Sartre : naissance d’une figure de « philosophe médiatique »

Petite déambulation – en deux parties – dans les archives de l’INA à la recherche de Jean-Paul Sartre, amuseur public et philosophe français. Chronique d’un amour partagé entre le petit mari de Simone de Beauvoir et les médias « aux ordres »…

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Sartre tombe amoureux d’un objectif à la terrasse du Flore.

L’institut National de l’audiovisuel (INA), fondé en 1975, est un établissement public ayant pour fonction d’archiver les productions radiophoniques et télévisuelles françaises. En Pratique, l’INA conserve – sous toutes formes de supports (films, bandes, cassettes, etc. ) – des heures et des heures de programmes, depuis les premiers pas de la TSF dans l’entre deux guerres, jusqu’aux derniers soubresauts des chaînes de la TNT. La vie d’un homme ne suffirait pas à visionner l’intégralité de ce fond, et certainement pas davantage la vie de plusieurs centaines d’individus. L’INA a pour mission la collecte, la sauvegarde, la numérisation1, la restauration et la communication de cet extraordinaire patrimoine médiatique et culturel qui atteindra bientôt le million d’heures d’émissions. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Hoog à la tête de l’établissement en 2001, un vent de modernisation a soufflé sur l’INA, et conduit au développement de nombreux projets ambitieux, dont la mise à disposition sur internet d’une partie du fond. Il est donc possible, à présent, d’accéder facilement et librement (ou pour une somme modique) à de nombreuses séquences immortelles du grand roman médiatique français.

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Un magnétoscope vintage au temps de Jean-Paul Sartre (1975). Modèle Ampex AVR3.

Pour une fois, dans cette « Chronique de la philosophie médiatique » mensuelle nous ne nous pencherons pas sur un phénomène philo-médiatique actuel, mais jetterons un regard nostalgique et amusé sur le passé récent du pays, à travers la figure de Jean-Paul Sartre (1905-1980). Le petit mari de Simone de Beauvoir domine indiscutablement le fond de l’INA, dans la catégorie « philosophe français ». Évidemment on voit parfois Michel Foucault pointer son col roulé, Bachelard agiter fiévreusement sa barbe blanche de patriarche, Luc Ferry « parce qu’il le vaut bien » jouer avec son cheveux fou, BHL exhiber encore et toujours son torse imberbe à travers ses chemises immaculées… sans parler de Derrida, Althusser, Merleau-Ponty, etc. etc. Mais Sartre est – de loin – le philosophe le plus représenté. Cela tient certainement au fait que l’activité de l’auteur de « L’être et le Néant » était proprement tentaculaire… se qualifiant lui-même de « polygraphe », il a été philosophe, romancier, dramaturge, essayiste, polémiste, etc. Figure de l’intellectuel engagé « total » s’exprimant – tout au long de sa vie – sur tout et n’importe quoi (à tort et à travers diront certains), donnant publiquement son avis sur un nombre confondant de sujets (politique, presse, libertés, etc.) Sartre est vite devenu ce qu’il est convenu d’appeler dans les médias un « bon client », abordant souvent ses interviews avec bonne humeur et jamais avare d’un cabotinage décontracté avec les journalistes. Un « habitué » des micros et caméras ayant un rapport ambivalent d’amour/haine pour les médias ; un rapport de répulsion et de dépendance…2

Il était naturel que la disparition, en 1980, d’un personnage si familier des écrans français et internationaux provoque une immense émotion. Une émotion dans les médias, dans les milieux intellectuels, parmi les « amis » de Sartre… mais également un large mouvement de sympathie populaire, comme en témoignent ses impressionnantes funérailles. L’écrivain fut accompagné en sa dernière demeure, au cimetière du Montparnasse, par une foule immense, qui n’a pas été sans rappeler l’hystérie collective des parisiens au moment des funérailles d’Edith Piaf…

Le journal de 20h d’Antenne 2 nous faisait ainsi vivre l’ultime traversée de Paris de Sartre, accompagné – telle une rock-star – d’une foule de fans en délire. La force de ce petit reportage tient notamment dans le long silence (méditatif, émotif, solennel ?) qui ouvre la séquence. Un blanc de 20 secondes (une éternité en télévision) qui nous force la main, nous interpelle et nous invite à suivre religieusement le convoi. Le journaliste prend bien le soin de donner une liste des personnalités venues aux funérailles de Sartre : figures immanquables de la gauche, en pleine pré-campagne de l’élection présidentielle de 1981… Michel Rocard, le couple Montand-Signoret, etc. La dépouille de Sartre, éternel révolté, est accompagné aussi par la Police, assurant un mystérieux « service d’honneur ». Les couronnes de fleurs viennent de Libération (que le philosophe a contribué à « lancer » avec Serge July), de Gallimard, des Temps Modernes, etc. Sartre ne s’en va décidément pas seul…

Comme point de comparaison avec la marée humaine ayant envahi Paris à l’occasion de l’enterrement de Sartre, le journaliste remonte pertinemment en 1885, aux obsèques de Victor Hugo, ayant entraîné des mouvements de foules comparables.

