Sous le titre Nature et Esprit1, Julien Farges propose une excellente traduction des « leçons du semestre d’été 1927 » publiées en Allemagne en 2001 par Michael Weiler au titre du volume XXXII des Husserlania. Sa présentation permet de situer le contexte d’écriture et de communication du texte : moment articulatoire entre le « tournant génétique » de la phénoménologie husserlienne et les ouvrages de maturité de Husserl, les conférences intitulées Nature et Esprit préfigurent avant tout la Krisis. L’intérêt de cette lecture consiste donc dans le fait que le public intéressé par l’ouvrage ne saurait manquer d’avoir déjà pris connaissance de la Krisis ; en revanche, Nature et Esprit se donne comme moment de bascule vers les propositions de la Krisis, et s’avère intéressant en ceci qu’il permet de considérer les racines mêmes de la Krisis.
Ce qui semble à l’horizon de ces propos, et leur but, est la mise en évidence de la nécessité de s’intéresser à la façon dont nous constituons le monde, plutôt que de le considérer comme donné. Ce qui permet à Husserl de mettre en évidence la nécessité d’une phénoménologie intentionnelle de notre genèse du monde est la tension polémique entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Autrement dit, son point de départ va s’avérer n’être qu’un prétexte pour justifier sa propre démarche : celle d’une philosophie à caractère scientifique — la phénoménologie. En d’autres termes, il semble présupposer la connaissance, par son auditoire, de ce dont il parle (la phénoménologie, et sa propre théorie de l’intentionnalité) ; pourtant, son projet est bien de justifier, ici, la démarche phénoménologie elle-même. Autrement dit, il a déjà élaboré sa méthodologie ; elle est connue de son auditoire ; mais avant de progresser vers ce qui constituera la Krisis, il lui apparaît nécessaire de légitimer sa propre démarche. Aussi ces conférences constituent-elles un moment véritablement charnière dans l’enseignement de Husserl.
Le titre donné à l’introduction de l’ouvrage : « Généralités sur la philosophie et sur l’insuffisance des sciences naturellement positives pour une connaissance vraie du monde. L’idéal de l’unique science authentique » préfigure tout-à-fait adéquatement ce dont il va y être question. Ici, Husserl va partir de ce que sont les sciences, pour remonter par induction à ce qui les nécessite. Il veut montrer que les sciences ne répondent pas à l’objectif qui les impulse ; étant remonté à la nécessité première, c’est-à-dire à ce qui rend nécessaire « la » science, il révèlera qu’in fine, seule la phénoménologie répond à ette exigence. Autrement dit, ce texte est une tentative de légitimation de ce que Husserl a déjà élaboré : il remonte aux fondements d’une nécessité scientifique de la phénoménologie. Ce faisant, sa propre procédure rétrospective — partir de la phénoménologie constituée pour montrer à quelle exigence et à quelle nécessité elle répond — explicite cela même à quoi la phénoménologie satisfait : l’exigence d’une fondation première et l’archéologie gnoséologique du concept de monde.
A. Introduction : « Généralités sur la philosophie et sur l’insuffisance des sciences naturellement positives pour une connaissance vraie du monde. L’idéal de l’unique science authentique »
Husserl présente d’emblée son objectif : montrer que la « connaissance vraie du monde » ne saurait être acquise par « les sciences positives », tout simplement parce qu’elles ne s’enquièrent pas du sens du concept de « monde ».
Son point de départ et, pour ainsi dire, son levier, consiste à partir d’une polémique qui lui est contemporaine : la philosophie étudie-t-elle l’esprit par opposition aux sciences positives qui étudient la nature ? Ne saurait-il y avoir une philosophie de la nature et une science de l’esprit ? Selon Husserl, philosophie et science ne sont pas opposables, tout simplement parce qu’à l’instar de Descartes, il lui apparaît que la philosophie subsume toutes les sciences. Elle est la science première logiquement : en effet, une erreur commune consiste à penser que le terme de « sciences » désigne les « sciences positives », où prime l’exigence d’exactitude. On leur oppose une certaine conception vague de la philosophie, entendue comme aspiration métaphysique ». Au §1, Husserl s’élève contre de tels préjugés : « La philosophie millénaire » […] a voulu être une science […] au sens le plus rigoureux et le plus élevé du terme. » Autrement dit, quelque chose s’est produit dans l’histoire des idées qui a invalidé l’objectif premier et ultime de la philosophie, son sens d’être proprement scientifique. Husserl soutient, contre l’idée d’une philosophie confuse, que le but de la philosophie reste de s’élever à la « clarté et à la déterminité conceptuelles », c’est-à-dire de poser des questions précises et de mettre en œuvre une méthode rigoureusement scientifique pour les résoudre. Il ne saurait donc y avoir d’antagonisme de droit entre philosophie et science.
De fait, il y en a un toutefois : les sciences, telles qu’on les entend le plus souvent, sont bien les sciences positives ; ces dernières étudient des domaines « inférieurs », quand la philosophie prétend s’élever en position « méta » et atteindre une connaissance « supérieure ». Mais dès lors que l’on ne réduit plus « la science » aux « sciences positives », l’opposition de fait ne saurait plus valoir en droit : dans la mesure où la philosophie vise à atteindre « une connaissance », elle présente un caractère éminemment scientifique. Éminemment au sens où la position de la philosophie est culminante : elle peut prétendre traiter tout à la fois de la nature et de l’esprit, précisément parce qu’elle est « reine des sciences » au sens où l’entendait Descartes.
C’est à l’élaboration de cette philosophie scientifique que Husserl aspire. Ce qui ne saurait manquer d’amuser, ou du moins d’étonner le lecteur, c’est que Husserl retrace ici probablement son propre cheminement : celui qui l’a mené vers l’élaboration de la phénoménologie. La chose étonnante consiste en ceci que lorsque la nécessité du geste phénoménologique aura surgi au terme de l’enquête sur ce que serait une philosophie véritablement scientifique, Husserl n’en dira pas grand mot. Il fonde ici la nécessité de la phénoménologie, justifiant par là son propre geste, mais en revanche il n’explicite pas la nature de cette philosophie première, présupposant que son lecteur/auditeur sait bien de quoi il retourne. Le geste husserlien n’est donc ici pas inaugural, mais bien légitimant.
La « véritable philosophie scientifique », telle que l’entend Husserl, ne se superpose pas au sciences de la nature et de l’esprit, dans la mesure où elle vise la connaissance de l’universel quand les sciences particulières visent la connaissance du spécifique. Autrement dit, la philosophie scientifique telle que Husserl la conçoit n’est pas une discipline cumulative : elle n’est pas la somme des sciences positives. Sa tâche est ailleurs : contrairement aux sciences spéciales, qui visent une connaissance experte d’un objet, la philosophie scientifique dont Husserl veut poser les fondements vise un « domaine universel » qui « englobe » tous les « domaines spéciaux ». C’est de ce « domaine universel » dont il va être question : si la philosophie scientifique en effet prétend à la connaissance de l’universel, quel sens assigner à cet « universel » même ? C’est précisément la tâche de la philosophie scientifique : mettre en évidence la genèse et les fondements de « l’universel », auquel Husserl ne tardera pas à donner le titre de « monde ».
Dès lors, Husserl s’enquiert de la genèse et du sens de ce terme d’ « universel ». Si le « domaine universel » subsume tous les « domaines spéciaux » qui font l’objet des « sciences spéciales », il est possible de penser l’universel soit comme ce qui est commun à chacune des singularités, comme le serait par exemple2 l’humanité commune à chaque être humain ; soit comme ce qui préexiste à chacune des singularités et qui rend possible leur commune mesure, c’est-à-dire le fait qu’elles soient pensables comme partie d’un tout. Autrement dit, il est possible de penser l’universel comme décliné dans chaque individualité, et pour ce faire de partir des individualités pour y déterminer ce qu’elles ont de commun entre elles ; en cela, l’universel ne préexisterait pas à chaque indiviualité, mais chaque individualité en serait une présentation. Ou bien il est possible de penser l’universel comme hétéronome à chaque individualité, et préexistant non pas ontologiquement mais logiquement à chacune : en cela, l’universel serait une catégorie non pas ontologique, mais logique, ce en vertu de quoi l’on peut rassembler la diversité en un « tout » — un totum ou un universum. L’universel serait donc la règle de rassemblement des individualités spéciales en une mêmeté.
C’est, selon Husserl, de cet universum là que se préoccupe la philosophie : c’est-à-dire des règles logiques par lesquelles nous posons l’existence première ontologiquement d’un tout-monde subsumant la diversité des étants. Il relève en effet que « toute science » en vient toujours, à force de régressions causales, à la question de l’universel, c’est-à-dire de ce qui fonde en première instance l’existence même de tout objet spécial. Autrement dit, il apparaît avec Husserl que toute science spéciale tend à remonter, comme à son primat, à des questions d’ordre purement philosophique, au sens d’une philosophie scientifique première. C’est bien pourquoi Husserl se met en quête d’élaborer une telle philosophie ; ce faisant, son objectif est de justifier la phénoménologie en mettant en évidence le fait qu’une définition adéquate de la philosophie scientifique première va correspondre au geste phénoménologique même dont il a été l’auteur par le passé.
