Étienne Gilson : Littérature et philosophie, Œuvres complètes, t.3

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L’aventure de la publication des œuvres complètes d’Etienne Gilson se poursuit, nous redonnant accès à nombre de textes, pour notre plus grand bonheur. Après deux tomes consacrés à « Un philosophe dans la cité », mettant en avant l’engagement public, à la fois culturel, politique et religieux, de Gilson, voici un troisième tome consacré à « Littérature et philosophie », présenté et annoté par Iñigo Atucha et Ruedi Imbach. On y trouvera l’ensemble des textes de Gilson ayant trait à la littérature, le plus souvent étudiée dans son rapport à l’histoire des idées et de la philosophie. Outre 26 articles et quelques préfaces, il contient cinq livres de Gilson : Les Idées et les Lettres de 1932 ; Héloïse et Abélard de 1938 ; Dante et la philosophie de 1939 ; L’École des muses de 1951 ; et enfin Dante et Béatrice, recueil d’articles paru 1974, pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Gilson !

Il est bien sûr hors de question de parcourir ici les 1400 pages que compte ce volume. Nous voudrions seulement dans le cadre de cette recension traiter du propos général des études littéraires de Gilson, avant de nous pencher plus spécifiquement sur quelques aspects marquants de son œuvre.

Pourquoi Gilson, philosophe et historien de la philosophie, s’intéresse-t-il à l’histoire littéraire, à Dante, Héloïse et Abélard, Rabelais, Pétrarque, Rousseau, Baudelaire et tant d’autres artistes, poètes ou écrivains ? D’abord, bien sûr, par goût esthétique, par amour de l’art, chez celui qui devint en 1946 membre de l’Académie française et qui maniait délicieusement la plume. Mais aimer une œuvre n’oblige pas à écrire sur elle, et c’est plutôt un souci scientifique qui le conduit à réfléchir sur les œuvres littéraires. Iñigo Atucha et Ruedi Imbach notent dans leur introduction qu’ils auraient pu intituler ce volume « Le Philosophe et les Lettres », par manière de référence et aussi de contraste avec Le Philosophe et la théologie de 1960. Le propos est sans doute d’abord de contester la distinction des disciplines universitaires, et notamment la césure entre philosophes, historiens et « littéraires », et d’appeler à leur collaboration en vue d’une meilleure intelligence des œuvres. Gilson le formule clairement dans la préface de son livre au titre déjà programmatique, Les Idées et les Lettres. Lorsqu’il s’agit « d’étudier une œuvre littéraire contenant des idées d’origine philosophique » (p.35[1]), on peut se demander si « l’histoire des idées [peut] devenir une science auxiliaire de l’histoire littéraire » (p.36). Les écrivains et les poètes ne sont certes pas tous des philosophes, mais ils usent librement de concepts philosophiques diffus disponibles, qu’on peut tâcher de mettre en lumière. C’est ce que fait Gilson dans Les Idées et les Lettres, par exemple dans « Rabelais franciscain », qui montre le profond ancrage médiéval de celui qu’on prend pour un homme de la Renaissance ; dans « La mystique de la grâce dans la Queste del saint Graal », où ce roman médiéval est compris dans la plus pure filiation de la doctrine de la grâce et de l’extase mystique de saint Bernard ; ou encore dans « De la Bible à François Villon », qui assigne « les origines scripturaires et théologiques d’un thème littéraire illustré par François Villon » (p.42).

Autant que la barrière institutionnelle de la répartition des disciplines, c’est celle d’une périodisation simpliste et trop schématique que Gilson attaque dans ses études. En restituant l’arrière-fond philosophique d’un thème littéraire, on peut aussi remettre en question des découpages historiques établis. L’historien Gilson fait ainsi preuve d’un grand sens de la continuité, par-delà les séparations trop étanches[2]. « Chaque professeur se taille à son usage un morceau de la réalité, et il croit naturellement ensuite que la réalité est faite de pièces et de morceaux. » (p.169). Voilà l’illusion qu’il faut combattre, en marquant davantage les continuités souterraines que les ruptures commodes et souvent superficielles. L’homme n’est jamais à ce point de son époque qu’il n’emprunte rien au passé, et même ses innovations ne se mesurent qu’à son héritage et ne se nourrissent que de sa fidélité.

