Olivier Rey : Leurre et malheur du transhumanisme

Le mouvement transhumaniste a semble-t-il, malgré le déluge de critique qui s’abat sur lui un peu partout dans le monde et notamment en France dans le champ intellectuel, au moins la vertu de redonner une sorte de second souffle à certains discours en perte de vitesse. Ainsi, en va-t-il apparemment du discours religieux et singulièrement chrétien dans notre pays de même que de la pensée communiste et marxiste en général. Le transhumanisme paraît agir sur eux de la même manière que sur ce personnage grabataire décrit par Saint-Simon ; l’annonce que des vues contraires aux siennes commençaient à se répandre dans tout Paris eut l’effet de le remettre sur pied en quelques heures, redonnant au mourant de la veille une énergie renouvelée qui faisait crier au miracle ses partisans, dont la plupart l’imaginaient déjà mort et enterré. Ainsi les universités catholiques et autres Collèges des Bernardins multiplient-ils ces derniers temps comme des petits pains les congrès et séminaires consacrés au transhumanisme, de même que les penseurs marxisant montent avec virulence au créneau pour dénoncer cet ultime avatar du capitalisme qu’il incarnerait. Si l’on ajoute à ces deux courants de pensée le courant plus marginal, mais non dépourvu de dignité, des amateurs de chasse, pêche et autres traditions tauromachiques défendu brillamment par Francis Wolff[On peut consulter un entretien à [cette adresse.[/efn_note] on a fait à peu près le tour des idéaux pour lesquels la confrontation aux thèses transhumanistes semble faire l’effet d’une deuxième jeunesse.

C’est précisément dans ce sillon du christianisme requinqué par le transhumanisme que s’inscrit la parution récente, parmi de nombreuses autres du même tonneau, du livre du « philosophe-mathématicien » Olivier Rey intitulé Leurre et malheur du transhumanisme[Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée De Brouwer, 2018[/efn_note]. En moins de 180 courtes pages, le chercheur au CNRS assène ce qu’il faut bien considérer comme son « avis » à propos du transhumanisme. Après qu’un commentaire plutôt élogieux et partisan en eut été publié [sur ce site-même, il m’a semblé qu’un regard un peu moins enthousiaste pouvait être porté à son sujet, afin en quelque sorte d’équilibrer le jugement.

L’ingénieur critique de la mesure

Olivier Rey, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, incarne de toute évidence à merveille, dans le très actuel champ intellectuel catholique le rôle sur mesure du penseur brillamment à contre-emploi. De la même manière qu’il y a des médecins célèbres pour critiquer les excès de la médecine, ou d’anciens adeptes des jeux d’argent intraitables dans leurs propos sur les ravages de l’addiction, Olivier Rey campe avec brio le rôle du Polytechnicien de formation dénonçant à présent, en quasiment toute chose, la place excessive accordée à la mesure et au calcul. On ne saurait, comme on le voit, trouver posture intellectuelle plus avantageuse.

Quand je dis que la pensée de Rey s’inscrit dans le cadre du christianisme envisageant le transhumanisme, je veux dire que l’on se rend compte assez vite que son ouvrage ne fait que mettre en lumière et expliciter les principaux points de désaccord qu’une certaine conception religieuse peut opposer au transhumanisme. Tout au plus Rey se contente-t-il de rajouter quelques points de vue plus personnels, mais on ne peut pas dire qu’il y ait une véritable originalité dans son propos. Maints ouvrages écrits par d’autres penseurs chrétiens ces derniers temps constituent de semblables variations sur le même thème. Leur force principale est toujours la même : pointer du doigt avec acuité une certaine « démesure » liée à la pensée transhumaniste, tout en faisant valoir à rebours la dimension de finitude humaine que mettrait en avant le christianisme, insistant sur la dimension blessée de la nature humaine et le caractère vain et orgueilleux de vouloir la « réparer ». Et leurs défauts principaux sont également tous les mêmes, avec quelques variantes : la plupart des penseurs chrétiens se contentent de donner un point de vue chrétien sur le transhumanisme en ne prêtant strictement aucune attention aux arguments que les penseurs transhumanistes ont pu eux-mêmes mettre en avant, en ne prenant jamais la peine élémentaire de discuter pied à pied leurs argumentations. A cet égard l’ouvrage de Rey est sans doute plus calamiteux encore que bien d’autres puisqu’il ne cite par exemple jamais le désormais classique From Chance to Choice d’Allen Buchanan, qui constitue pourtant un des foyers argumentatifs les plus connus et puissants en faveur du transhumanisme.

