Dans L’évolution créatrice, Bergson écrivait que « dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être pris de vertige. »1
C’est donc dans une perspective de résolution de ce vertige que cherche à nous orienter le dernier ouvrage d’André Cantin, philosophe et homme de Dieu. Ce premier volume d’Être est aimer, sous-titré « Partir en philosophie », avoue sa confiance envers la philosophie, en posant de nouveau cette vieille question : face aux angoisses de notre vie, peut-on éviter un pessimisme radical ?
On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une interrogation largement éculée, à laquelle de nombreux philosophes de talent ont pris la peine de répondre de manière conséquente. André Cantin la traite ici à nouveau, sans céder au gémissement qu’il a déjà éprouvé face aux malheurs de sa propre existence. Il est sans doute vrai, en effet, que les épreuves quotidiennes, et parfois les plus douloureuses, nous engagent sur la voie de la démission. Dans son prologue, M. Cantin montre effectivement que ce sont la peine et le refus de l’inacceptable qui le firent entrer en philosophie : « Je demeurais douloureusement obsédé par les disparitions des proches que j’aimais »2. Face à la menace du mal sous toutes ses formes, que ce soit la disparition d’un proche ou la douleur en général, il existe un principe vers lequel l’auteur oriente toute sa réflexion : Dieu et « son commandement d’aimer. » On voit poindre ici un motif millénaire de la philosophie, le Bien qui est le suprême désirable, foyer incandescent de toutes les valeurs. Mais c’est un motif philosophique que notre auteur place en lieu chrétien et dirige vers les cimes de la foi : il nous rappelle que « l’Amour divin tout puissant » doit éclairer « le champ de l’interrogation philosophique »3. M. Cantin s’efforce alors de montrer « l’immense fécondité rationnelle que recèle la foi au Christ. »4
I. Considérations premières.
Mais il est toujours terrible, lorsqu’on lit un livre de philosophie, de voir ses attentes insatisfaites. Avant d’ouvrir cet ouvrage, nous pensions retrouver la grande tradition spiritualiste, éclatante de finesse et fascinante par sa subtilité. Or le premier chapitre, intitulé Un besoin universel, nous entraine déjà dans la déception : la philosophie doit substituer à la facilité du cliché la complexité du concept et de la recherche, alors que l’auteur ouvre sur des considérations sans fond. Avec la philosophie, « un désir de rationnel s’affirme »5 et il s’agit de trouver un « sens à ce que nous faisons sur terre »6 Voilà bien une nouveauté ! Certes, il est utile de le noter, mais il est inessentiel d’y consacrer une page. Une page de bavardages : « on sait combien de fois à la suite des siècles » ; « l’un après l’autre, des explorateurs partaient à la recherche des premières causes »7 … Voilà bien une entrée manquée, où l’on répète sans vigueur et sans dessein précis, si ce n’est pour rappeler au lecteur que la philosophie est la recherche des premiers principes et des premières causes.
Et ce questionnement, qui doit nous mener vers la Vérité, prend source dans une attitude simple : celle de l’ingénuité. M. Cantin affirme qu’il s’agit de celle de l’enfant, synonyme d’innocence, lien direct et immédiat avec l’essentiel des questions. A coup de considérations psychologisantes, comme « prêtez attention à l’enfant qui vous questionne »8, notre auteur se livre sans doute à une mauvaise transposition philosophique de la parole du Christ: « Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi ; car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume des Cieux »9, c’est-à-dire aussi, la Vérité. Et M. Cantin de dire que l’enfant a « un instinct rationnel »10. Il s’agit là d’une formule heureuse résumant l’atmosphère de ce livre. En ce sens, la philosophie est un appel rationnel en l’homme : « n’importe quel enfant vous rappelle que vous ne pouvez vivre comme si le pouvoir de chercher et de savoir que vous avez ne vous servait à rien. »11
Mais l’auteur ne limite pas l’exigence de la rationalité au seul individu : l’humanité doit se rassembler pour se confronter à ce qu’elle veut. Sans approfondir davantage, l’auteur avance l’idée que les peuples « ont à orienter leur progrès »12. M. Cantin prend pour exemple l’événement de Mai 68, quand la société prit un « tour philosophique »13 : selon lui, les gens se sont rapprochés, un autre avenir était désormais possible. On pensera, dans une autre mesure, à la réflexion de M. Marion14 sur « l’obstacle épistémologique » qu’aurait pu constituer Mai 68 : le philosophe de la donation montrait très justement que cette période, en dehors de toutes considérations politiques ou idéologiques, invitait alors la jeunesse à poser de nouvelles questions. Seulement, au grand regret de notre auteur, cela n’a pas duré alors poursuite d’un dialogue social aurait pu conduire à des conclusions pratiques. Sans le citer de manière explicite, on voit apparaître ici l’ombre de Joseph Vialatoux15, philosophe lyonnais, instigateur d’un « catholicisme social ». Contre Maurras, Vialatoux opposait la primauté de la morale sur la politique ou l’économie. Cependant, ce dernier n’invitait pas à la séparation de l’économique et de l’éthique, bien au contraire : c’est ce que M. Cantin nous montre lui aussi en soulignant qu’il est impossible de traduire la profondeur des préoccupations humaines dans la seule réflexion politique. Et notre auteur, en une simple question, témoigne de cette idée héritée de Vialatoux : « Quelles sont les valeurs vers lesquelles nous voulons tourner notre vie nationale et continentale ? »16
