Martin Heidegger : Apports à la philosophie (partie I)

Lors de nos précédentes recensions des volumes de Heidegger, nous émettions l’espoir que le rythme des parutions soit passé, comme en 2012, à deux volumes par an. La parution d’Introduction à la recherche phénoménologique en avril 2013 laissait en effet espérer la parution d’un autre volume d’ici à la fin de l’année. C’est une fois de plus chose faite, puisque fin octobre a paru Apports à la philosophie (de l’avenance)1, confirmant ce nouveau rythme de parution qui, nous l’espérons, sera une fois de plus confirmé en 2014.

Il nous est parfois aussi arrivé d’être perplexe face au choix des volumes de la Gesamtausgabe traduits, ce choix ne semblant suivre aucun ordre de priorité, certains volumes somme toute secondaires paraissant quand des volumes essentiels sont toujours retenus. Ce n’est cette fois-ci pas le cas puisque le volume de la GA qui est cette fois-ci traduit est sans doute le plus important, celui qui était attendu le plus, et depuis le plus longtemps, à savoir le volume 65, les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), considéré généralement comme le second grand livre de Heidegger après Sein und Zeit.

On a longtemps cru que Heidegger n’était l’auteur que d’un seul grand livre, et que le second Heidegger, pour reprendre la partition classique depuis la lettre de 1962 au père Richardson, n’était l’auteur que de cours, d’essais et de conférences. Cette croyance fut démentie avec la parution en 1989, pour le centenaire de la naissance de Heidegger, du volume 65 de la GA, qui dévoilait le premier le massif des traités non-publiés écrits de 1936 à 1944 que Heidegger a volontairement retenus toute sa vie et qui devaient paraître plus tard encore, ne pouvant être compris, peut-être, que par « ceux qui sont peu nombreux » (p. 26), « ceux qui sont à venir » (p. 451), qu’évoquent les Beiträge. Seule une étude attentive des œuvres publiées et des cours édités dans la GA devait permettre d’espérer cette future intelligence de ces textes, qui sont désormais tous édités dans les volume 66 Besinnung (1938/39), 67 Die Überwindung der Metaphysik (1938/39), 69 Die Geschichte des Seyns (1938/40), 70 Über den Anfang (1941), 71 Das Ereignis (1941/42), 72 Die Stege des Anfangs (1944), 73 Zum Ereignis-Denken, qui est paru en octobre dernier en allemand, et 74 Zum Wesen der Sprache. Ces traités constituent le lieu de gestation de toute la pensée du second Heidegger, à propos de l’Ereignis, de l’histoire de l’être, du nihilisme, de l’art, de la parole, de la technique, du dépassement de la métaphysique, etc.

A : Etat de l’édition de Heidegger en France

Les Beiträge ont été traduits dès 1999 en anglais, Contributions To Philosophy (From Enowning), et ont fait récemment l’objet d’une nouvelle traduction, Contributions To Philosophy (Of the Event), et ils furent encore traduits en espagnol, Aportes a la philosophia (acerca del evento), en italien, Contributi alla filosofia (Dall’evento), et dans bien d’autres langues encore, ce qui ne vaut pas seulement pour les Beiträge mais aussi pour d’autres volumes de ces traités non-publiés, comme Besinnung, Über der Anfang ou encore Das Ereignis. La France arrive donc bonne dernière, avec cette traduction annoncée depuis près d’un quart de siècle. En cela, elle réédite ce qui s’était passé avec Sein und Zeit, traduit seulement en 1985 par Emmanuel Martineau puis en 1986 par François Vezin, quand l’ouvrage était déjà disponible depuis longtemps dans la plupart des langues. A ce retard dans la traduction de la Gesamtausgabe s’ajoute, comme une conséquence de celui-ci, un retard dans la recherche française concernant ces traités, puisqu’aucune ouvrage francophone n’est en tant que tel consacré aux Beiträge quand en allemand sont disponibles depuis vingt ans les Wege ins Ereignis de Friedrich-Whilhelm von Hermann2, l’éditeur des Beiträge, quand en anglais sont disponibles les ouvrages de Parvis Emad ainsi que deux ouvrage d’introduction généraux parus chez Indiana University Press, et quand en espagnol est disponible l’ouvrage d’ensemble de Franco Volpi. Seuls quelques articles ont paru, ceux de Gérard Guest dans les revues Lignes de risque et L’Infini, ceux d’Ingeborg Schüssler à propos du dernier dieu dans les numéros 25 et 26 des Heidegger studies, ainsi que l’excellent article, dont on recommande la lecture, de Sylvaine Gourdain sur le même sujet dans la revue en ligne Klésis3. L’année 2013 voit cependant la parution de plusieurs chapitres d’ouvrage importants consacrés à divers thèmes des Beiträge, comme le chapitre VIII d’Archéo-Logique4 de Jean-François Courtine, lui aussi consacré au motif du dernier dieu, ou bien un chapitre de Heidegger et le problème de la mort5 de Cristian Ciocan consacré à la reprise de l’être-pour-la-mort dans les Beiträge. A cela s’ajoute l’excellente nouvelle qu’est la parution annoncée pour cette année 2014 du premier volume entièrement consacré aux Beiträge aux éditions Hermann, un volume collectif dirigé par Alexander Schnell, Lire les Beiträge zur Philosophie de M. Heidegger6, volume qui devrait pouvoir constituer une première alternative à cette traduction et permettre au lecteur français d’y voir plus clair.

