Maître Eckhart : Commentaire de l’Évangile de Jean

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Seul le Prologue de l’Évangile de Jean avait été traduit en français en 1989. Aussi cette traduction par Jean-Claude Lagarrigue est-elle un véritable événement, car, cette fois-ci, c’est de tout le texte que nous bénéficions.

Le Commentaire est fondé sur le Prologue de l’Évangile. Puis quelques passages de l’Évangile sont extraits par Eckhart. Il a été écrit entre 1313 et 1324, sans que l’on puisse en déterminer la date précise. C’est un homme mature, parvenu au sommet, qui écrit donc, puisque Eckhart, né en 1260, a entre 53 et 64 ans.

L’ouvrage sera condamné par l’église sur cinq points en 1329, un an après la mort du Dominicain. Parmi ces points, l’affirmation de l’éternité du monde. Le procès de l’inquisition a profondément affecté notre théologien, qui meurt en 1328, à l’âge de 68 ans.

Eckhart est un théologien non-dualiste, ce qui tranche avec le dualisme usuel du catholicisme. Pour lui, « la bonté de Dieu assuma non seulement l’âme de l’homme mais aussi  sa chair. » (numéro 116). Est-ce pour cela qu’il ne fut pas consacré par l’église comme Docteur, contrairement à l’Aquinate, son contemporain ? Le non-dualisme eckhartien, son quiétisme à peine voilé, constituent une voix minoritaire dans le catholicisme. Elle en est d’autant plus forte.

 

  1. L’introduction de Marie-Anne Vannier

 

Marie-Anne Vannier souligne le fait que le Commentaire est fondé sur la filiation divine de chaque homme. Chaque homme peut bénéficier de la grâce, et être divinisé. Cette radicalité est rare, révolutionnaire au Moyen-Âge. Elle abolit la culpabilité liée au concept de péché, source de névrose et d’inadéquation. La divinification de l’homme est possible. Tel est, au fond, tout le sens de la vie et de l’enseignement du Christ. « Tout est grâce », note Marie-Anne Vannier. Cette omniprésence, cette omnipotence de l’Amour divin caractérise l’expérience des plus grands saints, à l’instar de Saint François d’Assise.

 

La filiation adoptive donne par la grâce la possibilité d’être fils comme l’est le Fils. Mais Marie-Anne Vannier se tait quant à la manière. Disons-le tout net : c’est par la transmission de coeur à coeur entre le maître et le disciple de l’amour divin que s’effectue la filiation. Jésus n’a-t-il pas des disciples ? Ceux-ci ne deviennent-ils pas des apôtres, c’est-à-dire, eux-mêmes, des maîtres ? Aussi bien, la Trinité, dogme instauré sous l’égide de l’Empereur Constantin par compromis entre les conceptions des différentes églises, doit-être comprise ainsi : il n’y a que l’Un, le Père, et l’Amour, l’Esprit Saint, entre l’Un et le Fils, Jésus. Certes, Jésus fut initié par Jean-Baptiste. Mais Jésus est celui de devant : « C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était. » (Jean, Prologue, 15). Il tient son initiation à l’Amour divin, à la Grâce, directement du Père, de l’Un. Et il transmet la Grâce à ses disciples. Tel est le fondement de la transmission de l’Amour divin par le Christ, celui de la Totalité.

 

Aussi, la lecture d’Eckhart du Commentaire, bien que souvent morale, comporte une discrète dimension mystique. Discrète par rapport aux Sermons. L’incarnation est possible pour chaque être humain. Elle permet de « devenir par grâce ce que Dieu est par nature. » Il y a un lien entre le pâtir humain et l’agir divin. Le pâtir divin est le vide de la conscience de l’homme qui permet d’accueillir la Grâce. La Grâce est l’agir divin, qui vide le Coeur et le remplit d’Amour. Nous définissons ainsi la mystique comme transmission de Coeur à Coeur entre maître (le Fils) et disciple (le fils) de la Grâce (l’Amour divin).

 

Aussi, comme le souligne si pertinemment Marie-Anne Vannier, Eckhart « propose une véritable théologie mystique pour l’Occident. » Mais il faut lire entre les lignes pour la percevoir clairement, ce que nous allons nous efforcer de faire.

 

  1. Le Prologue

 

  1. L’écoute

Eckhart conclut son introduction au Commentaire par une discrète et néanmoins significative allusion mystique. Il écrit en effet : « l’intention de l’ouvrage est de montrer comment les vérités (…) sont indiquées de façon lumineuse ». Et de citer Matthieu 11,15 : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ! »

Cette référence aux oreilles est curieuse si l’on ne perçoit pas sa dimension mystique. Il faut rapprocher cette référence du Chema Israël, la prière juive commune à l’époque, pris dans son acception mystique. Chema Israël signifie « Ecoute Israël ». Or, l’écoute renvoie à l’ouïe intérieure, au Coeur.

Aussi, Eckhart fait référence implicitement à la lumière intérieure du Coeur de l’initié mystique. Il ne s’agit pas seulement d’une écoute rationnelle, mentale, dans le temps, mais bien plutôt d’une gnose chrétienne.

Eckhart y parvient-il ? Son texte est truffé d’interprétations morales. Mais parfois jaillit de sa plume la source de la vérité mystique.

 

  1. Le Logos (1:1)

Rappelons le texte de Jean, 1 :1 : « Dans le principe était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ».

