Sartre : naissance d’une figure de « philosophe médiatique »

Petite déambulation – en deux parties – dans les archives de l’INA à la recherche de Jean-Paul Sartre, amuseur public et philosophe français. Chronique d’un amour partagé entre le petit mari de Simone de Beauvoir et les médias « aux ordres »…

Dans le premier épisode de cette chronique consacrée au parcours médiatique de Jean-Paul Sartre – à travers les archives de l’INA – nous avons vu que sa réticence à l’égard des micros et caméras s’était peu à peu muée en relation d’amour et de dépendance. Ayant toujours été très présent dans les médias, suite à la publication de ses livres ou la mise en scène de ses pièces de théâtre, Sartre s’engage à partir des années 60 dans une médiatisation d’une toute autre nature, nettement plus « politique ». S’il n’a cessé de s’exprimer sur l’actualité – et sur sa relation au communisme – depuis la fin de la seconde guerre mondiale, son refus du Prix Nobel de littérature, en 1964, lui donne une nouvelle dimension internationale. Après mai 68 il est même annexé au mouvement gauchiste des « Mao », et se distingue comiquement en montant sur un tonneau pour parler aux ouvriers de chez Renault… Nous en étions restés là. Dans les années 70, pourtant engagé dans l’écriture d’une « somme » littéraire et philosophique consacrée à Flaubert, Sartre poursuit sa carrière d’indigné professionnel et d’intellectuel universaliste « à la française », dans le sillage de Zola ou Voltaire…

En 1975, Sartre rencontre le terroriste « rouge » Andreas Baader, dans la cellule de sa prison Allemande. Ce n’est là que le prolongement d’un soutien au leader de « Fraction Armée Rouge » ayant débuté quelques années auparavant, sous l’impulsion de la Gauche prolétarienne française. Le journal télévisé du soir d’Antenne 2 rend compte de l’événement dans un petit reportage de 90 secondes. C’est à l’occasion du procès de Baader, qui se tient dans des circonstances exceptionnelles (un tribunal de fortune a été construit à côté de la prison renfermant l’activiste…) que le philosophe français va s’exprimer… Plus ambigu que jamais, l’auteur des Mains sales, prétend alors être « solidaire » de Baader, sans toutefois approuver ses « méthodes » meurtrières… Ah ! Cette éternelle verrue du « romantisme terroriste » sur le pied de l’extrême gauche… Sartre ne fait pas exception au genre.

Un an après, en 1976, Sartre revient sur les écrans à travers un film documentaire tout entier centré sur lui : « Sartre par lui-même ». Ce long reportage, un peu sinistre, montrant Sartre assis dans son appartement en train de s’exprimer – avec la voix monocorde dont il a le secret – sur sa vie, son œuvre et ses engagements, est l’œuvre du jeune Michel Contat, qui deviendra le plus grand spécialiste français du philosophe. Dans le journal télévisé de TF1, en octobre 1976, le jeune Contat vient « vendre » son documentaire, qui sera prochainement diffusé à l’antenne…

C’est le grand Yves Mourousi qui reçoit le petit Contat sur son plateau, dans un décor « Technicolor » 70’s du meilleurs goût. Sartre est donc, déjà, un sujet d’étude et d’analyse. Le recul est à présent suffisant pour le considérer comme un monument du patrimoine littéraire, politique et philosophique français. Le « champ » est là pour filmer Sartre comme une véritable statue. Contat, sur le plateau de Mourousi, défend son maître et ses options intellectuelles. Sartre s’est trouvé – sans nul doute – un fidèle prophète chargé de propager sa bonne parole « morale »… Yves Mourousi diffuse également, dans son journal, un extrait du documentaire de Contat. On y voit Sartre et Beauvoir, absolument sinistres, mal filmés (par Alexandre Astruc), en train de parler de leur rapport à la création. Qui verrait dans cette bonne humeur, face à l’objectif, une quelconque réticence à l’égard des médias ? Qui verrait dans ce dernier Sartre un « ennemi » des écrans ?

Quelques années plus tard, en 1979, Jean-Paul Sartre s’illustre encore par un ultime combat médiatique. Il s’associe à Raymond Aron (son ami et frère d’arme de la même promo d’Ulm) pour solliciter le président de la République d’alors, Valery Giscard d’Estaing, à propos du problème de l’accueil des réfugiés du Vietnam. Les deux intellectuels demandent un plus grand investissement national sur ce dossier. Dernier combat, lié à la liquidation de l’héritage colonial français, et stimulé par le monde « humanitaire » qui pointe son nez, Bernard Kouchner en tête…

Le « Soir 3 », journal de la nuit de la toute nouvelle chaîne de télé FR3, donne un écho à cette mobilisation, et consacre un reportage à l’entrevue entre Sartre, Aron et le président VGE. Sartre, escorté du « nouveau philosophe » André Glucksman, se dit « déçu » par cet entretien solennel, même s’il reconnaît que des efforts ont été engagés par l’État. Chant du cygne. Sartre, épuisé, ne convainc plus personne1. Tout le monde sait qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre… Comme a pu l’écrire Beauvoir, il s’agit de la « Cérémonie des adieux ». D’ailleurs même Aron est là auprès de Sartre, fidèle à leur amitié d’archicubes.

