L’ouvrage de Girardi ne peut que retenir l’attention de ceux qui s’intéressent à la littérature et à la philosophie. Il montre la façon dont la pensée d’écrivains du XXème siècle, Rivière, Giraudoux, Paulhan, Thibaudet, Péguy et Handke, est travaillée par la philosophie de Bergson. Cette étude présente, selon nous, deux atouts majeurs. D’une part, elle nous offre l’occasion de redécouvrir un champ de la littérature, considéré parfois comme secondaire, peut-être en raison de sa difficulté. D’autre part, elle nous place à la croisée des chemins où les frontières entre philosophie et littérature disparaissent. Ces écrivains réfléchissent, au sens du jugement réfléchissant kantien, la philosophie de Bergson, qui leur donne à penser la littérature et à renouveler leur écriture. Selon nous, l’étude de Girardi participe dès lors très bien au geste bergsonien, qui consiste à retirer les étiquettes que nous avons collées par commodité et habitude sur ces auteurs, pour mieux saisir la profondeur de leurs œuvres.
Nous exposerons la perspective originale adoptée par Girardi, développée dans son introduction et dans le premier chapitre de l’ouvrage. Puis nous présenterons quelques exemples de ce dialogue entre écrivain et philosophe.
1. Bergson apparaît comme une figure magistrale, incontournable, pour les écrivains français du XXème siècle, qui, imprégnés de sa philosophie, ne cessent de se situer par rapport à elle, et vont jusqu’à user de ses concepts dans leur pratique littéraire. Girardi les nomme, en reprenant le mot de Paulhan, les « mainteneurs »[1]. Cependant, cette appellation ne doit pas masquer l’ambivalence de leur rapport à Bergson, comme le signale le titre même de l’ouvrage de Girardi : Ecrire avec et contre Bergson. Cette ambivalence peut être, selon nous, comprise à deux niveaux. D’abord, elle exprime l’ambiguïté que ces auteurs entretiennent avec Bergson : s’ils pensent la littérature à partir de la philosophie bergsonienne, ils n’hésitent pas à la questionner, voire même à la condamner[2]. Cependant, comme le note Girardi, l’ambivalence n’est pas étrangère à la philosophie de Bergson elle-même.
Pour l’éclairer, revenons sur les deux points essentiels de la philosophie bergsonienne qui semblent, selon Girardi, avoir été retenus et discutés par les mainteneurs. En premier lieu, ces derniers retiennent de Bergson sa philosophie de l’immédiat défendue principalement dans son Essai sur les données immédiates de la conscience. Dans cet ouvrage, Bergson montre les insuffisances de l’intelligence qui empêchent de saisir la durée. Puis, ils s’intéressent à la façon dont Bergson pense la création à partir d’un double mouvement explicité dans Matière et mémoire. La création est à comprendre comme la conjonction de deux mouvements de sens contraire, que nous pouvons saisir à partir de la célèbre image du cône inversé à laquelle Girardi se rapporte à de nombreuses reprises dans son ouvrage. La création exige d’aller dans le sens de la matière pour pouvoir la transformer, mais ce mouvement peut conduire à l’action automatique, qui empêche la création. Pour parer à cette dérive, il faut en quelque façon descendre le mouvement du cône vers la mémoire. Or ce mouvement conduit au rêve, qui fait également obstacle à la création. Créer suppose donc comme un mouvement d’aller et retour que Girardi exprime en ces termes : « opposer à la pente de l’action la nécessité d’une remontée dans la mémoire, et (…) opposer à la pente du rêve la nécessité d’une simplification de la mémoire par l’action. »[3] Cette contrariété propre à l’acte créatif révèle, selon Girardi, toute l’ambivalence et la profondeur de la philosophie bergsonienne. Sa fécondité réside dans la tension entre ces deux sens de la philosophie. Et c’est à partir d’elle que se déclinent, pour Girardi, les différentes positions des mainteneurs.