La traduction classique de Jean 1:1 est « Au commencement était le Verbe. » Or, Eckhart emploie le mot principium, le Principe. Cela implique une dimension éternelle du Verbe. Aussi peut-on lire le premier verset ainsi : « De toute éternité était le Verbe. »

Eckhart traduit Logos par Verbe. On peut lui préférer le terme parole, comme le fait Bernard Pautrat. Dans l’hindouisme, la parole, vac, est la manifestation la plus proche de l’absolu, ce qui correspond bien à la proximité entre l’absolu du père et la proximité de la parole.

Eckhart se prononce aussi pour l’éternité du monde, ce qui engendra la condamnation de la thèse par l’Église. Il écrit que « le temps découle toujours de l’éternité. » Le verbe « découle » est fort. Il métaphorise la présence de l’eau, de l’Amour éternel. Il justifie avec subtilité sa thèse en rapprochant cette thèse de Jean, 5:17 : « Mon Père travaille jusqu’à maintenant. » L’adverbe maintenant connote le présent. A chaque instant, Dieu produit le monde. Et Eckhart d’ajouter que Dieu travaille « en une opération simple, dans l’éternité et dans le temps, et il travaille dans le temps comme dans l’éternité. » Eckhart a le secret des formules inversées, réciprocisées, caractéristiques du non-dualisme. Il invoque en outre l’autorité de saint Augustin, pour lequel, dans les Confessions, il convient de ne pas vagabonder « encore parmi les mouvements futurs et passés des choses », car « rien ne passe rien ne passé dans l’éternel, mais tout est présent. » Et Eckhart de commenter : « l’éternité, qui est immobile et ne connaît ni le futur ni le passé, détermine les temps futurs et passés. »

Éternité du Logos, éternité du monde : voilà qui est trop pour l’institution ecclésiale. Implicitement, si l’on pousse l’intuition eckhartienne, on peut aller jusqu’à un panenthéisme. Dieu est en tout, et tout est en Dieu. Panenthéisme qui est inadmissible pour l’église de l’époque, attachée à la doctrine de la création. Eckhart avait-il conscience de son audace ? Nul ne peut l’affirmer.

Or, pour les grands mystiques, tout est là. Tout vibre, tout frissonne de la Présence divine. Dieu est en même temps transcendant et immanent.

De plus, Dieu est amour pour Jean ( première lettre de Jean, 4,8). Or, le Logos est Dieu (Jean 1:1). Donc le Logos est Amour. Le Verbe, le Logos, est l’expression vivante de l’Amour.

Si on rapproche le Logos-Verbe du Spanda (la pulsation cosmique de l’Abîme), ou de Vâc (la Parole sacrée de l’hindouisme), on en déduit que le Logos, le Verbe, n’est autre qu’une onde vibrante, pulsation de la Déité qui ne cesse de se donner, de se répandre. La production du monde n’est autre que l’expansion de cet Amour vibrant.

Chez Eckhart, le Verbe naît dans l’âme. Il s’agit d’une donation, d’une effusion, une vibration d’Amour au plus intime. Le coeur est donc une chambre de résonance du Verbe qui ne cesse de vibrer en lui.

Or, cette vibration suressentielle vécut dans le coeur du Christ. Mais aussi chez les grand mystiques chrétiens, comme Parole silencieuse, comme embrasement d’Amour.

L’incarnation est la vibration d’amour qui se manifeste en Jésus, le Fils. Elle est possible pour chaque homme, grâce à la Grâce, à l’Amour divin. Et c’est l’inhabitation possible pour chaque homme que pense Eckhart. La divinification de l’homme est possible pour chacun. C’est une révolution de l’amour. Cette révolution conserve une dimension radicale encore aujourd’hui. Le pouvoir est fondé sur la division, l’Amour sur l’union. L’Amour menace le pouvoir, car il dit la Vérité éternelle de l’union intérieure, grâce au coeur propre à chaque homme, et celle de l’union extérieure, politique, entre les hommes.

Rythme suressentiel, don de soi, producteur, le Verbe est une pulsation éternelle d’Amour.

Or, cette dimension amoureuse du Logos, du Verbe, ne transparaît pas directement dans le Commentaire d’Eckhart. On la retrouve de manière beaucoup plus explicite dans le Sermon I. Certes, il y a de nombreuses références à l’amour dans le commentaire, mais pas de formulation aussi directe que dans le sermon I.

Eckhart insiste sur le fait que le Verbe « est au plus intime ». Il rappelle notamment l’épître de Jacques, 1:21 : « Recevez le Verbe semé en vous. » Jacques reprend la métaphore du grain de sénevé, métaphore réelle du Coeur. Plus loin au numéro 39 : « c’est le propre des choses divines que d’être à l’intérieur et d’être au plus intime. » Cette insistance sur l’intériorité, sur le Coeur, constitue une approche mystique incontestable.

 

  1. Jean, 1:9 Le Verbe « illumine tout homme venant en ce monde. »

 

Au détour d’une incise dans le numéro 86, Eckhart relève que la Grâce est « lumière surnaturelle ». Mais c’est une incise, et Eckhart ne développe pas plus. Plus loin : « tout influx est lumière » : passage essentiel puisque tout influx est un flux, une vibration, comme nous l’avons écrit plus haut. Mais c’est là par le détour, au moyen d’une proposition apposée, que s’exprime le Dominicain.

 

  1. Jean 1:10 Il est venu chez les siens

 

Eckhart s’appuie sur un extrait de l’épître de saint Paul aux Galates, 4:6. « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos coeurs. » Ici, l’initiation du disciple par l’Amour divin dans son coeur est clairement mise en évidence par Eckhart. On voit bien l’aspect mystique de la référence.

