Carol Gilligan, Naomi Snider : Pourquoi le patriarcat ?

Pourquoi le patriarcat ? n’est pas un ouvrage sur la « domination masculine », mais sur les ressorts psychologiques d’un système qui ampute tous les êtres humains, quel que soit leur genre, de leur compétence relationnelle authentique et de leur voix intime. Co-écrit par Carol Gilligan, fondatrice de l’éthique du care[1], et Naomi Snider, l’une de ses étudiantes également avocate, l’ouvrage présente une avancée notable par rapport aux textes antérieurs mais déjà fondateurs de Gilligan : il s’appuie sur la théorie de l’attachement du pédopsychiatre et psychanalyste John Bowlby, pour mettre en évidence l’édification du patriarcat sur le refoulement de la douleur de la perte — mécanisme de défense qui, s’il semble initialement un remède à la douleur, devient, par son caractère dysfonctionnel, cause insoluble de tous les conflits que, dans sa perversité, il prétend résoudre :

 

« le patriarcat est à la fois une source de perte de connexions et un rempart contre d’autres ruptures à venir — il est à l’origine du traumatisme tout en étant son propre moyen de défense contre le traumatisme[2]. »

 

Que l’on songe d’emblée, comme le suggère Carol Gilligan à la fin de l’ouvrage, au sacrifice d’Abraham : selon la Torah, Dieu lui enjoint de sacrifier ce qu’il a de plus cher au monde : son fils. Patriarche, Abraham est celui qui fait taire la voix personnelle des sentiments, son amour envers Isaac, pour anesthésier sa douleur de la perte. Pas un instant il ne proteste, et voilà ce qui dysfonctionne — dysfonctionnement fondateur du patriarcat. Ce qui est extrêmement novateur ici, c’est de souligner dans quelle mesure le patriarcat ne repose pas sur la différence des genres mais, à l’image du sacrifice d’Abraham, sur un « sacrifice de l’amour qui profite d’abord à l’instauration d’un modèle hiérarchique[3] » ; « Le sacrifice de l’amour est la marque de fabrique typique du patriarcat. C’est ce sacrifice même qui permet d’établir et de préserver la hiérarchie[4]. » Ce n’est que dans un deuxième temps que ce « sacrifice relationnel » devient à son tour « nécessaire à l’instauration et au maintien de structures de pouvoir ou de statut hiérarchiques[5] », et que l’on associe « la féminité au pseudo-relationnel (et au fait de se passer soi-même sous silence) et la masculinité à la pseudo-indépendance (et à la prémunition contre tout désir relationnel et toute sensibilité)[6]. »

 

Aussi l’ouvrage analyse-t-il les mécanismes à l’œuvre dans le système patriarcal au prisme de la psychologie : le patriarcat ampute chacun•e de son intelligence relationnelle, sur la base du déni structurel de la souffrance de la perte. Pourtant, quoique tue, cette souffrance est d’autant plus prégnante en chacun•e que le système patriarcal encourage à lutter contre ce besoin, à le refouler. Il ressurgit sous la forme de névroses et d’ « exclusion défensive des affects » : chez les hommes, « colère », « hostilité » et « violence » « font irruption en lieu et place de la douleur causée par la perte, afin d’empêcher qu’elle ne remonte à la surface[7]. » Chez les femmes, c’est le silence ou les paroles sans teneur. Autrement dit, une société ne peut pas être saine, pacifiée et intègre tant que l’on nie le besoin humain à la relation authentique et à la reconnaissance de la douleur.

 

  1. Nature relationnelle des êtres humains et spontanéité de la prise de parole

 

Les travaux du psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby mettent en évidence trois étapes spontanées chez l’enfant en bas âge en cas de perte de connexion relationnelle — lorsque sa mère détourne le regard alors qu’elle le regardait jusqu’alors dans les yeux — : il commence par protester vivement ; puis il sombre dans un état de désespoir, avant de sembler se détacher de sa douleur. C’est là « un moyen de défense dissociatif qui cherche à écarter toute éventualité d’une séparation irrémédiable en fractionnant le moi — en particulier par le biais d’une dissociation entre la pulsion relationnelle et la conscience[8]. » Ce faisant, c’est d’avec lui-même qu’il se déconnecte, et de ses émotions propres : il ne ressent plus rien, ne proteste plus.

