Adorno : Kierkegaard, construction de l’esthétique

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A Bernard, Achille, Manuel, Thibaut et Romain

On n’avait pas réédité cette œuvre du jeune Adorno depuis l’édition chez Payot de 1995. Trente ans plus tard, très exactement, l’entreprise des éditions Klincksieck est très utile.

L’introduction d’Eliane Escoubas, traductrice de l’oeuvre, est très ramassée et éclairante. Y est rappelé qu’Adorno écrit à l’approche du nazisme en Allemagne, qui l’obligera à s’exiler aux Etats-Unis. C’est le jeune Adorno, sous l’influence de Walter Benjamin, qui  soutient son habilitation à diriger. Le vieil Adorno ne reniera pas l’oeuvre de jeunesse, par honnêteté, et ne la remaniera pas non plus.

Pourquoi le jeune Adorno écrit-il ? Parce qu’il adore sa tante, sa deuxième mère, qui adore Kierkegaard. Aussi est-ce là un hommage indirect. Kierkegaard ponctue l’oeuvre d’Adorno. Ce dernier y reviendra par trois fois, au début des années 30, puis, avec La doctrine kierkegaardienne de l’amour, dédié précisément à sa tante, dans les années 40, avec Et encore une fois Kierkegaard, dans les années 60. Kierkegaard, l’esthétique, l’amour, et toujours. Voilà une déclaration d’amour pour Agathe, la tante chérie, qui demeure dans la mémoire d’Adorno.

Quelle est sa méthode ? On y lit les traces de Benjamin et de son analyse du drame baroque. Mais aussi l’esquisse de la méthode adornienne : la dialectique négative. Critique radicale de la métaphysique traditionnelle ; critique de la dialectique hégelienne, en ce qu’elle ne tente pas de concilier les contraires en une quelconque Aufhebung, mais les maintient dans leur tension ; critique du concept en ce qu’il est totalisant, et donc trace de l’aliénation et de la domination. On voit bien ce qui pourrait séduire Adorno : ce refus du concept. Mais Adorno cherche l’objectivité de la philosophie, tandis que Kierkegaard en affirme la subjectivité. Comme Kierkegaard, Adorno accepte et accueille la contradiction. Kierkegaard l’accomplit selon l’esthétique, Adorno selon l’objectivité.

Quelle sera notre méthode ? Il est impossible de rendre compte de la richesse du livre sans s’y perdre. Comme l’écrit Walter Benjamin : « Dans ce livre, beaucoup tient en peu d’espace. » Pour Benjamin, qui lit Adorno au sujet de Kierkegaard, le livre consiste en une « critique de l’idéalisme » kierkegaardien. Le but se double d’un genre. La philosophie de Kierkegaard est une forme de « fantasmagorie ». Or, la critique adornienne nous semble méconnaître le subjectivité de Kierkegaard, subjectivité qui ne saurait se réduire à une caractérisation bourgeoise. Le génie de Kierkegaard, en effet, consiste à se rapprocher de l’intuition mystique, celle de l’irréductibilité de l’individu. L’individu Kierkegaard est irréductible, et cette irréductibilité traverse toute son œuvre à travers la diffraction des pseudonymes, et grâce au concept de la foi. Kierkegaard critique, à juste titre, le faux christianisme. Mais il manque le sens mystique de la foi, qui est l’entrée dans l’obscurité et sa lumière, qui est intériorisation absolue. La foi n’est pas marquée par l’angoisse. Elle est constituée par l’abandon total à Dieu, à son amour. Il n’y a pas de risque dans la foi. Juste une constance vers le but, qui est le détachement total de l’individualité au profit du Réel. Aussi faut – il critiquer Adorno par sa critique, et critiquer Kierkegaard par son erreur dans la définition de la foi. La foi n’est pas un saut dans l’inconnu, mais un élan vers l’amour absolu. Elle est nuit lumineuse, dénuement intérieur, passiveté, réceptivité radicale à l’altérité de Dieu. La foi est une nuit obscure pour l’âme, et plus elle l’obscurcit, plus elle lui donne de lumière. Obscure clairière de la foi, accès au nuage de l’inconnaissance, richesse insondable de la vie réelle, la foi éclaircit l’intellect jusqu’à la fusion avec la Lumière éternelle, qui n’intervient qu’après la mort. Mort de soi, vie dans la lumière. Vide du coeur rempli par la Lumière éternelle.

I – Kierkegaard. Conception de l’Ethique.

Nous examinerons les mouvements de pensée d’Adorno selon l’ordre des chapitres

Dans le chapitre I, Adorno s’emploie à exposer l’esthétique de Kierkegaard, qui est la forme de sa pensée. Adornons Adorno, sans l’adorer.

Et l’on doit concéder qu’Adorno commence mal : « Chaque fois qu’on a voulu comprendre les écrits des philosophes comme des poésies, on a manqué leur teneur de vérité ». La philosophie comme production de concepts, comme science ? Non pas. La philosophie est un art. Un point de vue sur le monde, un monde fait d’idées, comme autant de métaphores. La philosophie est un jeu de mots sur le Réel. Le concept y apparaît comme l’image de la vérité. Mais, bien plus profondément, la philosophie est une manière de vivre, comme l’écrit Pierre Hadot. Il s’agit de devenir concept, de se faire concept. Aussi la philosophie consiste-t-elle en ce double mouvement comme vie de la philosophie, comme philosophie de la vie.