La séparation entre les époques que Gilson, en tant que médiéviste, ne cesse de contester est celle entre le « Moyen-Âge » et la « Renaissance », étiquettes trop répandues et commodes pour n’être pas excessivement simplificatrices. Dans le chapitre « Humanisme médiéval et Renaissance » des Idées et des Lettres, il l’affirme d’emblée : « il y a quelque naïveté, et il nous semble que certains en font preuve, à ne pas se rendre compte que la continuité du réel ne se laisse pas aisément fragmenter en morceaux distincts que nos concepts. » (p.157)[3]. Prenant pour modèle Alcuin, le professeur de Charlemagne, Gilson remarque « la conscience qu’eut le Moyen Âge d’être l’héritier d’une antique culture morale et intellectuelle, la fierté d’en avoir reçu le dépôt, l’inquiétude de le laisser perdre ou corrompre » (p.166), caractéristiques qu’on a coutume d’attribuer… à la Renaissance, mais qui se trouvent bien antérieures. L’assimilation de l’aristotélisme au XIIIème révèle quant à lui « un humanisme de l’esprit, avec tout ce qu’il implique de confiance dans la stabilité, la valeur, l’efficacité de la nature et de l’homme » (p.169), dont le chef d’œuvre est évidemment pour Gilson saint Thomas d’Aquin, et qu’au contraire les Réformateurs rejetteront violemment. Contre l’arbitraire et l’idéologie, l’historien en appelle donc à l’honnêteté du chercheur : « Pour savoir ce que furent le Moyen Âge et la Renaissance, il ne faut donc pas les définir a priori, puis en écrire l’histoire, mais en écrire l’histoire, puis les définir. » (p.171). Là comme en métaphysique, Gilson exige de partir du réel plutôt que du concept, et de proportionner le second au premier, plutôt que l’inverse.

Magistrale est aussi la leçon du chapitre « La scolastique et l’esprit classique », qui réfute Taine selon qui l’esprit classique qui donne naissance à la modernité est la négation de la scolastique. Cette thèse ne résiste pas à l’examen, qui montre que l’esprit abstrait et général qui règne au XVIIème et qui fait pendre des types représentatifs (l’Avare, le Magnanime, etc.), dépend étroitement de la théorie aristotélicienne et scolastique de l’abstraction. Conclusion : « Au lieu d’introduire par violence nos divisions dans le passé, il serait peut-être plus sage de partir de l’unité de notre commune histoire pour y prendre conscience de l’irréelle vanité de nos divisions. […] Nous n’avons pas trop de tout ce qui nous a fait ce que nous sommes pour continuer d’être nous-mêmes. » (p.216). Admirable précepte, pour nous non sans actualité.

Ce « sens du détail, du réel », comme l’écrivent les deux éditeurs, et la remise en question des étiquettes historico-culturelles, Gilson en fait preuve dans ses grandes monographies, aussi érudites qu’aisées à lire, servies par la langue magnifique que l’on connaît. Dans Dante et la philosophie, il s’attache à restituer le rapport complexe du grand poète florentin à la philosophie, en particulier à l’averroïsme. Il montre que la philosophie de Dante a une réelle importance historique, en tant qu’elle instaure une stricte séparation entre la nature et la grâce, la philosophie et la théologie, la béatitude terrestre et la céleste, et enfin l’Empire et l’Église, ruinant l’unité médiévale de la sagesse et de la chrétienté. « Sur l’un et l’autre de ces points vitaux, ce prétendu thomiste a blessé à mort la doctrine de saint Thomas d’Aquin. » (p.617). Outre cette remise en cause d’un certain « thomisme » de Dante, Gilson critique aussi l’interprétation du P. Pierre Mandonnet, selon qui Béatrice n’est qu’une allégorie, un symbole, ici de la sagesse et de la théologie, là du baptême ou de la béatitude. L’extraordinaire connaissance de Dante par Gilson éclate aussi dans son ultime livre, Dante et Béatrice, qui, toujours en dialogue avec d’autres spécialistes du poète, traite d’aspects particuliers de son œuvre, tels que l’ombre et la lumière, le ciel empyrée, la « mirabil visione » de la Vita Nova, etc. Là encore, réfléchissant à « la situation historique de Dante », il affirme qu’il est « absolument inclassable » et « déborde tous les cadres » (p.1036), plus médiéval qu’« humaniste ». Au-delà de ces polémiques historiques, on comprend l’admiration constante de Gilson pour celui qui fut autant véritable philosophe que génial poète : « Cet homme chez qui la beauté du vrai fait jaillir le chant, c’est Dante » (p.998).