Rey, la plupart du temps, en guise d’analyse des penseurs transhumanistes se contente de citer quelques « techno-prophètes » comme Ray Kurzweil ou le désormais incontournable Laurent Alexandre, au sujet desquels de nombreux transhumanistes appellent pourtant à prendre avec grande distance les propos. Mais il est évidemment plus facile de citer quelques déclarations tonitruantes et controversées de personnages singuliers, plutôt que de se confronter aux pensées construites de ceux, plus sérieux et moins tapageurs, que l’on n’a tout bonnement pas pris la peine de lire. La pensée de Rey est en somme sur bien des points comparable à une critique chrétienne du marxisme qui, dans les années 80, se serait contentée de citer quelques propos fracassants de Georges Marchais pour discréditer à bon compte et sans trop d’efforts l’idéal opposé du communisme.

Argumentation faible

De manière générale, le défaut majeur de ces ouvrages rédigés par les penseurs chrétiens contemporains tient à la grande facilité avec laquelle eux-mêmes réussissent à pointer du doigt les contradictions et faiblesses théoriques de la pensée adverse tout en restant bien malencontreusement aveugles à discerner les leurs propres.

Or, ce genre de faiblesse est très vite décelable.

Rey en fournit un exemple saisissant, dès le premier chapitre de son livre, lorsqu’il compare l’argumentation transhumaniste à la célèbre métaphore de Freud :

« Un homme qui a prêté un chaudron se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur prétend premièrement qu’il a rendu le chaudron intact, deuxièmement que le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, troisièmement qu’il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ses justifications, prises isolément, serait recevable, mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. » (p. 16-17)

Appliqué au cas du transhumanisme, cela donnerait les arguments contradictoires suivant : les transhumanistes défendent à la fois l’idée que i) le progrès qu’ils annoncent est un changement radical, tout en soutenant que ii) ce n’est que la continuation de ce que l’homme a toujours fait, et pour finir assènent que iii) de toute manière l’avenir prédit par le transhumanisme est inéluctable.

On comprend la critique : le transhumanisme avancerait des arguments en sa faveur qui, pris isolément, pourraient tout à fait être acceptables (du moins avant examen approfondi) mais qui mis bout à bout sont en réalité contradictoires entre eux et révèlent ainsi la supercherie intellectuelle qui l’anime. Telle quelle, la remarque de Rey paraît tout à fait pertinente. Mais quel dommage alors que lui-même se soit livré à semblable auto-contradiction argumentative pas plus tard que dès la quatrième de couverture de son ouvrage !

Rey y écrit en effet, pour présenter sa réflexion : « Tel est le rôle du transhumanisme – et peu importe que ce qu’il annonce ne soit pas destiné à se réaliser. » Et quelques lignes plus loin : « Se donner une chance de désamorcer la fascination qu’il exerce et le malheur qu’il propage, réclame de mettre au jour ce qui nous rend si vulnérable à ses illusions.”

Si l’on comprend bien, donc, le transhumanisme serait à la fois une promesse démagogique fantaisiste qui n’a aucune chance de se réaliser et la cause dès à présent d’innombrables catastrophes ! Autant dire, avec semblable logique, que la future drogue extraordinaire annoncée, encore à l’état de simple ébauche dans les laboratoires et qui ne sera en réalité jamais mise sur le marché, est déjà responsable de millions de victimes à travers le monde. Ou comment se prendre avec aisance les pieds dans le tapis argumentatif.