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Mais pourquoi chercher une alternative ? Parce que cette traduction, et nous nous en désolons, ne devrait pas permettre au lecteur non-germanophone d’entendre quelque chose aux Beiträge, pas plus que la traduction de Sein und Zeit par François Vezin ne permet de comprendre Heidegger, et elle est pour cette raison laissée de côté au profit de la traduction Martineau par les étudiants et les universitaires. Ce désastre n’est cependant pas une surprise, il était prévu car annoncé par plusieurs aperçus livrés par le traducteur sur son travail. Tout d’abord, dès 1993, François Fédier livrait aux Heidegger Studies un article intitulé « Traduire les Beiträge… » qui s’ouvrait sur cette inquiétante déclaration : « Il ne faut pas trop craindre de n’être pas compris : l’essentiel est d’avoir tout fait, rigoureusement et loyalement, pour être compréhensible ». A la lecture de cette traduction, il nous semble qu’il eût fallu craindre plus de n’être pas compris, et que tout n’a pas été fait pour rendre Heidegger compréhensible au non-germanophone. En 1997, ensuite, un aperçu du travail de François Fédier parut dans la revue Po&sie7, à savoir la traduction des paragraphes 238 à 242 qu’il est intéressant de relire aujourd’hui pour la comparer avec le résultat final, puisqu’il y a finalement eu un recul salutaire sur certains points (« amêmement », « aître », « aîtrée »…) mais une aggravation sur d’autres (« fondamentation »…). Enfin, en 2004 eurent lieu du 20 au 22 mai à l’université de Lausanne les journées d’un colloque international consacré aux Beiträge dont les actes ont été publiés en 20098. Le 20 mai, François Fédier prononçait sa conférence « Comment je traduis Ereignis »9, reprise en volume en 2008 sous le titre « Comment traduire Ereignis ? » dans Entendre Heidegger réédité en poche à la rentrée 201310, comme pour accompagner la traduction des Beiträge. C’est dans cette conférence que François Fédier annonçait vouloir traduire « das Ereignis ereignet » par « l’avenance appareille ».

B : La note de traduction en fin de volume

Pour comprendre l’esprit de cette traduction et examiner ses justifications, il faut examiner de près la « note de traduction » en fin de volume (pp. 591-605). On y retrouve la manière de faire de François Fédier, qui consiste par exemple à évoquer des auteurs qui ne sont justement pas ceux de Heidegger, comme Swetlana Geier, Thomas de Quincey, J. –G. Hamann, Robert Marteau, Proust…, qui consiste ensuite à revenir systématiquement à Jean Beaufret, qui a certes ses mérites en tant qu’introducteur de Heidegger en France mais qui semble avoir ici le statut de maître indépassable, et qui consiste enfin à vouloir transformer la langue française contemporaine en la faisant revenir à l’ancien et au moyen français pour y trouver les ressources afin de traduire Heidegger, et innombrables sont les formules qui le signalent, nous y reviendrons.

