- Éthique du corps épandu
Le début du xxie siècle a vu naître une diversité de déclinaisons d’un certain type d’éthique, fondée sur l’épreuve du soin à la personne. La langue anglaise distingue en particulier le cure, qui désigne la pratique thérapeutique, du care ou soin à la personne. Mais parler de « soin à la personne » renvoie toujours, en français, à la pratique thérapeutique, tant le mot de « soin » englobe dans cet idiome à la fois le cure et le care et tend à subsumer l’éthique sous le registre du thérapeutique.
Les difficultés de traduction du mot de care sont à l’origine de la pluralité des éthiques naissantes : éthique « de la sollicitude », éthique « du soin », éthique « de la considération », éthique « du soutien » et même éthique « du care »… etc. Chaque déclinaison prend un sens différent, présente des enjeux disctincts, et dépend aussi de la façon dont on entend le complément du nom : objet de réflexion de l’éthique, ou pratique éthique en elle-même. Ainsi peut-on admettre que l’éthique « du care » a pour objet le care, souvent regardé — mais pas toujours — sous l’angle critique des discriminations hiérarchiques ; « l’éthique du soin à la personne » prend également le soin pour objet, mais il y est considéré en lui-même comme une pratique éthique. Dans ce cadre, le « soin à la personne » est à entendre comme apposition au mot « éthique ». En revanche, l’éthique « du corps épandu » comme l’entend Emmanuel Falque dans son essai, est une réflexion éthique à partir de cet objet-sujet qu’est le « corps-épandu ».
Ce texte a été rédigé après immersion en service de soins palliatifs. Écrit par un philosophe et non un clinicien, il témoigne d’une transformation de la théorie éthique à l’épreuve du réel : face au corps à l’orée de la mort, entre res extensa — sôma — et Leib — sarx —, l’on éprouve l’effacement de la subjectivité. Est-ce à dire que le corps est devenu chose et a perdu sa dignité d’être humain ? Que faire de la morale et de l’éthique, lorsque le corps est épandu, allongé, indice seulement d’une humanité qui s’en est absentée sans laisser à ses observateurs le moindre espoir de retour ?
- L’épreuve de l’éthique dans l’ineffable du corps épandu
Emmanuel Falque insiste d’emblée sur la « métamorphose » qui s’est opérée en lui face à l’épreuve du corps épandu en service de soins palliatifs. L’éthique surgit de la confrontation au réel, une éthique bien différente de la théorie : certes, en théorie, il faut respecter son prochain comme visage de l’humanité tout entière. Mais qu’en est-il lorsque cet autre n’a plus de regard, qu’il semble même inhumain ? Ainsi l’ouvrage est-il initié par le constat que la pensée, et l’éthique philosophique, surgissent non de concepts, mais de « l’expérience ». La médecine, le soin à la personne, révèlent l’éthique mais la mettent aussi à l’épreuve : la théorie des « valeurs » ne résiste pas face au réel et l’expérience transforme la pensée. L’expérience peut parfois excéder la pensée même, et se révéler indicible, parce que le corps même qui fait l’épreuve de la fin de vie, celui de l’observateur, est « choqué » émotionnellement. Comment transformer cette expérience, foncièrement éthique, en mots pour la dire ? Le prisme sous lequel Emmanuel Falque tente de le faire est phénoménologique : il s’agit de considérer cette épreuve éthique à partir du corps-vécu de celui ou celle qui en fait l’expérience. Mais toujours les mots manquent, comme si l’expérience du corps épandu révélait l’indicible même de la violence charnelle ; comme si le corps choqué par le vide de parole était à la fois la première et la dernière instance du sens éthique, sa pierre de touche épistémologique :
« Il faut effectivement n’avoir jamais été soi-même atteint de maladie, ou ne pas se représenter ce qu’une aide-soignante peut vivre à force de prendre soin des corps exhibés, pour toujours croire et penser que le manifeste et le sensé suffisent à déterminer la corporéité. Car, lorsque le corps hurle, il ne parle pas, et lorsque craque la chair se disloquent les chairs. Devant la souffrance — non pas celle qui se dit, mais celle qui d’abord se voit — les mots ne sont que de peu d’usage[1]. »
« Il y a un écart infini, et pour ne pas dire un gouffre, entre les discours “sur” le corps et la réalité “du” corps. Le philosophe le voit, et même le sent, lorsqu’il vient enfin au contact des corps souffrants. Le médecin le vit, mais n’a pas toujours les mots pour le dire, constamment plongé dans l’organique mais aussi absorbé dans sa technique. Le paradoxe de l’éthique tient probablement en cela qu’elle ne parle jamais autant du corps que pour le fuir — ou plutôt, qu’elle cherche toujours à faire sens là où la souffrance est de l’ordre de l’infans (sans parole ou “enfance”)[2]. »
La question se pose même de savoir si tout phénomène a véritablement un sens identifiable : pourquoi la philosophie comme la médecine cherchent-elles donc toujours à dévoiler un antérieur, un sens masqué par le corps muet, alors même que le mutisme du corps est peut-être son sens même ? Emmanuel Falque s’interroge au point d’envisager que la quête herméneutique de ces deux disciplines a peut-être pour fin de couvrir la « révulsion de la chair » :
« À l’orée de la mort en effet, le corps se rebiffe, surgit avec une rare présence, déborde celui qui le porte comme ceux qui y assistent, jusqu’à annihiler la possibilité de (le) penser et de (le) conceptualiser[3]. »
Tout se passe comme si le corps manifestait une sur-présence à la fin ultime de la vie, comme s’il effaçait toute symbolisation conceptuelle : il s’impose, non seulement au médecin, mais aussi bien au philosophe désarmé de ses concepts.