La plus célèbre histoire d’amour du Moyen-Âge ne pouvait pas ne pas retenir son attention. Ainsi, son Héloïse et Abélard de 1938 restitue la logique intellectuelle rigoureuse à l’œuvre dans l’aventure dont nous font part les amants malheureux dans leurs lettres. Puisqu’ils partagent l’idéal du philosophe et du clerc continent, qu’ils héritent de saint Jérôme et de Sénèque, Héloïse refuse leur mariage, qui nuirait à la gloire d’Abélard, ainsi que la sienne, « car sa propre grandeur tenait à celle de l’homme qu’elle aimait et qui ne pouvait que se diminuer en l’épousant » (p.299). Pourtant, elle obéit encore à Abélard, parce qu’elle ne veut rien pour elle. Gilson met en lumière la « morale de l’amour pur » d’Héloïse : « L’essence même de cet amour total, ce qui, aux yeux d’Héloïse fait sa véritable grandeur, et la seule chose en somme à laquelle elle tienne, c’est donc son complet, son absolu désintéressement. » (p.304). Telle est la manière dont s’explique la conduite d’Héloïse, son consentement à leur mariage, puis à son entrée en religion, quoiqu’elle n’ait aucune vocation et le fasse par amour d’Abélard plutôt que de Dieu. Au contraire, explique Gilson, Abélard entre sincèrement en religion : « Aussitôt moine, Abélard le devient entièrement ; il sera plus moine que n’importe quel moine ; bref, il le sera de la seule manière dont il pouvait être quelque chose, sans compromissions, sans mesure, avec l’énergie farouche d’une volonté qui se raidit contre le désespoir. » (p.314). Dans ses lettres, il tâche de raisonner Héloïse et de la convertir aussi vers Dieu. Sans pouvoir entrer dans les détails de l’exégèse de Gilson, disons que son génie d’historien, sa pénétration et sa finesse d’analyse, aussi bien psychologique que théologique, n’éclatent peut-être nulle part ailleurs autant que dans ce livre.

Disons aussi quelques mots d’un livre extraordinaire de 1951, totalement inclassable, L’École des muses, dont les éditeurs nous disent l’admiration que lui portaient Jacques Lacan et Alain Badiou ! Gilson s’y interroge sur le rapport des poètes à leurs muses, c’est-à-dire aux femmes réelles qu’ils aimèrent et qui inspirèrent en retour leur chant : Pétrarque et Laure, Baudelaire et Mme Sabatier, Wagner et Mathilde, Comte et Clotilde de Vaux, Maeterlinck et Georgette Leblanc. Il part de l’indication de Platon dans le Phèdre : « un homme aperçoit parfois sur un visage une heureuse imitation de la beauté divine, ou dans un corps quelques traits de la beauté idéale » (cité p.746). Tout est exactement situé : la beauté du corps féminin fait office de signe de la beauté idéale et intelligible. Alors, de deux choses l’une : ou bien l’artiste surpris par cette révélation de la beauté se satisfait charnellement et l’histoire s’arrête, ou bien, cultivant en quelque sorte son insatisfaction et l’état d’exaltation dans lequel le met son amour, il peut créer selon l’idéal qui lui est ainsi révélé. « Tout son effort tend directement vers l’intelligible qu’il perçoit dans une chair où il ne saurait le posséder » (p.747). En ce cas, « l’idéalisation de l’aimé par l’amant devient ici le moyen consciemment voulu d’une fin supérieure à celle du désir. » (p.753). L’artiste invente en quelque sorte sa muse en l’idéalisant, « la femme et la muse ne coïncident que par le génie créateur du poète : la muse est ce qu’il fait de la femme pour former l’être de rêve, et pourtant réel, à la fois désirable et inaccessible comme la beauté parfaite qu’il se propose de créer » (p.754).

