jacente de la conscience qui permet de comprendre que le sujet est d’emblée un sujet constituant et constitué, l’agent d’une co-constitution du sens et de la même façon, du monde commun : « il s’agit de ‘dépouiller’ (entkleiden) les objets du monde et le monde lui-même des couches de significations avec lesquelles ils nous sont toujours redonnés, ou encore de les ‘défaire’ (abtun), c’est-à-dire de défaire ce qui se donne dans l’expérience du ‘tout fait’ afin de comprendre comme cela (s’) est fait. […] la déconstruction (Abbau) du monde et de ses objets est inséparable de leur édification (Aufbau) intentionnelle » (pp.39-40). En ce sens, il est légitime d’affirmer avec les traducteurs que « la déconstruction n’a donc de sens que d’être l’instrument et de fournir les matériaux de ce qu’on pourra nommer une reconstruction philosophique du monde » (p.47), à savoir un outil parmi d’autres permettant de mettre en lumière la sédimentation du sens et les modalités d’une constitution commune du sens au sein d’un monde intersubjectif où chacun façonne le monde dans un mouvement de réciprocité avec ses contemporains.

Cette présentation apporte un nombre conséquent d’éclaircissements sur des thèmes pour le moins complexes de la pensée de Husserl. Aussi est-elle la bienvenue tant le lecteur est guidé par les traducteurs qui prennent soin de situer le propos par rapport au corpus entier de la phénoménologie husserlienne. Les appendices et les variantes du texte principal apportent quant à eux leur lot de précisions, et, comme à l’accoutumée, permettent de saisir la pensée en constant développement de Husserl. Ainsi, grâce à ce travail éditorial remarquable, suivons-nous la progression de la pensée de l’auteur avec une acuité certaine.

Notre objectif n’est pas de fournir un commentaire exhaustif de cet ouvrage, mais de permettre au lecteur d’apprécier son apport et sa portée. Il sera dès lors question d’exposer les thèmes cardinaux et les grands axes de cette Digression de sorte que le lecteur en ait une vue d’ensemble qui ne gâte en rien l’immersion dans le texte.

 

Le texte

Lire Husserl, c’est faire sien un vocabulaire singulier qui tente de saisir de quelle façon affirmer quoi que ce soit sur un objet de conscience de la manière la plus précise possible. Le langage phénoménologique est distinct du langage commun, il s’oriente sur la chose entendue comme phénomène, comme vécu de conscience. Aussi est-il commun, dans le corpus phénoménologique, de distinguer la chose de « la chose » comme corrélât noématique, à savoir distinguer la chose qui se manifeste présentement sous sa forme ontique et mondaine que l’on saisit par l’activité de la conscience qu’est l’intentionnalité, par la noèse, et la chose idéelle, celle que l’on obtient via la pratique de la réduction phénoménologique. L’arbre en tant que corrélât de la conscience ne brûle pas. Ce faisant, la phénoménologie n’a de cesse de se démarquer des sciences positives et d’une approche dite à la troisième personne, car sa visée concerne la chose même, à savoir la chose telle qu’elle est sous sa forme invariante et universelle, la chose que l’on découvre grâce à la pratique de la réduction.

Ce dont il est ici dans cette Digression consiste à distinguer au sein des classifications que nous faisons des éléments qui se présentent à nous ce qui est relatif aux sciences d’objets et aux sciences normatives. Husserl s’interroge d’emblée sur la façon que nous avons d’appréhender les objets. Selon lui, nous portons un jugement ontique sur les choses qui nous apparaissent et les classons de telle sorte que nous puissions en apprécier « les déterminations essentielles », « les déterminations individuelles », « spatio-temporelles », etc (p.62). Intervient à ce moment un questionnement de fond qui est le suivant : « Dans quelle mesure nous est-il possible de penser, face à cette manière objective de juger et d’observer, fût-elle empirique ou apriorique, une autre manière d’observer qui opère non pas avec des concepts relatifs à des objets, mais plutôt avec des concepts de l’ordre de la raison ; c’est-à-dire d’une manière d’observer qui soit normative ? » (p.63). En tant qu’individus doués de raison, constamment tournés vers la transcendance, nous sommes inlassablement en relation avec l’objectité (Gegenständlichkeit). Il y va précisément ici de ce qui relève de la visée intentionnelle de tout individu. Aussi, « Les objets sont en général des objets pour des sujets égoïstes (qu’ils soient effectifs ou pensés en tant que possibilités) » (pp.63-64). Nous pouvons en effet imaginer la possibilité d’un Dieu Fitzlijutzli (p.68) et lui attribuer un sens. Husserl récuse ici l’idée selon laquelle il puisse y avoir une quelconque approche impersonnelle, asubjective, dans la mesure où il ne saurait y avoir de point de vue qui ne soit pas subjectif. C’est précisément ce que l’auteur va souligner par la suite en mentionnant à plusieurs reprises que la relation d’essence à tout objet consiste à lui attribuer un sens qui soit perceptif, prédicatif, etc. Les propositions que nous formulons à l’égard de l’objectité sont autant d’attributions du sens, de visées intentionnelles.

