L’impasse de la philosophie au bac
A l’heure où l’on parle de refonder la filière littéraire, il semble opportun d’aborder la question de l’enseignement de la philosophie en terminale. Professeur de philosophie depuis 15 ans à Paris, j’ai souvent entendu parler du projet de rendre la philosophie optionnelle au bac. Dans un rapport de 2006, l’inspection générale prévoyait de la réduire à une « composante du pôle optionnel sciences humaine ». Aujourd’hui, cette hypothèse n’est plus évoquée au ministère de l’Éducation nationale et c’est tant mieux. On sait ce qu’il est advenu du latin et du grec avec de telles mesures.
Il est vrai que le lycée a beaucoup changé ces dernières années et que l’enseignement de la philosophie y est de plus en plus en plus difficile. Pourtant la motivation des élèves qui abordent la terminale est toujours aussi grande ; ils attendent de la philosophie qu’elle leur ouvre l’esprit, qu’elle les introduise dans l’univers de la pensée, qu’elle leur donne les outils pour juger, argumenter et trouver la voie de leur propre conception du monde. Nous, professeurs, n’avons absolument pas de droit de décevoir de telles attentes.
Pourtant le bac constitue une grave source de désillusion. La moyenne nationale au bac de philo tourne autour de 8 sur 20, malgré les consignes d’indulgence données chaque année aux correcteurs. La plupart des élèves ne comprennent pas ce qu’on attend d’eux à l’examen. En réalité, beaucoup d’entre eux ont déjà démissionné depuis des mois et n’espèrent plus rien de la philosophie. Ils font tout simplement l’impasse ou comptent sur leur « baratin » pour y arriver… avec un peu de chance. J’ai moi-même vu de mes propres yeux, dans les commissions d’harmonisation du bac, une même copie notées entre 5 et 7 sur 20 par certains profs et entre 14 et 16 par d’autres ! Les professeurs eux-mêmes ne savent plus comment appliquer les critères de notation tellement les écarts de niveau entre les élèves sont flagrants. Bref, le bac de philo est bien devenu une loterie qui discrédite complètement cette discipline. Le désamour de nombreux élèves pour la philosophie est le signe d’un échec patent et dramatique de notre enseignement. Il faut en prendre acte et se remettre en question.
Pourquoi une telle impasse ? Comment en est-on arrivé là ? Peut-on y remédier sans brader la discipline, sans la transformer en un enseignement au rabais ?
Une autre manière d’enseigner la philosophie
Pour répondre à ces questions, je voudrais faire part de mon expérience personnelle. Depuis 10 ans, j’ai fait un choix d’enseignement qui a radicalement transformé ma pratique et mes résultats. Sans renoncer au programme de notions, ce qui n’aurait aucun sens, j’ai néanmoins décidé d’enseigner ces notions dans leur déroulé chronologique plutôt que par des regroupements thématiques. J’avais remarqué que mes élèves, n’étant pas tous de grands intellectuels, s’en sortaient mieux au bac, et dans les concours post-bac, par l’apprentissage des auteurs du programme plutôt que par une approche thématique. J’ai donc reconstruit mon cours en m’inspirant de la méthode du Lagarde et Michard, qui a fait largement ses preuves dans le domaine littéraire. Ce type d’approche est plus formateur pour l’apprentissage d’une culture fondamentale. Dans le cadre de cette expérience j’ai pu constater avec bonheur que mes élèves en redemandaient. Non seulement ils réussissaient mieux au bac et à dans leurs études supérieures, mais ils étaient avides de continuer à philosopher.
Un jour, un des mes anciens élèves, en 2e années de Sciences-Po, m’a contacté pour me proposer de l’aider à rédiger intégralement son cours de terminale à partir des notes qu’il avait prises. Intéressé par le défi, j’ai passé un été à rédiger avec lui ce qui est devenu un manuel de philosophie pour le bac, avec un supplément de culture générale pour entrer en prépa. Ce manuel, en vente sur un site web[ [http://cours-de-philosophie.fr [/efn_note], est le résultat d’une réflexion de fond sur le programme et sur l’enseignement de la philosophie en terminale.
Le choix de présenter la philosophie sous forme chronologique est à contre-courant de la majorité des manuels qui traitent le programme à la lettre1, c’est-à-dire sous forme d’anthologie thématique, en abordant chaque notion l’une après l’autre. L’élève est de ce fait incité à pratiquer une forme de zapping philosophique en passant d’un thème à l’autre sans acquérir de véritables connaissances.