A notre avis, Gilson nous offre ici une remarquable théorie de la création artistique et du rôle que l’éros peut y jouer, en dialogue d’ailleurs avec la réflexion de Freud sur la sublimation. Il note aussi le caractère religieux que prend naturellement le culte que l’artiste voue à sa muse et qui, d’un point de vue chrétien, peut s’interpréter comme des images sensibles de la vraie beauté que Dieu adresse aux hommes pour les y conduire. Ainsi Prouhèze, dans le Soulier de satin de Claudel (cité p.757), avoue-t-elle à Rodrigue que la promesse que son corps lui a faite ne peut être tenue que plus grand qu’elle. Car, comme l’indique discrètement Gilson à la fin de son livre, au terme d’une réflexion sur l’art et la sainteté, au fond, l’objet véritable de la quête de l’artiste est « l’art à travers la muse et Dieu à travers l’art » (p.903).

Enfin, on n’achèvera pas cette brève présentation de ce volume sans mentionner qu’il contient « une sorte de galerie de portraits » (p.13), comme l’écrivent Iñigo Atucha et Ruedi Imbach. Gilson consacre plusieurs articles à des figures marquantes de son monde intellectuel, comme François Mauriac, Charles Du Bos ou encore Paul Claudel. Celui-ci est célébré comme « poète catholique », dont la poésie fut « un analogue fini, mais très réel, du Dieu créateur » (p.1281) et « une création dans la création et sur la création » (p.1286), attentif à la beauté comme au drame.

Terminons par un texte significatif, « La Passion dans la pensée française au Moyen-Âge » de 1934, où Gilson justifie non seulement l’existence mais la nécessité de l’art chrétien. Si, comme le dit saint Bernard, Dieu s’est incarné et a souffert en Jésus-Christ sur la Croix pour montrer son amour pour les hommes et obtenir d’eux qu’ils l’aiment en retour et soient sauvés, le rôle de l’artiste est indispensable en tant qu’il fait que « le récit des Évangiles prenne corps à nouveau devant nous » et perpétue ainsi « l’image sensible de l’amour infini dont Dieu a aimé les hommes » (p.1098). Telle est la noblesse incomparable de l’artiste chrétien : « Ce que les Livres saints racontent, ce que les traités de théologie exposent, il le fait voir. Il ne peut faire que cela, mais cela il est le seul à pouvoir le faire. » (p.1104). On comprend que le catholique Gilson puisse être ainsi passionné par l’art.

Voici pour ce tour d’horizon rapide de ce nouveau volume du grand penseur bourguignon. C’est un historien et philosophe passionné des Lettres, par son intelligence autant que sa sensibilité, qui nous est dévoilé. Par-delà le « différend invétéré entre la philosophie et la poésie » dont parle Platon (cité p.993), il les réconcilie dans un même amour, en faisant voir leurs interactions. Toujours précis, jamais laborieux, dans une prose incomparable, rythmée et séduisante, saisissant les points essentiels et les exposant clairement, Etienne Gilson a encore beaucoup à nous donner, en vérités intellectuelles comme en plaisirs esthétiques.

***

[1] Nous citons la pagination de ce volume des Œuvres complètes, qui insère également en marge la pagination d’origine.

[2] Voir l’article de Florian Michel, « Sauver le temps : Etienne Gilson, l’histoire et la pensée de la continuité », disponible ici : https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2022/11/10/florian-michel-penser-la-continuite-etienne-gilson-et-ses-contemporains/

[3] Une telle affirmation fleure le bergsonisme, ce qui est tout à fait concevable si l’on se souvient de la dette que Gilson n’a cessé d’avouer à l’égard de celui dont il allait écouter les cours au Collège de France.

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