 

  1. Jean 1:12 : Mais à tous ceux qui l’ont reçu.

 

Comment advient l’unification du coeur par l’Amour divin ? Par la réceptivité du coeur, sa passivité, sa nudité. « tout ce qui reçoit et participe est en tant que tel nu et en puissance seulement passive. » Pour Eckhart, la Gelassenheit, terme intraduisible, consiste à être vide de soi, à ne rien vouloir, à ne rien avoir, à ne rien savoir afin que Dieu puisse être en le fils, le disciple.

 

  1. Jean, 1 :14 Le Verbe fait chair, plein de grâce et de vérité.

 

Comme le note avec justesse le traducteur, ce verset est le véritable fil rouge du Commentaire. C’est le thème de l’inhabitation divine que développe ici saint Jean. Dieu a habité le Christ pleinement. Le Christ était totalement le Fils de Dieu. (Notions que la traduction adéquate est, comme le relève Bernard Pautrat, le fils du dieu. Cela change tout. Car cela rapproche le Christ du daimon de Socrate.) Ce lien privilégié, grâce à la Grâce, était accessible à chaque homme. Les apôtres, les disciples du Christ, n’étaient-ils pas des hommes ordinaires ? Une chaîne d’initiations successives est inaugurée par Jésus, chaîne ininterrompue dans les premiers temps de l’église. On peut la constater chez les Pères de l’église. C’est la gnose, la connaissance directe et intuitive, amoureuse de Dieu. Là-dessus, voir la Tradition secrète des mystiques de Fénelon.

 

La parole est le Verbe. Elle est pleine de Grâce, c’est-à-dire d’Amour. Il y a unité entre le Verbe et l’Amour divin, comme nous l’écrivions plus haut.

Le Verbe est aussi la vérité de l’unité divine, indivisible, impassible. Là est le paradoxe. Dieu est en même temps impassible et vibrant d’Amour, bullitio et ebullitio, comme l’écrit Eckhart.

De plus, dans le numéro 118, Eckhart se fonde sur le chapitre 3 de l’épître de Jean, en son premier paragraphe. Dieu habite en l’homme lorsque la Grâce, l’Amour divin, l’a transformé. Ainsi, tout homme peut devenir fils de Dieu selon l’apôtre Jean. Et Eckhart d’écrire subtilement que l’inhabitation divine devient un habitus, une présence perpétuelle, une seconde nature. L’homme devient, par le coeur, l’habitacle de Dieu. Alors, perpétuellement, dans le coeur de l’homme est Dieu, le Royaume des cieux, l’Un. La Déité, dirait Eckhart.

Dans ce même paragraphe, Eckhart cite longuement le Cantique des Cantiques. En 1 :1, la fiancée demande que lui soit donné le baiser de sa bouche. La bouche doit être ici comprise comme coeur de la personne humaine, et le baiser comme Amour divin. Aussi faut-il lire : que la Grâce, que l’Amour divin habite son coeur. Lorsqu’a eu lieu l’initiation, le coeur est habité par « un rayon distillant le miel » (4:11), c’est-à-dire un feu, une lumière absolue. Mais Eckhart ne donne pas cette interprétation. Il laisse le lecteur sagace lire entre les lignes.

On voit le caractère essentiel de Jean 1:14. Dieu peut se communiquer à chaque homme par son Amour dans le coeur humain. Curieusement, l’église de l’époque n’a pas relevé la dangerosité de l’interprétation eckhartienne, qui se fait, certes, discrète.

 

  1. Jean, 1:16 Grâce sur grâce

 

Il est dommage qu’Eckhart ne souligne pas la surabondance, le flux continu de la Grâce, de l’amour divin, inépuisable.

L’expression suggère un débordement, une dynamique, comme source toujours renouvelée.

Certes, Eckhart insiste sur la plénitude de la Grâce, sur le fait que la Grâce « croît toujours, devient plus grande par l’exercice, plus riche par la générosité en se fondant sur saint Augustin. (numéro 179). Est-ce suffisant ?

Bernard Pautrat traduit Grâce sur grâce par grâce après grâce. Cela suggère la continuité discontinue de la grâce dans le coeur de l’homme, ou le caractère individuel de la grâce, donnée à chaque homme.

 

  1. L’absence de Jean, 1:27. C’est lui qui vient derrière moi

 

Cette parole de Jean le Baptiseur est essentielle et n’est pas relevée par maître Eckhart. Le Baptiseur sous-entend un lien de maître à disciple. Jésus est bien le disciple de Jean. Mais le disciple dépasse le maître infiniment : « je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale. » Le baptême du Christ ne doit pas être pris au sens littéral. C’est l’initiation mystique de Jésus par Jean le Baptiseur. Jean suggère aussi que le Christ tient son initiation directement de la Grâce.

Le caractère initiatique du lien qui relie Jean le Baptiseur à Jésus est en effet très novateur et dangereux pour le Dominicain, qui s’abstient de tout commentaire.

 

III. Chapitre 2. Les noces de Cana

 

Eckhart n’interprète pas littéralement les noces de Cana. Il en donne une lecture mystique, celle de l’union entre l’âme et Dieu.

 

  1. Jean, 2:1 Le troisième jour, des noces eurent lieu.

 

Eckhart relève très subtilement, au numéro 293, qu’il faut relier le repère temporel « Le troisième jour » au passage de la Genèse, 40:20,21. Selon ce dernier, le troisième jour Pharaon rétablit l’échanson conformément à l’augure du prophète Joseph. Le troisième jour est le jour du tournant, du kairos. Le moment où l’alétheïa, le dévoilement, a lieu. Le moment décisif.

 

Aussi faut-il lire les noces de Cana au sens mystique. Jésus donne le vin de l’amour, qui donne l’ivresse mystique, de même que l’eau de la grâce se transforme en vin.

