Yitzhak Y. Melamed : Spinoza, Substance et pensée

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Un important livre de Yizthak Y. Melamed vient de paraître en janvier de cette année. Il a été traduit par Dan Arbib, traducteur par ailleurs du Traité Théologico Politique dans le dernier opus de la Pléiade consacré aux Oeuvres complètes de Spinoza. Son propos consiste à démontrer la priorité de l’attribut pensée sur les autres attributs, réintroduisant ainsi une forme de dualisme immanentiste, oxymore peu commun.

Dans un premier chapitre, Melamed considère que Spinoza est panthéiste, et qu’il « considérait les choses particulières comme des modes inhérents à Dieu. » Mais Melamed va plus loin : selon lui, dans l’éthique, les modes sont des propriétés de Dieu.

Traditionnellement, les modes sont considérés comme des modifications de la substance, selon la définition 5 de la première partie de l’Éthique : « Par mode, j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit par cette autre chose. » Les modes sont des manières d’être de la substance sous les attributs de la pensée et de l’étendue. Les modes n’ont pas d’existence propre : « Sans Dieu, rien ne peut ni être ni se concevoir. » (Éthique, proposition 15 de la première partie, in fine.) Les modes dépendent entièrement de la substance. Mais ils restent distincts d’elle dans leur existence particulière.

Pour Melamed, tout au contraire, les modes sont des propriétés essentielles de la substance. Ils ne sont pas des modifications purement passagères, car sinon, on pourrait envisager l’existence de la substance sans mode.

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Dans le premier chapitre, Melamed repousse la thèse de Curley, qui fait une lecture matérialiste et panthéiste de l’Éthique. Il s’appuie notamment sur la proposition 16 de la première partie : tous les modes découlent, ou peuvent être déduits, de l’essence de Dieu. Or, Spinoza, dans cette proposition dit que le verbe « découlent » veut dire tombent sous l’intellect infini. Découler, ici, doit être pris au sens propre : ils coulent dessous. Ils ne peuvent être déduits au sens logique, et ne peuvent être des propriétés de Dieu. L’indice est le terme « intellect » ici employé. Or découler veut dire aussi être la propriété de, suivre, ainsi que Spinoza le dit dans la démonstration : « l ‘intellect en déduit plusieurs propriétés. » Les modes ne sont pas indépendants de la substance. Ils ne sont pas des entités distinctes de la substance, mais des manières d’être de celle-ci. La distinction entre la substance et les modes devient plus fluide. Les modes sont des aspects de la substance, et non des parties séparées. Sous le premier genre de connaissance, elles apparaissent comme séparées. Mais en réalité, de toute éternité, elles en font partie, comme étant des variations, comme les gouttes d’eau sur les vagues de la mer (les attributs). Un mode est une instanciation unique de la puissance infinie de Dieu. Il n’a pas d’existence propre.

L’individualité des modes repose sur la manière spécifique dont la substance s’exprime à travers eux. Melamed renforce ainsi l’immanence radicale à l’oeuvre dans l’Éthique. Les choses ne sont que des différenciations de la substance, des expressions momentanées du Tout. Spinoza voit tout en Dieu, et Dieu en tout.

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Dans le chapitre II, Melamed examine le statut de la cause immanente. Rappelons tout d’abord les données de la question. « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive. », selon la proposition 18 de la première partie de l’Éthique. Il n’est pas un artisan extérieur, ni un démiurge comme chez Platon. Il n’y a pas d’arrière-monde chez Spinoza, sauf à considérer l’infinité des attributs de la définition 6 de la première partie. Et encore, si Dieu est le monde, le monde est caché à nous. Mais Dieu s’exprime directement à travers les choses.

