David Hamidovic : L’insoutenable divinité des anges

Le contexte de recherche

David Hamidović est connu en particulier pour son travail sur les manuscrits de la Mer morte, dits les « manuscrits de Qumrân », et plus globalement par son usage de ses connaissances sur le livre d’Hénoch, l’un des premiers textes de la tradition apocalyptique du judaïsme antique (les milieux rédacteurs qui y contribuèrent se situent peut-être entre le IVe et le IIIe siècle avant Jésus-Christ). Notre auteur intervenait à propos des manuscrits de Qumrân en juin 2010, dans le cadre d’un colloque international tenu en Sorbonne, Aux origines des messianismes juifs, et il a dirigé la réunion des actes de ce colloque en 20141. Son essai sur L’interminable fin du monde2 articule des réflexions sur les littératures apocalyptiques et prophétiques antiques avec une problématique toute moderne ou postmoderne : la question du sens téléologique de l’angoisse du temps qui passe — véritable obsession du judaïsme antique dans les siècles précédents notre ère, à quoi l’eschatologie chrétienne a souhaité répondre par la venue du Christ, et la promesse de son retour pour le « grand jour de Dieu souverain » (Ap 16,14) ou mieux connu sous le titre populaire du jour du Jugement Dernier — et cette angoisse participa activement à une fracture culturelle, à la faveur de laquelle s’impose le christianisme. En 2014, David Hamidović participait aussi à un colloque organisé par le Collège de France, Entre dieux et hommes : anges, démons et autres figures intermédiaires, et son intervention s’intéressait à la multiplicité des identités d’un ange, Métatron3 et la complexité inhérente à l’ « angélisation » d’un être humain, dont la figure de Métatron est peut-être la seule trace dans toute la littérature monothéiste : Hénoch, ascendant de Noé, devenu ange à son retour d’un voyage auprès du céleste trône de Dieu, revient pour en parler. Il est intéressant d’ailleurs de voir que l’épître de Jude mentionne Hénoch et sa mention s’arrêter à une simple évocation d’une « prophétie » (Jude 1,14). Nous allons voir comme la prophétie et l’apocalyptique dans le cœur de laquelle nous entraîne l’auteur sont pourtant très différentes.

La revendication d’une pratique herméneutique

Quiconque aura lu ces différents travaux trouvera donc assez naturel qu’il soit l’auteur de L’insoutenable divinité des anges, travail que des chercheurs attentifs à la question des particularités esthétiques de ce que Blumenberg appelle la « poétisation du texte rituel » (La raison du mythe, 2005) auront attendu. Il s’agit de la première enquête sur les anges à partir de la générique des « textes rituel », c’est-à-dire à la fois la source dogmatique et la source théologique sur laquelle se fonde la liturgie d’une religion, que l’on connaît aujourd’hui partout, à savoir l’apocalyptique. Jusqu’ici, personne n’avait proposé de faire un panoramique de la tradition apocalyptique en usant d’une méthode universitaire. David Hamidović l’a fait et, sur deux millénaires et demi, il a observé les sources et l’évolution de la figure des anges à partir du livre d’Hénoch. Quoique proposé dans la Conclusion (pp. 351-362), l’énoncé d’une véritable méthode capable de saisir l’épistémologie d’un objet à la fois en synchronie et en diachronie, l’herméneutique, nous donne la ligne :

« La difficulté d’une telle entreprise tient au maniement de sources littéraires diverses et à la connaissance des contextes historiques sur presque trois millénaires. Pourtant, les recherches actuelles sur le judaïsme ancien, sur le christianisme et sur l’islam, séparément ou conjointement, ont pour point commun d’élargir considérablement le contexte d’un objet d’étude afin d’en saisir les tenants et les aboutissants sur différentes durées, y compris la longue durée que les historiens ont appris à manier avec précaution. Toutes ces études, dans ces différents domaines, convergent vers la nécessité d’une contextualisation élargie pour mieux saisir les continuités et les spécifiés de l’objet étudié. Une telle tendance dans la recherche se double d’une approche multi-référencée : un emploi sciemment établi de différents champs et méthodes, et non l’usage d’une seule discipline et d’une seule méthode de recherche. »4

