Ian Alexander Moore : Eckhart, Heidegger and the Imperative of Releasement

L’ouvrage de I.A. Moore[1], fruit de ses recherches de doctorat, est un travail qui se fait d’abord remarquer par le matériel employé : non seulement les sources « classiques », premières et secondaires, mais aussi toute une série de notes, documents et annotations que l’auteur a sagement collectés et répertoriés pendant ses séjours de recherche en Allemagne, notamment au Literatur-Archiv à Marbach (matériel dont il restitue les versions, parfois, en langue allemande et, toujours, en traduction anglaise, dans les annexes à la fin du livre). Face aux significatifs documents inédits, méconnus ou quasi oubliés que l’auteur a pris soin de rendre à ses lecteurs, le sérieux de ce travail ne peut donc pas être mis en question. À cela on ajoutera que les notes au texte (pp. 219-281) sont une véritable mine d’informations et d’analyses souvent très instructives, qui feront la joie du chercheur. Comme pour toute mine, bien sûr, le travail à faire n’est pas mince.

De la courte « General introduction » (pp. XIII-XVII), on peut tirer quatre idées de fond qui guident le travail de l’Auteur.

  1. Une précondition philosophique nommée, à la suite de Reiner Schürmann, a priori pratique (practical apriori)[2]: « tu dois être la vérité que tu veux connaître »[3]. Par cette expression, l’auteur veut relever qu’« afin de comprendre proprement l’être, on doit d’abord s’engager dans l’activité de la pensée. Cette activité, en retour, révélera que l’être est le même que cette activité » (p. XIV).
  2. « Eckhart est un successeur de Parménide » (p. XIII). C’est une thèse forte, que l’auteur légitime à partir de l’interprétation de l’a priori pratique comme mêmeté d’être et penser, renvoyant donc à la locution attribuée à Parménide par Clément d’Alexandrie : « τò γὰρ αὐτò νοεῖν τε καì εἶναι »[4].
  3. La dette heideggérienne envers Eckhart est « plus profonde de ce que personne n’a jusqu’à présent établi dans la littérature secondaire » (p. XIV). Le sommet de cette influence concernerait les années 1944/45 (p. XVII).
  4. Le mot censé, qui rend compte des trois points précédents, ainsi que de la relation Eckhart-Heidegger en général, est gelâzenheit (Gelassenheit, en allemand moderne), que l’auteur traduit dans sa langue par releasement ou letting-be[5], et qui représente le fil rouge de cette étude.

 

La première partie, qui compte un seul chapitre (« The Thinker and the Master : Heidegger on Eckhart », pp. 3-31) tâche de retracer les principales, mais parfois méconnues, occurrences eckhartiennes tout au long du parcours intellectuel de Heidegger. L’intérêt de ce chapitre est d’être un « travail philologique préliminaire sur la connexion Heidegger/Eckhart », qui s’avère « particulièrement nécessaire aujourd’hui, car ce n’est que récemment que plusieurs des références heideggériennes à Eckhart ont été rendues disponibles aux chercheurs » (p. 3). Souci philologique auquel nous nous sentons d’adhérer entièrement, et dont nous avions déjà pu apprécier quelques beaux résultats dans un numéro du Bulletin Heideggérien[6].

Ainsi, l’Auteur parcourt, en neuf sous-parties, le trajet philosophique de Heidegger sub specie Eckhardi, dès sa participation au séminaire de 1910-11 tenu par Joseph Sauer à l’Université de Fribourg sur la « Geschichte der mittelalterlichen Mystik », jusqu’aux dernières discussions du vieux philosophe, en novembre 1975 et en mars 1976, avec le théologien et ami Bernard Welte.

Un intérêt particulier revêtent les sous-parties consacrées à Käte Oltmanns et à Nishitani Keiji. Si Oltmanns se fit déjà connaître dans le domaine des études heideggériennes notamment en tant qu’éditrice du GA 63 (Hermeneutik der Faktizität), et dans le domaine de la Eckhartsforschung par son Meister Eckhart (Frankfurt : Klostermann, 1935), la figure de Nishitani Keiji, et spécialement son écrit sur Nietzsche et Eckhart, a reçu moins d’attention de la part des interprètes heideggériens occidentaux. L’auteur, dans les « Annexes » au fond du livre, restitue au lecteur anglophone le Referat de Nishitani présenté dans un cours de Heidegger (1938), exposé dont le titre est significativement « Nietzsche’s Zarathustra and Meister Eckhart » (« Appendix three », pp. 195-218).

 

La deuxième partie se compose de trois chapitres (2, 3 et 4).