 

  1. Jean 2:14,15. Il chasse hors du Temple tous les marchands et les changeurs qui y étaient assis.

 

Dans le Commentaire, Eckhart ne donne aucune interprétation mystique du passage. Au contraire, dans son sermon 1, il explique que le Temple est l’âme, et les marchands et changeurs les préoccupations matérielles. Il faut faire le vide dans l’âme afin que Dieu s’y manifeste. Pourquoi cette divergence ?

 

  1. Chapitre 3. Nicodème

 

  1. Jean 3:14,15 De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle.

 

Ce passage essentiel sur l’inhabitation divine n’est pas commenté par Eckhart. Il montre très clairement l’initiation mystique de celui qui est habité par le serpent de bronze. Le parallèle entre le Fils et l’homme évoque très clairement la possibilité de l’inhabitation divine en chaque disciple.

 

  1. Jean 3:34 Celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, parce que ce n’est pas avec mesure que Dieu donne l’Esprit.

 

Au numéro 366, Eckhart rapproche ce passage de l’épître aux Galates de saint Paul, 6 : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos coeurs. Mais il ne précise rien. Or, ce passage nous dit clairement que les disciples sont initiés par la transmission de l’amour divin dans leur coeur.

 

  1. Chapitre 4. La Samaritaine

 

Jean 4:13,14  Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle.

 

Eckhart passe rapidement sur l’épisode de la Samaritaine, épisode relaté seulement dans l’Évangile de Jean.

 

Ce passage est essentiel, et Eckhart n’en donne qu’une interprétation morale. Or, l’interprétation mystique prévaut. Pour saint Jean de la Croix, l’eau vive est le flux de l’amour divin. La source d’eau jaillissante est une réalité mystique qui manifeste l’initiation suprême du disciple. Pourquoi une interprétation aussi fade de maître Eckhart ? L’interprétation mystique apporterait pourtant de l’eau à son moulin.

 

  1. Chapitre 5. La guérison de l’homme malade le jour du sabbat

 

Jean 5:17 Mon Père agit sans cesse jusqu’à présent, et moi aussi j’agis

 

Eckhart emploie le verbe agir, et non pas le verbe œuvre. Ce verbe est plus philosophique. Comment cette réflexivité de l’action du Père dans le Fils et de l’action du Fils par le Père est-elle possible ? Eckhart relève avec finesse que le sein du Père est la maison du Fils. (numéro 413). Il lie ce verset au verset 10 du chapitre 14 : « Je suis dans le Père, et le Père est en moi. »

 

VII. Chapitre 6. La multiplication des pains et des poissons

 

Eckhart ne dit quasiment rien de ce chapitre, qui préfigure pourtant l’Eucharistie. Jésus y dit qu’il est le pain de la vie, comme la manne des Hébreux. Il faut comprendre le pain ici en tant que grâce, qu’Amour divin. Les poissons sont la conscience des disciples. La multiplication des pains doit être mise en parallèle avec celle des noces de Cana.

 

VIII. Chapitre 7. La fête des Tentes

 

Jean 7:37,38 Au jour solennel où se terminait la fête, Jésus, debout, s’écria : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi ! Comme dit l’Écriture : De son cœur couleront des fleuves d’eau vive. »

 

Jésus évoque ici l’eau vive, la grâce, l’Esprit saint, l’Amour divin. Il dit citer l’Écriture, mais on ne retrouve pas le texte littéral dans l’Ancien Testament. Aussi faut-il conclure que Jean fait une synthèse hardie des textes de la Torah. L’importance du Coeur, centre vital de la personne humaine, est soulignée. On peut rapprocher tout le passage de l’épisode de la Samaritaine.

 

La récurrence des topoï de l’eau, du vin et du pain est prégnante. Pourquoi, encore, Eckhart s’abstient-il de tout commentaire ?

 

  1. Chapitre 8. La femme adultère, les dialogues sur la lumière et la liberté

 

De la même manière, Eckhart ne relève rien de la justice christique lorsque Jésus absout la femme adultère. Cela eût pu renforcer ses propos sur le juste et l’injuste, sur la miséricorde divine.

 

Jean 8:12 Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie.

 

Eckhart ne commente pas cette référence au Prologue. Le topos de la Lumière est omniprésent dans le début du Prologue. Si l’on rapproche Jean 8:12 du début du Prologue, on en déduit que Jésus est la Lumière éternelle et le Verbe.

 

Jean 8:28 Je ne fais rien de moi-même.

 

Dans le numéro 453, Eckhart commente ainsi : « si nous voulons être des fils de Dieu, nous ne devons avoir aucun attachement ni aucune vue sur rien qui dépende de nous » Le détachement est l’un des thèmes favoris du Dominicain, qui y revient à de maintes reprises dans sa prédication. L’Abgeschiedenheit est une disposition profonde de l’âme, un vide intérieur qui permet à Dieu d’entrer dans le coeur. Celui qui se détache de tout peut tout recevoir.

 

On peut rapprocher ce verset de la quiétude du non-agir taoïste. Dans le Tao Tö King, il est écrit que celui qui pratique le Tao, le Verbe, ne fait rien.

 

  1. Chapitre 9. La guérison de l’aveugle

 

Eckhart, là non plus, ne donne pas la lecture mystique du texte. La guérison de l’aveugle-né ne doit pas être prise au pied de la lettre. La vision rendue à l’aveugle de naissance est en effet mystique. Jésus ne dit-il pas « Je suis la lumière du monde. » ? (Jean 9:5 in fine)

 

La lumière du Christ est purement intérieure. Inversement, les Pharisiens demeurent aveugles à la dimension christique de Jésus.