Ce qu’Adorno refuse à Kierkegaard, nous le lui accordons pleinement. Il faut lire Gottsched, le premier traducteur de Kierkegaard. Gottshed dit de Kierkegaard qu’il est « un poète dont la lyre est tendue avec les cordes les plus puissantes et les plus délicates, les plus tristes et les plus joyeuses. » Adorno de commenter : « La louange déshonore autant la poésie que la philosophie. » Or, il y a une poétique du concept. Le concept est image, rythme, comme le poème. Il est le reflet de la vérité. Il tente de saisir l’insaisissable de l’un et du multiple, de le retenir dans ses filets, dans sa toile. Il y a des styles en philosophie. Le style de Spinoza dans l’Ethique est double : rigueur de la mathématique, fougue du commentaire. Le style de Nietzsche est pleinement métaphorique dans Ainsi parlait Zarathoustra. Et que dire du Poème de Parménide, ou des aphorismes d’Héraclite ? De l’ironie socratique, au genre comique ? La recherche de la sagesse implique la sagesse de la recherche. La philosophie est l’art de poser les bonnes questions. Adorno pose la bonne question concernant Kierkegaard. Est-il au juste poète ? Adorno, écrit que « face à la révélation positive, la poésie est pour Kierkegaard la marque de l’illusion de toute la métaphysique. » Pour Kierkegaard lui-même, Kierkegaard n’est pas, en définitive, poète. Mais on pourrait objecter que Kierkegaard écrit des milliers de pages poétiques pour en arriver à cette conclusion, par une sorte de renversement de perspective final.

L’esthétique formelle de Kierkegaard serait-elle alors d’être un écrivain ? L’usage du mot est « répété dans l’oeuvre de Kierkegaard comme une formule magique. » Un dandy ? Un flâneur ? L’esthète est tout cela à la fois. Kierkegaard, dans son œuvre, entonne « la litanie obstinée de formules esthétiques bien arrêtées. » Dans une perspective critique Adorno ajoute : « Quiconque s’abandonne à son œuvre, (…) celui-là succombe à cette œuvre comme à un domaine mythique. » Et pourquoi donc ne pas succomber ? La distance critique d’Adorno opère comme un refus de la vie, du mouvement de la vie de la pensée chez Kierkegaard. Le propre de Kierkegaard est d’être vivant, toujours emporté par le tourbillon, par l’ironie, en un jeu de miroirs infinis.

Mais au fond, quel est le sens du mot « esthétique » chez Kierkegaard ? Adorno distingue avec finesse trois sens. Le premier sens est « le domaine des œuvres d’art et de la théorie de l’art. » Le second sens est l’esthétique comme sphère, comme stade. (On se souvient qu’il existe chez Kierkegaard trois stades, trois sphères : l’esthétique, l’éthique, le religieux, comme il existe chez Spinoza trois genres de connaissance, selon la confusion, selon l’éthique, selon l’intuition.). Adorno relève avec justesse que « Du point de vue de l’attitude « éthique », l’attitude esthétique apparaît chez Kierkegaard comme non-décision de soi. » Le troisième sens se retrouve seulement dans le Post scriptum définitif et non scientifique. Adorno écrit que « l’esthétique se rapporte à la forme de la communication subjective. «   Kierkegaard résume en une formule ramassée :« D’autant plus d’art, d’autant plus d’intériorité. » Aussi, le « flou de la catégorie ne peut être dissipé par une méthode englobante » conclut Adorno.

Dans les chapitres II et III, Adorno, après avoir examiné le style de la pensée kierkegardienne, en analyse le fond : l’intériorité.

Il commence par analyser la constitution de l’intériorité chez Kierkegaard. Rappelons l’importance du concept chez Kierkegaard. L’intériorité s’oppose à l’extériorité, au monde. Elle est le lieu de la tension entre les trois sphères de l’existence, la sphère esthétique, la sphère éthique, la sphère religieuse. Elle est aussi un processus de retour vers soi. Selon Adorno, Kierkegaard n’aurait opposé aux systèmes philosophiques, et spécialement à l’encontre de Hegel, que la protestation de la solitaire subjectivité. L’intériorité est, dans son retour, le fait de se détourner du monde inauthentique. Or, comme le souligne Levinas, Kierkegaard « ne part plus de l’expérience mais de la transcendance. C’est le premier philosophe qui pense Dieu sans le penser à partir du monde. » L’intériorité est un brûlant secret.

Adorno rappelle que chez Kierkegaard, le « sens ne serait pas à l’origine étranger à l’homme, mais il se serait perdu dans l’histoire. », d’où « la direction rétrograde de sa philosophie. Il faut revenir « en arrière », à l’origine du texte premier. L’intériorité, chez Kierkegaard, est sans objet . «  Pour lui, le monde des choses n’est ni propre au sujet, ni indépendant du sujet. Bien plutôt : il est supprimé. Il n’offre au sujet qu’une simple « occasion » pour l’action, une simple résistance pour l’acte de foi. »

Il y a une dialectique immanente à l’oeuvre chez Kierkegaard. La dialectique sans objet serait à penser « comme mouvement de la conscience de l’individu au sein des contradictions. » Plus loin, Adorno précise que « La réalité ne trouve son expression que dans le cours contradictoire du temps du monologue : dans l’histoire. » Contre Adorno, nous rejoignons Levinas. C’est depuis la transcendance que s’effectue le saut dans la foi. Kierkegaard, ainsi, part de la transcendance.