Le chapitre 2, « Thinking, Being, and the Problem of Ontotheology in Eckhart’s Latin Writings », est une efficace étude des écrits scholastiques du Maître du point de vue de l’ontothéologie. L’auteur commence par rappeler que « [d]epuis Parménide, la connexion entre penser et être a été une question centrale en philosophie, et on sait que, à la “fin” de la philosophie, Heidegger n’aura jamais cessé de la méditer » (p. 39). Il apparaît que le problème se tient, selon l’Auteur, sous la figure de Parménide. Ce disant, Moore suggère aussi que le problème de l’ontothéologique devrait être accouplé à celui d’une « ontonoétique » (la mêmeté d’être et penser). Le problème de la relation entre pensée philosophique grecque et pensée chrétienne n’est pas, toutefois, touché.

L’Auteur prend d’abord en examen la première des Quaestiones Parisienses (1302-03), « Deus est intelligere ». Il s’aventure dans une interprétation détaillée de la « méthodologie méticuleusement façonnée, explosive d’Eckhart » (p. 43). On remarquera ici une superposition du lexique philosophique du jeune Heidegger[7] sur celui eckhartien, qui toutefois ne gêne pas le développement de l’interprétation. Moore, ensuite, nous accompagne pas à pas dans une lecture cherchant à montrer que, dans cette quaestio disputata, ni l’esse (Thomas d’Aquin) ni l’intelligere (Anaxagore-Aristote) n’épuisent l’existere de Dieu. Et il résume ainsi le résultat de son analyse : « Voici ce que tout cela nous apprend : une distinction conceptuelle entre l’être (being) de Dieu et l’entendement (understanding) de Dieu est impossible. Au lieu d’apporter des arguments strictement rationnels, Eckhart nous force à une dialectique. Il met notre pensée en mouvement » (p. 53). L’auteur ne le précise pas, mais par cette reconnaissance d’un fond « dialectique » dans la pensée eckhartienne, Moore s’approche significativement de l’interprétation donnée par l’élève de Heidegger, Käte Oltmanns[8]. En ce qui concerne le problème de l’onthéologie, cette quaestio disputata s’avère ambiguë, en ce que, d’un côté, « Dieu n’est pas […] un être », mais de l’autre « Eckhart recourt au langage de la perfection et de la causalité, [… ce qui signifie que] Dieu est encore compris by way of being » (p. 54).

Dans la tentative de frayer un chemin plus clair vers le problème de l’ontothéologie dans la pensée d’Eckhart, l’auteur s’adresse ensuite au prologue de l’Opus Tripartitum, et en particulier à la proposition « esse est deus ». Et cela non sans avoir d’abord rappelé les passages sur l’analogie contenus dans les Sermones et Lectiones super Ecclesiastici (notamment Lectio II, 52-53 [LW 2, p. 280] ; qui, souvenons-nous, fait partie de l’Opus Tripartitum), « un texte – il vaut la peine de le remarquer – cité dans l’introduction à l’édition des Questions parisiennes utilisée par Heidegger » (p. 55). La pensée eckhartienne, toutefois, semble résister encore une fois à une interprétation définitive quant à son élément ontothéologique (« isn’t the position of the Opus tripartitum still ontotheological ? », p. 57). L’Auteur se tourne alors vers la notion heideggérienne d’ontothéologie, pour la nuancer : « Selon Heidegger, l’ontothéologie s’enquiert non seulement de l’être des étants (the being of beings), mais (1) de l’étant (being) suprême, lequel (2) est de quelque manière le fondement (ground) de ces étants (beings). [Or,] ces deux moments sont problématisés dans l’Opus tripartitum d’Eckhart » (p. 58). La solution de Moore sera de dire que, chez Eckhart, d’un côté Dieu n’est pas pensé comme l’étant suprême (puisque, en toute rigueur, il n’y a pas d’être en dehors de Dieu : esse est Deus), et de l’autre le concept de grunt, étant traité en termes de abgrunt, ne saurait satisfaire aux exigences d’une pensée ontothéologique. En ce sens, conclut l’auteur, « même [si] dans ses œuvres latines, Eckhart était capable de penser autrement qu’ontothéologiquement » (p. 59), c’est dans son œuvre allemande que les « germes de l’alternative eckhartienne à l’ontothéologie se déploient au sens propre » (p. 60).