Ce qui est proprement inexplicable dans cette note de traduction, c’est que François Fédier, au lieu d’examiner sa propre traduction des Beiträge que cette note clôt, va y examiner la traduction d’un extrait de la Lettre sur l’humanisme sur laquelle il n’a pourtant nullement à s’expliquer puisqu’elle est disponible depuis longtemps déjà dans l’excellente traduction de Roger Munier reprise en 1966 dans Questions III. C’est une fois de plus l’occasion de rendre un hommage incontournable à Jean Beaufret, puisqu’il fut le destinataire de cette lettre : « Jean Beaufret s’est montré éminemment digne de recevoir cette marque de confiance » (p. 595). François Fédier trouve dans la Lettre une formule de Heidegger qui réunit les verbes lichten et nichten, qui disent tout deux ce que fait l’Être, afin de s’expliquer sur la traduction de ces verbes, bien présente dans celle des Beiträge. Avant d’examiner la traduction de ces deux verbes, François Fédier remarque :
« ils parlent donc à partir de l’estre : soi : même. (On me dispensera de rien ajouter ici au sujet de ce qu’il faut entendre par « estre : soi : même »). » (p. 595)

Nous ne voyons nullement pour quelle raison il faudrait l’en dispenser, cette étrange formulation étant présente à plusieurs reprises dans la traduction (par exemple p. 99 : « l’estre soi : même ») sans être jamais explicitée. Il s’agit en allemand de « das Seyn selbst », pourquoi ne pas traduire simplement par « l’estre lui-même » ? Il faudrait au moins s’expliquer. Quant au fait de rendre Seyn par « estre », est-ce vraiment indispensable alors que ce « s » ne correspond à rien en allemand ? Certes, il faut distinguer Sein et Seyn. Sein désigne l’être de l’étant, son étantité telle qu’elle est prise en vue par la métaphysique. Heidegger utilise l’ancienne graphie Seyn pour désigner non plus l’être de l’étant mais l’être comme tel, sans égard pour l’étant, l’être qui n’est rien d’étant. C’est donc une manière de marquer la différence ontologique à même le mot. Ne peut-on pas plus simplement, pour éviter d’alourdir la traduction, écrire « l’être » pour Sein et « l’Être » pour Seyn, comme cela a souvent été fait déjà ? Pour dire cette différence, François Fédier ajoute : « L’estre (pouvons-nous peut-être risquer en français) este et non pas « est » » (p. 596). Et là, nous restons perplexes : que signifie cet « este » qui n’est pourtant nulle part présent dans la traduction des Beiträge ? Quel mot allemand est-il traduit par ce « este » ? Cela n’est nulle part indiqué. Il arrive parfois à Heidegger d’écrire das Seyn yst, mais pas dans les Beiträge, et si c’est une allusion à cette graphie il faudrait au moins le signaler pour que le lecteur puisse s’y retrouver.

Le verbe lichten est habituellement traduit par « éclaircir » et die Lichtung par « l’éclaircie » ou bien « la clairière », traduction tout à fait claire. François Fédier choisit de rompre avec cette traduction traditionnelle pour proposer le verbe « allégir » qui donne « l’allégissement », ou « l’allégie », donc un mot que le lecteur français ne connait sans doute pas, et François Fédier avoue lui-même qu’il s’agit de sa part d’une trouvaille récente qu’il doit à Robert Marteau, qui emploie « allégissement » à propos du travail de Cézanne en 1997 dans Le Message de Paul Cézanne. La note de traduction de la page 37 indique que l’intention est de faire ressortir la nuance de légèreté qui appartient à la Lichtung, où se laisse entendre l’adjectif leicht, et pas seulement la lumière. François Fédier précise : « Ce n’est pas sans longs atermoiements qu’a été prise la décision d’abandonner la traduction jusqu’ici proposée de ce terme : éclaircie » (p. 37). A ces atermoiements, nous nous permettons d’ajouter les nôtres. Tout d’abord, que la Lichtung doive être entendue à partir de la lumière comme une éclaircie, cela est explicitement dit dans Sein und Zeit quand il évoque la lumen naturale, et Heidegger précise dans l’apostille qui correspond à son exemplaire de travail : « être-ouvert – clairière – lumière – luire ». Il est vrai que Heidegger indique qu’il faut entendre l’adjectif leicht dans Lichtung, il le dit dans la conférence de 1964 « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » : « Le substantif Lichtung renvoie au verbe lichten. L’adjectif licht est le même mot que leicht (léger). Etwas lichten signifie : rendre quelque chose plus léger (…) »11. Mais qu’Heidegger insiste ici sur cette nuance de légèreté ne signifie nullement que la dimension de lumière soit révoquée par lui comme nulle et non avenue. Or, elle est purement et simplement laissée de côté par cette traduction par « allégie ». De plus, c’est seulement dans une conférence de 1964 que Heidegger insiste ainsi sur le léger de la Lichtung, mais précisément il ne le fait nulle part dans les Beiträge, de sorte que cette traduction plaque sur un texte de 1936-1938 une auto-interprétation très tardive de Heidegger, donc plaque une interprétation bien précise au lieu de donner une traduction qui soit la plus neutre possible et laissant la liberté à qui le veut d’entendre le léger, connotation qu’on pourrait simplement indiquer une fois en note. Enfin, il est peu probable que le recours à un mot inconnu du lecteur français lui permette d’entendre quelque chose à Heidegger. On peut d’ailleurs remarquer que si François Fédier a découvert l’allégissement en 1997, il a pourtant parfaitement compris le sens de la Lichtung depuis des dizaines d’années en réussissant à se passer de ce mot. Pourquoi le lecteur français ne pourrait-il pas en faire autant ?