Autrement dit, les modes ne sont pas des produits de Dieu, mais des manières dont il s’exprime. Dieu est le monde selon divers aspects. La causalité est entièrement interne. Il n’y a pas de hiérarchie entre Dieu et les modes. Il y a tout au contraire une auto-différenciation immanente de la substance. Cette dernière ne cesse jamais d’être elle-même de toute éternité. Tout est dieu en Dieu. Bernard Pautrat semble adhérer à cette position, puisqu’il traduit modus par manière, non par mode. Il prend la peine de s’en justifier au moyen d’une longue note dans le volume de la Pléiade, ce qui est rare. On retrouve cette conception dans la mystique, pour laquelle Dieu est entièrement versé dans le monde. Pour ses contemporains, Spinoza apparaît véritablement scandaleux. La corporéité est en effet hors de Dieu dans une conception théologique classique. Pour Spinoza, il n’en est rien. L’étendue est pleinement l’expression de Dieu. La mystique ajoute aussi une dimension transcendante à Dieu. Dieu, pour la mystique, est transcendant et immanent, et en dernière instance, sans prédication, parce qu’indicible. Pour le sage et le saint, selon la mystique, tout est déjà là.

En cela, Spinoza se différencie de l’éléatisme. Si pour les Éléates, comme pour Spinoza, Dieu est impassible, Spinoza se prononce pour la réalité du mouvement, au contraire de Zénon d’Élée. Pour Spinoza, le monde est réel. Il n’est pas fictif. Novalis viendra dire que pour Spinoza, il y a trop de Dieu.

spinoza-3.jpgNous découpons, dans la réalité concrète, le temps et l’espace. Aux pages 119 et 120, Melamed développe avec humour cet état de fait. Par exemple : « pour nous, trois tomates et un demi-oignon ne constituent-ils pas une salade ? » Les choses singulières se trouvent dans la substance, et peuvent faire l’objet d’une connaissance adéquate selon le troisième genre de connaissance. Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu. Mais il s’agit de les connaître sous leur aspect d’éternité, via le Corps. C’est donc a contrario que les choses concrètes existent pour Spinoza. Mais sous un certain rapport avec l’éternité. Selon Della Rocca, les choses concrètes sont moins réelles que la substance, et Melamed souscrit à cette conception. Melamed repousse la conception acosmiste de Hegel, pour lequel Spinoza rejette « la réalité de la diversité et le monde des choses finies.» Spinoza reconnaît la réalité du changement, contrairement à l’éléatisme.

Pour Melamed, nous ne pouvons parler de modes sous aucun attribut, mais nous pouvons parler d’une part de modes sous un attribut, et d’autre part de modes sous tous les attributs, ie de modes de Dieu. La relation entre un mode de Dieu, sous tous les attributs, et les modes d’attribut est la même que la relation entre Dieu et la substance conçue sous son attribut spécifique. Les « modes ne sont pas toujours liés à un attribut spécifique » ; « les modes de Dieu sont conçus à travers Dieu. »

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Dans le chapitre III, Melamed repousse la thèse de Della Rocca afin d’exposer sa propre conception de la causalité. Rappelons le principe de raison suffisante (PRS) défendu par Della Rocca. Selon le PRS, tout ce qui existe doit avoir une raison suffisante pour laquelle cela est ainsi. Il doit être appliqué sans exception. Toute opacité ontologique est ainsi rejetée. La nécessité régit ainsi toute la réalité. Réciproquement, si une chose ne peut être expliquée par le PRS, elle n’existe pas.

L’analyse des propositions de l’Ethique aboutit à cette proposition : l’un cause l’autre si l’autre est conçu par l’un. Della Rocca soutient la thèse de Garrett, selon laquelle « les choses finies peuvent être en elles-mêmes jusqu’à un certain point ». Pour Spinoza, l’inhérence implique la causalité. La causalité implique-t-elle réciproquement l’inhérence ? Pour Melamed, « Spinoza utilise abondamment la notion de cause partielle (ou inadéquate), mais… il n’indique nulle part qu’un effet partiel est inhérent (en partie) à sa cause (partielle). »