Dans le chapitre 3, « Become Who You Are. The Oneness of Thinking and Being as Releasement in Eckhart’s German Writings », l’auteur tâche de développer la thèse suivante : « implicitement, l’activité essentielle de l’être humain est au fond identique à l’activité essentielle de l’être, et […], explicitement, cette activité est ce qui permet à l’être humain de s’approprier (appropriate) cette identité, de s’y reconnaître en propre (own up). Cette même activité de l’être humain et de l’être – poursuit l’auteur – peut être indiquée avec le terme de abegescheidenheit (moyen-haut allemand pour détachement [detachement]) ou, plus proprement, […] avec le terme de gelâzenheit (moyen-haut allemand pour délaissement [releasement]) » (p. 62).

Par souci lexical et non sans une certaine originalité, l’auteur cherche à distinguer le sens de l’abegescheidenheit de celui de la gelâzenheit pour parvenir à la définition suivante de cette dernière : « l’état d’être où nous avons reconnu notre unité primordiale avec la divinité et où nous accomplissons par la vie (live out) cette unité sans but et avec égalité d’âme dans toute pensée et activité, en laissant tout chose être en tant que procédée depuis le véritable laisser-être de l’identique source de Dieu et de l’âme » (p. 67).

Dans l’ensemble d’une analyse bien orchestrée, qu’il nous soit permis d’attirer l’attention sur un passage à notre avis problématique. En commentant la célèbre Predigt 52, Moore écrit : «  […] the soul must die to God as potentiality for activity, just as […] the soul must also die to itself as a potential recipient from God – for the Godhead does not act » (p. 73, nous soulignons). Or, dans la Predigt 52 Eckhart suggère le contraire. Il dit, certes, que « l’homme doit être tellement pauvre qu’il ne soit pas un lieu et n’ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer »[9], mais cela ne se résout pas dans l’absence d’opération, au contraire. Ce lieu qui, écrit justement l’auteur, est « a potential recipient from God », est l’ultime entrave au pur opérer (« ein lûter würken »[10]) de Dieu, en tant que « [der] êwige abgrunt götlîches wesens »[11]. Eckhart précise donc que dans la plus extrême pauvreté, où je ne suis même pas un lieu où le divin puisse opérer, « Dieu est le lieu propre de son opération, précisément parce qu’Il est un artisan qui opère en Lui-même »[12]. La gotheit, qui n’est pas explicitement nommée et pourtant minutieusement décrite, est essentiellement activité incessante[13] ; elle s’accomplit comme le lieu propre de son opération. L’auteur, qui par ailleurs reconnait que « it is not obvious what Eckhart means here », de l’absence d’œuvres (ici identifié à la pauvreté de ceux qui « se livrant aux exercices extérieures, […] restent attachés à leur être propre »[14]) déduit aussi l’absence d’opération (wirken), ce qui n’est pas le cas chez Eckhart – faute de quoi on ne comprend non plus la distinction du sermon 52 entre une pauvreté tournée vers l’extérieur et une pauvreté authentique tournée vers l’intérieur, que le Maître y établit.

Ensuite, dans le chapitre 4, « Eckhart’s Strategies for Cultivating Releasement », l’auteur défend l’idée d’une dimension essentiellement expérientielle propre à la pensée de la gelâzenheit/abegescheidenheit, qu’il s’agit d’éveiller et de « cultiver » à travers des stratégies ; notion, cette dernière, qui rappelle le Schürmann des Hégémonies brisées.  Très justement, l’Auteur ne réduit pas les stratégies à une question de rhétorique (bien que parfois elles s’y confondent). Ces stratégies, repérées par l’Auteur dans l’œuvre (allemande) d’Eckhart, sont en nombre de trois : (1) logique dialectique, (2) paradoxe et (3) traduction.

  1. En prédicant de Dieu, à la fois, l’être et le néant, l’emploi d’une logique dialectique a pour but de nous « exposer à l’inadéquation du langage » (p. 83). Proche de la « théologie négative » (p. 84), la tentative eckhartienne demeure en même temps plus apparentée au registre de l’expérience qu’à celui de la spéculation : « S’il y a un type de Aufhebung dans la pensée d’Eckhart, ce n’est pas conceptuel, mais plutôt quelque chose dont il nous invite à faire l’expérience » (p. 84).
  2. Par l’usage du paradoxe, tel le célèbre « Her umbe sô biten wir got, daz wir gotes ledic werden (Prions Dieu de devenir vides de Dieu) »[15], Eckhart vise à « choquer ses auditeurs » (p. 85).
  3. Opération herméneutique par excellence, la traduction aussi revêt chez Eckhart un rôle stratégique. La version de la Vulgata en moyen-haut allemand par Eckhart est parfois très libre[16], mais à chaque fidèle à son but d’éveiller le questionnement de soi – peut-être un premier pas vers la gelâzenheit.