C’est aussi pourquoi la philosophie scientifique première ne saurait être considérée comme une science sur le même plan que les autres : elle se situe en amont ; pour autant, elle ne s’en distingue pas absolument, puisqu’elle les compénètre toutes. Il apparaît ici un paradoxe : incommensurable aux autres sciences, la philosophie scientifique apparaît paradoxalement comme leur commune mesure . Il ne s’agit pas pour autant de penser que toutes les sciences se valent, qu’elles sont analogues et simplement juxtaposées. Chacune d’entre elles a son paradigme propre, sa propre logique ; et elles entretiennent entre elles des corrélations, des rapports de co-inclusion ou de subsomption qui ne permettent pas de les penser davantage sur le même plan ; mais néanmoins toutes partent du présupposé qu’il y a un monde, que ce concept a un sens, et que ce monde nous préexiste comme tel, sans considérer qu’il nous a fallu le constituer. Or, une philosophie « authentiquement scientifique » a précisément pour finalité d’interroger ce postulat commun à toutes les sciences. C’est en cela qu’elle dépasse chacune d’entre elles.
En se donnant pour objet le sens d’être du concept de « monde » et sa genèse, la philosophie scientifique se présente comme la « science de la totalité du connaissable ». Elle ne résulte pas du cumul de la totalité des sciences. Elle n’en est pas davantage la résultante dialectique : la philosophie scientifique telle que la présume Husserl n’a pas pour objet une synthèse d’objets, mais « la totalité » présupposée lorsque l’on en vise « un objet », c’est-à-dire « le tout » préalable qui permet, par discrimination, de faire surgir « des objets ». Ce « tout » premier, c’est le « monde » auquel nous rapportons chacun des étants comme une partie du tout. Toute science « spéciale » présuppose donc un « domaine universel » — le « monde » —, duquel elle distingue son « domaine spécial ».
Husserl soutient dès lors que « la science des sciences », c’est-à-dire la philosophie, est première parce qu’elle s’enquiert du sens d’être de ce « tout » mondain présupposé par toutes les sciences. Ce présupposé fonde le geste scientifique même ; sa genèse doit faire l’objet de la philosophie scientifique.
Husserl met dès lors en tension deux acceptions du « monde », tension qui fera l’objet de la Krisis et, avant elle, de la cinquième des Méditations cartésiennes : d’une part le présupposé naïf du monde, présupposé qui fonde toute expérience, et d’autre part le concept scientifique de monde. Husserl veut rendre évidente la genèse intellectuelle et subjective du concept scientifique de monde. Une telle construction intellectuelle invalide l’idée d’une antériorité du « monde scientifique » par rapport au monde de l’expérience naïve. Il souhaite notamment montrer que c’est bien sur la base de l’expérience naïve et naturelle du monde que nous forgeons le concept scientifique de monde. Autrement dit, il souhaite ancrer dans l’expérience naïve et naturelle du monde le concept même de « monde scientifique », pour montrer qu’il n’y a pas d’opposition radicale entre expérience naturelle et pensée scientifique, mais plutôt induction. Aussi l’objet d’une philosophie scientifique n’est -il pas la révélation de ce qu’est le monde vrai, à la façon des sciences positives, mais la révélation du fait que « le monde vrai » n’est lui-même qu’un concept qui révèle quelque chose. C’est de cette vérité dont s’enquiert la philosophie scientifique : autrement dit, son objet est la genèse du concept de monde à partir de l’expérience naïve jusqu’à sa détermination scientifique, plutôt que la nature du monde — précisément parce que ce « monde » reste une construction de l’esprit. Le sens d’être du monde, dont elle se met en quête, est le « comment » du monde, plutôt que son « quoi ». Le but de ce qui s’avèrera être la phénoménologie, mais qui reste ici pensé dans les termes d’une « philosophie scientifique », est la mise en évidence du « comment » du monde ; de la genèse d’un tel concept. Pour ce faire, Husserl estime nécessaire de « partir du sol naturel », c’est-à-dire de la façon dont l’expérience naïve et quotidienne postule la préexistence d’un tout dans lequel elle-même s’opère.
Husserl prend au §2 la voie d’une critique des « sciences spéciales », dans leur prétention à atteindre une « connaissance vraie du monde » : en effet, leur démarche repose sur des concepts fondamentaux dont le sens n’a pas été clarifié. Autrement dit, elles s’attachent à étudier des faits et phénomènes, sans s’enquérir des outils qu’elles mobilisent — au premier chef desquels le concept de « monde » et celui, adjacent, de « nature » voire d’ « univers ». Il y aurait tout lieu au contraire d’interroger ces concepts, afin de ne pas en faire un usage abusif. C’est l’écueil dans lequel les « sciences spéciales » sont susceptibles de tomber. À l’opposé, la philosophie enquête sur les principes mêmes de toute connaissance : elle est fondationnelle. En cela, elle relève de l’ontologie : elle s’enquiert de l’être en soi, c’est-à-dire de « l’universum » ou « totalité ontologique », par opposition aux sciences particulières qui n’étudient que des « domaines particuliers de l’être ». Il ne s’agit pas de croire que la philosophie est somme des sciences particulières : elle les conditionne, car elle se situe en amont. Elle est « première » logiquement et gnoséologiquement : en particulier, elle s’entend comme « amour du savoir » pour le savoir, processus motivé par la passion, et non ensemble de connaissances. En cela, la philosophie est mouvement vers la vérité, et est motivée par une quête non seulement épistémologique mais, plus encore, ontologique. Les sciences spéciales visent seulement la connaissance ; au-delà de cette dernières, elles ont un objectif pratique, utilitaire. Leur objectif est de faire accéder à une connaissance et un savoir positifs, quand la philosophie pose la question des conditions d’un tel savoir. Épistémologiquement première, elle l’est également, sous la plume de Husserl, axiologiquement. Mais comment entendre une telle philosophie au sens de « science première » ? Husserl va préciser les caractéristiques propres à la démarche d’une « science première ». Ce faisant, c’est du geste phénoménologique en propre que Husserl va déployer les caractéristiques, invitant implicitement son auditoire à voir dans la phénoménologie cette science première qu’il appelle de ses vœux.
Du reste, Husserl soutient que sa conviction du caractère premier de la philosophie sur les sciences spéciales s’inscrit dans la continuité de la tradition occidentale : les Grecs eux-mêmes ont assigné à la philosophie la vocation d’être une « science universelle », c’est-à-dire la science de la totalité ou science de l’être en soi. Historiquement donc, les « sciences spéciales » n’ont été que secondes : elles se sont donné des objets particuliers, se sont assigné pour champ d’étude des régions particulières de l’être, sans plus s’enquérir du sens même de l’être. La constitution des sciences spéciales — probablement à l’époque moderne — s’est avérée être un point de bascule délétère dans l’histoire de la pensée et des sciences : selon Husserl, leur « autonomisation » par rapport à la science première qu’est la philosophie s’est avérée « malsaine », dans la mesure où elles ont tout bonnement éliminé la quête ontologique du champ des sciences. Or, une telle quête ontologique en est pourtant le point de départ. Les sciences spéciales semblent donc avoir éliminé le principe même qui les fonde ou « fondamentaux principiels ».
C’est pourquoi la philosophie, science première, doit être reconsidérée comme telle : à la fois comme première, et comme science. Son objet s’avère être la mise en lumière des principes fondamentaux des sciences spéciales.
Le point de départ de ces leçons du semestre d’été 1927 — prétexte à la légitimation de la phénoménologie ? — est le conflit concernant l’approche, d’une part, de la nature, et d’autre part, de l’esprit. La question de Husserl est la suivante : les sciences de la nature atteignent-elles véritablement le concept de « nature » ? En étudiant la nature, comme le font la physique, la chimie et la biologie, s’attache-t-on vraiment à connaître ce qu’est la nature en soi, ou seulement à en décrire les mécanismes ? Et surtout, peut-on réduire la définition de la nature à la façon dont elle fonctionne ? Peut-on réduire l’être même de la nature à son comment, le quid à son quomodo ?