Melamed développe son idée de causalité en tant qu’elle est une conception. « Les relations de causalité et de conception se répondent mutuellement ». La « division de la causalité devrait répondre à une division de la conception. » Premièrement, Spinoza parle de modes conçus sous un attribut. Il n’affirme jamais qu’un effet d’une cause transitive est conçu sous cette cause. Une table est conçue sous un attribut, mais jamais sous la cause transitive du menuisier. Les modes expriment les attributs de Dieu. Pourtant, le troisième genre de connaissance permet la perception directe de la cause substantielle dans l’effet. La cause est dans l’effet, et l’effet est dans la cause sub specie aeternitatis. Il y a une double relation immanente. La proposition 22 de la cinquième partie de l’éthique énonce que l’idée de l’essence du corps est directement en Dieu. Autrement dit, les catégories causales explosent littéralement. La chaîne des causes et des effets est brisée au moyen du concept d’éternité. Les modes sont directement dans la substance, et la substance est directement dans les modes par le jeu de l’éternité.

Melamed invoque la lettre douze de Spinoza : « par la durée », « nous ne pouvons expliquer l’existence que des modes ; mais celle de la substance, nous le pouvons par l’éternité ». Spinoza divise entre nature naturée et nature naturante, conformément à la proposition 29 de la première partie. Comment la justifier ? Par l’existence d’une « multitude infinie ». Dieu est un étant absolument infini pour Spinoza.

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Dans le chapitre IV, Melamed définit et caractérise les modes infinis.

Leur caractère essentiel fonde « l’essence de la substance, le nécessitarisme, la relation partie-tout et la nature de l’infini ». Pour Melamed, « l’éternité des modes infinis immédiats est simplement la perpétuité ou la sempiternité. »

De plus, dans la lettre douze, sur l’infini, Spinoza explique l’acte d’abstraction des modes infinis de la substance. « Cet acte d’abstraction des modes de leur cause, Spinoza l’attribue à l’imagination, tandis que l’intellect conçoit les modes comme intégrés à la substance. » « La division se rapporte aux modes et non à la substance. »

Melamed établit les caractères des modes infinis, qui sont « divisibles, uniques à chaque degré intermédiaire, » et sempiternels. Il « existe une infinité de modes infinis dans chaque attribut ». La « perfection de chaque maillon de la chaîne diminue à mesure qu’il s’éloigne de la nature absolue de l’attribut. »

L’utilité du concept de modes infinis consiste en ceci : « seuls les modes infinis peuvent apparaître » comme des « systèmes infinis de modes interdépendants. » Les modes infinis « aident à expliquer la manière dont le fini suit de la nature infinie de Dieu. » Les modes finis « sont des parties des modes infinis. »

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Essentiels à ce livre sont les chapitres V et VI, qui traitent de la métaphysique spinoziste de la pensée.

Dans le chapitre V, Melamed soutient qu’il existe deux parallélismes. Le premier, entre les choses et les idées des choses, classiquement. Le second, interattributif, entre l’ordre des modes dans l’infinité des attributs.

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Dans le chapitre VI, Melamed touche le point crucial de la métaphysique spinoziste. Pourquoi ne connaissons – nous pas l’infinité des attributs autres que les attributs de l’étendue et de la pensée ? Parce que les modes de l’attribut pensée ont de multiples facettes, d’aspects, dans l’infinité des attributs.

Dans la lettre 66, Spinoza explique que l’esprit humain est l’idée du corps humain.

En outre, l’intellect absolument infini de Dieu est isomorphe à l’infinité absolue de Dieu lui-même.

La proposition 13 de la deuxième partie énonce quant à elle que l’objet « de l’idée constituant l’Esprit humain est le corps, autrement dit un mode de l’étendue précis et existant en acte, et rien d’autre. »

Or, l’idée de l’essence du corps, non pas du corps existant en acte, est éternelle selon la démonstration de la proposition 23 de la cinquième partie. Autrement dit, de toute éternité, le parallélisme entre corps et esprit saute. Pourquoi ? Parce que c’est l’Intellect qui perçoit l’idée de l’essence du corps, et non pas l’Esprit. Autrement dit, de toute éternité, l’idée de l’essence du corps est vide du corps existant en acte.