Si la majorité des élèves de terminale exprime des difficultés dans l’apprentissage de la philosophie, c’est en partie parce que le travail notion par notion est peu intelligible et n’apprend pas à l’élève à penser, mais seulement à bachoter de façon stérile. Certes, un travail par notion, très rigoureux, pourrait convenir à de très bons élèves, mais il laisserait sur le bord du chemin la majorité d’entre eux, peu habitués au niveau d’abstraction que requiert un tel exercice. Mais surtout, une approche notionnelle ne se conçoit vraiment qu’à partir d’un certain niveau de maturité et de culture philosophique et c’est là que ma façon d’aborder le programme se justifie pleinement.
Aborder un programme de notions par l’histoire : une hérésie ?
Voici le programme tel qu’il est donné par le ministère :
LE SUJET
– La conscience
– La perception
– L’inconscient
– Autrui
– Le désir
– L’existence et le temps
LA CULTURE
– Le langage
– L’art – Le travail et la technique
– La religion
– L’histoire
LA RAISON ET LE RÉEL
– Théorie et expérience
– La démonstration
– L’interprétation
– Le vivant
– La matière et l’esprit
– La vérité
LA POLITIQUE
– La société
– La société et les échanges
– La société et l’État
– La justice et le droit
– L’État
LA MORALE
– La liberté
– Le devoir
– Le bonheur
Les instructions officielles du ministère précisent toutefois que les notions figurant au programme « ne constituent pas nécessairement, dans l’économie du cours élaboré par le professeur, des têtes de chapitre. L’ordre dans lequel les notions sont abordées et leur articulation avec l’étude des œuvres relèvent de la liberté philosophique et de la responsabilité du professeur, pourvu que toutes soient examinées. Le professeur mettra en évidence la complémentarité des traitements dont une même notion aura pu être l’objet dans des moments distincts de son enseignement. »
J’ai donc pris la liberté que me donnaient ces instructions pour bâtir un cours qui commence en septembre avec les présocratiques et la naissance de la philosophie en Grèce pour arriver au XXe siècle à la fin de l’année. Puisque les notions définissent des champs de problèmes abordés par le professeur dans son cours, mon cours consiste à aborder ces problèmes au fur et à mesure de leur apparition dans l’histoire de la philosophie occidentale. Les notions de philosophie se retrouvent donc constamment dans chaque avancée du cours, et elles y sont toutes étudiées au fur et à mesure.
Comme l’indique le programme officiel, publié au BO du 19 juin 2003 « il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de leurs développements les plus authentiques. » C’est pourquoi « le professeur ne dissociera pas l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme. »
Dès lors, le choix de privilégier les auteurs et l’histoire plutôt que les notions, comme porte d’entrée philosophique, se justifie parfaitement dans l’esprit du programme. L’enseignement de la philosophie ne peut s’accomplir sans la transmission d’une solide culture philosophique : en classes terminales, il a pour objectif de favoriser l’exercice du jugement, et cela ne peut se faire sans étudier la manière dont les grands auteurs ont formulé des problèmes au cours d’une histoire et tenté d’y apporter des solutions. Mais cela se justifie d’abord et avant tout par le fait que les élèves comprennent mieux la philosophie de cette manière là et peuvent plus facilement s’y retrouver.
La philosophie s’est en effet construite historiquement, et comprendre cette histoire, en comprendre les évolutions, c’est apprendre à penser et à philosopher. Il s’agit moins de reconstituer fidèlement les doctrines du passé que de comprendre comment elles peuvent répondre à nos questions, voire même éclairer notre présent. C’est au cours de ce voyage, à travers les auteurs, les mouvements, et l’évolution des notions, que l’élève peut réussir en philosophie. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut être sûr de commenter pertinemment un texte, ou d’élaborer une dissertation cohérente et solide.
Cette expérience d’une autre manière d’enseigner la philosophie ne prétend pas être généralisable, ni constituer un modèle pour une énième hypothétique réforme. Elle ne prétend surtout pas se substituer à l’analyse rigoureuse et problématique des notions du programme, qui reste un objectif incontournable de l’enseignement en terminale. Le manuel que je propose est un outil pour aider les élèves à retrouver le plaisir de philosopher… et de réussir aux épreuves du bac.