Une précision s’impose néanmoins, car il s’agit de saisir que toute proposition peut également devenir un objet sur lequel nous pouvons formuler un jugement. Le sens devient lui-même un sujet d’interrogation. Parmi ces distinctions, une question surgit et permet de comprendre l’orientation du premier paragraphe : « comment déterminer et comprendre le sens profond de la différence radicale entre le simple acte de juger objectif et l’acte de juger normatif, entre les simples sciences d’objets et les sciences normatives ? » (p.66). En ayant pour fin de répondre à cette question, Husserl distingue une nouvelle fois deux types de champs de recherches, une science apriorique du sens pur qui concerne les essences et les lois d’essences (p.73) et la recherche purement objective (p.74). Si ces deux approches ont toutes les deux pour dessein de mettre au jour le sens de chaque objet, il s’agit de saisir que « toute proposition est nécessairement le contenu d’un possible acte de juger intuitif qui la caractérise comme vraie ou comme fausse, si bien que le sens idéal, la proposition elle-même prise avec la détermination qui lui est propre, préfigure a priori si, pour quelque ego jugeant que ce soit, une évidence vérifiante peut exister. […] Vérité et fausseté sont donc elles-mêmes des prédicats idéaux, qui appartiennent par essence aux propositions en tant qu’objets idéaux » (pp.78-79). La normativité appartient originairement au sens.

Dans cette optique, Husserl met le doigt sur une pratique qui permet de saisir la pertinence d’une vue idéelle, qui ne satisfait pas uniquement d’une logique formelle. Aussi sommes-nous ici les spectateurs de l’établissement d’une « science universelle de la raison » (p.82) pour laquelle l’a priori demeure cardinal en ce qui concerne l’appréhension des lois générales et des essences. La sphère subjective prend une place singulière et principielle en ce qu’il est question de saisir de quelle façon caractériser « le caractère normatif de la vérité » (p.91), les raisons véritatives, à partir d’une interrogation sur le lien entre « l’acte, le sens et l’objectité » (p.83). Le paragraphe six vient reformuler l’ensemble de ces distinctions en mettant l’accent sur la dimension pleinement subjective de tout acte de connaissance qui passe d’abord par une perception, une affection, un ensemble d’actes antéprédicatifs, puis qui prend appui sur la conscience judicative afin de fournir un prédicat, un sens, qui par la suite sera vérifié ou non. Avant d’obtenir une connaissance véritable (Erkenntnis), chaque sujet est toujours déjà orienté vers le monde en tant qu’horizon au sein duquel des objets se détachent et c’est par ce que Husserl nomme la synthèse passive qu’il est toujours confronté à de l’objectité. Ce faisant, le sujet demeure en premier lieu dans une attitude qui lui permet une connaissance in-formée, passive, et partielle des choses, ce que le terme Kenntnis souligne en regard de Erkenntnis qui signifie une connaissance d’ordre scientifique (p.105). Le  sujet attribue du sens au monde comme totum, il y va d’un constant processus judicatif et, par la même occasion, normatif. Reconnaître cette dimension constitutive du sens revient à affirmer par la même occasion qu’il y sédimentation du sens : « Tout objet de mon monde ambiant est altéré d’une certaine manière par mon activité de connaissance dans la mesure où il ne cesse de recevoir de nouvelles teneurs de sens prédicatives » (p.107). Étudier ce caractère normatif de la conscience connaissante et judicative revient à faire appel à la logique qui sera ainsi considérée comme la science normative par excellence : « la science normative de la connaissance qui règne sur toutes les autres sciences, c’est-à-dire la logique, résulte de la recherche des lois qui régissent le caractère normatif de toute connaissance possible, de toutes les propositions que l’on peut trouver en elles » (p.94). Parmi les sciences normatives, il en est qu’il désigne comme les sciences normatives principielles qui « ne sont que les sciences des principes de toutes les normations possibles » (p.101) et auxquelles se rapportent toutes les autres sciences normatives. Tout cela revient en quelques mots à interroger de quelle façon le sujet attribue du sens au monde, c’est-à-dire un ensemble de propositions qu’il s’agira d’étudier en tant qu’elles deviennent elles-mêmes des objets d’interrogation pour tout type de recherche phénoménologique portant sur la co-constitution du sens dans un monde intersubjectif. Il y va précisément de cela lorsque Husserl conclut le huitième paragraphe en avançant que le monde est « un monde du savoir. Il renferme un monde d’expérience pure, qui désigne toutefois une simple structure du monde ambiant donné, structure qui doit tout d’abord être dégagée par déconstruction des couches du savoir » (p.108).