Ces « mainteneurs » empruntent à Bergson ses concepts, les ajustent et leur découvrent un domaine de validité qu’ils n’avaient pas. Girardi les présente comme des philosophes. La distinction entre philosophie et littérature n’a plus lieu d’être : « littérature et philosophie questionnent la même expérience avec la même acuité »[4]. Les mainteneurs retiennent de la philosophie de l’immédiat les errances de l’intelligence, mais craignent que le retour à une durée pure empêche, selon la formule de Girardi, à la littérature de durer. Il faudrait pouvoir concilier intérêt pour l’immédiat et recherche des médiations. Ces écrivains, qui sont aussi des critiques littéraires, produisent tout un travail sur le langage. Il s’agit, pour eux, de trouver une langue commune, dans laquelle les mots ne deviennent pas des étiquettes nous empêchant de penser, mais nous mettent au contraire en mouvement.
2. Arrêtons-nous sur quelques exemples de ce dialogue fécond entre philosophie bergsonienne et mainteneurs. Ces exemples nous permettent de réfléchir au travail du critique littéraire et à celui de l’écrivain.
Rivière – Dans le troisième chapitre de son ouvrage, Girardi éclaire la figure de Jacques Rivière, lecteur de Bergson. Il montre de façon très pertinente comment ses prises de position sur la littérature sont marquées par la philosophie bergsonienne. Nous pouvons l’illustrer par la critique que Rivière adresse au symbolisme dans Le roman d’aventure publié en 1913. Dans cet essai, Rivière décrit le symbolisme comme adoptant la philosophie de l’immédiat. En effet, selon lui, le symbolisme se constitue comme une réponse à l’intelligence qui simplifie le monde. Rivière souligne alors que ce geste de rupture initié par le poète symboliste finit par se retourner contre lui-même. Il le conduit à construire un monde à part, étranger au temps et à l’imprévisible des événements – « L’émotion poétique est une sorte de tournoiement par lequel se reforme en nous, au milieu même de la fuite des choses, une flaque d’éternité. »[5] Il oppose au symbolisme le roman d’aventure dont la forme même suppose l’existence du temps. Pour Rivière, le romancier se met alors dans la direction de la vie. Il fait l’épreuve de la résistance à la matière. Il se passionne pour le surgissement des événements et du sens. Si l’absolu est encore recherché, il résiderait dans le mouvement que préfigurent les aventures.
Cette opposition du symbolisme et du roman d’aventure engage une réflexion philosophique sur le langage qui n’est pas étrangère à Bergson. Pour éviter de tomber dans le général, le dire du poète est particulier, suggestif. Mais peut-il encore être compris ? Par contraste, le romancier dispose d’un langage commun, qui a pour but de nous mettre en mouvement, à l’image des aventures dont il fait le récit – « le roman est le genre qui nous donne la moins fausse idée du langage, en ne nous donnant pas le sentiment que la vérité doit être cherchée au-delà des mots. »[6].
Dans cette étude, Girardi problématise l’opposition que Rivière semble afficher à l’encontre de Bergson. Sa défense du roman d’aventure nous rapproche de l’expérience de la durée imprévisible et créatrice. Girardi reprend alors l’image du cône inversé : « Si le poète symboliste est plutôt celui que remonte dans le cône de la mémoire, vers sa base, le romancier est plutôt celui qui descend dans sa pointe, vers le plan de l’action. »[7] Il apparaît dès lors que les positions du symbolisme et du roman d’aventure relèvent des deux sens de la philosophie de Bergson. Les prises de position de Rivière semblent donc être nourries par la lecture active que l’écrivain fait du philosophe.
Thibaudet – Girardi consacre le sixième chapitre à Thibaudet qui compte parmi les premiers auditeurs de Bergson. Il part de la critique que Léo Spitzer adresse en 1948 à L’histoire de la littérature française de Thibaudet. Alors que Spitzer dénonce le caractère superficiel de son bergsonisme[8], Girardi nous invite à formuler l’hypothèse contraire et à voir dans la critique littéraire de Thibaudet une appropriation attentive des concepts de Bergson.
Girardi met ainsi en lumière la défiance que Thibaudet exprime à l’égard de l’intelligence et qu’il applique dans son travail de critique. Cette défiance le conduit par exemple à prendre le parti de Proust dans son Contre Sainte-Beuve en refusant de réduire les œuvres à la biographie de leurs auteurs. Thibaudet considère également les œuvres comme « se faisant » et non comme « toutes faites ». N’est-il pas dès lors contradictoire de construire une histoire littéraire dans laquelle les œuvres semblent se succéder comme dans une chaîne ? Cependant, cette chaîne ne relève pas d’un plan a priori. Ce n’est qu’une fois accomplie que l’œuvre peut découvrir son appartenance à une chaîne.