Depuis Freud, on considère qu’il s’agit là d’un processus normal de deuil et de maturation psychique, mais il n’en est rien :

 

« la protestation contre la perte [n’est] pas […] le signe d’une immaturité émotionnelle [ni] d’une quelconque faiblesse psychologique […] mais d’un processus intégré au chagrin ressenti lors d’une séparation. Il s’agit plutôt d’une réaction saine […] » de « connexion vitale (avec leur propre ressenti internet et avec autrui)[9]. »

 

Au contraire, il faut voir dans le détachement sans protestation une réponse pathologique à la perte, « une réaction inadaptée à l’expérience de la perte de connexion[10] » : « nous nous déconnectons de notre besoin de care et de connexion humaine[11] ».

 

« Dans ses travaux ultérieurs, Bowlby fit en outre observer que le détachement prend deux formes bien distinctes : le rapport conciliant – […] attachement anxieux ou soins (caregiving) compulsifs — ou évitement relationnel et détachement émotionnel — nommé attachement évitant ou autosuffisance compulsive par Bowlby[12]. »

Les deux attitudes que sont « le détachement émotionnel et la bienveillance (caregiving) compulsive » sont « des réponses pathologiques à la perte[13] ».

 

Aussi n’y a-t-il absolument rien de naturel dans le fait que « les femmes sont aidantes », « les hommes sont plus rationnels et détachés » : dans les deux cas, « l’indépendance masculine ou l’abnégation féminine[14] » ne sont que des injonctions patriarcales reposant sur l’angoisse non solutionnée de la perte. S’il s’agit de remparts contre la douleur de la perte, ces mécanismes de défense institués en norme sociale sont des déviances par rapport à une saine réponse, universelle et humaine : la protestation, la prise de parole et l’affirmation de la douleur de la perte ou de l’abandon. Que les hommes tendent à l’anesthésier, parce qu’ils ont eu l’habitude qu’on leur dise, enfant : « tu es fort, un garçon ne pleure pas » ; que les femmes taisent leur voix intérieure et lui substituent un soin quasi compulsif d’autrui, dans les deux cas il n’y a rien là de nécessaire ni de socialement sain. Au contraire, au fondement du patriarcat se trouve une injonction à la réaction pathologique face à la perte : la négation d’une partie de soi, celle qui a besoin de dire qu’elle souffre.

Dès lors, quand l’enfant en bas âge proteste contre la disparition des êtres chers, avant de sombrer dans le désespoir puis le détachement vis-à-vis de ses émotions, le patriarcat fait d’un tel détachement un principe structurant le classement hiérarchique des êtres humains, non seulement en catégories de genre, mais aussi bien au sein même de ces catégories. Ainsi, un homme respectable sera celui qui reste stoïque face à la douleur, ne s’attache pas pour ne souffrir d’aucune rupture relationnelle et sait user froidement de la raison ; une femme honorable ne cèdera pas aux lamentations causées par la douleur de la perte et, surtout, taira son sentiment d’injustice face à la perte ; ou tiendra un discours consensuel mais inauthentique. Selon les autrices de cet ouvrage, les hommes savent qu’ils ont des sentiments, les femmes ont conscience de ne pas s’exprimer comme leur intime la voix de l’enfant qu’elles furent, mais le patriarcat repose sur le refoulement-même des émotions — et l’acceptation, détachée, de la perte. À défaut de quoi les personnes qui s’obstinent à exprimer la souffrance de la perte seront déclassées socialement, en bas de l’échelle de leur genre : l’homme qui pleure sera qualifié de « chochotte » ou de « féminin », la femme qui hurle sa douleur sera rapidement qualifiée d’hystérique.