1980. Sartre rend son ticket. Les derniers mois de la vie du philosophe, singulièrement pénibles, seront contés par Simone de Beauvoir, dans un livre de mémoires paru quelques années plus tard2 . Les médias ne rendent pas seulement compte de l’enterrement du philosophe (dont nous avions parlé dans la précédente chronique), mais aussi de l’émotion que sa disparition a suscitée. Comme dans cette longue séquence, plutôt touchante, du journal de TF1 présenté par Roger Gicquel3

Les hommages pleuvent. Mitterrand, Giscard d’Estaing, Raymond Barre et Jean d’Ormesson saluent même la mémoire du philosophe. Comme le note Gicquel, avec une certaine finesse : « La mort d’un homme célèbre ‘malgré lui’ est souvent ainsi : on ouvre les vannes de l’éloge… », tout en oubliant que Sartre a bien souvent été critiqué de son vivant pour ses diverses – et innombrables – actions.

Un reportage d’Alain Bévérini revient – en images – sur le parcours biographique et philosophique de Sartre. Retour sur les premières légendes entourant l’écrivain. Retour, notamment, sur le mythe du « gourou » de Saint-Germain des Prés… Le philosophee François Châtelet (grande figure de la fac de « Vincennes » et de la philo post-68) vient apporter son témoignage sur Sartre « qui a fait sortir la philosophie dans la rue ». C’est à dire dans les médias ? Sartre aurait cherché à faire éclater une « philosophie » de la vie quotidienne… quotidien dans lequel se « cache » du politique – qui est « sous-jacent »… Alain Bévérini revient moins sur la vie de Sartre, moins sur l’œuvre de Sartre que sur l’histoire de la médiatisation de Sartre… Et ce sont les images que nous venons de regarder, ci-dessus, qui défilent en accéléré sous nos yeux… à nouveau. A côté de son œuvre, Sartre n’aurait donc quasiment pas eu de vie, finalement, mais aurait seulement traversé le siècle d’épisode médiatique et épisode médiatique… de happening en interview, de déclarations solennelles en prises de parole indignées. Dont acte.

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Sartre en « cover-boy ». Plus célèbre que Jésus-Christ. Les « unes » de journaux ou magazines consacrées à Sartre sont innombrables depuis les années 40… Il est peu probable que Nicolas Sarkozy et Carla Bruni battent un jour son record, qui échappe d’ailleurs (à mon humble avis) à tout comptage…

Ce petit panorama – que Actu Philosophia vous a proposé en deux volets – n’est évidemment pas exhaustif. Dans les années 60 on relevait déjà près de 150 interviews de Sartre dans les médias. (Selon Michel Contat) Largement plus, à mon avis, si l’on recense méticuleusement les publications et archives audiovisuelles étrangères. C’est certainement plusieurs milliers de passages radio / tv qu’il faudrait comptabiliser, sans parler des innombrables coupures de presse. Au final on pourrait se demander, devant cette masse de documents, si Sartre n’a pas vécu une partie de sa vie dans et pour les médias. Pourtant, cette omniprésence médiatique (à partir, surtout, des années 60) ne l’a pas empêché de mener de front de nombreux projets éditoriaux complexes et exigeants, bien éloignés des préoccupations habituelles des médias : sa « Critique de la raison dialectique » dans les années 60, et L’Idiot de la famille dans les années 70. Ne cédant pas aux pressions des « Mao », qui voulaient qu’il consacre ses dernières forces d’écrivain à la rédaction d’un « Grand roman populaire » (auquel, heureusement, nous avons échappé…), Sartre a brûlé ses derniers feux pour son tentaculaire essai sur Flaubert. Deux Sartre co-existaient alors, certainement. Le Sartre du travail intellectuel, de l’abstraction, de la réflexion, des livres, des concepts… et le Sartre hyper-médiatique, celui des « coups », du langage direct, des actions, des tonneaux, de la « politique » que l’on fait avec des portes-voix, des formules…

Le succès hyper-médiatique de Sartre tient, sans aucun doute, au fait qu’il s’est d’emblée posé comme un intellectuel aux préoccupations universelles, capable de s’exprimer sur n’importe quel sujet, d’être solidaire de n’importe quelle cause, et de s’indigner pour n’importe quelle raison. A la différence d’autres intellectuels contemporains, qui se sont souvent battus pour des causes plus définies (on pense à Michel Foucault sur la question des prisons et de l’enfermement par exemple), Sartre a embrassé l’ensemble du champ du débat public. Ce qui l’a conduit à beaucoup de contradictions, d’incohérences, d’erreurs, de gesticulations… mais également à beaucoup de présence médiatique.

N’est-ce pas cet héritage médiatique touffu qui restera de Sartre ? On ne le joue guère plus, l’université (française) l’étudie peu, il est loin de passionner la jeunesse… peut-être que son « œuvre » la plus marquante sera cette mosaïque de vignettes retraçant l’histoire du XXème siècle (et surtout le « roman de la gauche »…) à travers le destin d’un intellectuel français classique.

Le jeune Sartre avait dit un jour à Simone de Beauvoir, pour la séduire… « Pour vous, je serai Flaubert et Spinoza »… Pour l’histoire, il sera surtout le petit héritier « cathodique » de Zola et Voltaire.

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  1. En écho on repense au dernier Malraux, malade et épuisé, qui avait déclaré aux médias qu’il était prêt à reformer des « Brigades internationales », et se battre personnellement, pour la cause de l’indépendance du Bengladesh dans les années 70…
  2. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Gallimard, 1981.
  3. « Quand y a un avion qui s’écrase dans le monde, c’est sur les pompes à Roger Gicquel !» (Coluche)
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