Paradoxe apparent

Bien entendu, il serait possible d’aller un peu plus loin dans la réflexion et de dénouer ce paradoxe apparent. Mais cela demanderait alors de faire preuve de plus d’honnêteté intellectuelle et de capacité de réflexion que Rey n’en démontre dans son ouvrage. Si l’on veut bien en effet ne pas renvoyer sans autre forme de procès cette quatrième de couverture à son apparente inanité logique, il serait possible d’avancer que ce que veut dire Rey, en le formulant bien mal, c’est que quand bien même le transhumanisme n’accomplira jamais les promesses délirantes d’immortalité et d’invulnérabilité qu’il paraît mettre en avant, il est d’ores et déjà possible de considérer ce mouvement de pensée comme la pointe extrême d’un phénomène déjà agissant depuis longtemps, le techno-libéralisme, dont les dégâts sont pour le coup bien visibles et dramatiques un peu partout dans le monde.

Soit. Cette charité argumentative est tout à fait applicable à la réflexion mal formulée de Rey. Mais dans ce cas il eût été bienvenu que lui-même témoignât d’une certaine capacité à surmonter la superficialité de son analyse, pour être capable de comprendre par exemple qu’il n’est pas si contradictoire que cela d’un point de vue transhumaniste de décrire les innovations radicales (le dépassement de la limite biologique humaine de 120 ans de longévité par exemple) à la fois comme la continuité d’un mouvement ancien, la lutte contre les effets du temps, et comme l’auto-dépassement de ce mouvement par son accession à un stade supérieur. Qu’y a-t-il en effet de contradictoire à vouloir lutter pour que chacun de nous vive le plus longtemps et le mieux possible (ce à quoi s’emploie depuis toujours la médecine) et de travailler en même temps à dépasser autant que possible la barrière fatidique de l’espérance de vie? Il peut y avoir ici une rupture dans la continuité, de la même manière qu’il est possible de saisir comme radicalement différentes et en même temps comme relevant de la même volonté à la fois l’arbalète et la bombe atomique.

Pour ma part, comme je l’ai déjà expliqué, mais ce n’est qu’un point de vue parmi d’autres, je ne conçois la volonté transhumaniste que comme un mouvement graduel (déjà présent dans la médecine traditionnelle) destiné à lutter contre le handicap fondamental que constituerait l’existence humaine et il n’y a là nulle auto-contradiction.

Quant au troisième argument mis en avant par Rey, à savoir que les transhumanistes jugeraient l’accomplissement de leurs prophéties inéluctable, il est en soi fort discutable car comme presque toujours dans l’ouvrage il manque de références permettant de juger que tout ou partie significative des transhumanistes pensent ainsi. Mais quand bien même ce serait le cas, si l’argument constitue bien, en effet, une manière de faire taire les opposants (en affirmant l’absurdité et la perte de temps consistant à s’opposer à ce qui arrivera de toute manière) on ne voit pas en quoi cet argument de l’inéluctabilité s’opposerait logiquement aux deux précédents. Dans l’exemple de Freud, il s’agissait de nier in extremis l’emprunt du chaudron, rendant ainsi nulles et non avenues les querelles de boutiquier précédentes sur les conditions de l’emprunt initialement reconnu. Mais ici rien de comparable. Le transhumanisme peut fort bien affirmer dans la même phrase, sans souffrir d’auto-contradiction, que le progrès transhumaniste sera l’aboutissement ultime et spectaculaire d’un long procédé inéluctable.

Ce que dénonce Rey en réalité, pour bien comprendre ce qu’il veut dire, ce n’est pas comme lui-même croit le percevoir une auto-contradiction dans les arguments multiples des transhumanistes, mais simplement, ce qui n’est pas du tout la même chose, des manières non pas opposées mais différentes d’argumenter en sa faveur. Celui qui argumente en mettant en avant la nouveauté inouïe qui arrivera, n’est pas forcément le même que celui qui argumente en faisant valoir qu’après tout, pour extraordinaire qu’elle soit, cette innovation ne se comprend véritablement que replacée dans un long processus dont elle constitue en quelque sorte le point culminant, de même que les deux partisans précédents peuvent être différents de celui qui assène, autoritairement, que ce processus se réalisera de toute manière un jour ou l’autre. Ce que pointe Rey n’est donc au fond que la diversité des discours et stratégies transhumanistes pour faire avancer leurs idées, et le caractère parfois agaçant de cette diversité (en particulier s’agissant de clore le débat en arguant de l’inéluctabilité du phénomène), mais il est tout à fait erronée de dénoncer ici, comme le fait Rey, une « incohérence ».

