Mathieu Terrier & Fârès Gillon : Anthologie bilingue de la philosophie en Islam

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Comment expliquer que « l’enseignement philosophique dans les lycées et universités de France et d’Europe reste massivement limité à la philosophie occidentale » (p. 52), réservant les « cours spécialisés » de la philosophie en Islam à des « niches confidentielles » à l’Université, alors même que « l’Europe et l’Islam n’ont jamais été deux mondes séparés ou deux civilisations opposées, mais plutôt des pôles d’un même espace culturel, spirituel et intellectuel centré sur la Méditerranée, théâtre de nombreux contacts et échanges dont les mouvements de traduction (gréco-arabe, latino-arabe, arabo-latin) sont les témoins » (p. 53) ? En rassemblant 33 philosophes issus de l’aire civilisationnelle de l’Islam entre le IXe et le XVIIe siècle, dans toute la variété de ses courants intellectuels et religieux de langue arabe et de langue perse (« de l’Occident [andalou] jusque dans l’Orient iranien »), les chercheurs en histoire des idées et en islamologie Mathieu Terrier et Fârès Gillon entendent remédier à « l’oubli ou au refoulement d’une proximité profonde et plurimillénaire » entre les deux aires civilisationnelles européenne et islamique. Pour ce faire, ils mettent à disposition du public étendu des étudiants et des professeurs de philosophie dans l’enseignement secondaire un large choix de textes présentés à la fois dans leur langue source (arabe ou persan) et dans leur traduction française, répartis en cinq parties : « L’Être, le monde et l’homme », « L’Homme et son agir », « L’Homme et son savoir » et « L’Homme et ses fins », et enfin « Philosophie et religion ».

Cette anthologie est inévitablement précédée d’une longue, riche et précieuse introduction qui, à la manière d’un manifeste, explique pourquoi il faut « en finir une bonne fois pour toutes avec le mythe, fondé par Ernest Renan, de la mort de la philosophie après la réfutation de Ghazālī et la réplique d’Averroès » (p. 45). L’enjeu est de taille, puisque l’on peut faire remonter au philosophe andalou Averroès (Ibn Rushd) la « bifurcation intellectuelle séparant le monde latin et le monde islamique ». Il s’ensuit que la monstration de toute l’étendue de la philosophie en Islam en-dehors d’Averroès et de son école représente précisément le tipping point, le point de basculement à même de rétablir le dialogue, l’entente et le mutuel enrichissement entre les deux cultures européenne et islamique. En effet, l’histoire mouvementée de la scolastique tardive structurée entre partisans et adversaires de « l’averroïsme latin » a conduit l’Occident à suivre la voie du rationalisme contenu dans « l’aristotélisme antimystique d’Averroès » (p. 50), débouchant au XVIIe siècle sur l’idéal mécaniste de transformation de la nature par la technique. De son côté, la « connaissance rationnelle et discursive » de la philosophie (falsafa) en Islam a plutôt favorisé les « les platonismes mysticisants et visionnaires », poursuivant un idéal de « transformation de soi » (p. 38) par la gnose (‘irfān). Transformation de la nature face à transformation de soi : comme le résumait le Pr. Nasr (1979), « les éléments des sciences islamiques qui fournirent à l’Occident des outils pour l’étude d’une Nature sécularisée par le XVIIe siècle, passèrent au second plan chez les musulmans eux-mêmes et au XVe siècle déjà ils ne retenaient plus leurs efforts intellectuels. »[1] Voilà ce qui explique précisément qu’au XVIIe siècle du calendrier grégorien (XIe hégirien), au cœur de la renaissance Safavide en Iran chiite, deux philosophes aussi majeurs et créatifs que Mir Dāmād (1561-1631) et son successeur Mullā Ṣadrā (1571-1635) « ne savaient rien de leurs contemporains Descartes, Spinoza et Leibniz, qui n’avaient jamais entendu parler d’eux non plus ». Pourtant, Descartes n’a pas encore formulé son désormais célèbre argument du cogito que le philosophe Mullā Ṣadrā reprend sa démonstration formulée un demi-millénaire plus tôt, non par la voie du doute, mais par la voie de l’imagination, par le philosophe persan Ibn Sīnā (Avicenne) : l’argument de « l’homme volant » (pp. 402-403). Mais au lieu de le limiter à la démonstration de l’évidence du soi humain, le contemporain ignoré de Descartes étend de manière très significative son cogito aux animaux eux-mêmes, prouvant, dit-il, que « la connaissance que l’animal a de lui-même n’est pas obtenue par les sens ni par un signe » (p. 416), là où Descartes, au contraire, limitant l’expérience du soi à l’être humain, se met à restreindre la substance pensante à celui-ci, par exclusion de « l’animal machine » appartenant à la substance étendue. Ce seul exemple ne suffit-il pas à montrer tout l’intérêt d’une redécouverte approfondie des philosophies en Islam, quand ceux-ci « se faisaient une idée de la philosophie plus proche de celle des anciens que leurs homologues occidentaux de l’époque moderne » (p. 33) ?