Les sciences spéciales que sont la physique, la chimie et toute étude du vivant partent d’un présupposé : le sens d’être de la nature est censé être compris implicitement par la démarche qui consiste à l’étudier. En prétendant étudier la nature, on présuppose qu’on sait précisément ce qu’elle est : pour s’assigner l’étude d’un objet, il faut en connaître les contours, et en cela — paradoxalement — déjà le connaître ; ou du moins, en posséder une pré-science. Mais ces sciences spéciales ne précisent pas de quoi il retourne ; autrement dit, elles ne s’intéressent pas au principe qui les fonde, à leur condition de possibilité, c’est-à-dire au sens d’être de l’objet qu’elles prétendent étudier. Autrement dit, elles s’assignent la mission présomptueuse d’étudier un objet qu’elles n’ont pas défini au préalable !… Toute l’absurdité d’une telle démarche consiste donc à étudier une réalité : la nature, en laissant le concept même de nature dans la confusion. Or, « S’ils abritent des incompréhensibilités énigmatiques, comment la biologie peut-elle être sérieusement une science qui nous dise le vrai à propos de la nature vivante ? »
Les sciences spéciales de la nature partagent avec les sciences spéciales de l’esprit la même incohérence méthodologique : elles étudient « l’esprit », c’est-à-dire un ensemble de phénomènes et de mécanismes logiques, sans s’enquérir le moins du monde du concept même d’esprit, pas plus que de ceux de « personne, communauté personnelle, spiritualité personnelle, individualité personnelle singulière et communautaire » ni même de « culture ».
Ce que Husserl souligne donc, c’est à quel point les sciences spéciales, tant celles dites « de la nature » que « de l’esprit » manquent la prétention légitime de la science : une véritable science se doit de révéler la vérité, de telle sorte que ce qu’elle affirme à ce sujet apparaisse dans une évidence apodictique. Or, les sciences spéciales sont fondées sur des concepts dont l’acception est supposée acquise, alors même qu’elles n’explicitent pas le sens de ces concepts. Autrement dit, le fondement des sciences spéciales est un impensé, et elles ne sauraient légitimement prétendre au titre de « science première », quelles qu’elles soient — pas davantage la physique que n’importe quelle autre science spéciale. À l’inverse, une science première doit prendre pour objet les concepts mêmes qui fondent la démarche de toutes les sciences singulières ; et plus exactement, elle doit révéler le sens assigné aux concepts de « nature » comme d’ « esprit », c’est-à-dire non pas l’étendue des concepts de « nature » ou d’ « esprit » mais le sens d’être de ces concepts.
En quelque sorte, les sciences de la nature ou les sciences de l’esprit consistent donc à étudier des sous-domaines de « la nature » ou de « l’esprit », sans jamais atteindre la vérité authentique qui leur préexiste.
En cela, la science universelle ne saurait être autre que la philosophie : elle seule se donne pour objet la vérité des concepts, en amont de leur domaine d’application. En aucun cas la somme des sciences particulières ne saurait, du reste, équivaloir à la démarche philosophique, puisqu’elles étudient des faits quand la philosophie en étudie les conditions de possibilité conceptuelles. Elles n’atteignent pas à l’universalité à laquelle la philosophie atteint. En visant la connaissance la plus précise et la plus parfaite du singulier, les sciences spéciales échouent à atteindre l’universel. En effet, ces connaissances restent inhérentes à un cadre épistémologique, que Gaston Bachelard appellera épistémè et Thomas Kuhn paradigme, et dont Husserl pressent déjà le concept. Ce que les sciences spéciales révèlent s’inscrit dans un cadre qu’elles posent et qui présuppose des concepts fondamentaux, premiers, mais… indéterminés. C’est ce qui vaut à Husserl d’affirmer que les vérités révélées par les sciences spéciales « sont enveloppées dans des énigmes, elles ne nous disent pas tout simplement ce qui est ni, en tout et pour tout, ce qu’est le monde3 ».
C’est ici qu’apparaît le véritable objet d’enquête de la philosophie, telle que l’entend Husserl, dans sa motivation à en faire une science : le concept antérieur logiquement à l’étude de « la nature » comme de « l’esprit » est celui de monde, si bien que le lecteur est alors éclairé quant au motif de Husserl, en même temps qu’il est amené à s’interroger. Ces leçons sur la nature et l’esprit n’auraient-elles pas dû plutôt s’intituler « leçons sur le concept de monde » ? Mais dans le même temps, on comprend que Husserl ait dû en passer par les concepts de « nature » et d’ « esprit » pour questionner le procédé scientifique qui en fait des objets d’étude pour les sciences ; de façon à invalider un tel procédé et mettre en évidence le caractère véritablement scientifique d’une philosophie qui s’enquiert plutôt du sens d’être du concept de « monde ».
Dans tous les cas, ce qui apparaît à ce stade de l’ouvrage et des leçons husserliennes est qu’il existe une science dont l’objet d’étude est le sens d’être du concept de « monde ». Cette science, c’est la philosophie ; s’enquérant du sens d’être du concept de « monde », elle doit être entendue comme « première », puisqu’elle étudie cela même sur quoi reposent les sciences et qu’elles échouent à révéler, faute de l’étudier.
Le mouvement de la philosophie semble donc pouvoir être entendu comme rétrograde : la philosophie scientifique consiste à remonter en amont de nos connaissances, vers celle-même qui en constitue une condition de possibilité. En cela, son geste s’oppose aux sciences spéciales, qui n’étudient pas la genèse de nos concepts à partir d’un concept premier, mais se contentent de construire théoriquement des connaissances.
Aussi Husserl en vient-il dans sa troisième leçon (§3) à souligner à quel point la philosophie correspond à « l’idéal d’une science authentique » : les sciences spécifiques ne mènent pas à cet idéal, car elles n’explicitent pas les fondations. Elles sont descriptives, quand la philosophie est fondationnelle : elle s’enquiert des « présuppositions fondamentales » à toute science spéciale, au premier chef desquelles le concept de « monde ». Il y a tout lieu de révéler les principes mêmes de toute connaissance ; ces principes en fondent la possibilité. C’est pourquoi la philosophie s’enquiert du sens d’être du concept de « monde » plutôt que de son domaine concret. En cela, la philosophie comme recherche des fondations mène vers l’universel : c’est bien l’universel qui fait l’objet de la philosophie. On note donc une coïncidence entre « le monde » et « l’universel », puisqu’il semble que « le monde » soit le nom donné à « l’universel », objet de la quête philosophique.
L’objectif de Husserl, nous l’avons dit, est ici de mettre en évidence le caractère à la fois scientifique de la phénoménologie, et fondationnel pour toute science : son primat sur toute science. Pour ce faire, il va avancer que la phénoménologie seule, du moins sous la forme d’une « philosophie première », peut révéler le sens d’être du concept de « monde », lequel est au principe de toute science. C’est donc à ce moment du texte que s’articule l’objectif fondationnel de Husserl, et le surgissement du concept de monde ; ce moment de la réflexion s’avère en cela décisif, préfigurant ce qui va suivre en annonçant également la conclusion qu’il faudra tirer de toute la démonstration fondationnelle husserlienne. In fine, Husserl amènera en effet à voir en la phénoménologie la science philosophique fondationnelle ultime. Dès lors, la phénoménologie pourra apparaître à la fois comme scientifique, et comme hautement légitime sur le plan philosophique.
Husserl invite son auditeur à distinguer entre deux types d’acceptions de « monde ». D’une part, « un monde de l’expérience est toujours là 4 ». Nul besoin en effet de pratiquer la moindre des sciences spéciales, ni davantage la philosophie, pour poser le concept de monde : le monde est posé comme le socle même de toute expérience possible, et ce dont nous faisons l’expérience en est une partie. Nous faisons l’expérience d’une diversité de choses, toutes singulières et jamais totalisantes ; mais elles nous semblent participer d’une unité qui les totaliserait toutes, quoique nous n’y ayons jamais accès puisque nous participons nous-mêmes de cette totalité.
Pour autant, Husserl affirme que « le monde n’est pas une simple somme de choses5 » : loin d’être la somme d’une diversité, il est l’unité qui se diffracte en chaque singularité. Il y a donc une différence de degré ontologique entre le tout-monde et ses parties. Cela signifie que les choses relevant du monde peuvent être dites « mondaines », dans le sens où elles ne sont pas « autonomes » mais « appartien[nen]t au tout indéfini et universel6 ». En ce sens, elles s’inscrivent « dans un contexte ontologique cohérent » et sont « nécessairement en rapport » les unes avec les autres : autrement dit, le sens que nous assignons à l’un quelconque des objets du monde, étudié par une science spéciale, est relatif à l’acception de monde que nous posons implicitement. C’est aussi pourquoi le sens d’être de « la nature » aussi bien que de « l’esprit » ne sont pas indépendants l’un de l’autre, parce qu’ils s’arriment à un même sujet posant l’unicité du « monde ». C’est pourquoi il faut avant tout s’enquérir du sens d’être du monde précisément, en tant que système assurant la coordination des concepts et des êtres, et remonter en amont de toute chose participant du monde.
Une autre raison justifie de se détourner de l’objectif de connaissance spéciale des objets du monde, pour remonter vers le sens d’être du monde : le fait que toute chose soit subsumée sous l’unité totalisante qu’est le monde, et que tout concept semble relatif au concept de monde, ne suffit pas à définir le monde par la somme de toutes les choses qui le composent ni le concept de monde par la somme de tous les concepts dont nous faisons usage. C’est pourquoi la somme des connaissances apportées par les sciences spéciales, dont l’objet est toujours une région du monde des choses, des êtres et des concepts, ne saurait suffire à dire ce qu’est le monde. Aussi la philosophie doit-elle s’assigner une démarche autre que celle des sciences spéciales, et ne saurait leur être analogue.