Le verbe nichten et la Nichtung étaient fort bien traduits par Roger Munier par « néantir » et « néantissement », en écho avec das Nicht, le néant. François Fédier propose « nuller » et la « nullition » qui ne sont du coup plus en écho avec « le néant », et nous ne voyons pas du tout ce qu’apporte de plus cette traduction si ce n’est de bousculer le lecteur avec des trouvailles qui donnent une grande impression de gratuité. La seule justification donnée est que « nuller » est attesté dans l’ancien français même s’il n’est plus en usage : « nuller (comme cela pouvait encore être dit dans notre ancienne langue » (p. 597), « Dans notre ancienne langue existait le verbe « nuller » » (p. 144), « On pourra ici se souvenir que l’ancien français entendait précisément dans le substantif féminin « la nulle » le rien » (p. 145). « Dans notre ancienne langue ». Dans cette formule, qui revient sans cesse sous la plume de François Fédier, tout est dit, et c’est plus explicite encore quelques lignes plus bas : « Un certain nombre de mots ne sont plus en usage ; ils manquent cruellement pour dire les choses dont parle ici Heidegger » (p. 597). Le traducteur renonce explicitement à traduire Heidegger dans la langue qui est la nôtre, le français contemporain compréhensible par le lecteur de 2013, et choisit de se tourner systématiquement vers l’ancien et le moyen français pour tenter de remettre en usage une langue qui ne l’est plus. C’est un constat d’échec, et nous pensons que le traducteur s’avoue un peu vite vaincu, les traducteurs américains, espagnols ou italiens ne l’ayant pas fait. Il s’agit d’obliger le lecteur français à réapprendre sa propre langue au contact de Heidegger en retrouvant des ressources oubliées (cf. p. 599, « dans notre ancienne langue parlait encore l’adjectif « enterin » », ou encore p. 600, « on se rappellera opportunément que l’ancien mot « sauvoir »… »). Mais quitte à apprendre une nouvelle langue pour lire Heidegger, pourquoi ne pas plus simplement apprendre l’allemand ? A partir du moment où l’on renonce ainsi à traduire, la traduction semble perdre tout son intérêt. En l’état, le lecteur français est obligé de retraduire systématiquement dans sa tête la traduction Fédier pour pouvoir la lire, et quitte à apprendre des mots qu’il ne connaît pas, comme « nuller », « fondamenter », « allégie », autant apprendre directement les mots allemands qui leur correspondent, « nichten », « grunden », « Lichtung ». En l’état, il n’est pas possible de comprendre cette traduction et le sens de ces mots sans revenir systématiquement à l’allemand, en se demandant à chaque fois quel terme allemand a bien pu être traduit ainsi. En somme, on a besoin du texte allemand pour traduire cette traduction et la comprendre, alors que le lecteur non-germanophone aurait plutôt besoin d’une traduction qui lui permette de comprendre le texte allemand. On doit faire appel au texte allemand pour comprendre cette traduction au lieu de faire appel à cette traduction pour comprendre le texte allemand. Les difficultés considérables de l’allemand de Heidegger dans les Beiträge sont ici recouvertes et redoublées par les difficultés des excentricités de la traduction, de sorte qu’elle ne pourra que susciter le découragement ou bien le dégoût et le désintérêt pour la pensée de Heidegger chez les étudiants, les professeurs et le public cultivé en général. Traduire Heidegger en passant par l’ancien français, c’est non seulement traduire pour des lecteurs qui n’existent pas ou plus, mais c’est aussi, nous semble-t-il, un contre-sens sur la langue de Heidegger, dont les mots essentiels, comme Dasein, Ereignis, Wesen, Lichtung, ne sont ni des néologismes ni des tournures archaïques, mais bien des mots de la langue allemande courante.