 

Bien sûr, si elle est une réponse pathologique, l’anesthésie de la douleur est un mécanisme de survie aux plus vifs traumatismes. Dans l’ouvrage, Naomi Snider explique à quel point elle a dû y recourir à la mort de son père alors qu’elle n’était qu’enfant. Mais la question se pose de savoir pourquoi, en l’absence ou au-delà de tels traumatismes, la société elle-même normatise un tel fonctionnement, un tel refoulement de la douleur causée par la perte au point de se structurer sur l’angoisse des pertes à venir… que paradoxalement elle favorise :

 

« Que quelqu’un se détourne du chemin de l’amour pour survivre à un événement tragique comme la mort, nous pouvons parfaitement le comprendre. Mais, dans le processus ‘normal’ de développement ou en l’absence a priori de perte irrévocable ou de traumatisme, pourquoi des jeunes femmes […] [ou des jeunes hommes] renonceraient-ils de leur plein gré au plaisir des relations et de la réciprocité des engagements mutuels ? […] jeux relationnels dont nous sommes friand•e•s dans les premières années de notre vie […][15]. »

 

L’on pourrait admettre qu’en définitive, nos sociétés sont structurées par l’angoisse de la mort et de la disparition des êtres chers, qu’elles sont censées prévenir. De fait, « le patriarcat s’érige en rempart contre la vulnérabilité associée au fait d’aimer. Par là-même, il se dresse en bouclier contre la perte[16]. » Pourtant, si le système patriarcal de refoulement des émotions, qu’il prenne la forme d’une suprématie de la raison dite masculine, ou d’un effacement de soi dans le silence de la voix intime qualifiée de féminine, présente une certaine efficacité pour ne pas sentir la douleur de la déconnexion et de la rupture du lien à autrui, ce système nuit à l’individu. En effet, en éradiquant le vécu sensible, « nous perdons contact avec nous mêmes et, consécutivement, notre capacité à être en relation[17] ». Au contraire, il est bien plus sain de résister à la perte, de la refuser en protestant, c’est-à-dire en reconnaissant nos émotions et notre ressenti interne. Comme « c’est dans notre corps et à travers nos émotions que nous tenons le registre de notre expérience[18] », dans le système patriarcal qui s’impose à chacun « nous dissocions notre corps de notre esprit[19] ». Ce faisant, « nous courons le danger » […] « d’oublier ce que nous savons tout au fond de nous, ce dont notre cœur et notre âme sont intimement convaincus. Il s’agit de notre ressenti interne, de nos émotions véritables. Nous les mettons de côté au nom de l’habileté, de l’intelligence ou de l’éducation. Dans une culture qui valorise la séparation entre les domaines du sensible et du rationnel, un système éducatif qui promeut la séparation entre pensées et émotions[20] », nous taisons notre aptitude à faire du lien, notre besoin de connexion authentique entre affect et raison, entre nous-mêmes et les autres.

 

Pourtant, il existe en chacun et chacune une « voix différente », comme le rappelle Carol Gilligan sur la base de ses travaux antérieurs : c’est la voix de la résistance positive à la rupture du lien.

 

« Cette expression d’une forme de résistance positive correspond à ce que j’ai appelé “une voix différente”. L’une des découvertes les plus importantes en psychologie du développement repose sur la reconnaissance que cette voix “différente” est une voix intrinsèquement humaine — une voix relationnelle, cadencée. Une voix qui relie ensemble pensée et émotion, qui unit corps et esprit, soi et autrui. C’est la voix qu’on entend s’exprimer à travers la franchise et la clairvoyance émotionnelle d’un entant, celle qu’on porte en chacun•e de nous[21]. » « [O]n considère “féminine” cette voix — à l’écoute des émotions […] et […] on finit par l’associer au relationnel, à la bienveillance et aux femmes en général, dans une société et une culture où ce sont les femmes qui, pour la plupart, endossent la responsabilité de prendre soin des autres (notamment des enfants, des personnes âgées et des malades). À l’inverse, et conformément au découpage hiérarchisé des rôles traditionnels selon le genre, une voix pleine d’assurance s’affirmera comme indépendante et sera entendue comme “masculine”. On l’associera aux privilèges et aux hommes, dans une société et une culture où ce sont en grande majorité des hommes qui détiennent le pouvoir. Dans cet univers patriarcal, où une voix humaine se fait entendre comme voix différente, l’individu semble parfois s’opposer au collectif […][22]. »

 