Conformément à l’interprétation dialectique de la Quaestio « Deus est intelligere », l’auteur tire des conclusions proches en ce qui concerne l’œuvre allemande : « Plutôt que de recourir exclusivement à des raisons pour nous convaincre de la vérité de ses affirmations, voire essayer de nous persuader à y croire, Eckhart cherche à nous pousser (cultivate us) à l’expérience de la gelâzenheit ». Et poursuit-il : « As soil must be broken up in preparation for planting, so too must our habits and expectations be broken up if we are to become released. Eckhart’s provocative strategies are designed to till the land and plant the seed of gelâzenheit, but only if we let it grow may we truly reap its fruits » (p. 87).

Dans la troisième partie, l’auteur se propose d’étudier « comment les relations eckhartiennes entre être (being), pensée et méthode », telles qu’elles ont été montrées dans la partie précédente, « se déploient dans trois étapes de la pensée heideggérienne » (p. 91). Il s’agira donc de montrer, à la suite de Reiner Schürmann, « comment la méthode chez Heidegger implique non pas seulement un a priori pratique, mais aussi des stratégies discursives encourageant et favorisant la connexion entre être et penser » (p. 92).

Après avoir rapidement problématisé l’usage du terme « méthode » chez Heidegger, l’auteur en retient la description que le philosophe en fait dans son cours sur Parménide (WS 1942/1943) : « Le grec ἡ μέθοδος n’est pas le “procédé” d’une recherche, mais c’est cette même recherche en tant que rester-sur-le-chemin (Auf-dem-Weg-bleiben) »[17] ; passage que l’auteur commente ainsi : « What the practical apriori reveals is that which is always already the case, that which we already are » (p. 93).

Dans le 5e chapitre, « The Middle Voice of Releasement in Heidegger’s Lecture Courses, 1928-30 », l’auteur avance l’hypothèse que « Gelassenheit, chez Heidegger, doit être compris non pas dans les termes d’activité ou passivité, mais en tant que voix moyenne » (p. 97) ; l’usage de cette « troisième voix grammaticale » pointait, en effet, déjà dans l’emploi du « verbe grec apophainesthai dans le §7 d’Être et temps » (p. 98). La voix moyenne se déploiera alors en trois sens.

  • Par contraste à la « langue volontariste » de Sein und Zeit, « Heidegger emploie la langue du délaissement en 1928-1929 pour décrire l’événement implicite et primordiale du Dasein» (p. 99).
  • Aussi, Heidegger « décrit les relations ontiques avec les étants en termes d’un laisser-être à la voix moyenne » (p. 100).
  • Enfin, la transcendance – telle qu’elle apparaît en GA 27 – demande qu’on la décrive à la voix moyenne, et ce par recours explicite à la Gelassenheit (p. 101) : « Dans le laisser-advenir de la transcendance en tant que philosopher – écrit Heidegger – repose la Gelassenheit originaire du Dasein»[18].

L’auteur passe ensuite à l’analyse du cours d’hiver 1929/1930. Et ravisant dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique l’usage d’un langage centré sur l’activité, il se demande si l’on ne devrait « conclure que [ce lexique] annonce le postérieur engagement politique nazi de Heidegger » (p. 102), renvoyant toutefois la discussion au chapitre suivant[19]. Ici, il s’agit de montrer que la voix moyenne a trait au philosopher comme préparation au philosopher (pp. 104-106), ce qui s’explicite comme Augenblick (« moment of vision », p. 106), l’action essentielle qui transforme la possibilité en actualité. Mais, poursuit Moore, cette action est à nouveau à comprendre dans les termes d’un letting-be, d’un « letting it become essential (wesentlich werden lassen) »[20] (p. 108). Ce qui permet à l’auteur d’affirmer que « bien que la langue de Heidegger flotte entre activité et laisser-être, il ne peut y avoir ni de véritable philosophie, ni d’activité authentique sans un élément de laisser-être qui soutienne les deux » (pp. 108-109).

Le 6e chapitre, « Violent Thinking and Being in Heidegger’s Introduction to Metaphysics, 1935 », s’ouvre de la manière suivante : « One gets the feeling, in reading texts such as Einleitung in die Philosophie and The Fundamental Concepts of Metaphysics, that Heidegger’s thought could have taken a radically different course. Rather than an emphatic embrace of the will, he could have emphasized letting-be. Rather than self-assertion and its paradoxical counterpart – deference to the Führer – he could have sonner developed a critique of a regime that sought little else than to not let being be. Rather than violence, Heidegger could have promoted releasement. But things tourned out differently » (p. 111).