La note de traduction s’achève sur un dernier point, essentiel : la manière dont il faut traduire das Dasein. Aussi bien Emmanuel Martineau que François Vezin et Alain Boutot avaient fait le choix de ne pas traduire ce mot et de le faire passer en français. Il nous semble que cela a parfaitement réussi est que tout lecteur sait très bien qu’il ne faut pas y entendre un être-là au sens d’une position spatiale, mais plutôt le fait d’être l’ouverture, l’être-au-monde, la Lichtung, c’est-à-dire le Là (Da). Il nous semble que l’édition des œuvres de Heidegger a besoin d’une homogénéité au moins minimale concernant la traduction des termes essentiels, si l’on veut que le lecteur non-germanophone puisse s’y retrouver. Or, François Fédier fait le choix de briser cette homogénéité en proposant de traduire Dasein par « être le là », en suivant ainsi une suggestion de Heidegger à Jean Beaufret dans une lettre de 1945. Mais Heidegger n’avançait cette formulation que pour faire entendre à Beaufret le sens du mot Dasein et lever toute possibilité de contre-sens, il ne s’agissait pas pour lui d’imposer cette traduction aux français, lui qui précisait « dans un français peut-être impossible ». Manifestement, Heidegger se méfiait des traductions impossibles, ce qui est un indice qui nous laisse à penser qu’il n’approuverait pas cette traduction des Beiträge qui fait systématiquement le choix de traduire selon une traduction impossible en accumulant archaïsmes et néologismes, l’ancien et le nouveau. Plus grave, François Fédier choisit de supprimer l’article, c’est-à-dire qu’au lieu de traduire das Dasein par « l’être le là », il lui préfère « être le là ». L’argument est le suivant : puisque Heidegger écrit das Da-sein en mettant en évidence le Da par un tiret qui le sépare de sein « l’article définit neutre das ne porte plus sur le composé Dasein mais uniquement sur Da » (p. 602). C’est certes là une interprétation possible, mais on n’a pas à l’imposer au lecteur comme s’il s’agissait d’une évidence qu’on lirait à même le texte. Nulle part dans les Beiträge Heidegger ne dit explicitement que l’article das ne porte que sur Da. De plus, Heidegger n’écrit pas toujours Da-sein, il écrit aussi Dasein, et rien ne permet en ce cas de dire que l’article ne porte que sur Da. François Fédier traduit les deux termes par « être le là », empêchant le lecteur français de voir les différences d’occurrence de Da-sein et de Dasein, et de les distinguer, ce que peut faire le lecteur allemand et ce que fait Heidegger dans son texte. Enfin, Heidegger fait de Dasein un substantif, ce qu’il n’est plus dans la traduction Fédier, ce qui modifie complètement l’allure des phrases de Heidegger. Ainsi, une phrase comme « Le Da-sein est une manière d’être » devient « être le là est une manière d’être », etc.

Si la note de traduction se termine sur le rappel que « Heidegger cherche toujours à être aussi lisible qu’il le peut » (p. 604), il nous semble que cette traduction ne partage pas cette recherche, ou aurait dû chercher encore.

C : Le titre

Avant même d’ouvrir le volume, ce qui doit frapper le lecteur est la traduction du titre, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) par « Apports à la philosophie (De l’avenance) ». En effet, ce titre est habituellement traduit en français par « Contributions à la philosophie ». Pourquoi un tel changement ? Cela n’est nulle part expliqué dans le présent volume, et le lecteur français qui a déjà déboursé 45 euros pour acheter cette traduction devra aussi se procurer l’ouvrage de François Fédier qui est réédité pour pouvoir comprendre le titre, et donc comprendre l’ouvrage tout entier. Il n’est pas normal qu’une traduction soit à ce point dépendante d’autre livres de commentaires pour être utilisée, cela est encore plus vrai pour la traduction d’Ereignis par « avenance », et cela ressemble fort à un hold-up opéré par un groupe précis de lecteurs de Heidegger pour s’approprier l’œuvre, la confisquer, en imposant la lecture de leurs commentaires et en imposant leurs interprétations, qui se pensent sans doute les seules valides. La justification de ce titre est en fait donnée dans la réédition d’Entendre Heidegger dans la conférence de 2004 à Lausanne. Après avoir rappelé la distinction avancée par Heidegger dès le texte d’ouverture des Beiträge entre un titre public, « Beiträge zur Philosophie », et un titre essentiel, « (Vom Ereignis) », François Fédier écrit :
« si l’on entend cet intitulé d’une oreille seulement sensible aux significations reçues, cela veut dire sans équivoque : « Contributions à la philosophie ». Et l’on y aura aussitôt compris : un certain individu, nommé Heidegger, fait part dans cette publication de ses travaux, lesquels participent plus ou moins opportunément de ce qu’il est convenu d’appeler l’avancement des connaissances philosophiques » 12