Thibaudet conçoit sa pratique de la critique littéraire comme créatrice. Elle vise à reconstituer une histoire de la création de l’œuvre en s’attachant à l’effort que les œuvres font pour durer dans le temps. Nous retrouvons ici l’empreinte bergsonienne. Pour ce faire, le critique littéraire doit lui-même se mettre dans le sens de la création. Ce travail de critique exige une attention particulière à l’écriture. Il faut restituer le mouvement réel de la technique de l’écrivain. Thibaudet découvre par exemple une chaîne entre Flaubert, Mallarmé et Valéry qui tient à leur positionnement à l’égard du romantisme. Chez Flaubert, par exemple, le romancier quitte la pensée dramatique pour investir le style. La forme du roman devient pure. Nous retrouvons cette même exigence de pureté dans la poésie de Mallarmé ou dans l’écriture de Valery. Cependant la pureté n’est-elle pas un idéal inaccessible ? Thibaudet nous invite dès lors à comprendre l’artiste comme celui qui parvient à dépasser l’opposition bergsonienne entre le rêve et l’action. Girardi invoque à nouveau l’image du cône inversé pour éclairer cette compréhension de l’artiste.
Dans cette étude, les frontières entre philosophie et littérature n’ont plus beaucoup de sens. Nous ne sommes pas surpris d’apprendre que Bergson reconnaîtra en Thibaudet un philosophe dans l’hommage qu’il lui rend en 36[9].
Péguy – L’attention que Péguy porte aux deux sens de la philosophie bergsonienne se manifeste ici dans l’élaboration de son projet d’écriture.
Girardi commence par relever les similitudes entre la critique que Péguy adresse à la modernité et celle que Bergson adresse à l’intelligence. Comme les autres mainteneurs, Péguy apparaît comme un antimoderne qui pense l’écriture de façon combative. Son écriture est portée par une attention au temps, qui n’est pas étrangère à la philosophie bergsonienne. Le présent est pensé comme solidaire avec le passé.
Girardi éclaire le projet de Péguy dans Clio en termes bergsoniens. Selon lui, dans le premier dialogue sur l’histoire, le problème de Clio consiste moins à définir la chronique, en l’opposant au modèle scientiste de l’histoire, qu’à réfléchir aux conditions qui permettraient à la chronique de durer. Pour que la chronique dure, elle doit s’installer, pour Péguy, dans les lieux communs. Certes, le commun dans l’ordre de la pensée est détestable, mais il a toute sa légitimité dans l’ordre de l’expression. C’est en effet le recours aux lieux communs qui permettent à Clio d’être entendue. L’image du cône inversé sert cette fois à désigner la complexité dans laquelle se place le dire de Clio qui suit la pente de la fiction tout en tentant d’y résister en suivant le mouvement des lieux communs.
Nous voyons à nouveau que la pensée bergsonienne est à l’œuvre dans le projet d’écriture de Péguy.
L’ouvrage de Girardi parvient en définitive à rendre hommage autant à la philosophie de Bergson, dont nous percevons toute la fécondité, qu’à ces écrivains qui ont su user de façon inventive des concepts philosophiques. Les analyses de Girardi permettent de redécouvrir toute une partie de la littérature que nous aurions tort de laisser dans l’oubli. Les interrogations posées au travail de l’écrivain, à son rapport au langage, gardent en effet toute leur pertinence. Et si Descombes dans Proust et philosophie du roman[10] invitait les philosophes à lire les écrivains, l’ouvrage de Girardi devrait conduire les écrivains à lire les philosophes.
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[1] p.14
[2] Girardi s’arrête par exemple au chapitre cinq sur le cas de Paulhan qui tout en considérant Bergson comme responsable de ce qu’il appelle la « Terreur des lettres » ne cesse de lui rendre hommage.
[3] p.43
[4] P.34
[5] Girardi cite Rivière, p.95
[6] P.107
[7] p.110
[8] Girardi cite cette critique p.226
[9] Girardi cite Bergson p.280.
[10] Descombes, Proust. Philosophie du roman, éd. de Minuit, 1987