Il est donc question à la fois d’une tendance (que l’auteur rapproche d’une pratique que les épistémologues appellent « nouvelle histoire culturelle », page 352) épistémologique émergeante et du déploiement d’outils susceptibles de repousser les limites posées par une pratique mono-disciplinaire ou mono-méthodologique. À ce titre l’ouvrage est-il un éloge de la plurivalence, dans son exercice comme dans son illustration ; il tend en effet à produire un bilan des connaissances littéraire, philologique, théologique et mythologique sur le modèle d’une historiographie dynamique et herméneutique de la figure angélique dans la culture occidentale contemporaine. L’essai découpe ce processus en quatre grandes étapes correspondant aux quatre chapitres de sa structure :

• La première étape5 : avant le premier millénaire avant notre ère au Proche-Orient ancien, « et plus particulièrement en Mésopotamie, les êtres célestes apparentés à ceux qui seront plus tard appelés « anges » se présentent sous la forme de dieux inférieurs qui ont pour mission principale d’être les messagers entre les dieux principaux. »6
• La deuxième étape7 : elle « demeure focalisée sur le monde des dieux, mais au cours du premier millénaire avant notre ère émerge une tendance monothéiste, une tentative d’ordonnance de la société des dieux afin de mieux saisir son fonctionnement et en creux, ses agissements sur le monde humain. […] Dans la seconde partie du millénaire, la Bible hébraïque atteste la cohabitation entre le Dieu d’Israël, YHWH, et les êtres célestes messagers dorénavant qualifiés d’anges. […] [L]es anges cités apparaissent comme de véritables fonctionnaires de YHWH. Non seulement ils accomplissent leur mission originelle de messager, mais ils héritent d’autres fonctions qui existaient déjà de manière secondaire au millénaire précédent. »8
• La troisième étape9 : elle « est plus brève mais plus intense. Elle se situe dans les siècles au tournant de notre ère et participe des bouleversements théologiques, politiques et sociaux qui traversent le judaïsme. Parmi les mutations du judaïsme, l’avénement de l’apocalyptique, c’est-à-dire de la recherche de nouvelles voies d’accès au message de Dieu demeuré dans les cieux, et l’intégration de conceptions grecques sur le divin rencontrent les nouvelles fonctions attribuées aux anges quelques siècles auparavant. Les anges deviennent un des moyens pour rencontrer Dieu, soit parce que ce dernier envoie sur terre ses légats pour accompagnerai son plan, soit parce que les humains peuvent invoquer les anges afin de transmettre des suppliques à Dieu. […] Comme la préoccupation majeure de cette époque est de maintenir un lien avec la divinité, les recours aux anges se multiplient et leur nombre s’accroît rapidement dans les écrits juifs, au point que presque tous les écrits religieux mettent en scène une ou plusieurs figures angéliques. »10
• La quatrième étape11 : la quatrième période manifeste sous différentes traductions les mêmes motifs dans les trois monothéismes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. « À partir des premiers siècle de notre ère jusqu’à la fin du Moyen Âge, le foisonnement des anges suscite des méfiances face aux risques de déviance et aboutit à une volonté d’encadrer l’invocation des anges voire à nier leur existence dans quelques milieux. Bien que des dynamiques religieuses et littéraires affleurent derrière l’accroissement du nombre d’anges, la revendication sans cesse plus prégnante à présenter un ange dans son rapport à Dieu mène à des excès. »12