Relativement à L’introduction à la métaphysique (1935), l’auteur est donc intéressé à « signaler ces rares moments où le discours [de Heidegger] sort des limites d’une argumentation rationnelle » (p. 112) – bien que cette exigence de rationalité semble apportée de l’extérieur, plutôt que développée de manière immanente. L’auteur répertorie, donc, quelques passages où le langage de la violence (Walten, bewältigen, Gewalt-tätigkeit, …) prend le dessus sur celui de la Gelassenheit, ou du laisser-être (p. 114). Le sommet de cette violence est atteint dans l’interprétation du mot sophocléen deinon, où non seulement « being itself is clearly understood as overwehlming violence » (p. 116), mais aussi « the human being is essentialy violent » (p. 117).

L’auteur met en lumière ensuite trois a priori pratiques à l’œuvre dans l’Introduction à la métaphysique (notamment dans l’interprétation de Sophocle) :

  • un a priori pratique experientiel : « using violence against the violence of the overwhelming to unlock the closure of being and the human being » (p. 118) ;
  • un a priori pratique poetic : « au sens grec de poiesis», consistant à « using violence against the violence of the overwhelming in such a way that the latter’s violence is, for a time, contained […] in a work » (p. 118) ;
  • et un violent apriori pratique interprétatif, révélant que « violence is foundational for the praxis of genuine interpretation » (p. 119).

C’est seulement à la fin de l’interprétation sophocléenne, remarque l’auteur, que la langue eckharto-heideggérienne du laisserêtre réapparaît.

Dans le 7e chapitre (« Releasement as the Essence of Thinking and Being in Heidegger’s First “Country Path Conversation”, 1945), l’auteur tâche de comprendre « le délaissement […] en relation à l’être lui-même » (p. 123), et à ce propos il remarque très finement que Ge-lassenheit doit être compris comme « gathering of all […] valences of letting » (einlassen, veranlassen, loslassen, …)[21]. Le dialogue à trois Ἀγχιβασίη sera le lieu textuel privilégié pour une telle enquête, ne fût-ce parce que Heidegger lui-même y faisait référence, souligne Moore, comme le « Gelassenheit Feldweggespräch »[22] (p. 124). L’auteur élabore son interprétation du texte autour de cinq questions :

  • « From calculative to Meditative Thinking » (pp. 126-128), qui a plutôt trait à la conférence « Gelassenheit » (1955) ;
  • « The Problem of the Will » (pp. 128-130), où il est esquissé le problème du « vouloir le non vouloir » ;
  • « Horizonal-Transcendental » (pp. 130-131), où l’Auteur précise que « what is being described […] as horizonal-transcendental thinking is but a variation on the traditional theme of the human being as a rational animal » ;
  • « The Open-Region » (p. 132), ou die Gegnet, laquelle « d’une perspective humaine […] peut être pensée, mais pas représentée » ;
  • « Gelassenheit» (pp. 133-137 ; (dont la plurivocité sémantique mise en avant est redevable de l’interprétation de von Hermann[23]), au sein de laquelle la co-implication d’activité et passivité comme voix moyenne porte l’auteur à relever que la « Gelassenheit involves and demands both a letting-be and a being-let », ou, ce qui revient au même, que « tout Sicheinlassen est […]  un eingelassenes Sicheinalassen ».

 

Ainsi, l’auteur retrouve une proximité entre les deux penseurs auxquels l’ouvrage est consacré, traçant un parallèle entre la gotheit eckhartienne et la Gegnet heideggérienne, puisque « it becomes clear in the first “Country Path Conversation” that, again like Eckhart, Heidegger is able to understand the way in which the human being belongs to being itself in terms of Gelassenheit » (p. 138).

 

En conclusion, si l’autre important ouvrage consacré à la relation entre Eckhart et Heidegger, celui de J. Caputo, avançait la thèse d’un Mystical Element in Heidegger’s Thought, l’auteur propose en revanche qu’on comprenne la présence eckhartienne comme un certain « imperative character of Heidegger’s thought » (p. 139), au fond un autre nom pour l’a priori pratique ; caractère impératif qui parfois excède la langue du délaissement (« we must let be if we are to lern that thinking and being […] are one and the same letting-be »), s’appliquant aussi à celle de la violence (« we [must] exercise violence against being in order to understand it », p. 140).