L’objectif des autrices est de montrer combien nos sociétés sont édifiées sur la base d’un tel mécanisme arbitraire et dysfonctionnel d’un point de vue anthropologique. Le domaine du politique en atteste : il faut savoir prendre des décisions froidement, qui manifestent une absence totale d’empathie. Pour être en haut de la hiérarchie sociale, il faut s’abstenir de ressentir ce que pourtant l’on ressent, il faut savoir rompre les liens et lutter contre l’envie « puérile » de connexion. Pourtant, selon les autrices, il n’y a là rien ni de naturel, ni de sain ; plus encore, ce système brime tous les êtres qui endossent de tels rôles d’honneur, car ils sont obligés pour ce faire de rester sourds à une partie d’eux-mêmes. En chacun•e, une voix intime de protester contre la perte, protestation qui est le ressort-même de l’accord avec soi. C’est bien en ce sens que la dénonciation du patriarcat n’est pas réductible à un combat pour la visibilisation des femmes, mais bien, dans la perspective des autrices, une lutte pour la revalorisation de l’humanité en chacun•e.

 

« Le patriarcat est intrinsèquement nuisible aux hommes comme aux femmes, parce qu’il oblige les hommes à agir comme s’ils n’avaient pas — ou n’avaient pas même besoin — de rapport avec autrui, et les femmes à se comporter comme si on leur niait l’existence ou la nécessité d’avoir une identité propre.[23] »

C’est pourquoi le patriarcat n’est pas juste une affaire de domination et de privilèges, dont seul le bénéfice socio-économique des individus en haut de l’échelle et disposant du pouvoir justifierait le maintien. En réalité, et à son fondement, le patriarcat est une pseudo-protection contre la vulnérabilité face à la perte. Son ressort fondamental est avant tout psychologique : « nous prenons soin d’éviter précisément la chose que nous désirons — l’amour — de façon à ne pas redevenir vulnérables, en proie à ce sentiment de perte dont on a l’impression qu’on ne peut y échapper ou le supporter[24]. » Dans un tel dispositif, un homme se doit d’être invulnérable ; « lorsque tombe le masque de l’invulnérabilité et de l’autonomie masculines[25] », on observe de sa part des « manifestations de colère et de violence ». « [L]orsqu’un homme exprime son désir d’être aimé ou son besoin qu’on prenne soin de lui (need for care)[26] », il est généralement moqué ou discrédité. Autant dire que le patriarcat est un système extrêmement oppressif pour les hommes, autant que pour les femmes. Ils doivent y « renonce[r] à tout ce qui est défini comme féminin ou maternel (avoir des sentiments se soucier de ceux des autres)[27] », quand les filles puis les femmes réprouvent leur ressenti authentique pour emprunter une voix fausse.

 

  1. Détachement émotionnel et attachement ou soin compulsif

 

Le refoulement de la souffrance de la perte de lien, en lieu et place de la protestation saine, prend deux formes : d’une part, le détachement émotionnel, et d’autre part l’attachement ou soin compulsif. La première forme est celle que l’on intime aux garçons, la seconde est celle que l’on exige des filles.

Ainsi Carol Gilligan évoque-t-elle les résultats d’entretiens mensés auprès d’adolescents :

 

« Les recherches de Judy Chu attestent bien de quelle manière, pour certains garçons, le prix à payer pour devenir l’un des garçons revient à substituer des conduites fallacieuses et autres faux-semblants à leur présence relationnelle (leur sollicitude, leur authenticité, leur expressivité et leur franchise). […] en réprimant leur désir d’entrer en contact avec les autres et leur sensibilité, sous prétexte qu’ils souhaitent faire partie des garçons, ces derniers sacrifient en réalité leur compétence relationnelle au profit de “relations” […] dans le cas où ils seraient contraints de dire ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent, révélant ainsi aux yeux et aux oreilles de tou•te•s leur sensibilité et leur vulnérabilité, ce seraient alors les autres garçons qui ne voudraient pas de leur compagnie[28] »

 

Si le meilleur ami est trop sensible, mieux vaut s’en éloigner radicalement. L’exigence à l’égard des garçons est d’être insensible à la perte du lien et, pour ce faire, de s’entraîner à rompre les liens pour s’endurcir. Ce faisant, le détachement apparent n’est qu’une  « exclusion défensive des affects » : il manifeste en réalité l’anesthésie du désir de lien. C’est là l’ « archétype familier de l’homme stoïque[29] » : « être un homme, c’est ne compter que sur soi-même, savoir se montrer émotionnellement stoïque et indépendant[30]. »