Sa tâche est fondationnelle : en cela, elle vise l’universalité et non la spécialité, contrairement aux sciences particulières. Elle ne peut en aucune façon leur être comparée. Sa démarche doit consister dans le fait de décrire le monde de l’expérience, et à partir de là « séparer abstractivement » « l’universalité en tant que telle7 ». La « philosophie » ainsi entendue est, de toute évidence, la phénoménologie. Ici, Husserl ne fait que légitimer une démarche philosophique qu’il a déjà élaborée.
Il voit en elle une « méthode radicale » qui engage vers une « réforme radicale » de la « science contemporaine » : étonnamment, le modèle qu’il propose fait directement écho à la revendication cartésienne des Principes de la philosophie. Il soutient ici en effet que la philosophie, ainsi entendue comme retour au fondement même de toute chose, peut seule fournir un socle fondamental aux sciences positives. Il affirme en ce sens qu’ « il n’y a qu’une seule science authentique au sens le plus élevé du terme » : « philosophie ou science universelle ». Les sciences particulières n’en seront jamais que les « organes », « des rameaux vivants à même l’arbre unique de la science universelle. » La référence à Descartes est quasiment explicite. C’est donc dans la continuité du cadre cartésien que Husserl prétend s’inscrire, assignant à la philosophie, entendue au sens d’une phénoménologie, la tâche d’enquêter sur les a priori scientifiques concernant le sens d’être du monde. Ce n’est, du reste, que moyennant ce mouvement rétrograde vers la détermination du fondement conceptuel de toute science positive, qu’il sera possible de reprendre la démarche des sciences positives ainsi fondées.
A la fin de cette préface, il apparaît avec évidence que le véritable idéal d’une science rigoureuse prend la forme de la philosophie première. Ce faisant, Husserl légitime à la fois sa propre phénoménologie, puisqu’elle correspond au sens assigné par lui à la « philosophie première » ; et d’autre part, justifie sa revendication de scientificité.
B. Première partie : « Le problème philosophique d’une classification des sciences »
Husserl consacre la première partie des Leçons au « problème philosophique d’une classification des sciences ». Qu’il nous soit permis de dire le caractère relativement fastidieux de ces premières étapes : Husserl s’inscrit dans une polémique aujourd’hui datée. Toutefois, il ne faut pas s’en alarmer, car cette polémique reste une occasion très favorable de repenser la genèse et la légitimité fondationnelle de la phénoménologie. Husserl soutient ainsi au § 4 que l’enquête sur le conflit entre sciences de la nature et sciences de l’esprit pour déterminer laquelle prévaut sur l’autre s’avère heuristiquement fécond : en observant une telle antinomie, il doit être possible de la dépasser et de révéler la prévalence de la philosophie sur ces sciences spéciales.
La première question consiste à se demander sur quoi reposent la différence, l’opposition et par conséquent l’antagonisme entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Cette recherche d’une science primant sur l’autre repose sur le présupposé intuitif de l’existence d’une telle science première. L’erreur consiste donc à chercher laquelle des sciences positives tient lieu de science première, alors que ce n’est selon Husserl le cas d’aucune d’elles. En effet, elles étudient des « domaines individuels », certes « en connexion les uns avec les autres » dans un « domaine d’ensemble » ; mais nous avons compris dès la préface qu’elles se détournent du domaine d’ensemble en se spécialisant.
Il y a tout lieu, dès lors, de se demander ce qui justifie de ranger spontanément « tous les domaines scientifiques » sous le « domaine universel ‘monde’ », et de le présupposer dans chacune des démarches scientifiques. Husserl reste prudent : il n’impose pas ici l’idée que la philosophie soit ce qui étudie « le monde » ; mais il suggère qu’un tel concept est présumé dans toute démarche scientifique, et que s’il existe une science qui subsume toutes les sciences particulières, il se pourrait bien que ce soit la science dont l’objet subsume tous les domaines particuliers étudiés par les sciences spéciales : autrement dit, une science qui vise l’universel — posé comme « monde ». Restera à démontrer que la science visant l’universel est, précisément, la philosophie scientifique ; c’est-à-dire la phénoménologie.
Husserl estime que la distinction entre « sciences de la nature » et « sciences de l’esprit » est parfaitement inessentielle. Dans les deux cas, la recherche porte sur des régions de l’être, des régions mondaines. En cela, elles sont toutes deux subsumables sous une science qui étudierait la totalité mondaine.
Mais les sciences positives ne se distinguent pas seulement par leur objet : chacune possède sa méthode en propre. Dès lors, le conflit entre sciences de la nature et sciences de l’esprit peut avoir pour finalité de déterminer laquelle des deux méthodologies d’enquête prévaut sur l’autre, voire laquelle des sciences doit se calquer sur la méthode de l’autre. Pour autant, Husserl souhaite dépasser cet antagonisme : il va démontrer que la question est mal posée. En effet, dans les deux cas, les méthodes sont comparables et ne sont distinctes que de la méthode d’une science visant l’universel. Les sciences de la nature ont pour objectif commun d’établir des lois à partir de l’étude des phénomènes naturels ; de même, les sciences de l’esprit (que nous appelons aujourd’hui « sciences humaines » : histoire, psychologie, etc.) sont des sciences nomologiques dont la finalité est d’expliquer et de prévoir les phénomènes par des lois tirées de l’observation et de l’expérimentation.
Husserl met en évidence, au §5, le fait que la diversité des sciences et leur classement repose sur la subdivision à l’infini du domaine du monde. Cette subdivision reconduit dès lors à une unité : la classification comme processus est antérieure à l’existence même des sciences. Aussi la classification et la subdivision semblent-elles ressortir du geste scientifique lui-même, comme si la diversité des sciences disait quelque chose de la science fondationnelle. Husserl sous-entend, nous l’avons vu, que ladite science fondationnelle est science de la fondation, autrement dit science des sciences ou philosophie scientifique. Aussi faut-il convenir ici que Husserl voit, dans le processus différentiel et classificatoire à partir duquel les sciences se démultiplient, une caractéristique de la science fondationnelle. Autrement dit, il est possible de faire retour sur la philosophie première à partir de l’observation de la façon dont les sciences sont classées.
Elles le sont, soutient-il, notamment en fonction de leur « région » ou « domaine régionnal », c’est-à-dire du champ mondain qu’elles se donnent pour mission d’étudier. Elles se déploient en « concepts axiomatiques » fondamentaux, à partir duquel elles se structurent sous forme de système : le § 5 fait penser, une fois de plus, à l’épistémè bachelardienne ou au paradigme de Kuhn. Toutefois, que chaque science procède d’une subdivision doit amener à comprendre qu’elle renvoie, dans sa singularité, à un universel qui la précède et qui a pour objet la « région totale », « région de toutes les régions » : le monde.
C’est bien à l’étude de ce qui précède toute science que se consacre la philosophie : son objet n’est pas le singulier, mais l’universel en tant que tel — et en cela, son objet n’est pas la somme des singularités diversifiables, mais l’unité du tout en tant qu’unité globale.
Aussi Husserl se donne-t-il la tâche de déterminer la nature d’une telle science. Sa propre démarche ne cesse d’être celle d’une légitimation de la phénoménologie en montrant que la science première correspond aux caractéristiques de la phénoménologie. Il fonde rétrospectivement la phénoménologie dans la nécessité de penser une philosophie scientifique première, en amont de toute science. Dans ces Leçons sur la nature et l’esprit, il procède somme toute de manière analogue à ce qu’il décrit : sa démarche est elle-même fondationnelle de la phénoménologie, tout comme il cherche le fondement du concept de monde ; mais elle s’avère, ce faisant, également légitimante.
Les paragraphes qui suivent (§§ 7 et 8), encore une fois, sont précis mais sont quelque peu susceptibles d’embourber le lecteur dans des considérations inessentielles. Husserl y précise son cadre épistémologique et approfondit plus avant les points qui vont lui servir d’appui pour légitimer la phénoménologie comme science première. Le caractère fastidieux de l’explicitation repose sur le procédé employé par Husserl : il propose et distingue plusieurs types de classements des sciences, distinguant entre celles dont l’objet se mesure à l’aune de l’expérience sensible, et les sciences purement formelles ou abstraites qui ne prennent pas appui sur le réel concret.
Malgré la précision analytique de telles classifications successives, Husserl en revient à la conclusion préfigurée par ce qui précède : quel que soit le domaine scientifique, et quelque diversifiées qu’elles soient, toutes les sciences reposent sur un a priori qui leur est antérieur : l’a priori du monde.