La philosophie de l’histoire se fonde sur deux conceptions. D’une part, l’histoire est pensée comme historicité, « comme possibilité abstraite de l’existence dans le temps. » D’autre part, « l’histoire réelle l’emporte dans sa philosophie. » Le « moi sans objet, et son histoire immanente, est enchaîné à l’objectivité historique. Kierkegaard s’en rend compte eu égard à la langue. » Ainsi, Socrate fait l’objet d’une détestation de la part des Athéniens, écrit Kierkegaard, « justement parce qu’il disait la même chose que l’homme le plus ordinaire, mais en mettant dans ses paroles une pensée infinie. » L’intériorité sans objet, conclut Adorno, « devient le refuge du sujet, dès qu’il est accablé par une objectivité. »

Pour Kierkegaard, « le monde extérieur n’est réel que comme monde réprouvé. » Plus loin, Adorno ajoute : « Kierkegaard a reconnu la détresse du grand capitalisme à son commencement. Il s’oppose à elle au nom de l’immédiateté perdue, qu’il sauvegarde dans la subjectivité. » Or, le christianisme authentique est salvateur.Il « sauve de la détresse de la réification. »

L’intérieur est « un dedans sans objet sans opposition à l’espace. L’espace est « dans « l’intérieur », l’apparence. Ce que fait selon l’ordre de la subjectivité,  Spinoza le fait dans l’ordre de l’objectivité. La division spatiale n’est, réellement, qu’une apparence. Des images premières, archaïques, émergent dans l’intérieur, et notamment celle de la mer « en tant qu’image de l’éternité elle-même. » La philosophie de Kierkegaard refuse à l’extériorité une quelconque réalité. « Toute extériorité réelle s’est contractée dans le « point »  ». La philosophie de Kierkegaard, note très justement Adorno, « se tient dans une parfaite simultanéité de tous les moments qui coïncide dans un point, celui de « l ‘exister. » »

Dans le chapitre III, Adorno, après avoir défini le concept d’intériorité, définit ses aspects et ses conséquences. Première conséquence : l’attitude de Kierkegaard à l’égard de la vie matérielle. De quoi vit Kierkegaard ? Il est rentier. Mais il ne profite pas de la plus-value de sa rente, dans une perspective chrétienne. Il consume sa fortune par pans entiers. Il épuise le temps cristallisé qu’est l’argent comme métaphore du temps cristallisé, dans une perspective existentielle. Aussi le reproche adressé par Adorno à l’égard de Kierkegaard, selon lequel Kierkegaard est un bourgeois, nous semble infondé.

Adorno critique les limites posées par Kierkegaard à l’égard de la définition du prochain. Pour le philosophe danois, les Noirs et les chanteuses sont exclus de la catégorie du prochain. Un noir « ne peut pas représenter l’esprit. » En « perdant une chanteuse, on ne perd en général pas grand-chose.» Or le concept de prochain concerne l’humanité toute entière. Il ne saurait se diviser. Cela n’est pas chrétien, et contraire à l’idée de miséricorde.

« Le soi absolu de Kierkegaard est un pur esprit. » écrit Adorno. Or, ce dualisme de Kierkegaard est faux. Nous ne sommes pas de purs esprits, mais il s’agit de retrouver l’esprit pur à l’oeuvre en nous dans la Nature. L’extériorité est en nous, comme nous sommes dans l’extériorité. Il convient de ne pas opposer les deux. Plus nous connaissons le singulier, plus nous sommes religieux au sens de Spinoza. La religion est l’acte de relier, de trouver le commun. L’intériorité est profondément plénitude.

Certes, il existe dans l’existence deux naissances. La première au sens usuel, la seconde, au sens du dévoilement de la vérité. Mais cette vérité ne consiste pas en la réalisation de la vérité. Elle est ouverture à l’esprit pur. Elle consiste en la béatitude, au sens de Spinoza. Elle est accueil à la réalité, selon laquelle il n’y a plus de barrière entre extériorité et intériorité, en tant qu’approfondissement absolue de la réalité.

« Dans la Dissertation, Kierkegaard a introduit le concept du « mythique », à la fois opposé au mouvement historique et son unité avec celui-ci – et ce, à l’occasion des mythes platoniciens. » écrit Ardorno. L image reconnaît l’unité du dialectique et du mythique. Cela est très vrai. Dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit la métaphore de la dialectique, qui est l’ascension vers la Lumière éternelle au-delà de la caverne. Mais le mythique est métaphore de la métaphore que constitue le langage. Le langage, en tant que se déroulant dans le temps, ne peut atteindre l’éternité. Il ne peut en être que l’expression.

Corrélativement, l’homme mondain est condamné à la mélancolie. « L’affect du prisonnier est la mélancolie. » On peut contester cette assertion. Il y a des esthètes heureux. L’oubli de l’Être n’a pas pour corollaire l’affliction. Kierkegaard est victime de son puritanisme.

