Jean-Paul Sartre : Situations VI. Nouvelle édition revue et augmentée (partie II)

Jean-Paul Sartre : Situations VI. Nouvelle édition revue et augmentée (partie I)

  1. Les amitiés

Ainsi donc, dans son travail d’écrivain proprement dit, on trouve chez Sartre cette recherche constante d’une participation universelle, mais précisée à travers cette nostalgie de l’acte divin gratuit ; de manière assez entêtante, Sartre avoue ainsi : « j’ai choisi le métier d’écrivain contre la mort et parce que je n’avais pas la foi : çà représente bien une sorte de faiblesse. (…) Ce qui était en question, c’était tout. La vie littéraire fut calquée, dans mon imagination, sur la vie religieuse. Je ne songeais plus qu’à faire mon salut… » (p. 136 sq). A l’image de la fin de l’Etre et le néant, ce vocabulaire, ces métaphores, ces champs lexicaux religieux reviennent fréquemment sous la plume de Sartre, notamment lorsqu’il est question de ses relations, de son ami Nizan par exemple, où là, ces formes descriptives prennent une forme d’auto-ironie à la Aragon qu’il est difficile d’estimer, précisément parce qu’elles empruntent un style qui peut travestir un acte, et ainsi, devenir geste, où le ton sartrien s’offre à un jour semble-t-il présomptueux : « Les communistes ne croient pas à l’enfer : ils croient au néant. L’anéantissement du camarade Nizan fut décidé. » (p. 68) ; « la Vertu fut, avec le whisky, notre principal divertissement » (p. 70) ; « athées, nous ne doutions pas d’avoir été mis au monde pour y faire notre salut et, avec un peu de chance, celui des autres. Une seule différence : j’avais la certitude d’être élu ; Nizan se demandait souvent s’il n’était pas damné » (p. 89). Il n’est pas douteux qu’un sociologue dévot ait trouvé dans cette préface à Aden Arabie, motif à pardon et absolution (cf. p. 67).

En revanche, dans le registre du strict commentaire artistique, ces tours prennent une forme qui frôle le sublime, notamment quand Sartre décrit la peinture de Masson :

« la ligne ou la surface ne s’imposeront comme vecteurs que si, par quelque moyen particulier, elles parviennent à me refléter la transcendance humaine. Tout vecteur est déjà un mythe parce qu’il fait secrètement appel à l’anthropomorphisme : c’est un espace sacré. (…) c’est notre œil qui opère la transsubstantiation, c’est lui qui fait hanter la chair par le souvenir du marbre, le marbre par un fantôme de chaleur animale. » (p. 151 et p. 157).

Sartre opère à nouveau cette sorte de conversion vers le style phénoménologique quand il est question de Klee et Wols :

« Le Voyant est chose vue, la Voyance s’enracine dans la visibilité. Inversement, l’artiste donne ce qu’il n’a pas, son être ; cette dentelle de ténèbres, sitôt projetée, lui est retournée par les nervures de l’objet plastique. Celui-ci réalise par son ambiguïté le commun enracinement terrestre, la commune participation cosmique, il unit le « Toi au Moi », dévoilant en chacun par l’autre, la présence de cet intrus considérable, le Tout » (p. 332).

C’est là toute l’ambiguïté sartrienne d’une tension insurmontable où l’Autre nous reconnaît, et par qui nous nous faisons autre en lui, où la totalité apparaît dans cet éclair, comme cette intrusion de l’altérité qui pourtant nous unit dans l’Histoire ; et là, Sartre accepte que ce mouvement soit en un sens dialectique : « Il y a dialectique si l’Histoire est une totalisation, si à chaque instant des faits humains sont rattachés entre eux, de sorte que chacun d’eux est, à sa manière, l’ensemble des choses. A mon avis, tous les faits accidentels, telle notre rencontre, expriment une totalité » (Entretien avec l’Express du 3 mars 1960).