Cependant (§ 8), cet a priori n’est pas logiquement antérieur à l’exercice des sciences : c’est à partir de l’expérience et à partir d’elle seule, donc à partir de la singularité empirique, que chacun « remonte » au « concept de nature » par substruction logique. Cela signifie que dans un premier temps, les sciences présupposent le concept de « nature » ou de « monde » sans le définir véritablement, puis en élaborent le sens d’être à partir de la pratique. Le concept est donc posé antérieurement à l’élaboration de son acception ! Dès lors, il semble possible d’affirmer que le monde, tel que les sciences le définissent, est une construction mentale à partir de l’expérience quotidienne. Les sciences posent que le monde, de fait construit, est antérieur à toute expérience même du monde. Mais la réalité est différente : le monde des sciences n’est pas le monde de l’expérience naïve. Il est construit à partir de l’expérience, toujours singulière.
C’est cette illégitimité du monde des sciences que révèle la phénoménologie : en s’enquérant du sens d’être du monde, et en révélant que le présupposé des sciences est une substruction logique donc une construction, Husserl révèle le caractère finalement apostériorique de toute science, et souligne la nécessité heuristique de la phénoménologie. La phénoménologie met à jour la façon dont le concept de monde est construit par les sciences, en s’enquérant du sens d’être du monde d’après les sciences positives. La phénoménologie révèle les structures mentales et cognitives qui gouvernent notre façon de faire des sciences ; c’est pourquoi elle est science première. Elle « se rapporte à [la] totalité » qu’est « le monde », pensée comme unité et non comme somme d’expériences naïves. La philosophie ou science première s’enquiert en cela du sens d’être du monde posé comme préalable à toute science, par les sciences elles-mêmes. Husserl assigne à la phénoménologie la tâche de déterminer les modalités par lesquelles nous construisons le monde et lui donnons sens.
Un problème majeur se pose, et c’est ce que Husserl souligne au § 10 : qu’est-ce qui me permet de penser, d’une part l’antécédence, d’autre part la pérennité, du monde en soi, alors que son concept résulte de mon expérience et peut paraître d’une part a posteriori, d’autre part contingent ? Qu’est-ce qui me vaut d’induire de mon expérience l’existence du monde indépendamment même de moi, et antérieurement à ma propre existence ? Car toute expérience se présente comme singulière. Rien ne vient m’assurer de l’existence d’un monde pensable comme unique, pérenne et autonome. L’identité du monde, s’il en a une, devrait reposer sur la répétabilité de mon expérience. Certes, j’en fais une expérience sensiblement identique, mais toute expérience est unique car elle s’inscrit dans une temporalité personnelle.
Husserl met en évidence le fait qu’un monde est plutôt une structure algorithmique8 : il est un « système » de compossibilités en remaniement permanent. Ainsi, « dans la systématique d’un tel système […] sont déductivement contenus une quantité infinie de modes de construction9 ». En quelque sorte, le monde est l’universum des « formations constructibles10 ».
Husserl en vient dès lors à préciser, à partir du § 13, les caractéristiques d’une « science autonome » ou première. Il s’achemine, ce faisant, vers la présentation de caractéristiques telles qu’elles seront celles de la phénoménologie. Autrement dit, on pourrait suspecter Husserl de poser d’emblée que la science première est la phénoménologie ; et dans sa démarche de légitimation, de tout mettre en œuvre pour caractériser la science première comme phénoménologie. Husserl est-il honnête ? Nul ne sait. Pourtant, sa démarche de légitimation est valide, et peut-être tout-à-fait juste.
Il apparaît difficile de préciser ce qu’est une science dont « le domaine » d’étude est « l’infini ». Comment et sous quelle forme subsumer un tel « infini » ? « L’infini » est un concept certes pensable ; mais rien n’assure que « l’infini » puisse concrètement être visé par la moindre des sciences ; à moins de ne pas tant se préoccuper de ce qu’est concrètement l’infini, que de l’aspiration humaine à comprendre l’infini. Autrement dit, Husserl s’inscrit ici dans la continuité de Kant : une science fondationnelle ne peut que s’enquérir des conditions inscrites « dans le sujet connaissant11 » et ce indépendamment de l’expérience quotidienne. Ce n’est, du reste, que moyennant la « mise entre parenthèses12 » de l’expérience quotidienne elle-même et de l’expérience naïve du monde, empirique, que la science peut viser « l’infini », c’est-à-dire la totalité.
Husserl distingue entre sciences idiographiques, qui cherchent à préciser des caractéristiques propres aux individus : il entend par là les sciences de l’esprit ; et les sciences nomothétiques, qui cherchent à établir des généralités : ce sont les sciences de la nature. Leur commune mesure est de ne pas viser l’universel, mais au mieux le général.
Toutefois, la véritable distinction, heuristiquement opérante et féconde, consiste dans celle qui oppose réalités en soi et phénomènes. Ce n’est que moyennant cette distinction que l’on peut dépasser l’antagonisme apparent entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, et remonter aux principes de la science première. À ce titre, Husserl préfigure la problématique phénoménologique en propre au § 14 ; section qui nous apparaît, cette fois, particulièrement intéressante et sur laquelle il y a tout lieu de s’attarder.
« Les objets vrais en soi ou réaux » « s’annoncent dans les objets apparaissants », c’est-à-dire « tels qu’ils apparaissent à chaque fois dans l’expérience ». Husserl explicite ici la tension entre choses en soi et phénomènes : ces derniers sont entendus, dans toute science — tant de la nature que de l’esprit — comme une « annonce ». Le phénomène indique une réalité qu’il ne saurait suffire à donner. Il est donc entendu comme renvoi vers une réalité qui le précède ; c’est pourquoi les sciences n’étudient pas les phénomènes pour ce qu’ils sont, mais se mettent plutôt en quête de l’objectivité dont ils sont l’indice : « la conviction règne selon laquelle le royaume de l’expérience psychologique doit lui aussi admettre une élaboration qui conduise nécessairement et en un sens similaire à une connaissance objectivo-réale inconditionnée et astreignante pour quiconque. »
Mais aux yeux de Husserl, il y a là une « difficulté cachée », à l’origine de « controverses » qu’il se donne la tâche de dépasser.
D’une part, l’attitude naturelle consiste à faire l’expérience du monde ; à cette occasion, nous saisissons que nous n’avons pas accès à la totalité du monde, mais qu’il existe néanmoins un tout qui nous englobe. Ce « tout » conditionne l’expérience même. Il est en cela antérieur, tant ontologiquement que chronologiquement, à notre expérience singulière. L’expérience naïve est en commune mesure avec les sciences : « Même l’homme naturel connaît la différence entre des modalités subjectives d’appréhension et l’effectivité de l’expérience elle-même13. » En d’autres termes, nous savons bien, indépendamment de toute activité scientifique, que notre expérience subjective ne saurait suffire à nous donner la totalité-monde ; et nous posons cette totalité mondaine comme antérieure, ontologiquement, à toute expérience ; comme condition même de notre expérience singulière.
La question qui se pose est dès lors de savoir si les sciences reposent sur le même présupposé que celui de l’attitude naturelle. Autrement dit, s’inscrivent-elles dans la continuité de l’expérience naïve ?
Les sciences positives considèrent que les phénomènes expérimentés dans l’attitude naïve sont relatifs aux sujets qui en font l’épreuve : c’est un premier point de distinction d’avec l’attitude naïve. Quoiqu’en effet l’expérience naturelle du monde amène à présupposer l’existence antérieure d’un tout-monde, l’attitude naturelle consiste néanmoins le plus souvent à prendre le phénomène pour l’objet en soi et à fonder un premier savoir sur l’apparence illusoire : « nous ne nous rendons pas compte que nous sommes mus de concert avec la Terre elle-même14. »
Les sciences positives prennent le contrepied de cette relativité de la connaissance naïve au sujet : elles suggèrent de se détourner de l’expérience sensible du monde, pour rejoindre les « concepts non sensibles », non contingents, dont la phénoménalité n’est que l’indice.
Ce faisant, elles ne soutiennent pas pour autant que les « vérités relatives sont fausses mais seulement qu’elles sont relatives » : autrement dit, le phénomène est riche d’un enseignement ; mais cet enseignement ne peut pas être pensé comme suffisant. Il n’est que partiel, indiciaire d’une réalité qui le précède.
En mettant en évidence le décalage entre le phénomène et la chose en soi, les sciences visent surtout à apporter des informations sur la chose en soi : ainsi « le vrai en soi » fait-il l’objet de la physique, par exemple. Cette élévation vers des « concepts idéaux » repose sur « la méthode intellectuelle spécifique de l’idéalisation15 ». Il s’opère quelque chose de plus dans la méthode des sciences que dans celle de l’expérience naïve : « entre l’expérience et la physique intervient l’idéalisation16 ». Husserl est ici, assurément, kantien : en sciences, la description du sensible ne saurait suffire. La méthode scientifique repose tout autant sur la théorie, qu’il faut mettre à l’épreuve ; et de l’expérimentation, on tire concepts et lois qui reposent sur les facultés d’abstraction de l’esprit humain. En cela, la science de la nature ne porte peut-être pas tant, ou du moins pas seulement, sur l’expérience et le monde sensible, que sur ce qui se trouve en amont d’infra-sensible.