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Les obsèques de Victor Hugo à Paris, en 1885.

Le reporter le dit sans hésitation : le jour de ses obsèques « Paris était à Sartre ». Foule. Marée humaine. Embouteillages monstres. 50. 000 personnes « au moins ». Sentiment collectif mal défini. Émotion. Les obsèques des grands hommes créent souvent des blessés ou des morts. Le trépassé fait souvent des petits. On rapporte que l’enterrement de Staline a été son dernier massacre, posthume. Mais le poète Evtouchenko a déjà tout dit de cela… Sartre n’a tué personne, mais l’agglomération de la foule, à son enterrement, a causé des malaises. Comme le note le journaliste, avec ironie… cette foule abondante était peut-être là pour se faire pardonner son absence aux ultimes « manifs » et « combats » impulsés par le philosophe à la toute fin des années 70… Alors, cortège funéraire ou dernière « manif » cette marée humaine ?

Mais laissons-là les années 80, et remontons un peu en arrière dans l’histoire de la médiatisation sartrienne. Intéressez-nous à une séquence en noir et blanc de 1951, produite pour les « Actualités françaises » filmées. Ce reportage de près de 4 minutes sur « L’existentialisme à Saint-Germain des Prés » se moque longuement – et avec un cynisme qui fait plaisir à entendre – de la « mode » d’après-guerre pour le jazz, Sartre, la culture « Flore-Deux Magots », Vian, Beauvoir, la joie de vivre et les courbes de Juliette Greco.

Voix nasillarde à souhait. Ton distancié et ironique. Le journaliste ne fait pas de cadeau au sujet qu’il traite. Si le quartier de Saint-Germain des prés est furieusement romantique et charmant (Ah l’atelier de Delacroix sur la place Furstenberg !), la « faune » moderniste qui s’en est emparée est autrement plus inquiétante. Rapidement l’auteur du commentaire dresse un parallèle entre les pratiques du quartier et une religion… Le Flore n’est pas qu’un café, mais un temple qui a « ses servantes et ses pontifes »… Les reportages des «Actualités françaises», qui passaient au cinéma dans le programme précédant les longs-métrages à l’affiche, peuvent étonner le contemporain… entre mise en scène outrée et musique omniprésente. Mais le propos n’en reste pas moins corrosif : la fascination pour l’existentialisme relève bien, alors, d’une religion… Juliette Greco (ravissante…) est ici « la première vestale d’un culte dont Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont peut-être involontairement déchaîné les manifestations »… Les images sont édifiantes… tout un peuple chevelu et barbu (nous ne sommes qu’en 1951) hante déjà Saint-Germain, se pavanant en poses sophistiquées et en regards pensifs. Le marketing de l’existentialisme apparaît sans fard et s’expose sans complexe devant les caméras. Naturellement Sartre reste encore un peu dans l’ombre, mais pour combien de temps ?

Dans les années 50 et 60, on retrouve des séquences où il est question – presque exclusivement – de la littérature de Sartre. Comme dans cet extrait d’un reportage de Pierre Brive, diffusé en novembre 1964, présentant l’enregistrement au disque de la pièce de théâtre Huis-Clos. Si les médias n’oublieront jamais le Sartre écrivain (cette belle plume qui laissera Les Mots…), ils tomberont bientôt littéralement amoureux de l’homme engagé…

Si l’engagement politique de Sartre (dans, autour et à côté du communisme) a été constant à partir de l’après-guerre, et a donné lieu à de nombreuses prises de parole notamment à la radio, un évènement retentissant va contribuer à la médiatisation internationale de l’écrivain… son refus du prestigieux Prix Nobel de littérature, en 1964. Dans cet amusant reportage du journal télévisé – de l’unique chaîne française d’alors – on nous apprend que Jean-Paul Sartre « n’aime pas être filmé » (bin tiens !) et qu’il s’est refusé à aller chercher son Prix à l’Académie Nobel. Manquant d’images d’illustration récentes, le journaliste reprend une séquence filmée d’un voyage de Beauvoir et Sartre à Prague, pour la première de la pièce de théâtre « Les séquestrés d’Altona ». On note, dans l’énumération des « pièces » écrites par Sartre, la coquetterie prudente du journaliste qui transforme le titre « La putain respectueuse », en « La respectueuse »… le mot « putain » étant évidemment banni de la télé du temps des speakerines, qui ne nous montraient d’ailleurs même pas leurs genoux.

