Cet ouvrage correspond au premier volume de traduction (réalisée par Catherine König-Pralong et Ruedi Imbach) en quatre tomes des traités principaux de Dietrich de Freiberg. La seule œuvre de cet auteur jusqu’ici disponible en français était le De Ente et essentia1. Ses œuvres connues ont été éditées dans leur intégralité entre 1975 et 19852, cependant elles étaient depuis quelques années difficiles d’accès car épuisées et dans un latin relativement rebutant. On ne peut donc que saluer cette nouvelle entreprise de traduction (sous la direction de Ruedi Imbach et Alain de Libera) d’un auteur encore relativement méconnu mais dont on commence à mesurer l’ampleur pour saisir véritablement la situation intellectuelle de la fin du XIIIe siècle en Occident.
Dietrich de Freiberg est un représentant de « l’Ecole dominicaine allemande » ou « Ecole d’Albert le Grand ». Il a étudié la théologie à Paris vers 1274-75 et est devenu maître en théologie, toujours à Paris, en 1296/97. Il serait mort ente 1310 et 1320. Il a longtemps été écarté de l’historiographie dans la mesure où, comme l’affirme la préface de l’ouvrage (écrite par les deux initiateurs de la traduction française), « il a longtemps combiné tous les handicaps » : celui d’être adversaire de Thomas d’Aquin, d’être allemand et d’avoir occupé la chaire de l’université de Paris entre deux « maîtres » : Albert le Grand et Maître Eckhart. Les nombreux travaux3 qui ont dans les trente dernières années éclos ont commencé à rattraper le temps perdu et à mettre en avant les singularités et l’importance de cet auteur, importance philosophique quant à la singularité des positions développées et importance historique dans la mesure où la lecture de ses œuvres invite à tempérer l’affirmation selon laquelle le treizième siècle était le siècle de Thomas d’Aquin puisque c’est ici un paradigme totalement alternatif qui est proposé.
Ce premier volume contient l’édition bilingue de deux traités d’ontologie : le De Accidentibus et le De Quiditatibus entium. Ce qui s’exprime dans ces deux textes, c’est la volonté d’une nouvelle ontologie, entièrement rationnelle, dans la stricte lignée d’Aristote. Ces deux traités sont dirigés contre ceux que Dietrich appelle les communiter loquentes, c’est-à-dire les maîtres ou ceux dont la pensée est reconnue comme une autorité. Dietrich relit en effet, dans ces traités, Aristote à la lumière d’Augustin et surtout d’Averroès, et montre comment des maîtres, tels que Thomas d’Aquin, l’ont détourné et ont perverti sa philosophie rationnelle en introduisant dans un système philosophique des principes de foi. Dietrich expose ici la manière dont il fait totalement sien l’adage d’Albert le Grand : « Nihil ad me de Dei miraculis cum ego de naturalibus disseram », c’est-à-dire comment la philosophie doit être développée dans un cadre et selon des principes totalement différents de ceux de la théologie.
Ces deux textes d’ontologie s’opposent plus particulièrement aux concessions ontologiques faites par les maîtres à la suite de la doctrine de la transsubstantiation établie par le Concile de Latran IV en 1215. Celui-ci expose en effet le dogme eucharistique en disant que le corps et le sang du Christ sont véritablement contenus sous les apparences du pain et du vin transubstantiés. Cette affirmation du réalisme dans l’eucharistie visait le symbolisme de thèses comme celles soutenues par Bérenger de Tours au XIe siècle pour qui dans la consécration, le pain et le vin sont les signes du corps et du sang du Christ.
Une position telle que celle soutenue par le concile semblait poser problème à l’ontologie aristotélicienne car elle affirme qu’au moment de la consécration, le vin et le pain gardent leurs accidents (le goût, la couleur, la dimension etc.), mais leur substance est changée : ce n’est plus l’essence du vin que l’on boit, malgré sa couleur et son goût, mais le sang du Christ ; Dieu, par une intervention miraculeuse, en dehors de l’ordre naturel des choses, fait donc subsister des accidents indépendamment de leur essence.
Un exemple de la réception de cette doctrine se trouve plus particulièrement chez Thomas d’Aquin. Dans son Quodlibet IX, 3 il propose de redéfinir, pour accorder la philosophie et la théologie, les notions aristotéliciennes de substance et d’accident afin de contourner l’objection philosophique à la doctrine de l’eucharistie qui dit qu’il y a contradiction à prétendre qu’un accident puisse exister sans sujet. L’accident aristotélicien se définit en effet comme ce qui appartient à la substance et qui n’existence que par elle. L’inhérence ne sera donc plus le propre de l’accident. Ce qui définit désormais l’accident, c’est l’aptitude à inhérer. Cela signifie que l’existence de l’accident sans le sujet est donc de l’ordre du possible, c’est-à-dire de l’ordre de ce qui n’est pas contradictoire et tombe par conséquent sous la puissance divine. Thomas corrige aussi Aristote sur un autre point dans la question 77 du livre III de la Somme contre les Gentils: il affirme qu’en l’absence d’une substance à laquelle les accidents inhérent, la quantité peut – exceptionnellement, et particulièrement dans le cas de l’eucharistie – jouer le rôle de sujet, c’est-à-dire qu’un accident peut inhérer ou exister dans un autre, grâce à un autre accident.