Celui-ci a donc tout à fait tort lorsqu’il affirme :

« Arguer de la continuité des processus pour faire accepter sans broncher les discontinuité attendue de ces mêmes processus est d’une malhonnêteté caractérisée. À la fois promettre un changement de la condition humaine et affirmer qu’il n’y a pas de véritable changement, c’est comme prétendre, quant un chaudron nous a été prêté qu’on la rendu en bon état et qu’il avait déjà un trou quand on l’a emprunté. » (p. 24)

En réalité Rey mélange ici, dans une phrase fort imprécise, les divers sujets du « changement ». Les transhumanistes ne disent nullement qu’il n’y aura pas, dans le futur qu’ils préconisent ou annoncent, de « véritable changement » de la « condition humaine », et dire cela de cette manière est pour le coup une « malhonnêteté caractérisée » de la part de Rey, pour reprendre ses propres termes. Là où il n’y aura « pas de véritable changement » c’est selon les transhumanistes dans le processus à l’œuvre et non dans son résultat. Ce qu’ils affirment c’est que cette volonté de dépasser la limite biologique n’est nullement une idée folle apparue tout d’un coup un soir d’ivresse de la révolution industrielle, mais qu’il ne s’agit au fond que de l’aboutissement ultime de la volonté thérapeutique antique, ou si l’on veut encore du processus de l’auto-retournement de la sélection naturelle vers l’altruisme tel que Darwin l’a décrit dans La descendance de l’homme (ouvrage dont on ne peut que conseiller parmi bien d’autres la lecture à Olivier Rey, pour lui permettre de comprendre que c’est bien un seul et même procédé qui peut au bout de sa propre logique parvenir à son dépassement, sans que l’on puisse y voir une contradiction mais tout au plus un paradoxe). On peut bien sûr contester cette idée, et affirmer qu’entre la volonté de guérir et la volonté de dépasser les limites humaines il ne s’agit plus du tout du même procédé (de même que l’on peut affirmer qu’arrivée à un certain degré la technologie change de nature), mais en disant cela on ne fait que contester la pensée transhumaniste (en se situant en dehors de son cadre) on ne dénonce nullement une auto-contradiction dans ses propos eux-mêmes, qui d’un strict point de vue logique n’existe pas. Encore une fois, celui qui insiste sur la nouveauté du changement radical de la condition humaine et celui qui affirme que ce changement prend au fond sa place dans une volonté séculaire, qui elle n’a nullement changé, de palier les faiblesses de la nature, n’est pas forcément le même, ou peut être le même à des moments différents de son argumentation, mais dire qu’il se contredit c’est soit ne pas comprendre ce qu’il dit soit l’accuser à tort de choses qu’explicitement il ne dit pas.