 

Un tel renoncement n’est pas propre aux garçons, puisqu’il s’opère de façon parallèle chez les jeunes femmes, même si les codes du genre leur valent de renoncer différemment. Ainsi Carol Gilligan dit-elle à propos de l’une de ses interlocutrices :

 

« Quelque chose l’obligeait à renoncer au relationnel — autrement dit, à l’expérience d’être connectée avec elle-même et avec les autres — compris comme le prix nécessaire pour avoir des “relations” — ou, plutôt, à un mode relationnel prédéfini qui donne l’illusion d’une connexion mais à la condition que la jeune femme désavoue certains aspects fondamentaux d’elle-même — ce qui, au bout du compte, fait barrage à toute possibilité de connexion véritable[31]. »

 

Ainsi observe-t-on une progressive négation de soi à mesure que les codes sociaux de genre sont intégrés par l’individu et que « les tabous masculins de la tendresse et féminin de la parole libre sont internalisés[32] » : les « structures genrées du patriarcat […] séparent l’intelligence — la connaissance — de l’émotion — la bienveillance (caring) — et rendent les hommes et les femmes moins pleinement humain•e•s[33]. » « Les filles se réduisent au silence, les garçons au détachement[34] ». Non qu’il s’agisse pour les filles de ne plus parler, mais de taire leur désir authentique — par exemple, celui de se mettre en colère ou de refuser une tâche qui nie leur identité propre ou les humilie ; celui d’être écoutée.

 

Mais John Bowlby a également montré que

 

« l’exclusion défensive des affects est susceptible de prendre une forme inverse, qu’il nomme “attachement anxieux”[35] » ou « “soin compulsif” […] qui sert de substitut à la relation elle-même. L’attachement anxieux comme forme de “comportement conciliant” se caractérise par une restriction de l’initiative et une suspension de la liberté d’expression. Les soins compulsifs […] témoignent d’un comportement attentionné par procuration […] : celui ou celle qui prodigne les soins (caregiver) compulsivement semble alors attribuer à “celui ou celle qui reçoit les soins […] tout le chagrin et la détresse qu’il [ou elle] n’est pas capable ou peu disposé[•e] à reconnaître en lui [ou elle]-même”[36] ». « le sujet anxieux se cramponne à l’autre et tisse des rapports symbiotiques[37] ».

 

Cet « asservissement relationnel » est très prégnant dans l’éducation au devenir femme, et dans le comportement féminin qui en résulte : bon nombre d’entre elles tentent désespérément de se conformer au modèle féminin désirable afin d’éviter le rejet ; de « Fusionner avec l’autre » « aux dépens d’une véritable intimité relationnelle[38] ».

Le care, souci ou soin d’autrui, que l’on assigne aux femmes, en devient déconnecté de leur nature authentique et illusoirement relationnel, parce qu’il est conçu comme nécessitant l’abnégation de soi :

 

« les impératifs féminins à prendre soin des autres (care) sans se soucier de son propre bien-être constituent également un obstacle à toute relation, dans la mesure où ils imposent aux femmes d’être absentes à elles-mêmes. Cette adéquation entre sollicitude (care) et abnégation agit donc comme un puissant garde-fou, n’autorisant pas aux femmes leur voix propre[39] ».

« [L]a culture patriarcale encourage les femmes […] à se tourner vers des “relations” superficielles[40] ».

 

Or, ce care est fallacieux : « il est impossible de s’occuper de quelqu’un (caring for) sans être présent•e à lui et en relation avec la personne dont on prend soin (being cared for)[41]. »

 

De la perversion de la nature humaine dans son amputation d’humanité authentique découlent des relations perverses ou toxiques de subordination :

 

« les deux moyens de défense contre la perte — l’attachement dit “anxieux” ou soin […] compulsif, et l’attachement dit “évitant” ou autosuffisance compulsive — peuvent fonctionner en tandem, afin de former un système de projection mutuelle[42]. »