La nécessité d’un travail terminologique : l’angélopédie

Dès les premières pages de l’introduction, l’auteur propose un travail de définitions des termes, dans un contexte épistémologique qu’il est nécessaire de restituer ici. Signe de son époque, il distingue d’une part la « monolâtrie »13 du « monothéisme »14 et distingue d’autre part le même « monothéisme » d’un « hénothéisme »15, puisque, selon les conditions du monothéisme :

« […] S’il y a un Dieu unique , tout puissant, présent partout en même temps, à quoi servent les anges ? »16 Dissociant le travail scientifique de tout enjeu de l’ordre de l’adhésion ou de la solution idéologique, David Hamidović propose un rapide catalogue de cinq réponses ou cinq traditions de réponses au cours des différentes histoires qui se sont saisi de cette problématique et dont l’essai se veut une résolution sérieuse : 1/ mythodynamie issue de la Perse antique 2/ produit ésotérique et magique de pratiques dans l’Antiquité et le Bas Moyen Âge 3/ résultat d’un discours gnostique spéculant sur les essences 4/ être intermédiaires survenant dans des contextes très spécifiques et 5/ solution exégétique permettant de résoudre des incohérence ou des lacunes littérales (pp. 12-16).

Mais à quel champ épistémologique appartiennent ces traditions ? Étudier une ou l’autre de ces « histoires des anges », est-ce y adhérer ? Les différents exercices, travaux ou essais qui s’attellent à la tâche dans le monde chrétien, qu’il s’agisse de culture populaire, de manuels d’exorcisme plus ou moins théologiques et plus ou moins ludiques, de patristique, de scolastique, tous sont assez spontanément inclus dans la discipline d’une « angéologie » et d’une « démonologie ». Or les textes d’autorité ecclésiastique ont plus volontiers défini la place et la nature des démons, réfléchissant sur leurs formes et leurs capacités, en tant que leur possibilité et leur faculté représentaient une menace ou un questionnement. Pour autant, l’une comme l’autre dépendant d’un contexte historique bien spécifique, débutant peu après le premier millénaire de notre ère dans le Haut Moyen Âge. Le terme d’« angéologie » est donc problématique à deux titres, structurellement, d’une part (est-ce un système fini, cohérent, homogène ?) et idéologiquement (de quoi parle-t-on, symboles, être réels, psychiques, autant de questions dont se saisit le Magistère depuis le concile Vatican II17).

La tradition apocalyptique est en vogue en littérature depuis la fin du XVIIe siècle avec des ouvrages alchimiques ou magiques, hermétiques, ésotériques, qui font la part belle à une culture relativement passée sous silence, pourtant intra-biblique. Il s’agit des derniers livres du Nouveau Testament, avec l’épître aux Éphésiens, et parmi les épîtres non pauliniennes, les trois épîtres johanniques et bien sûr le livre de l’Apocalypse. Ces textes influenceront grandement l’essor de la littérature post-démonologique, c’est-à-dire la littérature qui vient après 1650 (L’imaginaire démoniaque entre 1550-1650 en France, 2000, Mariane Cosson), notamment en Angleterre et en France. Le gothisme en portera la marque, puis ce que Mario Praz appelle le « romantisme noir » dans un ouvrage qui a fait date dans la perception du romantisme (Le romantisme noir, 1999, Mario Praz). Ce sont les traditions propres à l’apocalyptique juive d’abord, chrétienne un temps puis très vite hérétique, qu’exploiteront les différentes traditions du romantisme. Ce phénomène d’appropriation et de poétisation à partir d’un texte rituel, même considéré comme apocryphe (ce qui est le cas du livre d’Hénoch et de beaucoup d’autres écrits apocalyptiques, notamment éliminés lors de la constitution du Canon lors du Concile de Laodicée au Ve siècle), caractérise la grande fertilité littéraire des XVIIIe et XIXe siècles.