Le transhumanisme comme arnaque intéressée

Les faiblesses de l’analyse, insuffisances de la réflexion et limites étroites de l’argumentation sont ainsi légions dans l’ouvrage de Rey. Pour le dire de manière ramassée et sans plus de précautions que lui-même ne le pense et ne le présente, le transhumanisme se réduit pour Rey à ne constituer qu’une tragique arnaque intéressée. Ni plus ni moins. Ceux qui y succombent sont ou bien des gogos ou bien de fieffés manipulateurs promettant généreusement ce qu’ils savent ne pouvoir tenir en en espérant des profits aussi bien immédiats qu’à long terme. Cette opinion étant posée d’emblée, l’analyse conduite dans l’ouvrage ne consiste dès lors plus qu’à essayer de dresser en quelque sorte la généalogie de cette arnaque. En ce sens la réflexion de Rey est exactement équivalente à celle d’un marxiste qui, d’un point de vue opposé, n’envisagerait la croyance religieuse du début jusqu’à la fin de sa réflexion que comme le symptôme inquiétant d’une illusion idéologique. Par avance, on peut être certain que quelle que soit la qualité du rhéteur, l’essai n’emportera la conviction que de ceux qui sont déjà convaincus et n’induira qu’un haussement d’épaule chez ceux qui pensent différemment. A quoi bon dès lors, pourrait-on se demander, écrire ce genre d’ouvrage, qui en quelque sorte ne donne « aucune chance » à son objet d’étude, ne manifeste à son égard pas la moindre empathie ni la moindre volonté d’essayer de le saisir de manière un peu charitable ? C’est la question qui se pose inévitablement au cours de ce genre de lecture. Tout au plus pourra-t-on envisager la manoeuvre comme ayant pour but de mobiliser son camp sur le sujet, et au passage de s’y faire applaudir. Admettons. A cet égard il ne fait guère de doute (et la « presse unanime » le démontre) que l’ex-ingénieur se fera généreusement acclamer par tous ceux qui, comme lui, n’ont jamais pris la peine de lire une seule ligne des penseurs transhumanistes les plus complexes (qu’il faut encore une fois distinguer des « techno-prophètes » exaltés) 1.

Il ne s’agit pas bien entendu de dire que tout est mauvais dans l’ouvrage, mais force est de constater que les passages les plus intéressants sont le plus souvent constitués de citations de Günther Anders (concernant la problématique assez juste de la «diminution » de l’homme face à la « perfection » technique) ou de Jacques Ellul (concernant l’oubli de la dimension spirituelle chez l’homme contemporain). Ces deux auteurs incarnant d’ailleurs deux des principales références attendues des ouvrages anti-transhumanistes et anti-technologiques en général. L’argumentation de Rey consiste en effet la plupart du temps à émettre quelques réflexions globales allant dans leur sens puis à citer ces deux éminents critiques de la technologie (ou d’autres penseurs, abstraction faite de leur pensée complète et de quelque bord qu’il vienne, du moment qu’une de leur réflexion peut servir à ce moment-là) comme preuves en quelque sorte de la validité du raisonnement suivi jusqu’à présent. Là où une démarche intellectuellement plus exigeante réclamerait de se confronter aux thèses les plus pointues de ses plus habiles adversaires, la facilité argumentative mise en place ici, consistant à s’entre-citer abondamment entre penseurs du même avis et à ne mentionner que marginalement quelques réflexions parmi les plus visiblement saugrenues des contradicteurs les plus tapageurs, ne peut receler, on le comprend, qu’une force de conviction assez limitée.

Psychologisme et citations de Nietzsche

Une autre faiblesse commune présente dans de nombreux discours de ce type consiste à psychologiser l’adversaire, et le texte de Rey, qu’il croit probablement original, ne fait que l’illustrer comme bien d’autres.

La psychanalyse sauvage qu’inflige Rey à la pensée transhumaniste se retrouve à de nombreux endroits, par exemple lorsqu’il affirme :

« [Les transhumanistes] entendent s’affranchir, par la technologie, de toutes les déterminations naturelles, et ne se rendent pas compte qu’en s’engageant sur cette voie, ils sont plus que jamais déterminés par des pulsions très primaires de domination, des fantasmes régressif de souveraineté totale. Mais encore un effort, humains, pour être libérés : bientôt la technologie permettra d’oublier le principe de réalité pour ne plus connaître que le principe de plaisir. Surhumanité, esprit triomphant ? Plutôt un retour de His Majesty the Baby [Sa Majesté le Bébé], ne connaissant d’autres lois que ses pulsions. » (p. 87)