En effet, « la reconnaissance de la philosophie en Islam suppose le même changement de paradigme que la reconnaissance du néoplatonisme » (p. 32) : « alors que la philosophie européenne, à l’époque moderne, a largement sacrifié l’idéal antique de la sagesse au profit de la science positive, en Islam, la philosophie a non seulement conservé la notion de sagesse mais a fini par s’identifier à elle » (p. 34). C’est pourquoi, au lieu d’appliquer à la philosophie en Islam les normes rationalistes de l’école averroïste en la réduisant à la falsafa, il faut au contraire considérer la manière dont elle s’est régulièrement présentée comme dynamiquement composée par l’argumentation rationnelle et discursive (falsafa), son idéal de sagesse (ḥikma) et sa pratique gnostique (‘irfān). Ce sont ces trois termes qui forment inséparablement la manière culturellement « islamique » de philosopher qui, étant de type holistique, « a tôt valorisé la figure du savant polymathe, comme celle des grands philosophes médecins Ibn Zakarīyā al-Rāzī et Ibn Sīnā (Avicenne), et les familles de pensée comme la falsafa, le taawwuf (le soufisme ou la mystique), le fiqh (la jurisprudence islamique), le kalām (la théologie dialectique) et même l’ésotérisme chiite » (p. 48).

C’est pourquoi il importe de noter « que le prétendu fossoyeur de la philosophie en Islam, Ghazālī, distinguait dans un passage peu commenté de sa Revivification des sciences religieuses, la philosophie comme méthode argumentative, d’une part, de la falsafa comme école de pensée, d’autre part. […] Il se confirme ainsi que la réfutation ghazalienne de la falsafa s’attaque à certaines thèses plutôt qu’à une discipline » (p. 29). À la « pétition de principe » identifiant strictement philosophie en Islam et falsafa, on répondra donc « qu’il est plutôt de l’essence même de la philosophie, dans sa définition originelle comme recherche de la sagesse, de tendre à se dépasser elle-même » ; de sorte que si, évidemment, « l’exercice de la raison et le travail du concept sont une condition pour que le terme de philosophie garde son sens », il faut aussi considérer la nécessité « de parler de philosophie en un sens plus large que celui d’une pensée rationaliste et spéculative » (p. 39).

Parmi les quatre à sept textes qui composent chacun des chapitres de l’anthologie, les auteurs ont en effet rassemblé des extraits dont un certain nombre sont rebelles à la réduction rationaliste, « moderne et ethnocentrée de la philosophie » (p. 31). Aussi convient-il de s’élever contre « le parti pris […] qui consiste à faire de la falsafa une pensée sécularisée », au point que « tout ce qui est authentiquement “philosophique” dans le monde de l’Islam serait construit malgré l’islam, à titre d’exception dans un monde dominé par l’obscurantisme ». Cette vue, non dénuée d’ « arrière-pensées (néo-)coloniales », a beaucoup altéré la compréhension des débats philosophiques aussi bien sunnites, ash’arites, chiites imâmites, ismaéliens ou même encore chrétiens et juifs en contexte culturel islamique de langue arabe et perse. Symptôme de ce « refoulement de la dimension religieuse de la philosophie grecque », l’historiographie de V. Citot[2] est critiquée pour sa partialité (p. 33), de même toute autre historiographie empêchant de comprendre une « vision du monde fondée sur la raison et [un] mode de vie tendant à la réalisation spirituelle de soi », caractéristique à la fois de l’art de vivre philosophique antique étudié par P. Hadot, de l’inspiration originelle des universités médiévales – ne l’oublions pas –, et de la philosophie en Islam.