À l’inverse, dans l’expérience sensible, la chose « est une forme spatio-temporelle remplie, appréhendée dans une situation spatio-temporelle qui est à chaque fois celle du moment. » Cela signifie qu’il y a une double relativité de l’expérience sensible : relativité dans la façon dont la chose se donne, aussi bien que dans celle dont je la reçois. La connaissance naïve que l’individu dégage de l’expérience sensible résulte d’une synthèse d’expériences individuelles et intersubjectives. Autrement dit, ce que l’on appelle « chose » est fait d’une concrétion d’expériences sensibles ; et au quotidien, « cette objectivation de la chose intuitive et sensible suffit pour la pratique ». Nous n’avons pas besoin de rechercher en amont de l’expérience le sens d’être de la chose. Dès lors, si l’on s’en tient au résultat concret de l’expérience sensible, il semble bien que l’on risque de ne parvenir jamais à la chose en soi : sa perception varie à l’infini.
Husserl propose d’opérer ce qu’il a déjà défini dans ses autres textes comme « variation éidétique » : par là même, il distingue entre attitude naturelle et attitude phénoménologique. Il s’agit non de penser la chose à partir de la somme des expériences que nous en avons faites, mais plutôt comme invariant en amont de toutes les expériences possibles de la chose. Ce processus est une « idéalisation par présupposition […] d’une identité 17 ». L’on fait varier, en pensée, toutes les expériences possibles de la chose ; et c’est à partir de cette expérience de pensée que l’on en détermine le sens d’être en soi, indépendamment de l’expérience concrète. Il s’agit donc bien de s’appuyer sur l’expérience, en considérant qu’elle apporte un enseignement par l’entremise des phénomènes ; et non de s’en détourner radicalement, comme les sciences positives invitent à le faire. Mais il ne s’agit pas pour autant d’adopter une posture simplement empiriste : il y a bien lieu d’établir le sens d’être de l’idée de la chose.
Les paragraphes qui suivent sont de nouveau relativement fastidieux, car Husserl y discute les thèses de « Windelband et Rickert » – ce qui présuppose de les connaître. Toutefois, le lecteur non averti comprend rapidement qu’il s’agit, pour Husserl, d’invalider l’opposition entre « sciences nomologiques » et « sciences humaines ». Toute la question est de savoir dans quel but Husserl s’assigne cette tâche. En quoi le dépassement d’une telle antinomie pourrait-il légitimer la phénoménologie en propre ?
Considérons dans un premier temps les affirmations de Husserl, avant de tâcher de comprendre en quoi cette enquête soutient la démarche phénoménologique.
Selon Windelband, « c’est le propre des sciences de la nature que de viser la généralité, la légalité » : les sciences positives sont « nomothétiques », c’est-à-dire qu’elles visent à établir des lois permettant de prédire des phénomènes naturels. En cela, elles produisent du général ; à l’inverse, les « sciences humaines » telles que l’histoire sont « idiographiques » : elles produisent du singulier, de l’unicité. Par exemple, l’histoire va singulariser un évènement, un personnage.
Aussi semble-t-il possible, si l’on suit Windelband, de considérer que les sciences de la nature et les sciences de l’esprit se distinguent bel et bien, non par leur objet mais par leur méthode. C’est aussi pourquoi il faut « réhabiliter l’histoire humaine en tant que science, dont la dignité est absolument égale à celle des sciences de la nature18 ». Autrement dit, les sciences de l’esprit et les sciences de la nature sont également respectables, et ne sauraient être réduites l’une à l’autre. Mais est-ce à dire pour autant que le conflit en légitimité des sciences de la nature et des sciences de l’esprit est dépassé ?
Husserl explore d’autres tensions épistémologiques étudiées par Windelband et Rickert : sur quoi repose notre interprétation des faits, notre distinction d’un fait au point d’en faire un évènement ? Il met en évidence, à partir de Rickert, la relativité des principes de toute science au sujet. C’est toute la vocation du « concept » que de dépasser à la fois la relativité de l’expérience d’une chose au sujet, la relativité même du phénomène de la chose, et sa déclinaison possible à l’infini : le concept élaboré par les sciences subsume la multiplicité sous le régime de l’unicité. Quant à ce que nous appelons « lois de la nature », elles sont autant de jugements associés aux généralités inconditionnées que sont nos concepts. Il apparaît dès lors que la science de la nature « se donne pour but de surmonter la multiplicité infinie sous la forme de la connaissance : non pas dans les généralités empiriques mais dans une « vision de la nécessité légale des choses naturelles »19. » Les sciences positives, calquées sur le modèle de la science de la nature ou physique, sont donc motivées par l’élaboration d’une légalité à l’œuvre dans la nature, à partir d’une démarche de généralisation.
Mais attention : selon Husserl, il est erroné de penser à partir de là que les sciences de la nature visent à déterminer ontologiquement le sens d’être du monde. La généralisation ne saurait donner ce qui précède ontologiquement les phénomènes, tout simplement parce qu’elle amène à penser un monde antérieur à ce dont nous faisons l’expérience, à partir de postulats mécanistes. N’est-il pas présomptueux de penser « le monde » qui nous précède à partir de nous-mêmes et de nos propres catégories logiques ? « [P]ourquoi le monde devrait-il nécessairement nous faire la faveur de correspondre à l’idéal mécaniste ? » Rien n’assure, pas même la démarche scientifique, que nous puissions véritablement accéder à l’être vrai du monde.
Au § 16, Husserl met en évidence la « communauté méthodique des sciences de la nature physique et psychophysique dans leur variété » : autrement dit, il souligne la commune mesure méthodologique entre sciences de l’esprit et sciences de la nature. En cela, il se distingue de Windelband, qui fondait leur distinction sur le procédé soit de généralisation, soit d’individuation. Selon Husserl, toute science — y compris les sciences de l’esprit — vise à dépasser la contingence du particulier pour s’élever vers la connaissance de l’universellement vrai.
Mais en quelque sorte, la conviction de Husserl est que les sciences positives autant que les sciences de l’esprit omettent de définir ce qu’elles entendent par « universel », et oublient d’interroger le postulat de l’existence même de l’universel ; enfin, elles œuvrent comme si l’universel pouvait être atteint, sans tenir compte du fait que leur acception même du « tout » procède du cadre paradigmatique qu’elles déterminent. Autrement dit, les sciences élaborent un paradigme, qui encadre leur acception du monde. C’est du sein d’un tel paradigme qu’elles postulent l’antériorité du tout-monde sur leur geste d’enquête scientifique. Ce faisant, elles ne voient pas que le monde qu’elles postulent comme premier ontologiquement n’est en fait qu’une construction de l’esprit telle que ce monde même est posé comme accessible. Rien cependant ne vient certifier que si un monde précède bien ontologiquement toute chose singulière, il soit accessible en tant que tel par la moindre des démarches scientifiques. C’est pourquoi Husserl invite à considérer la façon même dont nous élaborons le concept de monde, c’est-à-dire les déterminations assignées à l’universel dont chaque science positive se met en quête. Il invite à un geste scientifique nouveau, consistant à interroger notre propre mode de conceptualisation du monde.
Nous passons ici sur la discussion, par Husserl, des thèses de Rickert et de Windelband : leur lecture et la compréhension des problèmes qu’elles posent à Husserl peuvent s’avérer intellectuellement intéressantes, mais il ne nous semble pas essentiel d’en expliciter le détail dans le cadre d’une recension. En revanche, il nous apparaît nécessaire de relever la façon dont Husserl s’inscrit explicitement dans le prolongement de Kant : en affirmant en effet que « l’expérience requiert la pensée », Husserl réinvestit l’idée que « le monde » n’est jamais donné pour nous, dans l’expérience. Au contraire, « un monde étant n’est pas pour nous un fait donné d’emblée dans la simple expérience de tout un chacun » ; « le monde qui est pour nous ne reçoit son être que dans notre connaissance » ; « le monde objectivement vrai est l’idéal d’une validité intuitivement et intersubjectivement nécessaire […] dans la communautisation de la connaissance20. » En d’autres termes, il nous faut « penser » le monde pour pouvoir assigner à toute expérience sensible un ancrage dans « le tout ». Mais ce « tout » du monde ne nous est jamais donné comme tel. Il relève d’un « idéal », nécessaire à l’expérience, mais arrimé à un sujet pensant. Aussi toute connaissance nous est-elle relative, puisqu’elle s’arrime à un sujet connaissant et à un mode gnoséologique spécifique. Ce faisant, Husserl met en lumière le fait que « le monde », présupposé par les sciences comme objectivement indépendant du sujet connaissance, est en réalité le résultat d’une opération de pensée qui le pose certes comme antérieur à toute expérience, mais qui le construit. Ainsi, avec Kant, le fait « monde » « perd son caractère de présupposition permanente et de validité ininterrogée21 ». Au contraire, il faut interroger « le monde ». En ce sens, le mode même d’élaboration du concept de « monde » doit faire l’objet de la science des sciences : la philosophie scientifique telle que Husserl l’entend, c’est-à-dire la phénoménologie.