 

  1. Chapitre 10. La parabole des brebis et la tentative de lapidation

 

Jean 10:7 Moi je suis la porte des brebis

 

Eckhart ne commente pas. Pourtant, la porte peut s’interpréter de deux manières. Premièrement, comme point de contact entre le temps et l’éternité, comme coeur.

 

Secondement, comme accès éternel à l’Absolu. Il faut se référer au Tao Tö King pour comprendre la force de la parabole. Au chapitre 1 du  Tao Tö King, il est énoncé que l’articulation entre Être et Non-Être est la porte de tous les prodiges, le mystère absolu. Au chapitre 6, la porte de la femelle obscure se rapporte à la racine de la terre et du ciel. C’est cette porte qu’est le Christ, médiation entre le relatif et l’Absolu.

 

Jean 10:10 Moi je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient avec plus d’abondance.

 

Eckhart relève le lien entre l’abondance et la grâce en relevant l’épître aux Romains de saint Paul, 5:20. « La grâce était surabondante. » Le berger est celui qui transmet la grâce aux brebis ; c’est le maître et les brebis les disciples. (numéro 500).

 

Il relève avec subtilité que « la grâce est supérieure à la nature tout entière. » Aussi, la grâce sanctifiante « réside uniquement dans l’intellect. » Plus loin au même numéro 500 : « La vérité appartient à l’intellect ». Aussi le Dominicain fait-il le lien entre grâce et connaissance, entre le coeur et l’intellect. C’est au plus haut niveau d’unification intérieure qu’a lieu cette unification entre coeur et intellect.

 

Jean 10:14,15 Je connais mes brebis et elles me connaissent, comme le Père me connaît et comme je connais le Père.

 

Jean-Claude Lagarrigue note, au numéro 503, que le Dominicain lie les versets 14 et 15, contrairement à la théologie classique. Cela permet d’identifier le Saint Esprit à l’amour. Aussi le Verbe est-il la Lumière, et le Saint Esprit l’amour. Le thème de l’inhabitation prend ainsi tout son sens. Par l’Esprit Saint, le Fils est uni au Père. Par l’amour, l’homme est uni à Dieu.

 

Jean 10:41 Jean n’a fait aucun miracle.

 

Au numéro 521, Eckhart énonce avec maestria que « la grâce en elle-même donne l’être divin ».

 

XII. Chapitre 11. La résurrection de Lazare

 

Jean, 11:5  Or, Jésus aimait Marthe, et Marie sa sœur, et Lazare.

 

Maître Eckhart souligne discrètement au numéro que Marthe, Marie et Lazare incarnent les trois types de l’humanité :  ceux « qui vivent en accomplissant sans cesse les œuvres de miséricorde, (…) ceux qui s’appliquent à la dévotion, à la prière et à la contemplation, (…) celui qui souffre des épreuves et des coups du sort. »

 

Mais il n’en tire aucune conclusion quant à la portée mystique du texte. Ce serait remettre en cause le miracle matériel de Jésus, hérésie au Moyen-Age. Or, quelle est – elle ? Jésus dit : « enlevez la pierre. » (Jean 11:39) ; autrement dit, la grâce enlève la dureté du coeur afin que la résurrection advienne selon l’esprit. Le passage est une allégorie de la résurrection intérieure selon la grâce.

 

La résurrection de Lazare est le dernier signe de Jésus. Elle préfigure celle du Fils de Dieu.

 

XIII. Chapitre 12. La prophétie de Jésus quant à sa mort imminente

 

Jean, 12:24. Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt il porte beaucoup de fruit.

 

Maître Eckhart s’abstient encore une fois de l’interprétation mystique, qu’il prône par ailleurs dans ses sermons. Eckhart parle d’Abgeschiedenheit, le dépouillement intérieur, qui est une mort de l’ego, du mental. Le grain de blé figure donc le mental.

 

Jean 12:36. Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière : vous serez alors des fils de lumière.

 

Le thème de l’inhabitation, si cher à Eckhart, est repris de manière explicite. La lumière, le Verbe, est accessible à tout homme, qui peut devenir « fils de lumière. »

 

Jean 12:46. Moi qui suis la lumière.

 

Le passage n’est pas commenté par maître Eckhart. Pourtant l’affirmation de Jésus est essentielle, car il énonce l’identité entre Jésus et le Verbe, qui confirme le prologue.

 

XIV. Chapitre 13. Le lavement des pieds et la prophétie de Jésus

 

Jean 13:8. « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. »

 

Le Dominicain n’évoque pas le lavement des pieds, qui signifie la purification mystique du coeur par le maître via la grâce.

 

Jean 13:34. Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres.

 

Comme le souligne maître Eckhart, il s’agit d’une révolution par rapport à Lévitique 19:18, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». (numéro 541). Au numéro 544, le Dominicain souligne que c’est par l’entremise de la grâce que l’amour réciproque et concret des hommes est rendu possible. La « grâce ne change pas la nature, mais l’achève. »

 

  1. Chapitre 14. La Voie et la Paix du Christ

 

Eckhart revient longuement sur le chapitre.

 

Jean 14:6 Moi, je suis la Voie, la Vérité et la Vie.

 

Le petit commentaire du Dominicain ne satisfait pas. On a déjà parlé de la Voie, au sens taoïste du terme. Il s’agit d’une vérité ontologique.

 

La Vérité renvoie à l’alétheïa, à la transparence du coeur purifié, au dévoilement de l’Etre. L’illusion de la séparation fait place à l’unité éternelle de Dieu.

 

La Vie (zoé) est la vie éternelle, indestructible. Elle se distingue de bios, la vie marquée par la mort. Elle est le flux divin.