Melamed soutient ceci : la pensée « est le seul attribut qui abrite un mode – l’idée de Dieu – auquel Spinoza attribue l’infinité et l’unicité absolue. » Or, il nous semble précisément que ces aspects caractérisent non la pensée, le mental, mais l’intellect. L’intellect perçoit la chose individuée grâce à l’idée de l’essence du corps, corps vide. Melamed omet avec pudeur cette conception, car il omet toute la fin de l’Ethique, et n’envisage jamais la cinquième partie.

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Pour Melamed, la « primauté que Spinoza attribue à la pensée rend sa position beaucoup plus proche de l’idéalisme que du matérialisme. » Jamais il n’envisage que la doctrine de Spinoza soit un non-dualisme, comme le fait au contraire René Daumal dans son opus Spinoza et le non-dualisme, ou Tripathi dans Spinoza in the light of the Vedanta. Spinoza ne pose pas une asymétrie entre la pensée et le corps. Il n’y a pas d’opposition entre les deux attributs. Ce sont deux voies qui expriment la même réalité, de manière non-duelle. L’intellect seul, et non pas le mental, perçoit les choses selon l’idée de l’essence du corps. En outre, plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu. Il n’y a pas non plus d’opposition entre Nature naturante et Nature naturée. Ce sont deux aspects de la substance, que le sage conscient, au sens du scolie de la proposition 42 de la cinquième partie, perçoit tantôt selon l’une, tantôt selon l’autre. L’esprit perçoit la diversité des choses. L’intellect perçoit l’unité de la substance via l’essence du corps. La mens n’est pas l’Intellectus.

Spinoza n’oppose pas la pensée et le corps. Cela est expressément rappelé dans la proposition 39 de la cinquième partie de l’Ethique : « Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses a un Esprit dont a plus grande part est éternelle. » Le corps et la pensée sont deux aspects d’une même réalité, tantôt dans le temps, tantôt selon l’éternité. Le sage, conscient, tient les deux modes de perception du Réel. Telle est la vérité du spinozisme: pas de primauté du mental sur le corps, pas d’opposition entre le sujet pensant et l’objet pensé. Deux livres récents traitent de cette question plus amplement : Spinoza’s yoga, d’Andrea Sangiacomo rapproche le spinozisme du tantrisme. Notre Simple éthique de Spinoza examine le taoïsme, le non dualisme de Maître Eckhart et le bouddhisme. Le mental est assoupli par les parties deux à quatre de l’Ethique, ce qui permet à l’Intellect de voir et de sentir l’éternité en chaque chose singulière. Le spinozisme n’est pas un panthéisme, mais un panenthéisme. Dieu est dans le monde, tel que nous le percevons, mais il dépasse le monde connu. Tout est en Dieu ; Dieu est plus que ce qui est connu. Spinoza partage avec le néoplatonisme une vision non-duelle, où Dieu est en même temps le fondement de tout et présent en tout. Mais ce non-dualisme diffère. C’est par l’intelligence de la forme que s’affirme le spinozisme, tandis que le silence de l’Un caractérise la philosophie de Plotin. Jarig Jelles, l’ami le plus proche de Spinoza, qui éditera ses œuvres, écrit, dans sa profession de foi spinoziste : « le coeur des hommes, de par sa participation à l’intellect Divin ou à la connaissance Divine, se trouve irradié d’une merveilleuse lumière. »

Ainsi, chez Spinoza, le saut de connaissance intervient dans l’intellect, et non dans la pensée mentale. Ce saut garantit l’efficience de l’amour intellectuel de Dieu et de la béatitude. Mais la rigueur du parallélisme est assurée. L’idée de l’essence du corps, qui est l’intellect, préserve la présence du corps.  Le non-dualisme est conservé. Chez Spinoza, la pulsation du monde bat ; c’est la nécessité, le spanda des Shivaïtes du Cachemire. Cette pulsation de la nécessité n’est pas mentale, mais intellectuelle, pas structurelle mais lumineuse, pas figée mais fluctuante. Et c’est ce flux, cette fluence, auxquels Spinoza consacre son éthique : la libre nécessité, la vibration du monde.

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