« Les tyrans projettent sur leur victime leur vulnérabilité, leur soif de reconnaissance et la tristesse qu’ils ou elles n’osent pas admettre, tandis que la victime projette sur son persécuteur (ou sa persécutrice) l’assurance et le pouvoir qu’elle n’ose pas revendiquer comme les siens. Les relations mutuelles — autrement dit, les piliers de l’intimité — sont donc remplacées par des relations complémentaires, au travers desquelles chaque personne cherche inconsciemment à retrouver en l’autre ce qu’elle n’arrive pas à admettre ou à reconnaître en elle-même[43]. »

Ainsi « l’idée de l’homme puissant et invulnérable devient le réceptacle dans lequel les femmes peuvent, à leur tour, déverser tous les désirs qu’elles ont été poussées à renier[44]. »

Et en regard, « les hommes, dans une société patriarcale, perçoivent souvent le moindre pas que les femmes font en avant comme un mouvement de recul pour eux — comme une menace de perte[45]. » « La marche des femmes vers la liberté peut donc réveiller, chez les hommes, certains sentiments qu’ils ont jusqu’alors perçus comme honteux[46] ».

 

Aussi les autrices souhaitent-elles promouvoir la reconnexion des individus avec leur capacité à créer des liens authentiques, de la relation, non des liens superficiels ou « des relations » — leur superficialité minimisant la souffrance occasionnée par la rupture, d’où la propension de nos sociétés à favoriser ces faux liens.

 

  1. Que faire ?

 

La seconde partie de l’ouvrage propose quelques pistes pour une alternative au système patriarcal. C’est évidemment ce que l’on attend le plus, mais les réponses peuvent laisser le lecteur quelque peu frustré :

 

« le partiarcat repose sur la subversion de notre capacité à réinstaurer un véritable rapport entre les hommes et les femmes. Sa structure hiérarchique est fondée sur la perte relationnelle et, par conséquent, sur un sacrifice d’amour. À l’inverse, la démocratie [suppose que] chacun•e est libre d’avoir une voix ancrée dans sa propre expérience. […] toute voix doit être reconnue comme essentielle au bon déroulement du processus démocratique. Toute voix mérite de recevoir une réponse en retour — d’approbation ou non, mais qui témoigne de respect. Pouvoir s’exprimer en toute égalité est une condition indispensable si nous souhaitons œuvrer ensemble à la résolution de conflits […][47]. »

 

La solution, donc, est de prendre la parole pour se dire tel qu’on se ressent, en faisant usage d’une voix authentiquement humaine. On qualifie souvent cette

 

« “voix différente” comme celle d’une femme, plutôt que de l’interpréter comme la voix d’un être humain[48] ».

« Ces rôles attribués aux hommes et aux femmes dénaturent notre humanité, dans la mesure où nous sommes tous et toutes capables de rétablir une connexion rompue — c’est même une condition vitale de notre existence. […] [Mais] le patriarcat nous en empêche[49] ».

« En définitive, toutes les voix essentielles dont on aurait besoin pour réparer les fractures relationnelles sont ainsi réduites au silence, au nom de la masculinité et de la féminité[50]. »

 

La solution réside donc dans un parler « humain », qui ne devrait pas être « différent » mais au contraire central :

 

« comment se [fait]-il qu’une voix distinctivement humaine en devienne “différente” ? Différente de quoi ? Et comment se [fait]-il qu’une voix rationnelle et émotionnelle, capable de relier le moi à la relation, une voix incarnée plutôt qu’une voix anonyme, en vienne à être perçue comme “féminine”[51] ? »

 

Ce que Carol Gilligan appelle « voix » est plutôt à entendre comme un cri de protestation :

 

« notre réaction naturelle à la perte consiste à protester contre elle. […] si nous reconnaissons cette voix d’espoir, vibrante de colère, comme la voix de la résistance positive — une voix humaine […], alors nous détenons la clé qui nous permettra de réparer les blessures relationnelles servant les intérêts du patriarcat et de toutes les formes d’injustice[52]. »

 