Kierkegaard se définit comme penseur baroque. Le baroque apparaît sous la figure du tyran. Kierkegaard s’identifie totalement, après le saut religieux, dans la figure du martyr. En outre, la « philosophie de Kierkegaard est même revêtue des insignes redoutés de l’esprit baroque : l’enflure et la cruauté. » écrit Adorno. En quelque sorte, le « baroque de Kierkegaard est anachronique dans l’ordre historique, mais il est historique sous la loi de l’intériorité mythique. »

Il demeure des paradoxes de l’esthétique. D’un côté, l’esthéticien se trouve en un château fort ; il saisit sa proie avec force. D’un autre côté, il est faible. Adorno de relever «  L’esthéticien ne dispose pas de son « esprit » comme d’une libre possession, il lui manque la transparence. »

Dans le chapitre IV, Adorno examine le concept d’existence chez Kierkegaard. Il commence en envisageant le rapport entre existence et vérité. Le concept d’existence est tout entier tourné vers la question de la vérité. Pour Kierkegaard, « la vérité est la subjectivité. » La vérité absolue réside dans le paradoxe du Christ, Dieu fait homme. La vérité est l’acceptation de la finitude chez l’homme. Elle est liée au désespoir, en tant que manque de reconnaissance du moi véritable. Disons-le tout net : cette conception est vraie pour la plupart des êtres humains. Mais elle est fausse quant à la personne plongée dans le Réel. Il y a accès à l’éternité chez l’homme, même si cela est rare et difficile, dit Spinoza. Et c’est en cela que réside l’espoir. Pourtant, la vérité est elle-même dés-espoir, en tant que projection vers le futur. C’est en tant que sortie du futur, dans la vérité de l’instant, que la conscience devient pure, en tant que totalement transparent à elle-même. Pour Kierkegaard, « ce n’est que par moments que l’individu singulier peut dans l’existence se trouver dans une unité d’infini et de fini qui transcende l’existence. » Kierkegaard répond à la question de la déification permanente par la négative. Or, cela est faux chez le saint ou le sage. La déification est possible. L’union mystique profonde est la fin de l’existence selon maître Eckhart. L’âme est faite à l’image de Dieu, et en elle, Dieu vit et se manifeste. Dieu est présent dans l’instant. Kierkegaard voit cela, mais de manière partielle et confuse. Adorno d’écrire  que le concept kierkegaardien d’existence, « dans son mouvement intérieur, s’empare d’un sens transcendant qui serait qualitativement différent de l’existence. » Le moi est pure subjectivité qui ne saurait se confondre avec une quelconque réification. On retrouve un écho à cette conception dans le shivaïsme du Cachemire. La distinction entre je suis moi, je suis un individu, et je suis la totalité, est une illusion, et ce, en tant que la totalité n’est pas un objet, mais pur sujet. « C’est par la négation de la subjectivité immanente », c’est-à-dire l’ego, le mental, « que la transcendance de la vérité est produite. » Le sujet pur fait ainsi place au sujet illusoire.

Il s’agit pour Kierkegaard d’être transparent à soi-même. « Ce mot signifie : une authenticité manifeste, sans tromperie et libre de toute obscurité. » Or, cette transparence n’est pas une disposition psychologique, mais une réalité ontologique. Pour maître Eckhart, l’âme qui s’est purifiée de tout ce qui n’est pas Dieu devient transparente comme un cristal, et, dans cette transparence, Dieu se reflète. Dans le taoïsme, l’âme qui se laisse fondre en Dieu est vide, transparente, pure. Kierkegaard s’oppose très justement à Kant et Hegel. « Contre Kant, il poursuit  le plan d’une ontologie concrète ; contre Hegel, il poursuit le plan d’une ontologie qui ne succombe pas au simple étant en l’absorbant en elle. » Chez Kierkegaard, « le soi, refuge de toute concrétude, se contracte dans sa singularité (…) ; il se renverse dans la plus extrême abstraction. Ainsi « le moi absolument déterminé reste le moi absolument indéterminé. » Dans la mystique, le moi doit être distingué du soi. Le moi est l’ego déterminé, le mental limité, tandis que le soi est pure abstraction concrète en tant qu’il est indéterminé. Adorno relève plus loin que l’objet « résiste à toute transparence. »  Or, dans la mystique, les objets sont la voie d’accès à l’éternité. Il n’y a plus de différence entre extériorité et intériorité ; le monde est dans la totale transparence à lui.

Adorno analyse ensuite le soi comme existence mythique. Pour Kierkegaard, l’homme « est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit. L’esprit est le soi. » Adorno de relever que le « soi de Kierkegaard est le système, concentré dans le point sans dimension. Or, dans la mystique chrétienne, le point est bien plus que cela. C’est le point qui renferme tout, le monde et Dieu, dans un paradoxe radical. « Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé » dit par parabole Jésus en Matthieu, 13:31. L’océan est dans la goutte écrit Rûmi.  Dieu est dans le point.

Dans le chapitre V, Adorno déploie la logique des sphères chez Kierkegaard. Rappelons cette logique. Il y a tout d’abord la sphère esthétique, marquée par le plaisir comme évitement du désespoir. Vient ensuite la sphère éthique, constituée par la responsabilité et l’engagement. Se déploie enfin la sphère religieuse, double. D’un côté, la religiosité d’A, selon laquelle la vie est pieuse et rationnelle ; d’un autre côté, la religiosité B, marquée par l’absurdité et l’indicible, et par une relation personnelle et paradoxale avec Dieu. D’un côté, la « doctrine kierkegaardienne de l’existence pourrait être appelée un réalisme sans réalité ». « Elle conteste l’identité de la pensée et de l’être, sans cependant rechercher l’être ailleurs que dans le domaine de la pensée elle-même. » Kierkegaard de considérer qu’ « aucun homme ne vit métaphysiquement. Le Christ, en effet, n’est pas homme : il est Dieu. Les autres hommes ne sont pas Dieu, ils sont hommes. Or, la déification de l’homme est possible selon la mystique , comme nous l’avons dit. Le tragique kierkegaardien est donc faux. Si le Christ est Dieu, d’autres hommes le furent aussi. Al Hallaj ne dit – il pas en méditation qu’il était la Vérité, c’est-à-dire qu’il était Dieu  ? Cela lui valut à lui aussi une crucifixion. Mais la fusion en Dieu est possible. La métaphysique est possible. L’homme concept est plus répandu que Kierkegaard ne le croit.