S’il y a bien un monde, il ne nous est en aucune façon relatif, contrairement au concept de monde : « pourquoi le monde devrait-il se soucier de nos exigences ? ». Aussi Husserl invite-t-il la communauté scientifique à une posture d’humilité : « peut-être faut-il en rester là et n’y a-t-il pas du tout de lois de la nature inconditionnellement générales, pas plus qu’il n’y a de science ultime de la nature ni de ces objets ultimes au sens de l’idéal d’une nature atomistico-mécanique22. » Pourtant, la question demeure de savoir ce qui nous vaut, en dépit du caractère finalement subjectif et singulier de toute expérience, de nous targuer de viser « un monde » antérieur à l’expérience, et de le poser comme « commun ». Qu’est-ce qui nous vaut d’abstraire de nos unités d’expérience un concept, que nous posons comme existant en soi et préalable à notre propre expérience ?
C’est que, selon Husserl, le monde sensible de l’expérience est vécu en nous comme exigeant que nous posions l’existence d’un monde scientifique de la vérité. Il y a dans l’expérience une exigence, un appel : en cela, le « monde scientifique » posé comme préalable à toute expérience naïve du monde apparaît comme une exigence de la raison, une exigence adressée à notre « pensée prédicative ». Il faut explorer cette exigence, tout en gardant à l’esprit — et peut-être grâce au fait que nous gardions à l’esprit — que le fait que nous estimions évident qu’un monde existe, n’a de caractère que présomptif.
Au terme de la première partie, Husserl se revendique explicitement de la tradition épistémologique kantienne, tout en proposant de prolonger — voire d’améliorer — le raisonnement kantien. Il met ici en évidence le paradoxe d’une corrélation entre le monde concret et la subjectivité qui « connaît le monde et qui vit en lui23 ». Autrement dit, il y a in-habitation réciproque du sujet connaissant et du monde qu’il pose comme l’englobant : posant le monde comme tout duquel il participe, le sujet est paradoxalement en même temps celui qui comprend le monde et qui, ce faisant, le subsume.
C. Deuxième partie : « La fondation philosophique des sciences à partir du monde de l’expérience »
Plus brève que la première partie, la seconde nous semble aussi plus efficace. Intitulée « La fondation philosophie des sciences à partir du monde de l’expérience », elle met davantage en évidence le paradoxe d’un emboîtement réciproque du sujet connaissant et du monde à connaître, paradoxe duquel surgit la nécessité d’une phénoménologie comme science fondationnelle de toute démarche scientifique.
Au §17, Husserl suggère de partir du monde présomptif, prédonné à travers l’expérience et l’intuition, et prédonné comme commun à tous par-delà le caractère contingent des expériences individuelles. Le socle de la science du monde ne saurait être dépourvu de toute concrétude : il faut s’arrimer à l’expérience sensible. En cela, Husserl réprouve les sciences purement formelles telle la « mathesis universalis », qui selon lui est contre-intuitive et impose de se détourner du sensible pour s’élever à l’abstraction pure. Au contraire, si certes le monde relève du concept, la détermination de son sens repose d’abord sur l’expérience sensible et concrète. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille réduire le monde à l’agrégation d’une diversité d’expériences : la méthode à laquelle Husserl invite est celle de la « variation éidétique », même s’il n’emploie pas encore cette expression : « Si, dans le but d’une considération apriorique, nous faisons varier le monde de l’expérience tel qu’il est donné, le transformant en pensée par un libre exercice de l’imagination, nous changeons alors l’expérience factuelle en expérience possible ; nous demeurons donc dans la sphère intuitive, et notre a priori a le caractère de l’a priori matériel24. » Il ne s’agit pas de penser le monde en se détournant du sensible, mais bien de faire varier par l’imagination le sensible même, afin d’accéder à ce qui, de l’expérience contingente, reste invariant.
Quant à la présomption d’existence d’un monde scientifique, elle dit quelque chose précisément du concept de monde : l’existence du monde est inhérente au concept de monde. Exigence de la raison, le concept de monde exige en même temps la conviction de l’existence même du monde. En d’autres termes, le « monde » est posé comme nécessairement existant, parce que son existence est nécessaire au fait même de pouvoir le penser. Il est posé comme ontologiquement préalable au concept même par lequel nous le constituons.
Outre une reprise des thèses initiées précédemment, le §18 voit apparaître le thème de l’ « horizon » temporel : chaque expérience s’inscrit dans une histoire subjective et un futur potentiel ou pro-tensif. Husserl affirme en effet : « Prenons garde également au fait qu’à chaque présent vivant d’expérience appartient un champ rétentionnel vivant : ce qui vient juste d’être expérimenté mais qui est sorti de mon champ d’expérience est pourtant encore conscient de façon vivante comme tout juste perçu et continue à valoir comme étant. D’un autre côté, un horizon de co-présent et de pré-présent co-appartient au champ du présent, un horizon d’attente effective et possible25. » Husserl s’est engagé dans la thématique d’une connaissance proprement transcendantale du monde : toute acception du monde est ancrée dans les structures gnoséologiques d’un sujet, et c’est bien de cette enquête épistémologique dont il est question. En d’autres termes, les leçons sur la nature et l’esprit sont sous-tendues par l’idée que les sciences ne sauraient faire l’économie d’une philosophie scientifique antérieure, qui enquête sur l’épistémologie même du concept de « monde ».
Un autre thème cher à Husserl, et qui fera plus spécifiquement l’objet de la première partie de la Krisis, apparaît ici : celui du « monde commun ». Nous prenons place en effet dans une communauté d’expériences, « à l’intérieur d’un monde concret commun », un « monde ambiant pratique ». La question socio-politique semble bien constituer un enjeu de l’enquête épistémologique : comment envisager « un monde commun », un « vivre-ensemble » ? Dans quelle mesure ce « vivre-ensemble » est-il déterminé par les structures psychiques et cognitives d’appréhension du monde ? Il semble bien que la façon dont nous constituons la communauté humaine témoigne de la structure gnoséologique de tout sujet : tout sujet manifeste l’exigence de poser un monde commun. Qu’est-ce qui détermine cette « communauté » et dans quelle mesure l’enquête épistémologique pourrait-elle, peut-être, ouvrir la possibilité d’une « entente » commune ?
En ce sens, l’interrogation de l’a priori du monde permet principalement de saisir cela même qui fonde les sciences spécifiques, mais aussi ce qui rend possible le vivre-ensemble.
Le § 19 s’enquiert de la tension entre « préjugés » et « préconvictions » ; cette distinction, sur laquelle nous reviendrons, permet à Husserl d’évoquer enfin le caractère intentionnel de toute perception aussi bien que de toute pensée, et de fonder sur cette omission la querelle stérile entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Or, le sujet se définit d’une par comme conscience, et d’autre part comme conscience intentionnelle, conscience de quelque chose. L’ego cogito cartésien a mis en évidence le surgissement du sujet à lui-même par retour de l’acte de connaître sur le sujet connaissant ; mais cet acte de connaître étant visée vers un extérieur mondain, il semble bien selon Husserl que le sujet s’apparaisse à lui-même en concomitance avec sa visée du monde. Cela signifie que si « le monde » est posé comme préalable à l’existence du sujet, et comme nécessairement existant, c’est parce qu’il conditionne l’apparition du sujet à lui-même. Ou plutôt, que sa position d’existence conditionne l’apparition du sujet à lui-même : toute conscience dépend de sa corrélation à un monde posé comme existant. Rien ne permet d’assurer que l’accès à un tel monde soit possible, précisément parce que « le monde » est déterminé par un sujet ; mais il est déterminé comme extériorité englobant le sujet, et le surgissement de la conscience du sujet à lui-même semble bien l’indice de l’existence même du monde qui la conditionne.
Ainsi, en passant à côté de l’intentionnalité de la conscience, les psychologues décriés par Husserl ont manqué d’une part l’ego, d’autre part la fondation anthropologique de la nécessité du monde. Au contraire, « La structure d’identité caractéristique qui, sous le titre « ego », gouverne en la traversant toute vie comme sa vie propre n’est visible et descriptible que si cette vie est vue et décrite comme vie de conscience26. »
Les § 21 et 22 reviennent sur la tension entre « préjugés » et « préconvictions » et l’explicitent. Un préjugé est un contenu préformaté plaqué sur l’expérience sensible et qui empêche précisément d’en faire authentiquement l’expérience. À l’inverse, les préconvictions sont heuristiquement fécondes et relèvent d’une « connaissance a priori » au sens kantien. En cela, « la science n’est pas pensable sans préconviction27. » Une « préconviction » n’est donc pas un préjugé : elle est une structure formelle temporaire, que l’expérience vient remplir et qui est sans cesse remodelée par l’expérience. Préalable à toute expérience, la préconviction rend possible l’expérience et, partant, l’élaboration du concept de « monde », sous une forme qualifiable d’algorithmique.