En réalité, on ne le dira jamais assez, psychologiser son contradicteur, dans un débat, n’est pas faire montre de bonne manière philosophique. Le procédé est intellectuellement faible, par nature extrêmement subjectif, et se retourne en général comme un gant. Psychologisera bien qui psychologisera l’autre le dernier ! Lorsque l’on croit connaître l’autre mieux qu’il ne se connait lui-même, et pouvoir le prendre par la main pour lui montrer son reflet dans la glace, lire dans les tréfonds de son âme ce qui l’anime en réalité et qu’il ignore lui-même, il faut toujours prendre garde à ce que le procédé ne se retourne contre soi avec une dérisoire facilité. En l’occurence, lorsque du haut de sa sagesse Oliver Rey croit voir dans les transhumanistes « la technique la plus sophistiquée mise au service du plus archaïque, le couplage monstrueux de la surpuissance et de l’infantilisme ». (p. 88)

Il serait trop aisé pour un non-croyant de lui faire valoir que la croyance religieuse procède visiblement d’une semblable mégalomanie infantile, le désir naïf d’immortalité et par là de toute puissance sur la brièveté de l’existence animant tout autant sinon plus celui qui croit échapper à l’égoïsme et à la démesure de son vœu d’ajournement perpétuel de son trépas par la fallacieuse argutie que le désir qui l’anime ne dépendrait pas de lui pour sa réalisation mais du Dieu tout puissant auquel il se confie (c’est-à-dire auquel il abandonne en fait pieusement la tâche de sa mise en oeuvre).

De la même manière, on ne peut que regretter la façon hélas trop habituelle dans la philosophie française contemporaine de citer à tort et à travers des auteurs totalement décontextualisés, les arguments d’autorité tirés de Nietzsche constituant l’archétype de ce travers. Ainsi, lorsque Rey cite comme preuve de ses dires, cette fameuse citation de l’auteur de La généalogie de la morale :

« Une ère de barbarie commence, et les sciences seront à son service. » (p. 88)

Il faut rappeler que lorsque Nietzsche meurt, en 1900, la théorie de la relativité restreinte n’a même pas encore été formulée. La technologie à laquelle celui-ci se confronte n’a rien à voir avec la nôtre, le premier avion n’a pas encore pris son envol, la génétique vient à peine de redécouvrir les lois de Mendel et Nietzsche lui-même meurt de complications probablement liées à la syphilis dont notre époque a à peine le souvenir. S’en servir pour traiter du transhumanisme (en n’ayant d’ailleurs même pas identifié de quelle « barbarie » il parle) n’est donc guère plus pertinent que d’utiliser les mises en garde des Pères de l’Église ou, comme le fait également Rey, la référence anachronique au gnosticisme.

Reductio ad hitlerum

Dans l’ordre des facilités argumentatives, après la classique et toujours inepte comparaison de l’adversaire à un malade mental ou à un être immature incapable d’incarner autre chose que le jouet pathétique de pulsions qui le dépassent, vient très souvent la toute aussi vaine comparaison avec le nazisme. Le livre de Rey n’y manque pas. Comme lui-même l’explique longuement, le transhumanisme n’est selon lui que la continuation, poussée à l’extrême, du mouvement qui anime le monde actuel, depuis que la science s’est en quelque sorte accaparé le monopole de l’interprétation de la nature. Or, fait observer Rey, « le monde actuel, sous son antinazisme rabâché, revendiqué, tonitrué, adhère à bien des thèses sur lesquelles Hitler a bâti sa doctrine. » (p.146) Tout simplement. Dès lors, toute discussion paraît inutile.

Une fois le Maître du troisième Reich cité, il ne reste plus en général qu’à fermer le ban, éteindre la lumière et faire évacuer la salle. La messe est dite. Le recours au célèbre Point Godwin suffit en général à pétrifier d’effroi les bien-pensants et à clore d’autorité, avant même de s’y être vraiment aventuré, toute discussion un tant soit peu sérieuse des motifs de l’adversaire. Là encore il s’agit d’un procédé dont on ne peut que regretter l’usage chez un auteur paraissant prétendre à autre chose qu’un avis de comptoir sur un blog mal éclairé d’Internet.