 

Jean  14:12. Celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et il fera des œuvres encore plus grandes que celles-ci.

 

Les œuvres que Jésus fait consistent en la purification du coeur des hommes via la grâce. Quelles sont alors les œuvres encore plus grandes ? La grâce est supérieure à la nature. Elle justifie l’impie. D’où l’énoncé de paradoxes chez Eckhart, paradoxes qui seront sanctionnés par l’église. « En toute œuvre, même mauvaise, (…) se manifeste la gloire de Dieu ». Ce propos semble révolutionnaire. Pourtant, Jésus a assumé l’injure jusqu’à la mort. La lumière brille dans les ténèbres. Les propos d’Eckhart sont donc entièrement justifiés. (numéro 494).

 

De même est justifié un autre propos du Dominicain, aussi hyperbolique que paradoxal : « celui qui insulte un autre loue Dieu par le péché même qu’il commet par ses insultes, et il loue Dieu d’autant plus qu’il insulte davantage et qu’il pèche plus gravement. » (numéro 494). En effet, la miséricorde divine va jusqu’à pardonner l’insulte la plus extrême, de même que l’insulte permet au véritable chrétien qui la supporte de manifester l’amour divin.

 

Jean 14:12. Parce que je vais vers le Père.

 

Au numéro 603, maître Eckhart exprime une vérité éternelle très importante : « dans les réalités divine, le Verbe exprime l’Esprit saint, qui est amour. » L’Esprit saint est donc l’amour, le Verbe la Lumière. On voit mieux l’inhabitation trinitaire. De la substance divine émane l’amour qui rédime l’homme. Mais aussi, la substance divine produit toutes choses, en ce compris l’homme, par amour. Cette double dimension de l’amour divin, aussi bien producteur que rédempteur, est essentielle.

 

En outre, au même numéro, Eckhart cite Luc 17:21 : « Le royaume des cieux est en toi. » Le Père est donc dans le Fils ; mais comment ? Par le coeur qui est la connexion à l’éternité du Père.

 

Jean 14:26. L’Esprit saint (…) vous enseignera toutes choses et vous suggérera tout ce que je vous ai dit.

 

A ce sujet, Eckhart cite Isidore de Séville (VIe – VIIe s.), dans un passage très éclairant : « Un enseignement, sans l’aide de la grâce, bien qu’il soit infusé dans les oreilles, ne descend jamais jusqu’au coeur, (…) tandis que la parole de Dieu, infusée dans les oreilles, parvient jusqu’à l’intime du coeur quand la grâce de Dieu touche l’esprit plus intérieurement, de sorte qu’il comprenne. » Autrement dit, les évangiles ne sont lus mystiquement que si la grâce, l’Esprit saint, l’amour divin, informe le coeur de l’homme.

 

Jean 14:27. Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix.

 

Le Dominicain ne commente pas ce verset, très étrangement. La paix humaine, le bonheur, est fragile et conditionnée. La paix divine, la Béatitude, est inaltérable. Ce saut, Jésus l’assumera jusque dans la passion, même s’il s’écriera que son Père l’a abandonné. Cette souffrance assumée jusque dans la perte du Père manifeste l’amour inconditionnel de Jésus.

 

XVI. Chapitre 15. La parabole du cep et du vigneron

 

Jean 15:12 Ceci est mon commandement : aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.

 

Eckhart commente longuement le commandement d’amour. L’amour n’est autre que la charité, la grâce. Le Dominicain de citer Augustin au numéro 624 : « là où est la charité, il ne manque rien, mais là où la charité manque, rien n’est utile. »

 

Par une série de réciproques, Eckhart montre la force de cet amour divin : « parce qu’il nous aime comme il s’aime lui-même, c’est avec le même amour qu’il est aussi lui-même et en lui-même. Ainsi donc aussi, nous aimons notre prochain en Dieu et Dieu dans notre prochain. Car là, l’un est pour l’autre, l’un dans les deux, et le deux dans l’un, il n’est plus deux mais un. » Il s’agit « d’un amour spirituel, non charnel. »

 

Mais le Dominicain ne précise pas la portée mystique du « comme je vous ai aimés ». En effet, en tant que maître, Jésus transmet la grâce de coeur à coeur. Et cette transmission doit s’accomplir entre les disciples, et des disciples devenus maîtres aux autres disciples en une chaîne ininterrompue.

 

Jean 15:13 Personne ne peut avoir un plus grand amour que quelqu’un qui donne sa vie pour ses amis.

 

Eckhart cite à ce propos saint Paul, dans son épître aux Romains 5:5 : « la charité (…) répandue dans nos coeurs par le Saint Esprit ». Deux remarques s’imposent. D’abord, l’importance du coeur du disciple. Ensuite, le saint Esprit comme amour divin.

 

Jean 15:24 Si je n’avais pas fait parmi eux des œuvres qu’aucun autre a faites, ils n’auraient pas de péché.

Dans le commentaire, Eckhart ne perçoit pas la dimension mystique de l’épître de saint Paul aux Romains, 10:17 : « La foi vient de l’ouïe, l’ouïe de la parole du Christ. » Certes, en un sens littéral, il s’agit de la prédication. Mais au sens véritable, mystique, l’ouïe est le coeur, et la parole, le Logos, l’amour. Aussi faut-il lire que la foi du disciple vient du coeur, c’est-à-dire par transmission de l’amour via le coeur de Jésus.

 

Ce que commente Eckhart est vrai. Cependant, il omet de faire le commentaire de la parabole elle-même, ce qui est proprement incroyable. Lorsque Jésus dit : « Je suis la vraie vigne » (Jean15:1), il est signifié que la vigne est la métaphore de l’union vitale. Le Christ est la source de l’union, en tant que maître absolu.