Aussi suggère-t-elle de « rejoindre un mouvement de saine résistance[53] » pour unir les voix de protestation. Mais si tout ceci est assez beau et semble assez simple, la mise en œuvre d’un tel programme semble, d’une part, bien trop simpliste — suffirait-il donc de parler ? Quid de la réprobation sociale ? —, d’autre part assez utopiste — il faudrait que le patriarcat soit déjà renversé pour que l’on puisse mettre en œuvre cette solution destinée à le renverser. Ces facilités de raisonnement sont d’autant plus frustrantes que le reste de l’ouvrage est extrêmement stimulant par son humanisme, et convaincant par sa justesse psychologique. Plus étonnant encore, les deux autrices consacrent la deuxième partie de l’ouvrage à la narration d’actions personnelles, quand la première partie accordait une large part à la théorie mais ne manquait pas pour autant de se confronter au réel. Ainsi Carol Gilligan relate-t-elle son expérience dans le désert en compagnie de personnes israéliennes et palestiniennes, pour agir une réconciliation par la médiation des femmes. Le procédé est certainement très beau, l’histoire ferait un beau film, mais il manque quelque chose pour convaincre de l’efficience à grande échelle d’une telle action peace and love. En quelque sorte, l’aporie dans laquelle le lecteur se trouve en fin d’ouvrage révèle les biais d’un raisonnement très ancré dans une culture peut-être moins exclusivement patriarcale qu’américaine. L’on en vient à se souvenir que l’amitié à l’américaine, en effet, paraît bien superficielle à des Français ou des Européens du nord ; que les femmes nord-américaines expriment peut-être moins leur vécu authentique et sensible qu’en France ou dans les pays germaniques ; et qu’en définitive, le patriarcat ici décrit n’en est peut-être qu’un de ses avatars. Est-ce à dire que tout le raisonnement des autrices s’en voit invalidé ? Ne faut-il voir, derrière le supposé amour universel entravé par le patriarcat, que l’optimisme caractéristique de l’esprit américain ?

 

C’est une possibilité. Pourtant, derrière les spécificités du patriarcat à l’américaine, rien n’interdit de voir se dégager des traits universels — celui, en particulier, de la promotion du détachement dans une société où « le sexe » remplace « l’amour » et où l’on est encouragé à de pas faire cas des anciennes relations — lesquelles n’en étaient pas, doit-on entendre. Autrement dit, malgré l’américanisme prégnant dans tout l’ouvrage, l’enjeu du livre reste politiquement universel : la crise politique et économique que vivent actuellement la majorité des États démocratiques devrait amener à reconsidérer l’exigible horizontalité démocratique. Et si, pour sûr, la « logique patriarcale » place le pouvoir au-dessus du peuple, et l’individu au-dessus du collectif, comme si une telle hiérarchie allait de soi[54] », il est évident que l’exercice du pouvoir sans empathie ni humanisme n’est aujourd’hui plus tolérable, dans un monde en crise éthique. À cet égard, l’ouvrage de Carol Gilligan et de Naomi Snider reste un prisme d’observation des plus précieux.

[1] Voir Carol Gilligan, Une Voix différente [1982], traduit de l’anglais (américain) par Annick Kwiatek, avec la contribution de Fabienne Brugère, Sandra Laugier et Patricia Paperman, Paris, Éditions Champs-Flammarion, 2019.

[2] p. 26.

[3] p. 26.

[4] p. 56.

[5] p. 23.

[6] p. 40.

[7] pp. 95-96.

[8] p. 85.

[9] p. 80.

[10] p. 77.

[11] p. 86.

[12] p. 79.

[13] p. 24.

[14] p. 79.

[15] p. 59.

[16] p. 18.

[17] p. 62.

[18] p. 61.

[19] p. 62.

[20] p. 62.

[21] p. 63.

[22] p. 63.

[23] p. 14.

[24] p. 27.

[25] p. 19.

[26] p. 19.

[27] p. 58.

[28] p. 38.

[29] p. 89.

[30] p. 40.

[31] p. 34.

[32] p. 59.

[33] p. 68.

[34] p. 68.

[35] p. 97.

[36] p. 97.

[37] p. 97.

[38] p. 99.

[39] p. 107.

[40] p. 107.

[41] p. 107.

[42] p. 109.

[43] p. 110.

[44] p. 110.

[45] p. 111.

[46] p. 111.

[47] p. 221.

[48] pp. 123-124.

[49] p. 124.

[50] p. 132.

[51] p. 163

[52] p. 183.

[53] p. 185.

[54] p. 60.

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