Si le reportage commence sur l’œuvre littéraire de Sartre, et sa renommée d’écrivain, il est bien vite question de son côté sulfureux, provocateur, « infréquentable »… Le reporter rappelle que « Sartre a bâti toute sa vie d’homme et d’écrivain sur l’engagement »… un engagement l’ayant amené à « donner des coups » au figuré et au « propre »… on aimerait bien voir ça ! Sur la définition de l’existentialisme le journaliste botte en touche. « C’est une autre histoire ». C’est surtout plus prudent… Le reportage se transforme ensuite en un long micro-trottoir entre la rue Schoelcher et le boulevard Raspail, territoire des Sartre-Beauvoir, avec cette lancinante question : comment Sartre va t-il réagir à l’honneur du Prix Nobel ? Et quand les journalistes n’ont rien à se mettre sous la dent, quand les téléphones ne répondent pas, quand les attachées de presse font les mortes… il ne reste plus qu’à remplir l’espace médiatique avec de l’anecdotique. Comme la concierge de l’immeuble de Jean-Paul Sartre, qui trouve l’homme « très simple et très gentil »… et qui prétends même que l’écrivain n’aime ni les journalistes, ni la publicité (bin, tiens !) Et après la concierge, voici le patron du « Café des sports » que Sartre fréquente. Pour moi ce sera un petit blanc sur le zinc !

Mais c’est résolument le tournant de Mai 68 – quelques années plus tard – qui va faire de Sartre un chouchou des médias. Redécouvert par une jeunesse n’ayant pas toujours connu (ou eu connaissance) des années Saint-Germain des Prés et de l’existentialisme d’après-guerre, Sartre va apparaître comme un « maître à penser » du gauchisme actif, du maoïsme ; dont l’inflexible et radical impératif d’engagement va se présenter à la jeunesse avec beaucoup de fraîcheur (ce qui rétrospectivement fait un peu sourire…)

L’image la plus marquante de ces années de militantisme ardent est celle de Sartre apportant son soutien à l’agitateur gauchiste professionnel Alain Geismar, alors poursuivi par les autorités judiciaires pour avoir ressuscité une organisation politique interdite… la « Gauche prolétarienne ». Geismar attend son procès en prison. Sartre s’adresse alors symboliquement aux ouvriers de la régie Renault de l’île Billancourt… juché sur un tonneau, devant une forêt de micros…

Devant un parterre de gauchistes chevelus (mais souvent en costumes « bourgeois ») Sartre ré-active médiatiquement l’image de l’intellectuel engagé du XIX ème siècle. Zola n’est pas loin. Il « accuse !», le bougre. Et il croit surtout, avec une naïveté qui fait plaisir à voir avec la distance, que les problèmes des intellectuels maoïstes – et notamment le destin de Geismar – peuvent intéresser la « base » ouvrière, ceux qui sont vraiment « à la chaîne »… Sa volonté est de retrouver la « liaison du peuple et des intellectuels »… fantasme lointain. Descendant de son tonneau, piédestal sublime lui permettant de dominer les journalistes, la foule et le peuple… Sartre s’adresse à nouveau aux hommes de presse. Le temps du « refus » de la médiatisation est passé. Sartre a compris tout l’intérêt qu’il pouvait tirer d’une relation continue aux écrans. Il indique fermement aux reporters qu’il a refusé de témoigner au procès de Geismar car il n’a pas confiance en la justice française… Mais il témoigne volontiers de son soutien pour son jeune ami maoïste devant le tribunal des caméras et des micros… le tribunal du people.

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A gauche, la figure du philosophe Cynique Diogène, dans son tonneau légendaire. A droite, Jean-Paul Sartre, jugé sur son tonneau devant les ouvriers de Boulogne-Billancourt. La philosophie serait donc une histoire de tonneaux…

Dans ce même contexte, suite à l’interdiction du journal « La Cause du peuple », produit et distribué par la mouvance maoïste de la « Gauche prolétarienne », Sartre s’engage à nouveau… Le philosophe descend dans la rue, en 1970, pour distribuer à la criée le journal interdit. Et cela, naturellement, sous l’œil gourmand des journalistes goguenards, ravis de pouvoir capter une image si insolite et sexy