 

En Jean 15:2, Jésus dit :  « Tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde pour qu’il en porte davantage. » L’émondement ici signifie le fait que la grâce vide les coeurs pleins, pour remplir les coeurs vides.

 

En Jean 15:4, Jésus dit :  « Demeurez en moi, comme moi en vous ». Il y a demeure réciproque, ce qui aurait permis de développer la thématique de l’habitus. L’âme se laisse habiter par l’amour, et en retour elle habite en Dieu. Il y a circulation de l’amour. Pourtant, Eckhart a développé cette idée selon laquelle l’âme devient un même avec Dieu dans le fond sans fond.

 

XVII. Chapitre 16. La prédiction de la résurrection

 

Jean 1:7 Il vous est utile que je m’en aille ; car, si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je m’en vais, je vous l’enverrai.

 

Le Christ le dit : la résurrection a lieu en Esprit, en amour.

 

Au numéro 655, Eckhart dit que l’amour de l’homme, « en tant que créature, entrave ou restreint l’amour de Dieu . Il faut en effet que la faculté réceptive soit nue, dans la nature comme dans la connaissance, dans la sensibilité comme dans l’intellect (…) surtout quand il s’agit de celui qui aime, puisque l’amour en particulier est par nature unitif. » Le caractère unitif de l’amour est ici exprimé de manière très nette. Comme le disait un sage, tout ce qui unit est bon, tout ce qui divise est mauvais.

 

De plus, « l’amour de l’humanité et de la présence corporelle entravait la sincérité de l’amour pour la Déité. » Pour la première fois, Eckhart cite la Déité, un concept fondamental de sa prédication. La Déité est la dimension féminine de l’Absolu. C’est l’abîme sans fond au-delà de l’Être-Dieu. Le Père est en réalité la mère. On retrouve cette dimension féminine de Dieu dans le taoïsme : c’est la « femelle obscure ». La Déité est au-delà de l’Être, et de la Trinité. On voit bien les soupçons d’hérésie qui pesaient sur Eckhart. On retrouve aussi cette conception dans le psaume 42:8 : « L’abîme appelle l’abîme ».

 

Pour Eckhart, se référant à saint Augustin, « l’âme séparée du corps (…) est empêchée de jouir pleinement de la contemplation de Dieu avant la résurrection. »

 

Cela est vrai. Cela n’empêche pas la transmission de l’esprit saint, de l’amour divin, avant la mort. L’expérience n’est pas complète, mais elle existe. Cependant ; la contemplation de Dieu avant la mort n’est pas possible. Il demeure le voile d’inconnaissance qui sera levé après la mort.

 

Jean 16:25 En disant cela, je vous ai parlé en images. L’heure vient où je vous parlerai sans images (…).

 

Eckhart ne commente pas ce verset. Est opposée l’ouïe extérieure à l’ouïe intérieure. Les paraboles du Christ existaient sans doute. Mais c’est par l’initiation mystique, par la parole de l’Esprit Saint, de l’amour, qu’initie le Christ les disciples.

 

XVIII. Chapitre 17. Vérité, gloire, unité

 

Jean 17:3 La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi qui es le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.

 

Eckhart se prononce en faveur de la gnose, cette connaissance intuitive et amoureuse de Dieu , comme le fait saint Augustin : « La vie éternelle, c’est donc la connaissance même de la vérité. »

 

Ginôskô, connaître, signifie une connaissance incarnée, vivante, comme on connaît un ami de manière intime. C’est au plus intime du coeur que la gnose, connaissance intuitive et amoureuse de Dieu, vit. Il s’agit de naître d’en haut (Jean, 3:3). La gnose est la vie de la grâce, de l’amour divin qui flue comme l’eau de l’épisode de la Samaritaine (Jean, 4:14). Jésus est le « pain vivant. » « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. » (Jean 6:51-54).

 

Jean 17:4-5 Moi, je t’ai glorifié sur la terre en accomplissant l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. Et maintenant, glorifie-moi auprès de toi, Père, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde existe.

 

La gloire est le thème de la prière sacerdotale de Jésus. On pense ici au rayon de ténèbre de Denys l’Aréopagite. C’est une gloire mystique, faite de ténèbre lumineuse.

 

Jean 17 : 20-23 Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi. Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé.

 

C’est un thème essentiel de la mystique johannique. En effet, le sens mystique de l’eucharistie est l’unité de la substance divine, comme l’écrit Denys l’Aréopagite, le mystère de la multiplicité des morceaux de pain et de l’unité du pain. La réduplication est double. Le chiasme « Père, tu es en moi, et moi en toi » signifie l’unité profonde du Père et du Fils. D’autre part, le chiasme « moi en eux, toi en moi » signifie l’unité du fils dans le fils, qui est lui-même uni dans le Père. La lumière éternelle, une, se divise aussi en étincelles divines, les hommes, tout en restant une.

 

XIX. Chapitre 18. L’arrestation, la condamnation, la dénégation de Pierre

 

Jean 18:5 C’est moi, je le suis.

 

Il est à proprement parler inouï que le Dominicain ne relève pas ce verset. Jésus renvoie au Je suis qui je suis, à propos de Yahvé, dans l’Ancien Testament. Il affirme ainsi sa divinité pleine et entière. Contrairement aux synoptiques, Jésus est présenté ici sans peur aucune.

 

Jean 18:38 Qu’est-ce que la vérité ?

 

Pilate pose la question à Jésus, sans doute intrigué. Eckhart dit que la vérité est un truisme. La vérité est la vérité. Il n’y a pas de réponse à donner par Jésus.