  1. La décolonisation

On en revient donc toujours au Tout, parce qu’il n’y a pas de sortie possible, car « l’Histoire nous fait universels dans l’exacte mesure où nous la faisons particulière. (…) le Verbe devient chair, l’universel ne s’instaure que par la singularité vivante qui le déforme en le singularisant » (p. 297); et nous disions plus haut que Sartre fait opérer cette incarnation totale – ou la convoque dans ses évaluations – de la même manière dans des domaines apparemment aussi différent que l’art, l’amitié ou la politique : et pourtant, cette unité du Tout comme interaction qui nous fait autre est bien le centre du problème politique que rencontre Sartre quand il aborde la décolonisation avec Fanon et Lumumba : comment un acte, qui est essentiellement rupture de sa condition, doit-il et peut-il en même temps porter l’unité de l’Autre avec le risque de l’aliénation dans la spécificité d’une situation historique particulière et nationale ? C’est là le dilemme que Sartre réfléchit et propose pour évaluer les différentes actions et revendications issues de la décolonisation, que ce soit en commentant les actions de Lumumba : « l’indépendance ne sera qu’un mot si l’on ne substitue à cette cohésion par le dehors une totalisation par l’intérieur (…) Dans un pays divisé l’unité nationale est une praxis d’unification permanente ; les oppositions deviennent facilement des trahisons comme disait Merleau-Ponty, lorsqu’elles accroissent la discorde et le morcellement : le Gouvernement central doit les réduire, au besoin par la force. De ce point de vue, les grèves ou les émeutes urbaines, pour justifiées que soient les revendications, sont aussi redoutables que les conflits ethniques : ceux-ci retardent la culture, émiettent le sol congolais, celles-là font baisser la production (…) Les roitelets étaient acheté par les Belges : c’était centraliser en divisant. » (p. 365, p. 385 et p. 387). Ou bien quand il est question de la politique à Cuba : « Castro invitait les travailleurs invitait les travailleurs ruraux et urbains à constater leur unité réelle, leur intérêt commun qui était la libre exploitation de l’île par tous au profit de chacun. Autrement dit, le centralisme ne peut identifier l’unité nationale et l’intérêt commun que si la révolution dont il sort est socialiste. » (p. 386). Ou enfin, dans sa célèbre préface au Damnés de la terre qui résume tout : « Chacun a tout les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu’un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l’unité infinie de leurs réciprocités » (p. 212). Même si elles existent et sont explicites dans les discours de Fanon, Castro ou Lumumba, encore une fois, c’est moins les revendications particulières datées qui intéressent et stimulent Sartre, que la nécessité de mettre fin à toute forme d’aliénation, lesquelles bloquent les interactions vivantes de l’humanité, humanité encore à venir, et dont il faut détruire l’unilatéralité pour que se singularise la Totalité concrète, vivante.

Ici, il est difficile de ne pas résister au cliché habituel, en montrant la contradiction d’un Sartre occidental aisé et lointain, qui se fait le défenseur abstrait de la cause coloniale ; il l’évoque lui-même en refusant le Nobel : « Je suis fait de ces contradictions entre le socialisme et ma culture bourgeoise » (p. 401). Mais quand ces reproches arrivent sur sa personne, Sartre donne à nouveau par avance des aveux, ou la forme d’un aveu, assez désarmant : « je ne sais pas si je serai véridique, mais je serai sincère » (p. 280), et expose alors ce paradoxe dans son texte à la mémoire de Merleau-Ponty, notamment sur sa relation avec le communisme : « Être pour le tout, c’est refuser de choisir entre ses parties. Le privilège qu’accordait Merleau aux communistes, ce n’était qu’une option : tout juste un régime préférentiel. Quand vint le moment du choix, il resta fidèle à lui-même et se saborda pour ne pas survivre à l’unité engloutie. Mais moi, au nom de l’unité, je choisissais le Parti : elle ne pouvait se refaire, pensais-je, à moins que ce ne fût autour de lui. (…) J’oubliai mon universalisme et je choisis de commencer par accroître la désunion » (p. 273sq). Sartre ne fait souvent là, par après, que constater la tension contradictoire, en faisant quelques distinctions entre vérité, sincérité, intégrité, exemplarité, mais sans réellement juger de la nécessité d’un événement, parce qu’encore une fois, ce qui l’intéresse, c’est le moment du choix, le « fiat » de l’instant sacré ; ainsi, le reste de l’événement, Sartre ne veut pas le considérer autrement que sous ce moment de vérité initial.

Ce n’est que lors de son invitation en URSS, en voulant dépasser « la conscience malheureuse » dont parle Hegel, que Sartre finit par donner la justification et interprétation suivante aux modes contradictoires :

« Au lieu d’un passage dialectique qui transforme le particulier en général, la culture en guerre commence par affirmer sa particularité… après quoi elle décide que cette particularité n’est rien d’autre que l’universel par cette simple raison qu’il y a une seule culture et, partout ailleurs, la barbarie. Cela revient à refuser l’universalité au nom de l’universel. Ainsi, l’universalisme bourgeois peut s’offrir le luxe d’être en même temps raciste. (…) Réclamer l’unité de la culture, c’est la réclamer dans ses contradictions vivantes et ce n’est pas, tout au contraire, abandonner la lutte idéologique. » (p. 310 et p. 312).