De manière générale, plutôt que de véritablement penser, ce qui réclame souvent de s’opposer à soi-même des arguments et d’essayer de les surmonter, Oliver Rey préfère la plupart du temps se simplifier la tâche en choisissant comme cibles les affirmations les plus discutables de ses contradicteurs (auxquelles il se contentera de répondre en deux ou trois mots). Ainsi, lorsqu’il se moque du péril que ferait courir à l’humanité l’extinction du soleil. Comme cela ne risque d’arriver que dans un ou deux milliards d’années, Rey a beau jeu d’ironiser :

« Menaçons sans tarder la survie de l’humanité, de peur que dans un milliard d’années elle ait du mal à survivre ! » (p. 65)

Certes, on peut à raison penser que cette date est fort lointaine. Mais la possibilité d’un astéroïde meurtrier du style de celui qui s’est écrasé il y a des millions d’années dans le Yucatan, éradiquant la plupart des êtres vivants à l’époque, est elle tout à fait possible, dès demain matin en réalité. De même l’apparition d’une épidémie encore inconnue. Suffira-t-il d’une bonne dose de décroissance et de bonnes intentions vagues pour y échapper ?

Lorsque l’on se rend compte que les périls guettent l’humanité de tous côtés (des météores géocroiseurs aux mutations virales), il n’est plus si simple de balayer d’un revers de main le recours à une très haute technologie pour y faire face. L’homme contemporain se voit en quelque sorte confronté à une double impossibilité, l’impossibilité de faire avec la technologie, celle-ci le conduisant, si son usage continue sur cette voie, à mettre sa propre survie en péril sur une terre en proie aux changements climatiques radicaux et à l’épuisement de ses ressources, et l’impossibilité de faire sans la technologie – puisque les connaissances scientifiques nous apprennent que sans elle, la survie à long terme de l’humanité est également grandement menacée. Penser ce double-lien, surmonter cette impasse des futurs opposés et inconciliables réclamera certainement, on le voit, une réflexion d’une tout autre dimension que celles que les thuriféraires et les détracteurs radicaux de la technologie se renvoient à la figure, au gré d’ouvrages aussi nombreux que peu consistants intellectuellement.

L’origine du Mal

Pour finir, là encore après beaucoup d’autres, Olivier Rey tente de déterminer l’origine du « dérapage » que constituerait la technologie moderne. Là où certains comme Jean Vioulac voient, en se basant sur des lectures de Heidegger, l’origine de la perdition dès l’antiquité grecque, Rey, plus mesuré, mais tout autant anachronique, préfère la distinguer aux alentours d’une scission survenue dans la théologie du Moyen-âge entre le primat accordé à l’entendement et le primat accordé (par le courant nominaliste) à la volonté. Issue de ce conflit byzantin, la science moderne, dont la technologie transhumaniste n’est que le rejeton, constituerait au fond « un lointain prolongement de l’avantage pris à l’époque moderne par la volonté sur l’entendement, par la théologie franciscaine sur la théologie dominicaine. » (p. 109)

On peut, il faut bien le comprendre, conduire toute sorte de revisitations de l’histoire, afin d’essayer de cerner le moment où les choses ont commencé de mal tourner, si l’on considère que la voie prise n’est pas la bonne. On comprend également fort bien que le calendrier de la Chute, dans une vision plutôt marxiste de l’histoire, ne s’embarrassera guère des querelles théologiques chères à Rey et aux penseurs chrétiens pour interpréter l’origine du transhumanisme. Sur pareil sujet chacun trouvera son explication fétiche dans les références qui lui sont propres et sa culture personnelle. Il s’agit ici, de toute évidence, d’explications essentiellement auto-référentielles, c’est-à-dire que celui qui les avance se contente de se baser sur la certitude à ses yeux de sa propre tradition et se borne à y chercher les ressources interprétatives mobilisables pour donner sens à ce qu’il perçoit négativement. Dès lors il paraît fort difficile, du moment que l’on se situe en dehors de cette tradition (par exemple si l’on n’a pas personnellement fait son choix entre la théologie franciscaine et la théologie dominicaine) d’accorder un crédit démesuré à l’analyse produite ici. Les partisans inclineront la tête d’un air entendu, et les non-partisans se contenteront d’un haussement d’épaule. Il faudrait pour que la réflexion perde un peu son caractère limité de « lecture chrétienne personnelle de l’histoire » et acquière une dimension plus universelle, que l’essayiste condescende à se confronter plus sérieusement aux argumentations qui ne recoupent pas la sienne, autrement qu’en les accusant de constituer de « belles paroles » ou des propos « d’une stupéfiante niaiserie ». (p. 123) Or, on l’a vu, c’est ce qu’il ne fait pratiquement jamais.