Il ne faut en effet pas l’entendre ainsi, car le génitif, « De l’Ereignis » doit être entendu en son double sens, donc aussi comme « à partir de l’Ereignis », dans la mesure où la pensée est justement pensée par Heidegger comme un envoi appartenant à l’histoire de l’Être, donc venant de l’Ereignis lui-même. C’est pourquoi François Fédier précise :
« Comprendre ainsi le premier mot du titre permet de l’entendre comme Heidegger sans aucun doute l’entend lui-même. Ces Apports à la philosophie, ce ne sont donc pas les « contributions du professeur Heidegger », mais bien – ouvrons à notre tour les oreilles : Ce que l’Ereignis (soi-même) apporte à la philosophie. Il faut donc, me semble-t-il, rendre ainsi le titre complet du livre : Apports à la philosophie/De l’Ereignis. (ibid., pp. 142-143)
Nous sommes une fois de plus perplexes et ne voyons guère en quoi le mot d’apport permet de lever le moindre contre-sens possible. Si l’on dit de l’Ereignis qu’il apporte quelque chose à la philosophie, on peut tout aussi bien dire que l’Ereignis contribue à la philosophie, et que cet ouvrage en présente les contributions. De la même façon, dire que ce sont les apports à la philosophie n’empêche nullement de penser qu’il s’agisse seulement d’un « apport personnel », comme on dit lorsqu’on emprunte pour acheter. Mais cette traduction est plus grave encore, car une fois de plus il s’agit par elle d’imposer une compréhension déterminée du titre, là où le lecteur devrait être laissé libre de comprendre, et de se méprendre. En effet, en allemand, le lecteur qui lit « Beiträge » peut penser qu’il s’agit simplement là des contributions de Heidegger, mais précisément Heidegger ouvre son livre sur un texte visant à corriger cette première compréhension du titre. Ainsi, il écrit :
« L’intitulé public va nécessairement s’entendre, pour l’instant, de manière terne, commune et peu significative, et laisser croire qu’il s’agit ici de « contributions » « scientifiques » au « progrès de la philosophie ». […]
C’est pourquoi le titre approprié s’énonce De l’Ereignis. Cela ne dit pas que l’on en fait un compte-rendu ni que l’on disserte à ce sujet, mais dit tout au contraire : De l’Ereignis, vient-à-soi une pensante et parlante appartenance à l’Être et à la parole « de » l’Être ». (pp. 15-16)

Par conséquent, en voulant traduire par « apports » plutôt que par « contributions » pour empêcher de mal comprendre le titre, François Fédier devance Heidegger, lui coupe l’herbe sous le pied et l’empêche de s’expliquer simplement comme il le fait pour le lecteur allemand. Traduire par « contributions », c’est justement proposer une traduction qui corresponde parfaitement à l’allemand, et qui permette au lecteur français de se trouver dans la même situation que le lecteur allemand, comprenant mal le tire à la première lecture et le comprenant mieux ensuite après lecture des explications fournies par Heidegger lui-même.