 

Mais le silence de Jésus doit être, ici aussi, interprété mystiquement. C’est le silence du Royaume, le silence du coeur, le vide de coeur, comme le dit Blaise Pascal. Ce topos est pourtant abondamment développé par Eckhart dans les sermons.

 

  1. Chapitre 19. Le jugement et la crucifixion

 

Jean 19:34 Un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau.

 

Là encore, Eckhart s’abstient de commenter ce passage essentiel. L’eau renvoie à l’eau de la vie éternelle comme dans le chapitre de la Samaritaine. C’est le symbole du flux de la grâce. Le côté renvoie au coeur mystique du Christ, source de cette eau, de la grâce.

 

XXI. Chapitre 20. La mise au tombeau et la résurrection

 

Jean 20 : 3-7 Eckhart ne dit rien du tombeau vide. C’est pourtant un moment essentiel du mystère du christianisme. Le vide du tombeau manifeste le vide absolu du coeur, en tant que réceptacle de la grâce. Fénelon écrira que Dieu vide les coeurs pleins, comme nous l’avons déjà mentionné plus haut.

 

Jean 20:17 « Ne me touche pas ».

 

L’expression du grec peut être traduite de deux manières, celle que nous adoptons ici, et « Ne me retiens pas ».

 

Pourquoi ? « Ne me touche pas » signifie que l’union au Christ n’est pas charnelle, mais spirituelle et mystique. L’âme qui s’unit à Dieu doit dépasser les consolations sensibles pour s’unir à Dieu, elle doit accepter la souffrance de la nuit mystique, afin de se détacher entièrement d’elle-même. Le détachement, thème essentiel de la prédication eckhartienne, est mise entre parenthèses, de manière dommageable, par le Dominicain.

 

Jean 20:19 Jésus vint, et il était là au milieu d’eux.

 

Il ne fait pas prendre au milieu pour une position spatiale. C’est au sens mystique la présence du Maître dans le coeur du disciple.

 

XXII. Chapitre 21. La pêche et la désignation du berger

 

La pêche de nombreux poissons doit être rapprochée ici de la multiplication des pains et des poissons. Elle signifie que les disciples du Christ deviennent des apôtres, des maîtres, qui initient à leur tour de nombreux disciples. Mais Eckhart ne l’évoque nullement.

 

Jean 21:25 Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait.

 

On peut prendre le texte au pied de la lettre, mais Eckhart cite Denys l’Aréopagite. « Il est impossible que la lumière divine brille pour nous si elle n’est pas enveloppée de divers voiles. »

 

Conclusion

 

Le Commentaire, d’une grande richesse intellectuelle, est trop souvent pauvre en mystique, comme nous  l’avons souligné à maintes reprises.

Pourquoi ? Il y a deux explications à cela.

Premièrement, le Commentaire s’adresse aux clercs, et non à la foule des fidèles. Eckhart fait un commentaire savant, en rapprochant l’Évangile de Jean des philosophes grecs notamment.

Deuxièmement, le Commentaire mystique de l’évangile johannique est dangereux. Interpréter, par exemple, la résurrection selon l’esprit et non selon la chair va à l’encontre du dogme.

Néanmoins, le travail remarquable de Jean-Claude Lagarrigue et l’a préface précieuse de Marie-Anne Vannier permettent d’éclairer l’éclaircissement eckhartien. La thématique de l’inhabitation, possible pour chaque homme, n’est-elle pas essentielle ?

On ne manquera pas d’insister sur la gnose johannique. Elle tient une place essentielle. Elle prend place dans le Prologue. De toute éternité est le Logos, le Verbe car le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu (Jean, 1:1). Parole, Raison, Lumière, le Verbe est incréé. La Lumière luit dans les ténèbres (Jean, 1:5) : la gnose est celle de la lumière intérieure, une étincelle de l’âme présente et active, avec laquelle la gnose prend contact. Le Verbe se fait chair, et il a habité parmi nous (Jean, 1;14). La véritable connaissance est non-duelle, elle reconnaît la présence divine dans le monde sensible. La gnose permet de voir la gloire de Dieu, son amour éternel, sa grâce qui n’est autre que la vérité. (Jean, 1:14). La gnose incarnée est christocentrique, car le Fils est dans le « sein du Père ». Cela désigne la vérité du Coeur, qui est l’objet de la gnose (Jean, 1:18). Intérieure, non-dualiste, la glose est théophanique car elle révèle la présence glorieuse de Dieu dans le monde visible. Tout l’évangile de Jean est une gnose chrétienne, connaissance intuitive et intérieure de la lumière éternelle. La vie éternelle, c’est que l’homme connaisse Dieu (Jean, 17:3). La connaissance de Dieu est existentielle. Elle est union intérieure. Ginôskô, connaître, signifie une connaissance incarnée, vivante, comme on connaît un ami de manière intime. C’est au plus intime du Coeur que la gnose vit. Il s’agit de naître d’en haut (Jean, 3:3). La gnose est la vie de la Grâce, de l’amour divin qui flue comme l’eau de l’épisode de la Samaritaine (Jean, 4:14). Jésus est le « pain vivant. » « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. » (Jean 6:51-54). Aussi le pain est-il le secret du Coeur, Jésus communiquant la Grâce unifiante à ses disciples. Aussi la vin est-il le vin de l’extase, qui est aussi le sang du Christ. L’Esprit Saint est l’initiateur intérieur, qui fait vivre l’étincelle de l’âme. La gnose est unitive, dans l’amour partagé entre la substance divine et le coeur de l’âme. Dans le jour où le disciple connaît la gnose, la substance divine est dans le coeur et le coeur est dans la substance. (Jean, 14:20).

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