Conclusion

Mais que les choses soient claires pour conclure. Il est tout à fait possible qu’Olivier Rey ait globalement raison et que le transhumanisme soit la pointe avancée d’un monde courant à sa catastrophe. De nombreux indices et réflexions rendent cette hypothèse fort vraisemblable. Ce qui pose problème dans son ouvrage c’est plutôt, on l’a compris, la très faible capacité argumentative dont il fait preuve pour défendre son point de vue, recourant systématiquement à la facilité, aux raccourcis intellectuels et aux clichés2, en se basant sur l’ignorance totale des positions de ses contradicteurs, qu’il ne prend jamais la peine de discuter avec précision. C’est cette manière de faire qui pousse à considérer tout bien pesé que si l’on peut lui accorder d’incarner peut-être le rôle de l’avertisseur judicieux, d’une Cassandre inspirée, le rôle du philosophe nous paraît beaucoup plus discutable, du moins si l’on se situe du côté d’une philosophie argumentative, soucieuse de défendre de manière rigoureuse et honnête des positions basées sur la pleine connaissance des thèses opposées aux siennes.

Nietzsche, auquel fait référence Rey, se proclamait un « adversaire de rigueur » du christianisme. Par là il voulait dire qu’au-delà de son opposition au christianisme, ce qui comptait surtout pour lui était la connaissance étendue et solide qu’il avait des doctrines opposées à la sienne et la probité intellectuelle avec laquelle il exigeait de traiter toute question, par-delà la simple opposition des avis. Force est de constater que cet adversaire de rigueur du transhumanisme se fait attendre du côté des penseurs chrétiens contemporains, et à ce rôle Olivier Rey paraît pouvoir postuler moins que quiconque.

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  1. Cette situation s’explique du fait de la disparition quasi-complète de la presse critique en dehors d’internet. Les grands journaux et magazines nationaux ne sont devenus dans le domaine intellectuel, depuis l’effondrement de leurs revenus, que des extensions des maisons d’éditions, chargés de produire des présentations d’ouvrages qui ne sont dans la plupart des cas que des publicités déguisées. A l’exception de quelques analyses dignes de ce nom mais parues dans des revues confidentielles, ces articles ne font donc preuve d’aucune lecture approfondie, notamment lorsque le journaliste chargé de l’article se contente d’une interview de l’auteur, ce qui lui évite non seulement tout travail de réflexion sur l’ouvrage mais souvent même (en particulier quand le livre vient tout juste de sortir) sa simple lecture.
  2. Dernier exemple pour illustrer ce problème récurrent. Rejetant les transhumanistes et les partisans modernes des droits des animaux dans une même opprobre, Rey, saisi d’une illumination, pense avoir trouvé le point commun qui les unit : « La compatibilité, sinon la collusion, entre animalistes et transhumanistes vient aussi de ce que leur base de recrutement se ressemble : des gens coupés de la nature, pour qui, au sens propre, le mot « souris » renvoie à un « périphérique » qui permet de déplacer un pointeur sur un écran et de cliquer – et, au sens figuré seulement, désigne un petit mammifère rongeur à pelage gris. » (p. 155) On cherchera semble-t-il en vain, pour reprendre les marottes de Rey, dans l’histoire de la théologie franciscaine, comment un chercheur actuellement en poste au CNRS peut en arriver en toute bonne foi à écrire de tels lieux communs.
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Vincent Billard est né au Vietnam en 1971. Il est professeur de philosophie à Paris. Il s'intéresse à la technologie moderne, au handicap, à la question des origines et au transhumanisme. Il a publié l'essai "iPhilosophie" aux PUL. Il a également publié chez Hermann "Geek Philosophie" en 2014, et son dernier ouvrage, "Éloge de ma fille bionique", en 2017.