L’autre élément du titre qui frappe dès la couverture, c’est bien évidemment cette étrange traduction d’Ereignis par « avenance », qui est cependant un progrès dans la mesure où la traduction de 1997 proposait « amêmement », sans doute pour rendre l’idée de « rendre même ». Le mot est généralement traduit par « événement », « événement-appropriant » ou encore « appropriement », ou bien n’est pas traduit du tout, comme pour Dasein. Mais personne, à part une poignée de commentateurs d’une école bien précise, ne traduit Ereignis par « avenance », et même Gérard Guest a dit dès 2005 dans la revue L’Infini son opposition franche à cette interprétation de l’Ereignis, car il s’agit une fois de plus d’une interprétation qu’on cherche à imposer. Cette traduction a été proposée en 2004 à Lausanne, et la moindre des choses serait qu’elle soit expliquée dans la traduction des Beiträge, ce qui n’est jamais le cas, empêchant le lecteur qui n’a pas la chance de posséder Entendre Heidegger de François Fédier dans sa bibliothèque d’entendre quelque chose aux Beiträge. Cette conférence, mettant en scène dramatiquement la trouvaille comme un déclic soudain (« Henri Crétella me parlant, il m’est soudain apparu comme par déclic… », 13) nous apprend que cette traduction, faisant une fois de plus retour à l’ancien français (« En français, en bon français depuis le XIème siècle… »14) lui a été suggérée par Henri Crétella en prenant pour prétexte le fait que Heidegger, dans la Lettre sur l’humanisme, écrit que l’Être est « l’avenant », et l’écrit en français pour traduire das Ankommende. Mais comme pour la traduction de Dasein par « être le là », à vouloir être plus heideggérien, que Heidegger, on finit par le trahir, car « l’avenant » n’est justement pas ici une traduction d’Ereignis et nulle part il n’est écrit que cet ankommen doive être purement et simplement identifié à l’Ereignis. Se rendant compte de son audace, François Fédier écrit : « Il m’arrive de penser à la moue qu’aurait faite Heidegger m’entendant lui soumettre cette proposition » (ibid., p. 156). Nous comprenons pourquoi Heidegger aurait fait la moue et pensons que François Fédier aurait dû y penser plus, car il y a de quoi.

De quoi est-il question avec l’Ereignis ? Il s’agit du mot directeur de la pensée de Heidegger depuis 1936, mot qu’on peut comprendre selon au moins trois points de vue. Ereignis est un mot courant de l’allemand qui veut dire « événement », et l’Ereignis doit bien être entendu ainsi, mais il ne s’agit pas d’un événement qui arrive à un moment précis du temps et de l’histoire, en lieu précis du monde, comme le font les autres événements. Il est l’événement par excellence par lequel sont possibles les événements, et d’événement comme lui, il n’y en a qu’un, car il est l’événement par lequel a lieu le temps, l’histoire comme histoire de l’Être, et le Da-sein lui-même. Il est ce par quoi « il y a » temps, être, histoire, et cet « il y a » signifie « ça donne » (es gibt), l’Ereignis étant cela qui donne. On peut donc traduire Ereignis par « événement », c’est le choix fait dans les traductions américaines, italiennes et espagnoles, ce choix ayant le mérite d’être le décalque du terme allemand, qui sera ensuite compris plus précisément lors de la lecture de l’ouvrage, exactement comme le fait le lecteur allemand. On peut aussi, comme le fait Gérard Guest, lui adjoindre une majuscule, pour faire signe vers le caractère singulier de cet événement.

Mais l’Ereignis signifie aussi en allemand un Er-eignis, dans lequel il faut entendre eigen, le propre, donc une manière de rendre propre, l’événement d’un appropriement qui fait venir à soi. C’est que l’Ereignis cherche à dire le rapport entre l’Être et le Da-sein, et cela, le titre du paragraphe 135 le dit bien : « Le déploiement de l’Être comme Ereignis (la relation du Da-sein et de l’Être) ». L’Ereignis est donc le rapport par excellence, l’accord qui les accorde tous deux l’un à l’autre, et ce faisant les fait venir à soi, à ce qu’ils ont de propre, dans la mesure où jamais le Da-sein n’est sans l’Être ni l’Être ne se déploie sans le Da-sein, dans la mesure encore où le Da-sein n’est que d’être le La de l’Être, le site de son déploiement, et où l’Être est caractérisé par la finitude qui signifie qu’il requiert l’homme, il le revendique comme Da-sein et n’est rien d’autre que de s’ouvrir pour l’homme :
« La relation du Da-sein à l’Être appartient au déploiement de l’Être lui-même, ce qui peut aussi se dire ainsi : l’Être requiert le Da-sein et ne se déploie pas sans cette venue à soi (Ereignung). » (p. 292)

Cette relation n’est nullement la relation du sujet à un objet, le Da-sein n’étant pas le sujet de la philosophie moderne, car n’étant pas une sphère d’immanence, et l’Être n’étant pas un objet, mais étant l’inobjectivable par excellence qui rend possible toute objectivation d’un étant. Elle n’est pas la mise en relation de deux étants, qui pourraient être d’abord séparément et seraient ensuite réunis. Cette relation n’a donc pas lieu à un moment donné comme si elle pouvait ne plus avoir lieu. Les membre du rapport ici ne sont rien en dehors du rapport qu’est l’Ereignis. Pour faire entendre cette seconde signification, on a parfois proposé comme traduction « copropriation », « appropriement » ou « avènement ».