L’origine des sphères est historique. Elles articulent leur développement « dans le temps », note Adorno. Les sphères « délimitent le champ du mouvement intrahumain au moyen de la contradiction totale ». Kierkegaard refuse l’idée de conversion progressive. Il y a entre chaque sphère un saut existentiel. Elles « dominent l’existence dont elles furent issues en tant que moments articulés de son unité. »

Pour Kierkegaard, la « totalité de l’infini est interdite à la conscience humaine conditionnée. » relève justement Adorno. Or, pour la mystique, il y a fusion entre l’infini et le fini, fusion qui s’accomplit dans le temps en tant que sortie du temps. Certes, l’extase n’est pas perpétuelle. Mais le détachement peut être continu. Il trouve sa limite dans l’existence du corps, et ne se parachève que dans la mort du corps C’est là le sens des paroles du Christ « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Chez Kierkegaard, éléments « ontologiques et éléments idéalistes se recouvrent (…) et c’est leur entrelacs qui rend sa philosophie si impénétrable. »

Les « distinctions abstraites entre les sphères » sont ambivalentes. L’ironie et l’humour constituent des confins entre les sphères. L’intéressant est aussi un limite entre la sphère esthétique et la sphère éthique. L’humour est le la limite entre l’éthique et le religieux. Au contraire, « les sauts sont des espaces vides qu’aucune « médiation » ne remplit.

La dialectique des sphères implique leur séparation. « Il importe toujours de tenir les sphères bien séparées par une dialectique qualitative afin que tout ne soit pas mélangé ; au contraire (…) devient un gâcheur quand il veut avoir en soi quelque chose de religieux. » considère Kierkagaard . Or, dans la mystique, le religieux et la poésie sont étroitement liés, en ce que cette dernière exprime l’indicibilité de Dieu par le dicible du poème. Rûmi  et Saint Jean de la Croix incarnent cette union entre l’esthétique et le religieux, union qui fait sauter la séparation. Kierkegaard ne le dit pas autrement lorsqu’il pense que le poète est un « terminus a quo pour l’existence religieuse chrétienne. »

Pour Kierkegaard, « ce n’est que sur un mode fantastique qu’un existant peut constamment être sub specie aeterni. » On l’a vu, dans la mystique, le détachement peut constituer, tout au contraire, un fond constant de la conscience profonde. Certes, la « métaphore de la respiration est à prendre à la lettre. A savoir comme rétablissement du corps dans le rythme de l’absolue spiritualité. » L’hésychasme, dans la tradition orthodoxe, est une participation à la lumière divine par l’exercice de la respiration, du souffle. L’« hésychia » est calme, silence, quiétude. La quiétude est la respiration de l’âme, et constitue un fond constant d’union à Dieu. En effet, « celui qui (…) par la prière pure, ouvre son âme à cette grâce, voit briller en lui cette lumière divine. » (Saint Grégoire Palamas). L’oraison silencieuse est le lieu par excellence de l’union à la lumière éternelle. Il faut défaire jusqu’au nom de Dieu par le silence et la quiétude.

L’imitation du Christ dans la souffrance est une erreur de la théologie kierkegaardienne. En effet, l’union à Dieu est d’abord béatitude. Jésus ne dit-il pas « Heureux les simples d’esprit, car le Royaume des cieux est à eux », (Matthieu 5:3) ? La béatitude est le corollaire de la quiétude. Le silence et le calme, l’impassibilité, le dépassement de toute passion est la voie de la libération. Bouddha ou Abhinavagupta ont incarné cette union béatifique en Inde. Ce que vise la religion véritable, c’est la fin de la souffrance. L’exemple le plus frappant fut l’impassibilité du Ramana Maharshi à l’égard de son cancer.

Dans le chapitre VI, Adorno souligne l’opposition entre raison et sacrifice. La raison tend à persévérer dans l’être. Le sacrifice de la raison, de l’ego, manifesté dans l’ordre temporel par la mort du Christ, homme fait Dieu, est donc pour Kierkegaard un scandale. Mais ne faut-il pas comprendre la mort du Christ d’une toute autre manière ? La vie du Christ est un triomphe contre la mort. C’est parce qu’il n’a pas peur de la mort que le Christ vit de manière éternelle selon l’Esprit. Le sacrifice de l’ego n’est pas un scandale, parce que c’est le vide de l’esprit, ce vide agissant, qui anime la vie éternelle. Il n’y a pas à craindre la mort du corps, parce que la vie éternelle de l’esprit triomphe.

« Pour Kierkegaard, la conscience doit, dans le mouvement d’une « résignation infinie », s’être délivrée de tout extérieur, et… abandonner cette toute puissance », relève Adorno. Kierkegaard a tort et raison. Raison en ce que la conscience, en s’intériorisant de plus en plus, devient profonde et dans cette profondeur, atteint l’absolu. Tort, en ce qu’il ne s’agit nullement d’une résignation, mais de l’affirmation du véritable sens de la vie humaine. La faiblesse de la conscience superficielle, c’est la force de la conscience profonde.