L’exposé accélère beaucoup la causalité, écrase des étapes mais il permet de saisir l’intérêt et la nouveauté d’un travail universitaire permettant de rentrer dans des textes comme le livre d’Hénoch : il peut s’agir d’un véritable outil de travail pour comprendre la tension esthétique qui se joue dans l’apocalyptique et, mieux encore qu’un simple travail sur les anges, il serait question d’une véritable rénovation de l’importance prêtée à toute cette tradition. Le terme d’angéologie est conditionnée par la réception qu’en ont les catholiques, il fallait donc un terme qui soit plus neutre. C’est pourquoi David Hamidović propose de travailler hors de ces courants catholiques, et résout la difficulté terminologique en s’inspirant de l’érudition allemande :

« Pourtant, le terme « angéologie », forgé par les érudits, annonce un discours cohérent : le système raisonné des croyances angéliques. Or, il n’en est rien à l’examen des spéculations sur les anges dans la longue durée. Certes, un milieu rédacteur ou un auteur a sûrement en tête une conception précise du monde des anges, mais force est de constater dans les sources littéraires disponibles qu’il y autant de modèles que de milieux rédacteurs et qu’aucune conception ne s’est imposée aux autres. Il fallut attendre le milieu du Moyen Âge pour voir la généralisation d’un système cohérent sur les anges au sein du christianisme. […] De plus, le mot « angéologie » correspond à la conception chrétienne des anges à partir du haut Moyen Âge, il est donc non seulement anachronique avant cette époque, mais il délivre aussi un message a priori sur les croyances angéliques juives. […] À l’instar de la langue allemande, peut-être faut-il inventer un mot pour dire l’ensemble disparate des croyances angéliques ? S’il fallait faire une proposition, le terme « angélopédie », littéralement l’enseignement des anges, me semble rendre compte de l’ensemble des croyances sur les anges et autour des anges, sans les enfermer dans un système trop cohérent et en préservant une visée globale. »18

La mythodynamie de grandes figures culturelles : les anges

Cette rigueur historiographique qui distingue l’ouvrage d’une mystique des anges, d’une fascination esthétique, métaphysique ou religieuse pour ce que cela signifierait vraiment permet de l’inscrire avec détermination dans la catégorie épistémologique : il est question de manipuler des unité de sens, d’enseigner, de présenter les acteurs et les logiques qui fonctionnent comme autant de mécanismes dans la matière vive des éléments poétisés de très vieux textes rituels, dont les conditions exactes ont été depuis longtemps effacées ou oubliées. C’est le sens de la composition mythographique que semble poursuivre l’auteur, et plus spécifiquement l’étude d’un seul « mythème » (unité de mythe) : la figure des anges. La méthodologie qui sous-tend cette volonté est permise par un usage inédit de sources rendues disponibles depuis peu et par une posture qui affleure souvent à une véritable pratique de philosophe des religions ou des mythes.

« Il faut aussi repérer des ruptures, des mutations voire des échelles et des espaces d’expression différents, afin de rendre compte de césures et de transformations et ainsi structurer une histoire sur plusieurs siècles. Ce repérage a longtemps été difficile faute de sources assez explicites. Ces dernières décennies, la documentation disponible s’est accrue et la recherche savante a obtenu quelques résultats. La découverte des manuscrits de Qurmân entre 1947 et 1956 sur les bords de la mer Morte permet d’étoffer les sources disponibles […]. »19

C’est une méthode qui mêle bienveillance et rigueur, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’herméneutique déployée par Hans Blumenberg lorsqu’il projetait d’analyser la part dynamique d’un mythe dans ses différentes occurrences littéraires20 et la mobilité supposée de l’objet d’étude est si bien prise en compte que l’on peut parler d’un travail sur la mythodynamie de l’histoire des anges.

