Marlène Zarader : Cet obscur objet du vouloir

Dernier opus d’une trilogie consacrée à une réflexion sur l’identité (L’Être et le neutre, Verdier, 2001 ; Lequel suis-je ?, Verdier, 2015), le présent ouvrage intitulé : Cet obscur objet du vouloir (Verdier, 2019), titre où l’on peut entendre un pastiche du film de Luis Buñuel : Cet obscur objet du désir, sorti en 1977, tend à explorer cet « attracteur étrange » que peut constituer le néant ou la mort pour l’être humain – c’est-à-dire l’existant qui est saisi par l’angoisse face à la possibilité ultime de sa propre disparition.

L’originalité et l’intérêt de cet ouvrage de la philosophe Marlène Zarader résident dans le fait qu’ils constituent une véritable enquête, qu’ils se lancent dans une quête de son propre objet, lequel objet se détermine à première vue comme « obscur » au sens où il semble avoir été jusqu’ici inaperçu ou mal identifié comme tel, à savoir : le désir de néant. Qui plus est, cette enquête est menée avec détermination voire avec obstination, sans relâche et sans détours, et sans hésiter non plus à traverser les différents champs du savoir et de la culture, allant de la littérature et du cinéma à la philosophie, la théologie et la métaphysique, mais aussi la psychanalyse ou encore la « Daseinsanalyse ».

 

Une enquête cinématographique et littéraire : plongée dans le « dark side »

 

L’enquête commence par une première partie consacrée à l’exploration cinématographique et littéraire et visant à faire les premiers repérages et les premières constatations. L’auteure y examine notamment les films du réalisateur Krzysztof Kieslowski (Le décalogue, Trois couleurs : rouge), puis les poèmes d’Yves Bonnefoy, afin d’y puiser les matériaux bruts sur lesquels portera ensuite l’analyse.

Ainsi, le Décalogue 6 donne-t-il lieu à une interprétation de M. Zarader qui prend à rebours certaines analyses trop convenues, comme celle de Slavoj Zizek, en faisant du héros, Tomek, non pas un voyeur pervers et narcissique et incapable d’aimer sa compagne Magda, mais au contraire un amoureux sincère qui aime sans rien vouloir en retour, par-delà tout appétit et toute convoitise, comme une sorte d’ « idiot » dostoïevskien qui s’avèrerait finalement être un saint ou un personnage christique empreint de compassion : « Au final, l’amour de Tomek pour Magda est immature, idéalisant, condamné d’emblée à ne pas pouvoir s’incarner ; il est, mesuré à l’aune de nos valeurs, un « mauvais » amour. Mais il est peut-être aussi, malgré tout, compassion christique, amour désintéressé et le seul salvateur. Un amour vrai, quoique sans avenir et peut-être sans réalité, mais dont Kieslowski – comme déjà Dostoïevski – auraient dessiné la place en creux » (p. 37).

La poésie de Bonnefoy, quant à elle, est analysée dans son ambivalence, sa dualité entre un « versant solaire » et un « dark side » qui semble s’être imposé progressivement dans l’œuvre du poète. Selon Zarader, Bonnefoy serait « l’un des très rares auteurs à avoir pris la mesure de la force dissolvante du rien » (p. 53) et son œuvre serait définie comme un travail consistant « moins dans l’accession heureuse à quelque lumière que son désenlisement sans fin ni répit des sables et des cryptes de la fascination du non-être » (Y. Bonnefoy, Un rêve fait à Mantoue, 1980, cité par M. Z., p. 53). Prolongeant l’analyse par la lecture d’Othello, l’œuvre dramatique de Shakespeare, et en particulier par une réflexion sur le personnage maléfique de Iago, ainsi que par une analyse des peintures noires de Goya sous le regard de Bonnefoy, Zarader conclut : « En insistant sur la force d’attraction du non-être, et la tentation qu’il représente au cœur de l’existence, Yves Bonnefoy accomplit un acte que je crois philosophiquement décisif » (p. 55).

 

Métaphysique, philosophie, psychanalyse : enquête sur le désir de néant

 

A la toute fin de la première partie, dans le dernier chapitre intitulé : « Eros, agapè, thanatos », s’opère un virage vers l’analyse métaphysique proprement dite, notamment avec l’examen de la doctrine théologique, mystique et quiétiste du « pur amour » défendue au XVIIe siècle par Fénelon et Madame Guyon (laquelle sera condamnée par l’Eglise catholique en 1699). Renoncement à la volonté, désappropriation de soi, radicale passivité et indifférence au monde : cette doctrine de l’abandon total du moi à Dieu peut être interprétée, selon l’auteure, comme un désir de néant, comme une paradoxale attirance pour la mort – mais une mort conçue ici non comme plénitude ou béatitude de la vie éternelle auprès de Dieu, mais comme un néant absolu, sans rédemption ni salut, c’est pourquoi cette doctrine ne pouvait convenir à la théologie catholique, laquelle fait de l’espérance une des trois vertus théologales. Fénelon devait toutefois corriger les excès et défauts de la doctrine de Madame Guyon, qui tend à se passer du salut, pour rétablir un équilibre et une juste distance entre l’amour proprement humain et l’amour divin : « Fénelon ne va pas jusqu’à répondre, comme le fera Bossuet, qu’il « n’appartient qu’à Dieu seul d’aimer sans besoin », mais en insistant comme il le fait sur l’imperfection nécessaire de la désappropriation, il rétablir entre amour divin et amour humain une distance (…). Or seul le maintien de cette distance garantit que l’inégalité entre l’homme et Dieu soit respectée, et que l’homme ne soit pas « divinisé » (M.Z., p. 75).