A l’occasion de cette réflexion sur la communauté, qui serait animée (en écorchant largement le concept rousseauiste) par une volonté générale, M. Cantin se penche sur le problème de la science, envisagée comme une entreprise collective. La question « que cherchons-nous ? »17 se décline sauvagement dans la même ligne en « jusqu’où notamment voulons-nous étendre nos droits de modifier la nature ? »18 Notre auteur se lance alors dans une grande tirade au sujet du monde scientifique en critiquant au passage, en une phrase, des « savants » de la fin du XXème siècle qui croyaient avoir trouvé dans le hasard et la nécessité les origines du monde et du vivant. La science doit se surveiller : quelle nouveauté ! M. Cantin nous met en garde : le progrès de la science est infini. En ce sens « nous avons à dominer l’emprise grandissante sur nous d’une technoscience qui ne connaît que l’éphémère. »19 De plus, il rappelle que la science ne perçoit qu’avec les sens et que son danger est d’enfermer l’homme dans le monde des objets. Sage mise en garde, face à laquelle le lecteur opinera sans sourciller. Seulement, il manque à cette critique une réflexion corrélée : que propose la métaphysique face à cela ? Dans quelles mesures pouvons-nous aujourd’hui instaurer, comme l’écrivait Maritain, une « primauté du spirituel » ? L’auteur ne nous donne aucune clef.
II. Questions de méthode
Après avoir fait, dans un second chapitre, quelques rappels historiques parmi lesquels M. Cantin retient la figure socratique comme la posture philosophique par excellence, il s’attarde maintenant sur des questions de méthodes. L’auteur passe en revue plusieurs démarches philosophiques. Il remarque qu’il faut adapter sa méthode aux objets étudiés. Sans jamais citer explicitement qui il vise, l’auteur signale que vouloir « assujettir la recherche de la connaissance de l’Être absolu aux méthodes mathématico-expérimentales (…) serait inepte »20 Alain Badiou serait sans nul doute concerné : L’Être et l’événement ou Logiques des mondes seraient clairement désignées comme « ineptes » puisqu’il s’agit bien d’une déduction de l’Être par la voie mathématique. M. Cantin montre en effet qu’on ne peut enfermer un tel domaine de spéculation dans un champ si réduit : de même, selon l’auteur, Descartes a échoué dans son explication du monde car il l’a réduite au plan mathématique. Pour élaborer une ontologie, il faut être humble. Et l’auteur de nous rappeler les multiples apories de Platon, dont les plus riches et éclatantes, se trouvent dans le Timée et dans le Parménide. Il mentionnera aussi Aristote qui, selon lui, « est conscient des limites du pouvoir de sa pensée »21.
En suivant notre auteur, nous voyons très vite poindre la contradiction, surtout lorsqu’il écrit qu’il ne s’agit pas seulement de spéculer sur l’Être mais de se demander si la présence de l’Être ne se manifeste pas directement au sujet. Une telle expérience fut décelée par Bergson chez les grands mystiques : on peut largement mettre l’humilité en doute dans la mesure où la recherche d’une telle présence aura forcé quelques penseurs comme Le Roy ou Lavelle, à entreprendre de vastes sommes philosophiques. D’ailleurs, l’auteur met en garde contre « des systèmes enflés » qui auraient tentés « de tout expliquer »22. Il cite en exemple le matérialisme dialectique avec en figure de proue, La Critique de la raison dialectique de Sartre (encore une fois sans citer explicitement). En effet, « on vit un éminent philosophe renoncer en sa faveur à sa philosophie de la « liberté » et déclarer voir en lui « l’horizon indépassable de notre culture ». »23 Inutile de poursuivre : M. Cantin se trompe. On rappellera qu’il s’agissait pour Sartre de réintroduire la liberté au cœur du matérialisme historique afin de rendre compréhensible le rapport entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités. L’objectif était justement de dépasser le monde figé du matérialisme historique. Sans la liberté, un monde de choses s’offrirait à nous, dans lequel aucun combat humain n’aurait de sens. De plus, le concept de liberté, défini et hérité de l’Être et le néant est capital, dans la Critique, pour expliquer l’aliénation lors de l’analyse de la contre-finalité24.