L’auteur mentionne en outre que, sous le Troisième Reich, « Heidegger’s reading of Eckhart differs markedly from the ways in which other Germans were reading him » (p. 142), mais malheureusement il n’en dit pas davantage. Il se limite, notamment dans les riches notes aux textes (par exemple, p. 243, n. 3), à quelques références à Alfred Rosenberg, ne citant pas toutefois les importants débats de l’époque, tenus par des (véritables) théologiens, philosophes et germanistes.

Pour finir, l’auteur considère que « it would be fruitful for future research […] to reconsider Heidegger’s thought in light of its Eckhartian underpinnings and its failure, for a time, to stay true to those underpinnings » (p. 142).

 

Voici la liste des documents (certains inédits) que Moore joint à sa monographie :

  • « Editions of Eckhart Consulted, Owned, or Referenced by Heidegger » (pp. 145-146) ;
  • « Locations of Heidegger’s References to Eckhart and Pseudo-Eckhart » (pp. 146-148) ;
  • « Heidegger’s Citations of Eckhart and Pseudo-Eckhart » (pp. 148-167) ;
  • « Heidegger’s Marginalia and Underlining in His Personal Copies of Eckhart » (pp. 167-179) ;
  • « Summary of Eckhart’s/Pseudo-Eckhart’s Texts Read or Cited by Heidegger » (pp. 179-180) ;
  • « Reports on Heidegger’s Relation to Eckhart » (pp. 180-187) ;
  • « Heidegger’s Evaluation of Käte Oltmanns’s Dissertation on Eckhart » (pp. 187-189) ;
  • « Heidegger’s Notes on Käte Oltmann’s Oral Examination » (p. 190) ;
  • « “Essentiality, Existence, and Ground in Meister Eckehart”, by Käte Oltmanns » (pp. 191-194) [trad. anglaise] ;
  • « “Nietzsche’s Zarathustra and Meister Eckhart”, by Nishitani Keiji » (pp. 195-218) [trad. anglaise].

On a déjà fait l’éloge du travail « sur le terrain » fait par Moore, qui a permis par ailleurs de répertorier les textes de et sur Eckhart possédés ou consultés par Heidegger (pp. 145-146). Ce qui est plus, l’étude de Moore a l’incontestable mérite d’avoir, à la suite de Reiner Schürmann, placé le problème de la relation Heidegger-Eckhart sous le prisme de la question de l’expérience, et celle-ci non pas seulement en tant que concept, mais aussi en tant que milieu propre à la pensée. De passage, que Heidegger ait décidé, de son vivant, de faire paraître la conférence « Gelassenheit » et son Erörterung dans un recueil intitulé Aus der Erfahrung des Denkens (GA 13)[24], outre confirmer l’intuition de l’auteur, suggère une possible piste de recherche pour une traiter ponctuellement de la relation entre penser et expérience chez le philosophe[25].

Le livre de Moore s’inscrit dans la lignée de l’importante étude de J. Caputo : l’un des problèmes déterminants pour apprécier le statut de la spéculation eckhartienne à l’intérieur de la pensée de Heidegger demeure en effet l’ontothéologie. On pourrait en ce sens parler d’une « école états-unienne » relativement au problème de la relation Heidegger-Eckhart. La nécessité de cet ouvrage, selon l’intention de l’auteur, consisterait plus dans une « mise à jour », que dans un changement de perspective. Pourtant le Nachlass heideggérien que Caputo ne pouvait pas encore connaître au moment de la rédaction de son étude, ne nous oblige pas simplement à ajourner l’exégèse des textes, mais pourrait aussi suggérer de considérer la relation en question depuis d’autres paradigmes. C’est ce que l’auteur semble proposer par son « Eckhart parménidéen », détectant chez Heidegger un « Parmenidean-Eckhartian current runnung throughout his corpus » (p. 26). En outre, puisque ce livre fait ressortir clairement l’importance d’Eckhart tout au long du parcours heideggérien, on serait tenté de se demander si c’est vraiment par le problème de l’ontothéologie qu’il convient d’approcher l’Eckhart de Heidegger. Certes, l’ontothéologie et ses conséquences philosophiques occupent une place importante dans le parcours intellectuel de Heidegger : mais est-ce aussi une place ultime ? L’ontothéologique dans l’ontothéologie, est-ce au fond le problème essentiel ? Ou ne faudrait-il pas, plutôt, comme le suggère par ailleurs Heidegger lui-même notamment dans ses cours sur Héraclite (1943 et 1944), remonter à la source de l’ontothéologie, où ni le dieu, ni surtout l’être ne sont plus nommés ?[26] L’Ereignis, si ni le ὄν, ni le θεός ne sont la Sache ultime, n’est-il pas le point aveugle de l’ontothéologie ? Ainsi, par la question de l’ontothéologie Heidegger aura cherché à revendiquer pour la vérité de l’être une place plus originaire que celle du dieu. Quant à lui, Eckhart – pour des raisons tout à fait cohérentes et qui, c’est notre avis, n’affectent nullement l’unicité de sa pensée – ne l’aurait pas concédé.[27]