Kierkegaard refuse la religion extérieure, le baptême des enfants. Mais ce refus est lui-même absurde, si l’on considère que le baptême est un symbole de l’entrée dans l’eau de la vie éternelle. Il n’y a pas à rejeter le symbole si l’on comprend le symbole de l’amour comme eau de la vie, par l’entrée dans l’intériorité la plus profonde. Le rejet de la religiosité enfantine est néfaste et faux. Renouer avec l’enfance, avec le vide de l’enfance, sa simplicité, son indétermination, constitue l’alpha et l’omega de la religion chrétienne. C’est par l’esprit simplifié que s’accomplit le triomphe de la conscience profonde. Le Christ n’est pas venu au monde pour souffrir, mais pour affirmer la victoire de l’esprit à l’encontre de la mort.

La gnose de Kierkegaard est elle aussi erronée. Le Christ n’a pas expié pour racheter la faute originelle, mais pour affirmer l’absence de péché originel. L’individuation est le principe du coeur sacré de l’homme. C’est le coeur que le Christ célèbre, l’individuation du feu igné présent dans le coeur. Dieu le Père est un grand feu. Nous pouvons devenir des flammes vives d’amour, comme l’écrit Saint Jean de la Croix.  Selon Kierkegaard, « la grâce ne trouve pas d’autre critère que celui de la souffrance » relève justement avec pertinence Adorno. Là encore, Kierkegaard fait fausse route. La grâce, l’amour du Dieu vivant, est le secours du chrétien qui voit sa conscience relative s’éteindre. C’est elle qui vivifie, qui rédime et évide la conscience relative. Il n’y a pas de tragédie de la souffrance. Certes, la souffrance est inévitable. Les structures de la raison naturelle ne fondent pas sous l’effet du feu divin sans souffrance. Mais la souffrance elle-même n’est qu’un passage vers la béatitude.

Nous rejoignons Kierkagaard lorsqu’il écrit que c’est « le plus haut paradoxe de la pensée de vouloir découvrir quelque chose qui ne puisse pas être pensé. » Mais il n’y a pas de vouloir. La pensée, évidée par l’amour, succombe à ce dernier, dans un rapport de puissance. L’amour est plus fort que la pensée. Comme l’écrit Fénelon, l’amour vide les coeurs pleins, et remplit les coeurs vides. Le dualisme kierkegaardien doit céder le pas face au non-dualisme véritablement chrétien. La conclusion de la foi chrétienne n’est pas une décision, mais un état de fait nouveau, la victoire de l’homme nouveau, intérieur, sur l’homme extérieur, un état d’union intérieure. C’est l’ avènement de « l’intériorité sans objet »,pour parler comme Kierkegaard. Il n’y a pas de décision ; Dieu attire par l’amour comme l’aimant la limaille de fer. Saint François de Sales a écrit : « L’aimant attire le fer, et l’amour attire le coeur. »

Nous ne rejoignons pas Kierkegaard lorsqu’il développe le concept de la passion du Christ. Ce dolorisme chrétien est inacceptable. Parce que la passion est un pâtir. L’autodestruction de l’ego n’est possible que par le jeu de l’amour. Tout le Cantique des Cantiques est fondé sur le jeu de l’amour. Il ne faut pas confondre la passion, la souffrance, entièrement négative, et la force de l’amour, qui est attirance irrésistible, force d’union intérieure. La foi n’est pas la plus haute passion de l’homme, parce que la passion implique un pâtir. L’état intérieur de réceptivité à l’amour est une passiveté, comme le formule Fénelon, et nullement une passivité. Il ne s’agit pas d’endurer en silence, mais d’accueillir dans l’indétermination du silence du mental, par le retour au coeur, dans le mouvement du souffle intérieur, l’amour comme force d’union intime. Aussi Kierkegaard a raison lorsqu’il revient à l’intériorité et à la subjectivité, mais tort lorsqu’il en fait l’objet de la passion et de la décision. Dieu, pas plus que l’homme, n’a de volonté. C’est une force qui va, une puissance qui produit.

Dans le chapitre VII, Eliane Escoubias relève qu’« Adorno détermine quatre domaines de l’esthétique chez Kierkegaard : 1) la doctrine traditionnelle de l’art ; 2) l’immédiateté pure de l’existence ; 3) l’illusion spéculative d’une métaphysique objective ; 4) le « comment » subjectif de la spéculation. »

Le « retournement de la mélancolie » s’opère, écrit Adorno. Celui « qui doit vivre pour l’éternel a toujours besoin d’une dose de dégoût du monde, afin qu’il ne s’éprenne pas de ce monde ». Le puritanisme de Kierkegaard est mis à jour. N’est-ce pas dans la célébration du monde, dans le sentiment accru du monde mondain que le saint ou le sage développe son chant ? Le Cantique de Saint François d’Assise est un hymne à la Nature. La manifestation de Dieu est à l’oeuvre dans le monde. La poésie est le lieu de la réconciliation avec le monde. La sphère esthétique, marquée par la mélancolie du désir inachevé, n’est qu’un moment de la conscience. « L’art serait d’éprouver la nostalgie tout en restant chez soi. Pour ce faire, on doit s’y entendre en matière d’illusion. » écrit Kierkegaard.

Le « domaine d’images constitue l’absolu contraire de la tradition platonicienne. Il n’est pas éternel, mais dialectique et historique. (…) Il ne s’ouvre pas à l’Eros, mais rayonne dans la décomposition . » écrit Adorno. L’image révèle chez Platon. Il en va ainsi de l’image de l’attelage ailé dans le Phèdre ouvre à la pure transcendance. L’image poétique est ouverture à l’Être. Selon Kierkagaard, dans la mystique, donner « au sublime une expression absolue dans le terre-à-terre, voilà l’unique prodige. »

Adorno analyse ensuite le rapport entre images et sphères. « Existence, désespoir, espoir – c’est d’après ce rythme et non d’après le rythme univoque du moi total et du total sacrifice que se mesure l’ontologie kierkegaardienne. » relève Adorno. Plus loin : « Cela a lieu bien plutôt dans une dépersonnalisation du vivant ». « Sa comparaison est celle du sommeil » , qui caractérise aussi bien la sphère esthétique que la sphère religieuse.