Ce travail sur la mythodynamie adopte une posture qui échappe aux écueils de tout parti-pris dans les énoncés produits. Le lecteur en quête d’ésotérisme ou de révélation(traduction étymologique du terme grec qui a donné « apocalypse »)21 secrète sera déçu. Cette louable prudence, nécessaire « pour construire une histoire des anges », refuse « néanmoins [d’] en rester au constat de la diversité éclatante des conceptions angéliques » : il faut les interpréter, les classer et les organiser selon une intelligibilité qui donne au phénomène son homogénéité généalogique. À ce titre le terme d’une « angélopédie » paraît effectivement plus pertinent ; d’abord parce que le travail de l’essayiste ne se borne ni au judaïsme ancien, ni au christianisme médiéval et intègre rapidement l’opposition tutélaire angélique entre l’Islam (s’étant construit autour de la figure de Gabriel, « pouvoir de Dieu », pp. 339-350) et le Christianisme (ayant préféré très tôt l’ange ou archange Michel ou Saint-Michel, idéal guerrier, « celui qui est comme Dieu ? », pp. 332-334).

Cette historiographie prend visiblement sa source dans un paysage en pleine mutation, au cours de la toute fin du deuxième millénaire avant notre ère, et s’élance dès la fin du premier tiers du premier millénaire avant notre ère, qui voit émerger le judaïsme dans un Proche-Orient antique dans lequel différentes révolutions métaphysiques et théologiques ont lieu. L’actualisation des angoisses et des terreurs éprouvées par les peuples de cette période justifie que de nouvelles formes théophoriques et mythologiques expliquent le cosmos. C’est à une période presque contemporaine que la Grèce doit les Travaux et les jours du poète ou théologien/mythologue Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère). Ce paysage religieux très riche fera basculer les sociétés d’une pratique religieuse éclatée vers des grands modèles métaphysiques, et la concentration des populations, les différents foyers commerciaux brassant les idées comme les hommes, les religions se découvrent désormais très poreuses et communiquent énormément entre elles, favorisant la matrice du monothéisme juif dans lequel des anges, des démons, êtres intermédiaires en tous genres, apparaissent et s’installent.

« La croyance en un Dieu unique dans le judaïsme ancien apparaît alors plus complexe au point de reléguer l’usage du terme « monothéisme ». En effet, la recherche conclut souvent à une préférence pour les vocables « monolâtrie » et « hénothéisme », c’est-à-dire, respectivement, le culte unique de YHWH — le Dieu d’Israël — mais sans nier l’existence d’autres divinités, et la croyance en un Dieu supérieur aux autres dieux. »22

Cette métamorphose pose évidemment la question des mécanismes à l’œuvre sur la réception de figures intermédiaires : un monde divin sans omnipotence, dans lequel les divinités déléguaient des « messagers » (pp. 36-42) afin de communiquer entre elles a sans doute besoin d’anges, d’êtres qui fassent pont (« l’arc-en-ciel » de la déesse grecque Isis qui permet de passer entre les mondes, page 41) ; en revanche, ces dæmon semblent obsolètes (page 37) dans un monde où la divinité concentre tous les savoirs, toutes les forces et toutes les capacités. Et cependant les anges ne disparaissent pas et, même, se multiplient : il sont désormais nécessaires dans un monde fait de transcendance et d’absolu, devenant les garants de la transmission et de l’intelligibilité absolues d’un message (pp. 109-125).

En observant la ramification des différents rôles joués par les anges, ces messagers, escorteurs, protecteurs, révélateurs du plan divin et des hommes qui y participent, l’auteur produit une étude généalogique de la figure des anges telle qu’elle se diffuse largement aujourd’hui, à la fois dans les milieux théologiques des grands monothéismes, dans le spiritisme, les différentes mythologies d’inspirations polythéistes diverses, les sectes mystiques, et, bien évidemment, le monde de la fiction, pour lequel les anges sont une source inépuisable de réécritures. Toutes ces branches pourraient être assimilées à une origine dans l’apocalyptique que nous évoquons et que David Hamidović étudie ici. Il présente par exemple les différents éléments du bestiaire qui compose la « cour céleste » de l’Ancien Testament, notamment dans le Livre d’Ezekiel (pp. 51-56) où nous sont par exemple présentés les chérubins, les séraphins et un troisième type d’ange qui n’est pas passé à la postérité dans l’imaginaire occidental (les « ‘ofannim), notamment dans leurs liens organiques avec Dieu.