C’est contre ces positions que se développent les traités De Accidentibus et De Quiditatibus entium de Dietrich de Freiberg. Dans le premier traité, il recourt à une relecture des Analytiques postérieurs I, 4 d’Aristote pour refonder une ontologie rationnelle. Il formule donc une nouvelle définition de la substance et de l’accident. Ce n’est plus là non plus la notion d’inhérence qui les différencie, mais c’est ce qui les constitue comme étant. L’étant est ce qui se comprend comme distinct du néant.1 La substance se tient ainsi à distance du néant (distat a nihilo) dans la mesure où elle possède son essence par soi. L’accident, à l’inverse, a lui aussi une essence, mais uniquement par dépendance de la substance, et uniquement de la substance qui est le véritable être. (« Ce qui a son essence par soi et selon soi-même, en raison de sa quidité, est en effet plus essencié, a une raison et une perfection d’étant supérieures, et par conséquent, est plus distant du néant que ce qui est quidifié et reçoit son essence par un autre ou selon un autre. A la première de ces classes appartient la substance, à la seconde, l’accident. » 9. (7) p. 79) L’accident est un être par dérivation en raison de sa dépendance envers la substance, il est une manifestation, une disposition de la substance. Il ne possède pas d’être par soi, il est l’être d’un étant : est ens entis. Il ne possède donc pas d’essence propre puisque sa nature consiste à être une disposition de l’être véritable qu’est la substance. La substance possède, elle, à un plus haut degré le caractère de plénitude de l’étant tandis que l’accident est essentiellement déterminé par le principe essentiel de la substance. (16 (1))4. Dietrich considère son exposé comme fidèle aux livres IV et VII de la Métaphysique d’Aristote. Il s’agit en fait d’une réinterprétation d’Aristote selon Averroès, l’expression utilisée par Dietrich, accidens est dispositio entis ou accidens est dispositio substantiae, provenant du Commentaire au livre IV de la Métaphysique d’Averroès.
C’est donc clairement contre ceux qui prétendent qu’une séparation des accidents est possible que se positionne Dietrich. Il montre surtout que cette redéfinition de l’accident met en danger la science elle-même dans la mesure où substance et accidents sont eux-mêmes la base de la démarche scientifique (22).
C’est dans la poursuite de cette enquête que se situe le court traité plus tardif De quiditatibus entium. Il pose maintenant la question de la définition de la quidité après avoir reformulé celles de la substance et de l’accident. C’est donc toujours dans une entreprise de refondation de l’ontologie qu’il écrit. En un sens large, elle a la même définition que l’essence, mais en un sens plus strict, elle est le principe formel interne d’un être composé. En posant une telle définition, Dietrich peut montre que seule la substance est identique à son principe essentiel, pas les accidents. C’est pourquoi seule la forme substantielle peut être principe essentiel. Les maîtres se trompent donc lorsqu’ils attribuent à la propriété une quidité au sens strict.
On ne peut que se féliciter de la traduction de ces deux œuvres en français qui permettent l’accès à un plus grand nombre à un auteur offrant un nouveau regard sur la métaphysique médiévale. La traduction permet ainsi à celui qui veut bien faire l’effort de la lire de découvrir une pensée originale et importante pour la compréhension de la réception de l’ontologie antique et de ses évolutions dans la philosophie médiévale puis moderne.
- 9 [↩]
- A. de Libera et C. Michon Deux traités « De Ente et essentia » de Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg, Paris, Seuil, 1996.
- Dietrich von Freiberg, Opera omnia, 4. vol., Corpus Philosophorum Teutonicorum Medii Aevi, Hambourg, Meiner, 1977- 1985:
– Schriften zur Intellekttheorie, t. I, Einl. K. Flasch, éd. B. Mojsisch, Hamburg 1977
– Schriften sur Metaphysik und Theologie, t. II, Einl. K. Flasch, éd. R. Imbach, M.-R. Pagnoni-Sturlese, H. Steffan, L. Sturlese, Hamburg 1980
– Schriften zur Naturphilosophie und Metaphysik, t. III, Einl. K. Flasch, éd. J-D. Cavigioli, R. Imbach, M-R. Pagnoni-Sturlese, R. Rehn, L. Sturlese, Hamburg 1983
– Schriften zur Naturwissenschaft, Briefe, t. IV, Einl. L. Sturlese, éd. M-R. Pagnoni-Sturlese, R. Rehn, L. Sturlese, W.A. Wallace, Hamburg 1985 - Ceux-ci sont relativement nombreux. On se contentera donc de citer la récente synthèse massive de Kurt Flasch qui fait le point sur les différentes études menées depuis la fin des années soixante dix : Dietrich von Freiberg. Philosophie, Theologie, Naturforschung um 1300, Frankfurt, V. Klostermann, 2007.
- La numérotation correspond à la division en paragraphes de cette édition.