Pour Kierkegaard, « seul « l’imitateur » est le vrai chrétien. L’ « admirateur » adopte à proprement parler devant le christianisme une attitude païenne et c’est pourquoi aussi l’admiration a fait surgir dans le christianisme un nouveau paganisme : l’art chrétien ». Ce puritanisme, qui refuse la représentation de Dieu, est un contresens parfait. La représentation de la transcendance est possible et souhaitable. Les saints François d’Assise de  Giotto ou de Fran Angelico constituent un cinglant démenti. Par ailleurs, le refus de la représentation elle-même peut produire l’art, comme dans l’art islamique. Par ailleurs, être chrétien authentiquement n’est pas imiter le Christ, ce qui n’est pas possible. En revanche, vivre l’intériorité de l’Esprit Saint et de la Grâce en son for intérieur est la voie. Il ne s’agit pas d’une imitation, mais d’une réalisation.

Seule est souhaitable, dans la sphère esthétique, la « transcendance de la nostalgie ». Pourtant, « la nostalgie seule ne suffit pas pour le salut. » écrit Kierkegaard. Il y a « coïncidence de « l’esthétique » et du « religieux » dans la pauvreté. N’y a – t – il pas là encore un contresens ? Car, dans la sphère du religieux, la pauvreté véritable n’est pas la pauvreté extérieure, mais la pauvreté intérieure. « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux » (Matthieu, 5:3). Vacuité intérieure, kénose. Voilà le sens du religieux, dont l’esthétique est le reflet sublime.

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II – La doctione kierkegaardienne de l’amour

Dans les années 40, Adorno revient sur Kierkegaard, en écrivant La doctrine kierkegaardienne de l’amour, qu’il dédicace à sa tante.

Adorno rappelle que la « thèse de Kierkegaard selon laquelle la subjectivité est la vérité signifie implicitement que la vérité a son essence dans le procès vivant de la foi. » Il précise que Kierkegaard n’a jamais atteint le véritable christianisme. Or, quel est ce véritable christianisme ? Prenons l’exemple de Saint Jean de la Croix, que l’on peut tenir à juste titre pour l’expérimentateur du christianisme intégral. La foi est la persévérance dans la nuit obscure, dans laquelle l’âme se purifie de ses illusions. Elle ne provient pas d’une décision de la personne, elle est attrait irrésistible. Certes, il faut une détermination constante. Mais c’est la grâce qui opère et qui guide l’amant. C’est une foi vive, une confiance totale. La foi est une nuit sombre, mais aussi une clarté. Elle suppose une confiance totale en la Grâce. C’est elle qui guide le mystique. L’amour, en tant que  Grâce, sauve.

Dès lors, comment Kierkegaard pourrait-il parler de ce qu’il ne connaît pas, de ce qu’il n’expérimente pas ? Dès  lors, la Grâce  paraît pour lui le scandale pour les Grecs, la folie pour les Juifs. Que fait Kierkegaard de l’Eros socratique, orienté vers le Beau de l’Être, l’Un-Bien ? Certes, Socrate a été tué. Mais ce n’est pas en vertu du scandale de l’Amour. C’est par suite de ses provocations volontaires. Si Socrate n’avait pas provoqué les Athéniens, il n’aurait pas été condamné à mort. Que fait Kierkegaard du Cantique des Cantiques, expression pure de la force de l’Amour divin ? La Grâce n’est pas un scandale, elle rédime l’homme. C’est parce  qu’il ne connaît pas la Grâce que Kierkegaard voit là un paradoxe qui mène à la mort de celui qui l’incarne. En outre, dans le christianisme, l’Amour divin n’entraîne pas toujours son dépositaire à la mort. Il suffit de prendre pour exemple Saint François d’Assise, qui fut protégé par les plus hautes instances de l’église.

L’amour chrétien ne peut, comme le fait Kierkegaard être opposé à l’amour naturel. L’amour est « la qualité de la pure intériorité ». Mais l’amour chrétien n’est pas un commandement, un « Tu dois ». Il s’agit d’une effectuation concrète de l’Amour divin. Être véritablement chrétien consiste non pas à reconnaître l’universel dans l’autre, mais à voir en lui la singularité concrète de l’autre. Certes, le Christ ne parvient pas à sauver le mauvais larron. Mais c’est plus par impuissance que par considération morale. Pour Kierkegaard toute « prédilection » est exclue relève. Mais en même temps, la singularité est le corollaire de l’universalité. Kierkegaard se trompe quant à l’objet d’amour. L’amour n’est pas « une rupture avec la nature », il est son expression la plus haute, son point culminant.

Le sacrifice d’Abraham est le symbole du sacrifice de l’ego, du mental ; cela, nous le concédons à Kierkegaard. La pauvreté de Job est, de même, intérieure et nullement extérieure. Mais ces sacrifices sont récompensés par Dieu. Dieu redonne à l’homme son Amour. Bien plus, il le comble de son amour.