Enfin, Heidegger fait remarquer dans Identité et différence qu’Ereignis renvoie au verbe er-aügen dans lequel se laisse entendre das Auge, l’œil. Et en effet, l’Ereignis étant « cela » qui donne l’Être, il est cela qui ouvre à l’homme l’éclaircie, l’ouverture où de l’étant peut venir se manifester, donc se donner à voir.

Maintenant, en quoi la traduction par « avenance » permet-elle de rendre en français ces trois nuances ? On n’y trouve ni allusion à l’œil ni allusion au thème du propre. Seule la venue, donc l’événement, se laisse apercevoir. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas traduire tout simplement par « événement » et dispenser le lecteur de cette trouvaille archaïsante ? Sa nécessité n’apparait nullement, elle donne plutôt l’impression de la trouvaille d’une érudition pédante dont on pourrait nous épargner afin d’alléger (et non d’allégir) la traduction.

En 2004, François Fédier terminait sa conférence sur la traduction de la formule « das Ereignis ereignet » par « l’avenance appareille ». Fort heureusement, elle n’a finalement pas été retenue dans la présente traduction où elle est rendue par « l’avenance fait venir à soi » (p. 399). Il faut entendre ici cet accord dont nous parlions plus haut, à savoir que l’Ereignis ereignet, c’est-à-dire approprie l’un à l’autre le Da-sein et l’Être et les fait ainsi venir à soi, à ce qu’ils ont en propre.

La suite est consultable ici : 

Martin Heidegger : Apports à la philosophie (partie II)

Entretiens

Colloques

La philosophie médiatique

Coups de cœur

Histoire de la philosophie

Actualité éditoriale des rédacteurs

Le livre par l’auteur

La philosophie politique

La philosophie dans tous ses états

Regards croisés

  1. Martin Heidegger, Apports à la philosophie (de l’avenance), Traduction François Fédier, Gallimard, 2013
  2. Friedrich-Whilhelm von Hermann, Wege ins Ereignis Zu Heideggers »Beiträgen zur Philosophie«, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1994.
  3. http://www.revue-klesis.org/pdf/6._Sylvaine.pdf
  4. J-F. Courtine, Archéo-Logique Husserl, Heidegger, Patocka, Paris, PUF, 2013.
  5. C. Ciocan, Heidegger et le problème de la mort : existentialité, authenticité, temporalité, Dordrecht, Springer, 2013.
  6. A. Schnell (dir.); Lire les Beiträge zur Philosophie de M. Heidegger, Paris, Hermann, 2014.
  7. « Apports à la philosophie. §§ 238-242 », tr. F. Fédier, in Po&sie, n° 81, Paris, Belin, 1997, pp. 8-21.
  8. Heideggers Beiträge zur Philosophie: Internationales Kolloquium vom 20.-22. Mai 2004 an der Universität Lausanne (Schweiz) Les Apports à la philosophie de Heidegger Colloque international des 20-22 mai 2004 à l’Université de Lausanne (Suisse), Frankfurt-am-Main, Klostermann, 2009.
  9. http://fr.scribd.com/doc/45386207/Francois-Fedier-Comment-Je-Traduis-Ereignis
  10. Cf. F. Fédier, Entendre Heidegger et autres exercices d’écoute, Paris, Pocket, 2013, pp. 128-161.
  11. Questions III et IV, tel, Paris, Gallimard, 1966 et 1976, p. 295
  12. F. Fédier, Entendre Heidegger et autres exercices d’écoute, op. cit., p. 140.
  13. F. Fédier, Entendre Heidegger et autres exercices d’écoute, op. cit., p. 154.
  14. ibid., p. 155.
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Etienne Pinat est professeur agrégé de philosophie dans le secondaire. Il a étudié la philosophie à la Sorbonne. Il s'occupe des recensions des livres de ou sur Heidegger ou Blanchot, recrute de nouveaux contributeurs et contacte les éditeurs. Il est l'auteur de "Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie", paru chez Zetabooks en 2014, et de "Heidegger et Kierkegaard. La résolution et l'éthique", par en 2018 chez Kimé.