Accompagné de Simone de Beauvoir, et de toute une partie du « staff » de « La Cause du peuple », Jean-Paul Sartre déambule à Saint-Germain des Prés en quête d’acheteurs potentiels… Petit bonhomme, déjà un peu « vieillard », physiquement usé, Sartre semble s’amuser du bordel ambiant et des regards induits par la mascarade en cours. Les images sont cocasses… une armée d’intellos propres sur eux, occidentaux en diable, distribuant une feuille de choux laissant apparaître le profil de Mao sur sa « une »… Et pas un acheteur à l’horizon… Voici une vision aberrante qui relève presque de la Science-Fiction… « Achetez la Cause du peuple ! Achetez la Cause du peuple ! » Jusqu’à l’arrestation de Sartre et de sa « bande » par la Police nationale, plus prudente et polie que jamais. Sartre, depuis le fourgon cellulaire, peut même encore s’adresser à la presse… plus impérieusement nécessaire que jamais. Faux-cul comme pas un, Sartre esquive les questions sur Geismar et prétend ne pas faire personnellement « partie » de la « Gauche prolétarienne »… il affirme que c’est en tant que patron de presse, directeur de la « Cause du peuple » qu’il s’exprime. Un rôle qu’il reprendra bientôt en s’associant au lancement du quotidien de gauche « Libération ».

Une autre image notable de ces années gauchistes « post-soixante-huitardes » de Sartre est son engagement dans l’affaire de la mort d’un ouvrier syndiqué de la régie Renault (alors entreprise publique), tué par un vigile dans des circonstances particulièrement douteuses. Dans le contexte houleux du maoïsme des années 70, Sartre apporte à nouveau son soutien au combat du jeune activiste rouge Alain Geismar3 – qui a pris fait et cause pour cette affaire.

Sartre va résolument « au devant » des média pour défendre sa cause. Il accuse les autorités de l’empêcher d’aller librement à la rencontre des ouvriers, et le Parti Communiste de ne pas prendre les « bonnes » options dans cette affaire4. Sartre s’est totalement rangé du côté des médias. Il a compris que pour lutter politiquement contre le « système », la meilleure stratégie était d’exploiter (et à l’occasion de manipuler) les médias – dépendants pourtant de ce « système ». Des médias qui, pour justifier leur rigueur et leur indépendance (dans les années 70, laissez-moi rire…) savaient aussi doser la présence à l’antenne d’opposants, de révoltés compulsifs, de Jean-Paul Sartre, d’Alain Geismar, de post-soixante-huitards attardés, de Dany le Rouge et d’autres « nonistes » chroniques, anti-capitalistes ardents et fantasmeurs de sinistres alter-mondes (Chine, Urss, Cuba, etc.)

Alors, voyons-nous poindre un « Sartre-alibi », dans les années Pompidou ? Destiné à faire diversion, à montrer à la population candide que les médias pompidolien (puis giscardiens) sont suffisamment « ouverts » pour lui laisser la parole, « même à lui »… Pas si sûr… d’autant plus que le philosophe multiplie les « combats », et ne s’attaque pas uniquement au pouvoir en place dans le contexte français.

Nous verrons, dans le prochain épisode de ces « Chroniques de la philosophie médiatique » consacrées à Sartre, que l’action politique (et médiatique) de l’écrivain va largement dépasser le cadre hexagonal et qu’il va s’intéresser à des causes plus exotiques, bien éloignées de Saint-Germain des Prés ou de Boulogne-Billancourt. Sa stature médiatique en sortira t-elle grandie ?

(A SUIVRE…)

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Regards croisés

  1. D’ici 2015 l’INA aura théoriquement achevé la numérisation intégrale de son fond, soit plus de 835 000 heures de programmes pour l’instant… Ce qui est vertigineux
  2. Nous n’oublierons pas que Sartre a été un temps – dans les années 40 – « animateur » d’une émission de radio regroupant l’équipe des Temps Modernes. Ces émissions « La tribune des Temps modernes » ont été éditées en 1989, par l’INA, sous la forme de quatre cassettes. A ma connaissance ces documents ne sont plus disponibles à ce jour. Nous n’oublierons pas non plus que Sartre a enregistré le « pilote » d’une émission de télé, sous Giscard… le projet n’ayant finalement pas abouti…
  3. On s’amusera d’ailleurs du destin de M. Alain Geismar… qui est passé progressivement – au fil des années Mitterrand – du statut de militant maoïste « rouge » à celui d’honorable « Inspecteur Général » dans l’Education Nationale…On l’a vu également travailler auprès du maire de Paris, Bertrand Delanoë, au début des années 2000.
  4. Les terroristes d’Action Directe justifieront d’ailleurs l’exécution du PDG de la régie Renault, Georges Besse, en 1986, par une sombre vengeance à l’ « assassinat » de ce syndicaliste.
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