Pour finir, et pour dialoguer avec cet « Eckhart parménidéen » mis en avant par I. A. Moore, il nous semble qu’un autre possible paradigme pourrait provenir du cours sur les « Hymnes » de Hölderlin (1934/35), où « le commencement de la pensée allemande chez Maître Eckhart » se tient explicitement « sous la puissance de la pensée de Héraclite »[28]. Ce n’est pas Parménide, donc, ni l’ontothéologie ; eu égard au problème « Eckhart », c’est le nom d’Héraclite – dont l’un des fragments donne significativement le titre à Ἀγχιβασίη, à savoir le commentaire à Gelassenheit – qui indique l’énigme originaire de la pensée. Celui qui, peut-être, tient ensemble le Lese- et le Lebemeister.

Quoi qu’il en soit, la monographie de I. A. Moore est aujourd’hui, incontestablement, le travail le plus accompli et détaillé sur la relation entre Maître Eckhart et Martin Heidegger.

[1] Nous avons choisi de traduire en français la plupart des citations tirées du livre pour rendre plus aisée la lecture, en nous assurant de ne pas faire violence à la langue originale de rédaction. Relativement à Maître Eckhart, les abréviations DW et LW renvoient à l’édition inaugurée par J. Quint (Stuttgart : Kohlhammer, 1936, -), respectivement Deutsche Werke et Lateinische Werke, suivi par le numéro du volume. En ce qui concerne Martin Heidegger, les citations de la Gesamtausgabe (Frankfurt : Klostermann, 1976, -) sont indiquées par GA suivi par le numéro du volume. Toute autre référence bibliographique est signalée in extenso en note.

[2] Cf. R. Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris: Seuil, 1981, pp. 281 et sqq.

[3] Moore se réfère entre autres à ce bien connu passage du Predigt 52 (DW 2, p. 487) : « ir ensît denne glîch dirre wârheit, von der wir nû sprechen wellen, sô enmuget ir mich niht verstân ». A. de Libera (Traités et sermons, Paris : Flammarion 1993, p. 349) traduit de la sorte : « si vous ne devenez pas vous-mêmes semblables à la Vérité dont nous allons parler ici, vous ne pourrez me comprendre ».

[4] « Le même, c’est être et penser » : fr. 3, d’après l’édition Diels-Kranz (Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin : Wiedmann, 19526). La thèse est probablement tirée d’une suggestion schürmanienne : cf. R. Schürmann, (Maître Eckhart) Sermons allemands ou la joie errante [1972], Paris : Payot & Rivages, 2005, p. 308, qui parle d’une « résonance parménidienne » dans la Gelassenheit eckharto-heideggérienne.

[5] Le mot gelâzenheit/Gelassenheit, comme le résume efficacement E. Cattin, compte pour l’oreille francophone plusieurs possibilités de traduction : « “Détachement” est l’une d’elles, “délaissement” est une autre possibilité, mais la “sérénité”, qui le traduit aussi parfois, ne lui est jamais étrangère » (Sérénité. Eckhart, Schelling, Heidegger, Paris : Vrin 2012, p. 21, n.1). Le choix est, comme souvent en philosophie, entre une traduction selon la langue, ou selon le concept.

[6] I. A. Moore, « …“Seit 1919 begleitet mich der Lese- und Lebemeister Eckehardt” : Materials on Heidegger’s relation to Meister Eckhart », in Bulletin heideggérien, 6 (2016), pp. 186-218.

[7] Cf. GA 60, p. 54: “[…] durch die explication des faktischen Dasein [wird] das gesamte traditionnelle Kategoriensystem gesprengt”; “À travers l’explication du Dasein facticiel sera fait sauter l’ensemble du système traditionnel des catégories” (nous soulignons).

[8] K. Oltmanns, Meister Eckhart, Frankfurt am Main: Klostermann, 1935, où l’élément dialectique est finalement reconduit au « springende[r] Punkt dieser Lehre » (Ivi, p. 16). Dans les annexes à la fin du livre de Moore on apprend que Heidegger aura considéré que son élève suit ce « Leitgedanke der “Dialektik”, […] ohne diesen Begriff selbst näher zu begründen » (« Appendix One », p. 190).