Viennent ensuite, dans la seconde partie de l’ouvrage, des analyses d’ordre proprement philosophique, mais aussi psychanalytique. Or ces deux disciplines, la philosophie aussi bien que la psychanalyse, se voient toutes deux contester par l’auteure la capacité à appréhender adéquatement le désir de néant qui serait ancré dans le cœur de l’être humain. La philosophie ne s’est-elle pas toujours refusée en effet à envisager la positivité du néant, et donc sa force d’attraction ? Les « silences de la philosophie » tiennent, selon Zarader, au fait que la philosophie a toujours tenté de déterminer, de Platon à Heidegger, quelle serait l’attitude adéquate de l’homme « face à la mort », mais qu’elle n’a jamais su éclairer la puissance d’attraction que la mort peut exercer sur l’homme. Même la réflexion philosophique sur le suicide, de Sénèque à Camus, semble avoir esquivé le problème en essayant de dégager la logique propre au suicide, les raisons qui peuvent inciter un homme à se donner la mort (fuir le malheur ou l’absurdité de la vie) – mais non à dégager l’attirance de l’homme pour la mort elle-même.

Certes, Marlène Zarader examine le cas exceptionnel et atypique de Friedrich Nietzsche, lequel, contre toute la tradition de pensée philosophique et métaphysique occidentale, semble bien avoir approché cette idée au travers notamment de son concept de « nihilisme ». Toutefois, c’était encore pour en faire une sorte de ruse vitale, un expédient permettant à la vie de se prolonger elle-même jusque dans sa propre négation. L’idéal ascétique ne serait ainsi lui-même, en ce sens, qu’une « ruse de la conservation de la vie » (F. Nietzsche, Généalogie de la morale, cité par M. Z. p. 99) : « car la vie peut chercher à s’affirmer par sa propre négation, elle peut se nier pour se conserver. Tel est le phénomène que Nietzsche désigne du nom de « décadence ». La décadence est une certaine orientation de la volonté de puissance et donc encore une forme de celle-ci : sa forme pervertie, où la volonté se retourne contre elle-même et veut le néant plutôt que l’être, la mort plutôt que la vie – mais qui dans ce vouloir même s’affirme et cherche son propre accroissement » (M.Z., p. 99).

La psychanalyse freudienne, quant à elle, si elle a bien reconnu le rôle et l’importance de la « pulsion de mort » (« seul Freud a osé envisager que l’appel de la mort puisse être une fin et non un moyen », p. 101), c’est-à-dire la tendance inhérente à l’être humain de supprimer toutes les tensions suscitées en lui par le fait d’être vivant, elle aurait toutefois manqué son objet, elle aussi, en reconduisant le désir de néant à une manifestation paradoxale de la pulsion vitale ou biologique. « Mais ce geste était si singulier par son orientation, écrit Zarader, et il s’avéra si confus dans son élaboration, qu’il a suscité réserves et scepticisme dans le champ même de la psychanalyse, parmi ses propres disciples ou héritiers » (p. 101).

 

L’existentialisme heideggérien : face à l’obscur objet du désir humain

 

En fin de compte, il ressort de cette enquête que ce serait la philosophie existentialiste, tout spécialement celle de Heidegger, qui se serait approchée au plus près, selon M. Zarader, de l’objet qui constitue le but de toute la recherche poursuivie depuis le début de l’ouvrage. Ainsi, en affirmant la primauté de « l’être-pour-la-mort » comme « possibilité la plus haute » du Dasein (ou de l’existant humain), Heidegger aurait bien aperçu adéquatement l’objet obscur du vouloir humain. D’autre part, par-delà le « biologisme » auquel le freudisme aurait par trop cédé, l’existentialisme heideggérien aurait permis de distinguer entre le « périr », le fait biologique qu’un être vivant cesse simplement de vivre, et le « mourir » : c’est-à-dire le fait que l’être humain entretien un certain rapport avec sa propre mort qui détermine ses conditions d’existence en tant qu’humain. « Ce désir du rien que peut connaître l’homme doit ainsi être préservé d’une double réduction. Il ne saurait être attribué à l’homme en tant qu’être vivant, il ne lui est nullement commun avec les autres vivants. Mais, une fois renvoyé à l’homme en tant qu’existant, il ne saurait non plus lui être attribué de surcroît. Il importe de reconnaître qu’il appartient de plein droit à l’existence et qu’il la définit comme telle » (p. 110).