Ici intervient l’annonce d’une méthode nouvelle, celle de la déconstruction (Abbau), qui consiste à mettre au jour les sédimentations du sens en ce qui concerne tout acte judicatif. Aussi comprenons-nous désormais avec davantage de clarté ce que les traducteurs notaient dans l’introduction, à savoir que la déconstruction va de pair avec la question de l’édification dans la mesure où la première décrit les briques de toute constitution du sens. Il s’agit alors pour Husserl de mettre en lumière le fait que chaque chose nous apparaît toujours d’abord de façon naturelle sous la forme d’une compréhension passive, que la conscience ne cesse de porter sur ce qu’elle n’est et qu’elle est, en ce sens, dans une attitude de passivité néanmoins constituante. Il y va ici de l’activité que Husserl désigne sous l’expression de « synthèse passive » et qui permet à la conscience d’être constamment confronté à de l’objectité. Nécessaire en vue d’unifier la diversité du vécu, « cette synthèse, que l’activité de la conscience trouve toujours déjà faite, ne peut donc être que passive eu égard à cette activité [la conscience en tant qu’activité de juger logique], et dans la mesure où elle est strictement pré-logique, […] elle est anté-prédicative »[1]. Aussi, afin de décrire de quelle façon le sens advient, de quelle façon nous constituons le monde et faisons de la sorte de chaque objet un élément qui est représentable, il importe de procéder à une déconstruction, à savoir une méthode permettant de saisir la sédimentation du sens, le passage d’une Kenntnis à une Erkenntnis : « pour toute couche de sens, tout domaine de conscience, […] nous pouvons accomplir une déconstruction systématique » (p.113). La déconstruction ne saurait toutefois se limiter à cela, car en permettant de saisir les couches du sens, elle permet également d’appréhender de quelle étoffe se pare  l’expérience pure, elle permet d’accéder à une compréhension originale du monde en ce qu’il ne nous apparaît plus de façon doxique : « Tel est donc le monde déconstruit de l’expérience pure, qui est redonné au sein d’une expérience physique et animale : prédonné en permanence et nécessairement avant toute saisie, mais prédonné à la manière d’une couche inférieure abstractive » (p.118). En accédant à ce monde de l’expérience pure par ce type de pratique, Husserl étudie ainsi ce qui relève de la passivité et de l’activité du sujet constituant.

Or l’étude de cette bivalence entre activité et passivité passe également par l’analyse de la charnellité (Leiblichkeit) en tant qu’il ne saurait y avoir de liaison causale entre le monde et le sujet sans qu’il y ait quelque chose comme une chair. Plus encore, il ne saurait y avoir de communauté sans une expérience réciproque entre différents sujets qui composent et façonnent le monde comme totum. Husserl entreprend dès lors dans le paragraphe onze une discussion portant sur la distinction entre psychologie naturaliste et psychologie phénoménologique. Il s’agit alors d’un propos que l’on retrouve souvent la plume de Husserl, de la distinction entre ce qui relève du corps (Körper) comme objet d’étude naturaliste, c’est-à-dire objet d’une approche à la troisième personne relevant d’une étude de type étiologique, et de la chair (Leib) comme lieu de la vie expérientielle, comme point-zéro (Nullpunkt) qui caractérise le lieu de la vie transcendantale. Tandis que la phénoménologie a pour dessein de rendre compte de l’expérience telle qu’elle est vécue pour un sujet conscient dans une perspective à la première personne, « le naturalisme psychologique, tel qu’il domine la modernité, saisit la vie psychique en la réduisant à un champ de causalité naturelle » (p.129). Or, étudier la psyché humaine à partir des processus neuronaux revient à omettre la richesse de l’expérience même. Comme l’écrivait Bergson, « le cerveau est un organe de pantomime, et de pantomime seulement. Son rôle est de mimer la vie de l’esprit […]. L’activité cérébrale est à l’activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d’orchestre sont à la symphonie »[2]. Aussi, l’attitude naturaliste réduit-elle la subjectivité et l’expérience à ce qu’elles ne sont pas, à savoir de simples patterns neurobiologiques. Il n’est bien évidemment pas question de nier la participation constante de la chair aux vicissitudes du corps, car c’est « par ce rattachement » que l’âme « est vouée au monde spatiotemporel des choses et elle a également part à une causalité aveugle qui l’englobe et qui est une causalité pour ainsi dire mécanique, la causalité psychophysique » (p.130). En établissant cette distinction entre deux types de psychologies, Husserl ne met pas seulement l’accent sur l’expérience subjective en dénonçant l’aveuglement des recherches naturalistes, il dégage également une méthode permettant de rendre raison de la façon qu’a le sujet de s’immonder. En effet, c’est par une psychologie phénoménologique que l’on accède à l’expérience pure, mais aussi à la façon dont la spiritualité est dans le monde (p.133). Aussi l’interrogation de Husserl s’oriente désormais sur le terrain de la constitution du monde, notamment via une mise en lumière des actes spirituels sociaux qui permettent des « formations communautaires ayant un sens spirituel » (p.135).

