Voici l’un des premiers traités jamais écrits sur la question de l’amour en Occident ; à la fois englobant sa « scène primitive » (la querelle entre érôs et agapè) et permettant rétrospectivement de décrypter les destins du désir aux prises avec la jouissance.
Érôs ? C’est l’amour grec du désir, l’amour « humain, trop humain ». Agapè ? C’est le nom du nouvel amour : strictement celui de Dieu et seul paradigme des prochains.
Par-delà sa rigoureuse spiritualité, Anders Nygren nous convoque à notre propre rendez-vous anthropologique : la création de l’amour occidental à partir de la lutte chrétienne pour l’hégémonie de l’agapè. Il nous rappelle fortement l’« indépendance primitive de l’érôs et de l’agapè » et nous enseigne, tout en nous restituant la vérité de leur généalogie, leur foncière antinomie enracinée dans le Nouveau Testament.
Enfin réédité, l’ouvrage du théologien suédois s’est déjà imposé comme la contribution la plus aboutie de l’essence du christianisme, détrônant pour nombre de ses pairs le travail de Harnack. Mal connu de la littérature, il éclipse pourtant l’étude de Denis de Rougemont. En philosophie, il est annoncé par Wilamowitz qui écrivait : « Paul ignorait autant l’érôs que Platon l’agapè. » Il illustre exactement cet aphorisme de Nietzsche : « Le christianisme a empoisonné érôs — il n’est pas mort, mais il est devenu vicieux. » Par ailleurs, ce livre ne répond-il pas à l’algarade de Lacan aux analystes : terriblement concernés et en même temps « les plus démunis par rapport à cette tradition de l’amour » ?
Au croisement de toutes ces disciplines distinctes, le livre de Nygren les surplombe essentiellement. C’est-à-dire qu’il est, pour chacune d’entre elles et dans leur spécificité, rien de moins que la possibilité offerte de traiter correctement ce qu’elles ont toujours plus ou moins galvaudé. Un défi ? Assurément. [Lucrèce Luciani-Zidane]