Or, l’expérience perceptive est intentionnelle, comme le souligne Husserl au §23. Cela signifie que les préconvictions seront remplies non par du contenu statique, mais de façon dynamique par un jeu perpétuel et entrelacé d’intentionnalités. L’intentionnalité perceptive est elle-même relative à la structure intentionnelle de la conscience : pour qu’il y ait visée perceptive, il faut « qu’il y ait eu auparavant une visée à confirmer, une croyance préalable28 ». Et réciproquement, toute connaissance repose sur l’intentionnalité perceptive : « Toute connaissance […] qui s’énonce conceptuellement, qui s’accomplit au moyen de concepts et de jugements prédicatifs, reconduit […] à l’expérience générale comme à sa source29. » Ce faisant, l’expérience même vient légitimer le concept préthéorique de monde, parce que l’intentionnalité perceptive donne le monde comme visée ancrée dans un sujet qui en est à l’origine, et non comme contenu objectif.
Reste que la description de l’expérience ne suffit pas : l’empirisme simple n’est pas fondationnel, le monde n’étant pas l’agrégation de toutes ses expériences possibles. « L’expérience du monde » ne saurait être une « expérience-monde » : selon Husserl, l’expérience du monde doit être entendue comme une relation — le « monde », complément du nom « expérience » — et non une réduction — le « monde », apposition du nom « expérience ». C’est là que se joue la différenciation entre postulat scientifique du monde ou « préconviction » et expérience naïve du monde : cette dernière procède par généralisation, « le monde » étant pensé comme somme des expériences possibles ; le « monde » pensé par les sciences au contraire est « préthéorique », c’est-à-dire qu’il est posé comme existant, certes, mais indépendamment des expériences possibles du dit « monde ».
C’est bien en cela que la description de l’expérience naïve du monde ne saurait suffire à révéler le sens d’être du monde. La phénoménologie va donc opérer une percée entre les deux optiques : attitude naturelle et attitude scientifique. Arrimée à l’expérience, l’attitude phénoménologique n’invite pas à se détourner du monde empirique comme peuvent le faire des sciences spécifiques telle la mathesis universalis précédemment récusée par Husserl ; mais la science des sciences ne saurait consister pour autant en un pur empirisme sensible : « les ‘objets’ ne tombent pas du ciel dans notre conscience ».
Husserl en vient à s’intéresser à ce que nous avons qualifié de « composition algorithmique » du monde. Fluant, le concept de monde l’est en vertu de sa double relativité à un sujet et à une expérience perceptive. Il l’est également dans la mesure où le monde, entendu comme commun à tous, se détermine dans l’entrelacs d’une « expérience intersubjective30 » Cela signifie que le concept de monde n’est pas seulement exigé par la structure gnoséologique du sujet percevant : il l’est également par le fait que nous vivions des expériences communes, dans un espace partagé. La communauté intersubjective exige l’antécédence d’un monde commun. Là encore, la nature d’un tel monde commun n’est jamais donnée ; mais son existence est une exigence logique.
Enfin, Husserl introduit la dimension temporelle de l’intentionnalité, qui participe d’une telle composition algorithmique : le concept de « monde » est en remaniement permanent, parce qu’il résulte d’une « intégration continuelle d’un acquis intentionnel durable qui entre en jeu dans chaque nouveau présent […] et qui contribue désormais à façonner le présent lui-même. » Le monde, tel que nous le concevons, se donne comme a priori fondant « l’héritage d’une vie d’expérience qui passe ». Il y a donc un permanent va-et-vient de l’expérience présente à l’expérience passée, dans l’entrelacs d’une histoire subjective et des relations interindividuelles ; le concept de « monde » est tissé de ce va-et-vient : « Tout ce qui est neuf et qui nous surprend, quelles que soient cette nouveauté et l’intensité de la surprise, n’est pourtant qu’une particularisation de ce que nous connaissons depuis longtemps31. »
Chaque expérience donne donc le monde de façon phénoménale : elle assure une fonction de renvoi à un monde qu’elle donne comme antérieur à elle et la conditionnant. À travers l’expérience, le monde se donne, mais comme toujours nécessairement voilé au sujet. Aussi l’expérience valide-t-elle la précédence du monde et la démarche scientifique d’enquête sur le monde, mais la phénoménologie invite à adopter une posture d’humilité : l’expérience dit également que si un monde préexiste, il ne se donne jamais au sujet percevant. Elle n’invite donc pas à se détourner radicalement du sensible pour atteindre l’intelligibilité du monde : si un « monde » est intelligible, c’est parce qu’il est pensé sur un socle subjectif et selon des catégories gnoséologiques relatives au sujet. La phénoménologie constitue une troisième voie, entre empirisme et sciences spéciales : elle cherche à élucider l’ « effectuation constitutive de sens sui generis ». Ici apparaît l’idée que la phénoménologie est aussi, en quelque sorte, une herméneutique : le terme n’est pas employé par Husserl, mais il semble bien que ce soit ce qu’il faille lire en filigrane au terme du parcours husserlien.
À partir du constat d’un monde pré-donné comme forme à remplir, Husserl suggère non de considérer les modalités particulières sous lesquelles « le monde » se donne, mais plutôt de faire retour sur nous-mêmes et d’observer « la façon » dont nous remplissons le pré-concept de monde : c’est une invitation ultime à la phénoménologie. Une telle considération révèle, ce faisant, « notre vie intentionnelle » latente. Autrement dit, la considération de la façon dont nous conceptualisons « le monde » nous donne notre propre nature intentionnelle et nous apporte une connaissance, non pas tant du monde, que de notre propre structure psychique. C’est en quoi les « sciences de la nature » et les « sciences de l’esprit » présentent une commune mesure, procédant d’une telle commensurabilité : lorsque nous considérons la façon dont nous visons le monde de la nature, nous élucidons notre structure psychique propre en découvrant l’intentionnalité de la conscience. La perception est elle-même un « tissu de composantes intentionnelles32 », une « composante de visées33 ». L’attitude phénoménologique consiste à considérer le vécu d’une telle composition pluri-intentionnelle. Qui plus est, le présent renvoie lui aussi sans cesse vers un passé, dont le souvenir se remodèle à l’aune du présent. Il y a rétroaction du donné perçu présent sur le donné passé, le présent réveillant le passé, et le remodelant en même temps. Autrement dit, le jeu des intentionnalités n’est finalement pas seulement perceptif : ne revenant pas sur son caractère intersubjectif, Husserl rappelle surtout le jeu temporel de l’intentionnalité, le présent visant un passé et un avenir, et le passé faisant retour sur le présent autant que le futur s’anticipe au présent et le modèle. En révélant la nature intentionnelle de l’esprit visant la connaissance de la nature, la phénoménologie met à jour la façon dont nous remplissons un monde préthéorique, socle de l’expérience, par le jeu perceptif et temporel de l’expérience.
D. Notre conclusion
Il nous faut faire un bilan de la lecture du texte de Husserl : seul un lecteur averti nous semble pouvoir s’engager dans une telle aventure. Nous avons tenté d’en tracer à grands traits le parcours et les enjeux, sans prétendre avoir dressé un tableau exhaustif de chacune des étapes du texte. Comme pour tout ouvrage de Husserl, il faut revenir à plusieurs reprises sur chacun des passages pour en dépasser le caractère parfois hermétique. Néanmoins, cette lecture présente un intérêt majeur : le lecteur averti y voit naître des outils conceptuels husserliens que l’on ne connaît le plus souvent que par ses travaux ultérieurs. Aussi ce texte était-il attendu, et la traduction claire et précise de Julien Farges permet-elle de remonter à la genèse du geste husserlien à l’œuvre dans la Krisis.
Néanmoins, il nous apparaît nécessaire de relever que le motif husserlien dans cet ouvrage n’est pas toujours très explicite : à trop aller dans le détail, Husserl noie parfois le lecteur, qui ne comprend pas le bienfondé de ses discussions sur « la classification des sciences » ou sur la tension entre « préjugé » et « pré-conviction » par exemple. C’est pourquoi nous nous sommes efforcé, dans cette recension, de limiter l’explicitation de telles discussions afin de faire ressortir ce qui nous semble être l’enjeu majeur de ces leçons : la légitimation de la phénoménologie comme science première.
- Edmund Husserl, Nature et Esprit. Leçons du semestre d’été 1927, présenté et traduit de l’allemand par Julien Farges, Paris, Éditions Vrin, 2017
- L’exemple est de nous.
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- L’usage de ce qualificatif nous semble rendre refléter la pensée husserlienne, mais il n’est évidemment pas employé comme tel par Husserl.
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- Nous employons cette expression husserlienne, quoiqu’elle ne figure à aucun moment du texte ici recensé.
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