[9] Predigt 52, in DW 2, p. 502 ; trad. A. de Libéra, op. cit. p. 354;

[10] Ivi, p. 495.

[11] Ivi, p. 493.

[12] Ivi, p. 501 ; trad. A. de Libéra, op. cit., p. 353.

[13] Ce wirken qui décrit la déité fait écho, dans les traités latins, à la description de la vie intratrinitaire en termes de bullitio, et, par conséquent, à celle de la vie extratrinitaire en termes de ebullition. Cf. Sermo XXVI, 1, 258 (LW 4, p. 326): « […] deus sub ratione boni est principium ebullitionis ad extra, sub ratione vero notionis est principium bullitionis in se ipso […] (Dieu, dans la mesure où il est bon, est principe de l’ébullition vers l’extérieur; dans la mesure où il est vrai, est principe du bouillonnement en soi-même) ». Et ajoute-il : “Propter quod emanatio personarum in divinis est prior, causa et exemplar creationis (C’est pourquoi l’émanation des personnes à l’intérieur du divin est de façon privilégiée la cause et l’exemple de la création) ». Si la gotheit n’agissait pas (de cet agir qu’il appelle wirken), et ce essentiellement, on ne saurait expliquer – suivant le raisonnement d’Eckhart – la création. Cf. aussi Expositio Sancti Evangelii secundum Johannem, III, 342 (LW 3, p. 291).

[14] Predigt 52, in DW 2, p. 489 ; trad. A de Libéra, op. cit., p. 349.

[15] Ivi, p. 493.

[16] Pour reprendre l’exemple de l’auteur, dans la Predigt 12 (« Qui audit me »), Luc 14,26 (« si quis venit ad me et non odit… animam suam non potest esse meus discipulus ») est traduit : « nieman enhoeret mîn wort nich mîne lêre, er enhabe denne sich selben gelâzen (personne n’entend ma parole, ni mon enseignement, s’il n’a pas délaissé soi-même) ».

[17] GA 54, p. 87.

[18] GA 27, p. 401.

[19] On remarquera, de passage, que « l’activisme » que l’auteur détecte dans le cours de 1929/1930 ne devrait pas être séparé de la conclusion de ce même cours, qui se clôt en effet avec une méditation autour du Ent-wurf, où c’est précisément le pouvoir soustrayant (et décelant) du Ent à donner le ton propre au werfen. L’ « activisme » semble en quelque sorte soumis à un préalable négatif. N’est-ce pas là, dans un geste par ailleurs proche de l’Entbildung eckhartienne, que trouve sa source toute activité ?

[20] GA 29/30, p. 248.

[21] Du même avis W. Beierwaltes, “Heideggers Gelassenheit”, in Amicus Plato magis amica veritas: Festschrift für Wolfgang Wieland zum 65. Geburstag, Berlin: Walter de Gruyter, 1998, pp. 1-35.

[22] L’auteur se réfère à GA 73.2, p. 1254, où, en vérité, entre les mots Gelassenheit et Feldweggespräch il y a une virgule et on devrait plutôt considérer cette note de Heidegger comme la volonté de renvoyer à la notion de Gelassenheit telle qu’elle est traitée dans ce texte. Pareillement pour GA 73.2, p. 1258.

[23] Cf. Fr-W. von Hermann, Wege ins Ereignis: Zu Heideggers “Beiträgen zur Philosophie”, Klostermann: Frankfurt am Main, 1994, pp. 371-186.

[24] Cf. le « Nachwort des Herausgebers » in GA 13, p. 253.

[25] Sur le sujet on lira H. Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, Gallimard : Paris, 1978, qui toutefois avait accès à un corpus heideggérien très limité par rapport à aujourd’hui.

[26] C’est le chemin emprunté par D. Franck, Le mot et la chose. Langue et vérité chez Heidegger, Vrin: Paris, 2018.

[27] J. Greisch a écrit un passage lumineux à ce propos : « La théologie contemporaine retient de Heidegger la conviction qu’il est essentiel de dénoncer l’onto-théo-logie sous toutes ses formes. Mais l’empressement même avec lequel on cherche à blanchir le discours théologique de tout soupçon de complicité avec une onto-théo-logie supposée […], ne ressemble-t-il pas à l’enterrement furtif d’un cadavre ? » (cf. J. Greisch, La contrée de la sérénité et l’horizon de l’espérance, dans R. Kearney, J. S. O’Leary (éd. par), nouvelle édition par J-Y. Lacoste, Heidegger et la question de Dieu, Paris : PUF, 2009).

[28] GA 39, pp. 134-135.

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