Méthodologie et épistémologie nouvelles

L’ensemble de ces énoncés passe par des étapes de longue réflexion sur des textes en particuliers (et le Livre d’Henoch est sans surprise régulièrement invoqué, en tant qu’il fait figure de grand texte de la tradition juive apocalyptique) ; par d’autres plus attachées à l’étude de traductions, notamment, le terme hébreux mal’ak « bâti sur la racine verbale l-‘-k qui signifie « envoyer ». Quelques fois, le verbe comporte une nuance plus précise : « envoyer un message », « envoyer en mission ». Dans les langues sémitiques, la forme verbale au participe passé substantivé — mal’ak en hébreu — peut désigner le sujet, celui qui envoie, l’envoyé, ou l’objet, c’est-à-dire l’envoi. »23, qui est traduit par deux termes distincts dans la Vulgate latine selon que l’envoyé est divin ou humain, distinguant « l’envoyé » selon sa nature et non selon sa mission. Dès lors, l’ange est restreint à une catégorie vis-à-vis de son intimité à Dieu. Ainsi, « nuntius » pour le messager humain et « angelus » ; mais aussi des passages que nous pourrions qualifier de « narratologiques », interrogeant la place ou le rôle de tel ou tel ange dans tel ou tel récit (pp. 70-127) comme dans l’ « escorte » des hébreux lors de leur passage de la Mer des Roseaux, par exemple (Ex 19) ; ou encore des exposés de véritables angéologies chrétiennes, comme celle de Saint Agustin, Grégoire le Grand ou John Scot (pp. 311-331) qui participèrent beaucoup à configurer le format culturel des sociétés judéo-chrétiennes contemporaines, avec des anecdotes qui témoignent, par exemple, de la vitalité, au VIIIe siècle encore, de la tradition chrétienne du livre d’Hénoch, alors que le Concile de Laodicée le déclarait pourtant apocryphe quatre-cents ans plus tôt !

Le pape Zacharie « condamna le prêtre [Aldabert] au concile de Latran […]. Il se servit probablement de l’affaire pour réitérer la condamnation de l’invocation des noms d’anges, signe d’une pratique continuée. Pour la première fois néanmoins, il consentit à reconnaître et autoriser la vénération de trois archanges. Pourquoi seulement trois ? Parce qu’ils étaient nommés dans la Bible : Michel, Gabriel et Raphaël, comme on l’a déjà vu. Les autres archanges étant dorénavant assimilés à des démons. La décision, prise en 745, explique la survivance de prières et de lieux de culte à ces trois archanges en Occident, jusqu’à aujourd’hui, et pourquoi les noms de ces trois seuls archanges se sont maintenus dans la culture occidentale, alors que les autres noms ont été relégués aux sphères savantes. »24

L’ouvrage de Damid Hamidović s’inscrit dans une méthodologie novatrice portée par son époque universitaire, qui tend de plus en plus souvent à attaquer sur un même front, avec rigueur et méthode, différentes pratiques disciplinaires, tressant ensemble des enjeux épistémologiques proches encore peu étudiés dans leurs différents points d’intertextualité ; mais également dans une problématique proprement épistémologique très attendue, recherchée et pratiquée, nous pourrions même dire « suivie » par la recherche contemporaine25.

Plus directement, la fascination pour les anges, les démons, et toutes les figures intermédiaires entre les hommes et Dieu (ou les dieux), les héros et monstres des mythes occupe beaucoup le cinéma contemporain, la littérature, a occupé de tout temps la peinture et la musique. L’angélopédie de David Hamidović annonce peut-être une décennie de recherche attachée à étudier plus directement le cœur de ce champ ici baptisé, et dont les bases méthodologiques sont données, donnant des accès plus rapide à tous ceux que les anges fascinent et que ces problématiques mobilisent.