Adorno relève l’absence d’Amour chrétien dans la société moderne chez Kierkegaard. Tous deux dénoncent cette absence. Kierkegaard se réfugie dans l’intériorité, et concède l’impuissance face à la société. Adorno, quant à lui, critique cette position. Il faut dénoncer, selon lui, cette passivité. En ce sens, la critique adornienne est justifiée. Mais notons que le véritable chrétien agit pour autrui. Que dire de la suractivité de Saint François d’Assise  ou de Saint Jean de la Croix? De la charité infinie des Béguines ? La critique chrétienne est positive, et s’incarne par les bienfaits concrets de l’Amour.

Le Christ dit que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Mais s’il n’est pas de ce monde, en tant que pure intériorité, il agit dans l’extériorité du monde. Kierkegaard interprète l’évolution du monde comme une chute. Or, à notre sens, l’histoire n’est pas achevée ; elle s’ouvre progressivement au triomphe de l’Amour, selon une marche inconnue de nous. Les paradoxes de l’histoire sont insondables. Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve, comme l’écrit Hölderlin.

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III – Encore une fois Kierkegaard

Dans les années 60, le vieil Adorno revient sur Kierkegaard. « Encore une fois Kierkegaard ».Pour Kierkegaard, le christianisme est une méditation de la mort : un témoin de la vérité « est brûlé jusqu’aux cendres, et ses ses cendres sont jetées à tous les vents, afin que soit éliminée toute trace de ce « rebut » qu’il est devenu, selon le terme de l’apôtre. » Or, la vérité de la philosophie est une méditation de la vie, et non de la mort, comme l’écrit Spinoza.

Le christianisme est un renoncement. Renoncement au christianisme officiel ; renoncement au mariage. Renoncement dans la critique de Hegel. « Son individu tombe en dehors de la dialectique et revient à la pure immédiateté » note Adorno. « Kierkegaard a brisé la crampon de la philosophie de l’identité. » Adorno critique la subjectivité de Kierkegaard. « L’individu kierkegaardien est aussi peu vrai que le tout hégélien. » Renoncement à « l’idéologie du système de profit. »

D’où proviennent ces renoncements ? De l’effacement scandaleux de la grâce. Adorno note que Kierkegaard « demeure dans l’empêtrement mythique. » Il est celui « de la puissance de l’impuissance. » Or, comme le fait Spinoza, il convient d’affirmer la puissance de la puissance.

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Dans leur dimension critique, tant Adorno que Kierkegaard se trompent. Adorno rejoint Kierkegaard dans sa position critique subjective. Mais il lui reproche de n’avoir pas agi dans l’ordre du monde. Or, Kierkegaard a agi. Il a critiqué vivement l’église luthérienne de son temps, sa dérive blâmable, en 1854. Il l’accuse d’être corrompue, de trahir le véritable christianisme. Sous le titre L’instant, il publie une série d’articles et de pamphlets  contre elle. Il dénonce l’hypocrisie de la hiérarchie ecclésiastique. Ce combat l’épuise, et il meurt en 1855. La critique jusqu’à la mort. Un martyr de la vérité. N’est-ce pas là oeuvrer chrétiennement ?

Dans l’ordre de la théorie, la dialectique négative d’Adorno rejoint la critique par Kierkegaard de Hegel. Adorno met en avant la non-identité, ce qui ne peut être saisi par le concept. Il met en évidence la tension entre la réalité et le concept. Or, la conciliation du paradoxe se résout par le vide vivant, vibrant. C’est l’Absolu qui produit les contraires. Il est pas écrit dans le chapitre 42 du Tao Tö King :

« Le Tao engendre l’Un.

L’Un engendre le Deux (…) »

C’est dans le Néant de forme que les contraires se développent. C’est le Néant de forme qui produit le paradoxe. Le Néant de forme est la plénitude de l’Être.

Qu’en est-il alors de Kierkegaard ? La négation de la négation ne sera jamais l’affirmation. Ce n’est pas par le scandale que l’on est véritablement chrétien. C’est par la plénitude de la Grâce. Maître Eckhart, à juste titre, considère que les œuvres ne nous sanctifient pas, mais que nous devons sanctifier les œuvres. C’est le détachement radical, l’Abgeschiedenheit, que se réalise l’oeuvre véritablement chrétienne. La charité de parfaite est l’oeuvre de l’Être. La charité est la manifestation naturelle de l’âme détachée et unie à Dieu.

Par ailleurs, les sphères de l’existence ne s’opèrent pas par sauts successifs, mais s’interpénètrent pleinement. Il n’y a pas de tragique, pas de décision. La Grâce opère spontanément, dans la Vie de l’Être, dans la vie concrète. Abhinavagupta (Xe – XIe siècle) a démontré par sa vie que le Sujet absolu concilie les dimensions existentielles de l’Être. La réalité est une énergie unique ; le monde est une expression divine ; le sujet concret peut reconnaître son identité par sa subjectivité ontologique, par delà les concepts et la dualité. Il n’y a ni tragique, ni comique, ni mythification. La conscience absolue se manifeste dans le sujet. Il s’agit de reconnaître que nous sommes déjà Dieu. Il n’y a pas de chute, pas de péché ; là est le jeu libre de la Divinité. Aussi la sphère éthique n’est nullement en contradiction avec la sphère esthétique. L’art permet de transcender le mental et d’accéder à l’expérience universelle. L’émotion esthétique nous rapproche de la Divinité. Dans la sphère éthique, il est permis et souhaitable de se marier. Radha Mohan Lal Adauliya, ce sage indien de la première moitié du XXe siècle, ne se maria-t-il pas deux fois?

La Grâce peut tout, fait tout. Elle opère intérieurement et extérieurement. Elle fait tout par nous, nous faisons tout par elle.

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