Ainsi, les systèmes autant que les vues trop étroites sont à écarter car « une intuition fixée sur un aspect des choses peut paraître si belle a celui qu’elle échauffe, qui lui voit aussitôt une portée universelle. »25 Bergson et bon nombre de philosophes ont du souci à se faire ! Bergson justement, se voit réprimandé par M. Cantin pour s’être livré à des « extrapolations risquées »26 en condamnant l’intelligence au nom de la durée.
III. L’Être pour unique objet
On retiendra enfin les réflexions finales sur l’Être qui ne sont pourtant ni nouvelles ni originales. Une suite de considérations traditionnelles s’offre au lecteur : l’auteur nous apprend que « nous sommes tous par nature à la recherche de la plénitude d’être »27 et que l’Être témoigne sa présence par le biais d’une expérience métaphysique. M. Cantin prend même le temps de nous rappeler que le mot « expérience » n’est pas restreint, et qu’il peut être employé dans une perspective toute métaphysique. Vient ensuite une entreprise pédagogique, passant forcément par un rappel étymologique. La présence est d’abord celle, comme le montrait Lavelle, d’un être vague et indéterminé. C’est l’acte de l’intelligence, ou acte de participation (M. Cantin ne mentionne pas ce concept) qui permet au sujet de comprendre l’être et d’y être, lui aussi, présent. L’acte permet ainsi au sujet de comprendre qu’il fait parti intégrante de l’Être mais aussi qu’il s’en sépare par l’exercice de la réflexion, creusant ainsi l’intervalle infini entre l’être particulier et l’Être. En étant moins conceptuel, c’est ceci que nous rappelle M. Cantin. On retiendra sur ce point la remarque essentielle d’Aimé Forest dans son Consentement et création : « La réflexion cherche à nous faire dépasser la donnée objective, à nous faire saisir la participation à l’acte créateur dans lequel tout s’unifie. »28
Mais cette unification, rajoute M. Cantin, passe évidemment par des déterminations telles que le langage et le jugement. Après avoir traité brièvement la relation sujet-objet, M. Cantin considère la question de l’intersubjectivité au sujet de laquelle, en vérité, il n’apporte rien de nouveau : « Il n’y aurait pas de sujets pensants, autrement dit d’êtres humains sur la terre, sans une somme immense d’attentions où les regards et les sourires comptent autant que les soins du corps. »29 Une relation pleine et entière à l’Être a besoin, en quelque sorte, d’une communauté de consciences. Inutile d’aller plus loin : on retrouve ici la marque de quelques personnalistes comme Nédoncelle ou Mounier, sans oublier bien sûr l’important Levinas que l’auteur avait rapidement mentionné : « Le regard qu’un Levinas, instruit par la Bible, porte sur le visage d’autrui pourrait nous montrer la fécondité d’une véritable intention. »30 Dans la conclusion de La réciprocité des consciences, Nédoncelle écrit ceci : « La communion des consciences est le fait primitif, le cogito a d’emblée un caractère réciproque »31 Le philosophe, avant cette formule heureuse, avait soigneusement rappelé que « pour avoir un moi, il faut être voulu par d’autres moi et les vouloir à son tour. »32 On ajoutera que cette communion s’effectue dans la perspective, immédiate, d’une communion à l’Être. En ce sens, la direction philosophique que tente de proposer André Cantin, ne peut ouvrir que sur une pensée de la joie, par une confiance entière en l’Être. Il s’agit là, selon ses mots, de « mettre le monde sous la lumière de l’Être. »33
- Bergson, L’évolution créatrice, Rombaldi, 1970, ch. III, p. 263.
- André Cantin, Être est aimer (noté EA), I « Partir en philosophie », Paris, Le Cerf, 2009, p. 8.
- EA, p. 16
- EA, p. 17.
- EA, p. 21.
- Ibid..
- Ibid.
- EA, p. 22.
- Matthieu, 19 14
- EA, p. 23.
- EA, p. 26.
- EA, p. 27.
- EA, p. 29.
- Jean-Luc Marion sur KTO lors de l’émission La Foi prise au mot (21 décembre 2008).
- Joseph Vialatoux (1880-1970)
- EA, p. 30.
- EA, p. 31.
- Ibid.
- EA, p. 34.
- EA, p. 62.
- EA, p. 64.
- EA, p. 65.
- EA, p. 66.
- Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960, p. 231-234.
- EA, p. 68.
- Ibid.
- EA, p. 89.
- Forest, Consentement et création, Aubier, 1943, p. 105.
- EA, p. 107.
- EA, p. 85.
- Nédoncelle, La réciprocité des consciences, Aubier, 1942, p. 319.
- Ibid.
- EA, p. 141.