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  1. Aux origines des messianismes juifs, coll. Supplements to Vetus Testamentum, éd. Brill, 2013.
  2. Les éditions du Cerf, 2014.
  3. Les identités multiples de Métatron dans le judaïsme ancien : homme, ange, dieu in Entre dieux et hommes : anges, démons et autres figures intermédiaires, pp 324-337, coll. Orbis Biblicus et Orientalis, n° 286, éd. Academic Press Fribourg, Vandenhoeck & Ruprecht Göttingen, 2017.
  4. D. Hamidović, L’insoutenable divinité des anges, coll. Essai Historique, éd. Le Cerf, 2018, pp. 351-352.
  5. Ibid., Aux commencements, les anges dans le monde des dieux, pp. 25-59.
  6. Ibid., page 352.
  7. Ibid., Au temps de la présence discrète des fonctionnaires de Dieu, pp. 60-136.
  8. Ibid., page 353.
  9. Ibid., Au temps du bruit assourdissant des anges, pp. 137-266.
  10. Ibid., pp. 353-354.
  11. Ibid., Au temps de la méfiance, de la défiance et du carcan, pp. 267-350.
  12. Ibid., page 357.
  13. Adoration privilégiée d’un dieu sur tout autre, pratique que la recherche contemporaine rapproche de plus en plus volontiers d’une mouvance importante du judaïsme vis-à-vis d’un Yhwh sans épithète divine ; opposée aux yahwistes, adeptes d’une adoration exclusive de Yhwh.
  14. Dont l’auteur associe la terminologie à une pratique colonialiste tardive selon laquelle l’état de nature polythéiste s’opposerait à la civilisation monothéiste, ayant eu accès à la « vraie foi », le terme français datant pour lui du XVIIe siècle, c’est-à-dire pas avant l’ère moderne, pp. 10-12.
  15. Conception hiérarchique selon laquelle un Dieu serait supérieur en soi à tout autre panthéon, inimaginable dans le Proche-Orient antique pour lequel les dieux variaient en représentations et en noms, mais rarement en attributs fondamentaux ; ainsi a-t-on pu voir par exemple les dieux grecs se réfugier en Égypte et s’imprégner du panthéon égyptien, etc.
  16. Ibid., page 12.
  17. IIe concile œcuménique du Vatican, XXIe concile œcuménique de l’Église catholique, quatre sessions entre 1962 et 1965.
  18. Ibid., pp. 17-18.
  19. Ibid., page 19.
  20. On pense ici à son esquisse pour une herméneutique du mythe faite à l’occasion d’un article déjà évoqué, traduit de l’allemand par Stéphane Dirschauer, sous la forme d’un petit opus, La raison du mythe, coll. Bibliothèque de philosophie, éd. Gallimard, 2005, plus largement déployé ailleurs, et notamment dans ses Paradigmes pour une métaphorologie, traduit de l’allemand par Didier Gammelin, post-face de Jean-Claude Mounod aux éditions Vrin, coll. Problèmes & Controverses, 2006.
  21. Du grec ancien, forme verbale άποκαλύπτω (ápokalúptô) : découvrir, dévoiler, démasquer, Grand Bailly, page 226.
  22. Ibid., page 11.
  23. Ibid., page 42.
  24. Ibid., pp. 330-331.
  25. On pense notamment au colloque Graphè des 22 et 23 mars 2018 portant à propos de « l’ange Gabriel, interprète et messager », mais aussi aux deux colloques dans la dernière décennie auxquels David Hamidović participa lui-même et plusieurs autres séminaires, colloques ou articles universitaires traitant de la tradition apocalyptique, des démons, de la démonologie, des anges, etc.
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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.