Il n’est donc pas étonnant que l’« innovation majeure de la pensée métaphysique en Islam [soit] la conception d’un monde “imaginal” (‘ālam al-mithāl) intermédiaire entre le spirituel et le matériel » (p. 56), auquel un chapitre entier de l’anthologie est consacré. En effet, si, comme l’écrivaient Deleuze et Guattari, « la philosophie […] pense par concepts » et « la sagesse […] pense par figures ou symboles » (p. 28), il n’était pas étonnant qu’une forme de philosophie fidèle à sa fonction à la fois antique et essentielle de « recherche de la sagesse » entreprenne de dépasser cette division en cherchant à « réduire ou abolir, pour les philosophes eux-mêmes, l’écart entre la philosophie et son idéal » (p. 34). Cette entreprise prit ainsi la forme d’une investigation inégalée de l’imagination créatrice et de la médiation ontologique des symboles et des images, dont dépend en réalité la pensée formelle. Comme l’a en effet montré P. Geay (1996), la connaissance du « monde imaginal » fait en effet défaut à toute la philosophie occidentale moderne, qui, étant caractérisée par la scission dualiste entre l’idée et l’image[3], gagnerait à approfondir sa redécouverte de ce pan entier de la philosophie en Islam. Par un traitement approfondi de la cosmologie platonicienne et sur la base d’expériences visionnaires, « la pensée philosophique et théologique en Islam » s’efforce ainsi « d’expliquer la relation possible de l’intelligible au sensible comme de l’esprit au corps, difficilement compréhensible dans une perspective purement dualiste » (p. 131). L’examen de ce principal apport de la philosophie arabe et persane, principalement porté par l’ « école de l’illumination » (ishraqisme), présente alors un double avantage. De manière endogène, elle montre que son développement par les commentateurs de Suhrawardī, les philosophes Shams al-Dīn Shahrazurī et Qutb al-Dīn Shīrāzī, est « un exemple [que] la culture du commentaire si prégnante dans la philosophie islamique […] est aussi un lieu de création conceptuelle » (p. 129). De manière exogène, on peut ajouter que l’étude de la théorie de l’imaginal a de quoi mettre en lumière et enrichir la compréhension de ce que V. Cirlot (2016) a appelé la « tradition visionnaire de l’Occident ».[4] Le symbolisme s’avère alors au cœur de la pensée philosophique en Islam, où l’autre contemporain de Descartes, le philosophe Mīr Dāmād, établit une véritable correspondance entre les rapports qui composent la substance de l’homme et ceux qui composent la substance du monde : ainsi « l’éclipse lunaire » est-elle par exemple étudiée comme un symbole qui nous renseigne sur le fait que « l’attachement volontaire de l’âme au corps, son immersion dans les délectations sensibles et les plaisirs provenant du mélange des humeurs ont pour résultat l’interposition du corps entre l’âme et le monde de la Sainteté » (p. 174). L’astronomie y est intégrée à une éthique de soi, car la connaissance de la nature est analogiquement ordonnée à la connaissance de soi.

Finalement, comme le résume le Pr. Christian Jambet dans sa préface, « l’essentiel de la philosophie islamique, en son originalité, se situe dans la métaphysique, suivie de la physique, mais aussi et surtout dans l’ensemble des doctrines éthiques et eschatologiques » (pp. 21-22). C’est cette originalité qui explique l’absence, potentiellement regrettable, mais en cela excusable, de la logique, dont l’exposition eût le désavantage de facilement doubler le volume d’expositions et d’explications denses et compliquées. Mais surtout, l’originalité de la philosophie en Islam explique le plan de ce volume qui, sans aucune prétention à l’exhaustivité thématique, historique et géographique (p.  54, n. 51), brosse de manière large et féconde une variété de questions philosophiques, selon un mouvement qui articule l’universel au particulier en prenant toute la mesure de l’homme et son devenir, qui est la question incontournable de tout amant de la sagesse.

***

[1] Seyyed Hossein Nasr, Science et savoir en Islam, éd. Tasnîm, coll. Ouvertures spirituelles, 2023, introduction.

[2] Vincent Citot, « Grandeur et décadence de la philosophie grecque », Le Philosophoire, 42/2, 2014, p. 135-136. Cf. sa téléologie aux accents positivistes structurant son Histoire mondiale de la philosophie. Une histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations, Paris, Puf, 2022, 516 p.

[3] Patrick Geay, Hermès trahi : impostures philosophiques et néo-spiritualisme, Préface de B. Pinchard, L’Harmattan, 2011, 252p.

[4] Victoria Cirlot, Hildegarde de Bingen et la tradition visionnaire de l’Occident, Paris, L’Harmattan, coll. Théôria, 2016, 265 p.

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