Si la mort est un concept « existential » (lié aux conditions d’existence de l’être humain en général), il peut aussi servir de fondement à « une interprétation ontologique de la mort » (M. Heidegger, Être et temps, §48, cité par M.Z., p. 113), autrement dit : la mort se révèle être, pour le philosophe allemand, une possibilité permanente de l’existant. Néanmoins, le penseur existentialiste aurait immédiatement recouvert sa propre découverte par l’appel à affronter cette possibilité ultime au travers d’un rapport « authentique » consistant à en assumer l’angoisse (le « devancement » de la mort), au lieu de fuir cette possibilité dans une existence « inauthentique » placée sous le règne du « On » ou de la « quotidienneté » : c’est-à-dire une existence fausse qui consisterait à faire comme si la mort était un événement qui ne devait jamais nous arriver à nous-même, en personne, comme dans la nouvelle de Tolstoï intitulée La mort d’Ivan Ilitch, où le personnage principal semble dans l’incapacité d’assumer l’événement de sa propre mort en première personne. « Le rapport inauthentique à la mort, écrit Zarader, apparaît ainsi comme le fondement de l’existence inauthentique en général » (p. 115).

Zarader souligne que cette alternative entre une attitude « lâche » et une attitude « courageuse » occulte en réalité la force d’attraction que peut exercer la mort en elle-même sur l’être humain : Heidegger « n’envisage jamais que l’existant, lorsqu’il fait le choix de se détourner de son être, puisse se tourner vers le non-être » (p. 118). En outre, Zarader note que l’analytique existentiale de Heidegger, bien qu’elle soit supposée neutre sur le plan axiologique, présuppose pourtant en réalité des jugements de valeur. Quoiqu’il s’en défende, Heidegger indiquerait, au fond, quelle serait l’attitude adéquate de l’homme face à la mort, en conformité avec la longue tradition de pensée philosophique depuis Socrate et Platon, à savoir : affronter courageusement l’angoisse du néant. L’auteure se demande alors si, par-delà la dualité de l’ « authenticité » et de l’ « inauthenticité », de la « fuite » et du « devancement », il ne conviendrait pas de penser une tierce possibilité existentiale qui serait celle de l’attirance paradoxale pour la mort. Heidegger, pour sa part, ne reconnaît qu’une seule « tentation », à savoir celle qui consiste à fuir loin de la mort dans l’anonymat du « On », mais il ne laisse aucune place pour la tentation de rejoindre la mort elle-même, d’en finir avec l’existence. La mort est pour Heidegger « ce qui nous attend, écrit Zarader, il n’envisage jamais qu’elle puisse être ce qui nous attire » (p. 121).

Zarader va même encore plus loin dans sa mise en perspective critique de l’analytique existentiale heideggérienne, en suggérant que celle-ci serait hantée par l’attirance pour la mort et que cette possibilité existentiale inaperçue en déterminerait même secrètement tout le sens : « Reconsidérée à partir de l’aspiration au non-être, l’option existentielle de Heidegger en faveur d’une adhésion héroïque à la mort peut en effet apparaître dans une autre lumière : loin d’être le courage passionné qu’il revendique, elle n’est peut-être que l’abandon à une tentation inaperçue » (p. 123).

Au terme de cette enquête, il appert que l’existence de l’être humain serait profondément traversée par un antagonisme entre être et ne pas être (Shakespeare a aussi été convoqué par Zarader), lequel antagonisme n’aurait rien de déviant ou de pathologique mais constituerait un déterminant existential fondamental de l’être humain. Bien plus, l’hypothèse de Zarader ouvre un espace de réflexion susceptible de refonder la pensée morale et politique, en suggérant que l’attrait positif pour le non être permettrait d’expliquer le mal ou la violence dans l’histoire humaine – cette dernière piste n’étant pas explorée pour elle-même dans le livre, mais y étant seulement suggérée dans la conclusion. La Daseinsanalyse (ou analytique existentielle) apparaît in fine comme le recours théorique permettant de prendre adéquatement en compte la dynamique duelle de l’existence, la tension des contraires dont le jeu de puissances adverses traverse toute existence, entre la manie et la mélancolie, entre l’être et le néant, entre la vie et la mort, entre eros et thanatos. « Ce qui importe dans l’affirmation de cette dualité, conclut Zarader, c’est le fait que l’existant opte pour l’être, et il ne le peut que parce qu’il résiste à la tentation du non-être » (p. 139).

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Professeur agrégé de philosophie en lycée, docteur en sciences politiques, Jean-Claude Poizat est chargé de cours à Sciences Po Paris. Dernier ouvrage paru: "Apprendre à philosopher avec la philosophie juive" (éditions Ellipses, 2019).