La réponse à la contradiction apparente du discours de Sartre dans sa situation, c’est donc que l’universel est révélé comme agissant dans sa contradiction vivante ; cette dernière n’est pas la déclamation abstraite et unilatérale simplement héritée, idéologique d’un devoir-être, mais la prise en charge de ce que l’universel vit comme unité des libertés, multiplicité des altérités s’entre-limitant pour se libérer, qui veulent réciproquement sortir de l’aliénation. Sartre n’a pas caché ses contradictions ; de ce point de vue, il en témoigne jusque dans son incompréhension de ses amis :

« j’ai toujours trouvé, je trouve encore que la Vérité est une ; sur les points de détail il me paraissait alors que je devais abandonner mes vues si je n’avais pu convaincre l’interlocuteur d’abandonner les siennes. Merleau-Ponty, au contraire, trouvait sa sécurité dans la multiplicité des perspectives : il y voyait les facettes de l’Être. » (p. 223).

Et en cela, pour éviter l’unilatéralité sans pour autant sombrer dans le relativisme dandy, nous pouvons dire que Sartre a été fidèle à l’expression d’une certaine vision philosophique, d’un certain style de pensée qu’il appelle lui-même « dramatique », et qu’il s’efforce indéniablement de produire dans tous ses écrits et déclarations :

« je pense que la philosophie est dramatique. Il ne s’agit plus de contempler l’immobilité des substances qui sont ce qu’elles sont, ni de trouver les règles d’une succession de phénomènes. Il s’agit de l’homme – qui est à la fois un agent et un acteur – qui produit et joue son drame, en vivant les contradictions de sa situation jusqu’à l’éclatement de sa personne ou jusqu’à la solution de ses conflits » (p. 120)

Conclusion

En lisant ces textes, on constate que le paradoxe de Sartre, c’est qu’il force à révéler chez le lecteur sa propre orientation, mais sans exiger pour autant que l’on reconnaisse la sienne, peut-être parce que Sartre a pris parti sans être pour autant partisan ; Sartre est sympathisant sans être suiveur, sincère mais non « véridique », niant l’intégrité sans cependant se détourner d’une certaine forme de fidélité. Le commentaire de Sartre sur l’amitié est paradigmatique de ces distorsions dialectiques qu’il semble parfois prendre plaisir à épuiser jusqu’au pessimisme général, tout en prenant aussi un même plaisir à en explorer les ressorts :

« cette affection désolée, tendrement funèbre, rapproche des amis épuisés, qui se sont déchirés jusqu’à n’avoir plus en commun que leur querelle et dont la querelle, un beau jour, a cessé faute d’objet » (p. 294).

D’où là encore, une sorte d’auto-ironie rétroactive qu’il utilise peut être un peu trop. souvent, comme par exemple, lorsqu’il évoque les manière méprisantes des européens face aux « damnés de la terre »  « s’empêtrant dans leurs contradictions » (p. 196) ; il est alors parfois difficile de le prendre au sérieux malgré la gravité de ses mots où, dans sa position un peu décalée de « préfacié » permanent, il rejoue ensuite cette même conscience malheureuse contre lui-même et sa condition en déclarant cette fois, pour amplifier Fanon, qu’ « abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Dans cet instant, la nation ne s’éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est – jamais plus loin, elle se confond avec sa liberté » (p. 208). Joue-il encore à ne pas se reconnaître ici, lui qui n’a parlé qu’en son nom sans être porte-parole ? Accorde-t-il à d’autres l’en-soi-pour-soi par bonne petite conscience ?

Peut-être qu’il y a eu là comme une sorte de pari dialectique chez Sartre : miser en apparence sur l’être – indifférent au sens – pour le convertir de force en son surpoids de réel conditionné s’écrasant sur lui-même par la bascule du scandale, et faire jaillir la mise de la liberté : le non-sens rendu insupportable se convertit alors au sens de la liberté parce qu’ « à l’origine de tout, il y a d’abord le refus » (p. 115) : le refus du non-sens qui, niant sa négation, trouve son origine inconditionnée, libre créatrice de sens, c’est-à-dire pour Sartre, d’un « commencement », la seule détermination réellement libre, cet « avoir lieu » où, même si « on se répète sans cesse, on ne se recommence jamais » (p. 280), malgré tout, « le peu de liberté qu’on nous laisse se résume dans l’instant où nous décidons d’y mettre ou non le doigt. En un mot, les commencements nous appartiennent ; après, il faut vouloir nos destins » (p. 278). De ce point de vue, chez Sartre – comme chez d’autres – parce qu’ « il n’y a de beau que les commencements », ces textes de Situations ont le charme d’une naissance posthume.

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