Enfin, le paragraphe treize vient conclure ces leçons et recentrer le propos sur l’éthique. Il n’y est alors plus uniquement question de la seule sédimentation du sens, mais d’une interrogation pratique en ce qui concerne l’inscription mondaine du sujet. Aussi Husserl avance-t-il que « L’idée d’une humanité et d’un monde vrais, idée formée sur le monde ambiant factuel, est une idée concrètement déterminée et désigne l’idée pratico-éthique qui est concrètement la plus haute. Corollairement, nous pressentons que les plus hautes tâches scientifiques de l’humanité […] se rattachent à cette idée » (p.150). Autrement, il y va d’une tâche qui concerne chaque ego dans la mesure nous participons tous au même processus de co-constitution du sens tant sur le plan strictement conscientiel que sur le plan pratique. Cette idée d’une humanité et d’un monde vrais permet ultimement d’envisager l’horizon « d’un meilleur monde possible et d’une meilleure humanité possible » (p.151).

 

Conclusion

 

Bien que difficile, ce texte demeure accessible, notamment parce qu’il a été rédigé sous la forme d’un cours et grâce à la présentation mise au point par les traducteurs. Nous ne pouvons que remercier les traducteurs de nous avoir fourni ce volume qui vient compléter la collection des textes de Husserl disponibles en français. Il n’y est pas uniquement question de la normativité ou de la déconstruction, mais d’une interrogation qui vient clarifier certaines positions ou les prolonger, y compris en ce qui concerne la logique et la psychologie phénoménologique. Notons à ce propos que ce texte a été élaboré au moment durant lequel Husserl s’est donné pour tâche de revisiter sa propre pratique de la phénoménologie en développant ce que l’on nomme la phénoménologie génétique qui vient interroger l’inscription empirico-transcendantale du sujet en ses dimensions expérientielles, corporelles, historiques, psychologiques, etc. Aussi, les notions qui sont abordées dans ce volume viennent compléter les connaissances que nous avions d’ores et déjà notamment grâce aux cours que l’on retrouve dans le volume intitulé Philosophie première (1923/24). Ce volume apporte également de nombreux éléments qui seront d’une grande utilité pour les étudiants préparant un mémoire de master ou de thèse. Parmi les prochaines publications en langue française, la traduction partielle initiée par Natalie Depraz du volume intitulé Studien zur Struktur des Bewusstseins (Études sur la structure de la conscience) est à paraître chez Vrin – ce volume paraîtra en allemand sous sa forme complète dans la collection des Husserliana. Cette collection accueillera notamment un volume dirigé par Dieter Lohmar qui regroupe les manuscrits D portant entres autres sur la constitution primordiale, la notion d’espace et celle d’individuation.

 

[1] Marc Richir, « Synthèse passive et temporalisation/spatialisation », in Eliane Escoubas & Marc Richir, Husserl, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 11

[2] Bergson, « L’âme et le corps », L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 2005, p.47

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Jean-Daniel Thumser est docteur en philosophie (ENS-Ulm), auteur de La vie de l’ego paru chez Zeta Books en 2018 et de maints articles sur la phénoménologie et sa naturalisation.