« Au lieu de comprendre, de maîtriser, de répondre ou de faire, il s’agit de s’asseoir, de s’immobiliser, renoncer à savoir pour laisser être[4]. »
« Le silence […] s’impose quand le corps s’expose[5]. »
« lorsque le corps choit dans la maladie, il “hurle” et ne parle pas, ou plus. Il ne signifie pas, il ne s’interprète pas, et même ne se montre pas. Il se tient tout simplement “là” — dans un spectacle fait ni de curiosité, ni des réquisits d’un monde sensé, mais au-devant d’une scène qu’on aurait mieux aimé ne jamais regarder, et à laquelle pourtant on se sent acculé. Voir le corps, et voir du corps, tel est ce à quoi il convient parfois de se résigner, unique manière de le dire sans vouloir y échapper[6]. »
Et celui ou celle qui l’observe en philosophe ne peut que le recevoir en sa chair propre : ce corps-là, épandu, est tout à la fois signifiant et signifié, non plus signe d’une présence humaine. Il n’y a rien en deçà, rien au-delà de lui. Pourtant, ce corps n’est pas une chose mais une « zone frontalière ou […] corps intermédiaire entre le corps objectif et le corps subjectif[7]. » Il n’est plus assignable à un sujet, mais irréductible à son objectité. En effet, il est « visé comme humain » par celui ou celle qui en prend soin. La question se pose de savoir si son humanité dépend des donneurs de soin, et du regard qui est porté sur lui ; le cas échéant, elle serait entre les mains de celles et ceux qui s’en occupent — et cependant, comment expliquer que le corps soudain révèle aux personnes en sa présence leur propre humanité ?
Emmanuel Falque appelle « corps épandu » cette instance « étendu[e] dans sa matière et vécu[e] dans son intentionnalité[8] ». Mais à rebours d’une certaine éthique promouvant l’humanité « derrière » le corps, l’auteur souligne combien l’humain s’efface dans ce corps sans parole, dans ce corps qui n’a plus rien à dire et dont la présence impose la béance en même temps que l’animalité :
« alors qu’autrefois on redoutait le positivisme du corps-objet, on craindra plutôt aujourd’hui, et comme par contrecoup, l’excès de soin ou d’attention pris au corps-sujet. Car à force de disserter sur le “vécu charnel” du patient […], on a oublié sa “masse corporelle” […]. L’humain ne saurait perdre en lui l’animal, ni l’animal le bestial, ni le bestial le brutal, ni le brutal le végétal, ni le végéral le minéral, et encore moins le lapidaire. Dans la maladie, il est une descente en soi qui est aussi une descente du soi. Le nier est ne pas voir que c’est le corps le plus souvent qui me fait penser, ayant à le suivre plutôt qu’à le dominer[9]. »
La question demeure de savoir s’il s’agit seulement, dans le propos d’Emmanuel Falque, de maladie : lorsqu’un corps est adressé au service de soins palliatifs, la personne est en général condamnée. L’on sait qu’elle ne survivra pas. Certes, l’expérience de la maladie annihile : il suffit pour cela de songer à l’état commun de la personne faisant l’épreuve de la grippe. Sa léthargie peut la mener jusqu’à la mort, si le virus est létal et qu’elle présente une certaine faiblesse immunitaire. Mais les soins palliatifs sont réservés à un certain type spécifique de patients — condamnés à mourir. C’est bien de ce corps-là qu’il s’agit, dans le propos de l’auteur, plutôt que de celui d’un patient temporairement malade ; un corps véritablement à l’orée de la mort.
Le cas échéant, la personne qui prend soin ne se résigne pourtant pas à traiter l’autre comme un corps-chose :
« Il est une sorte d’ “empathie” dans le rapport de l’homme à l’homme et dans le soin en particulier. Quand les corps se touchent ou lorsque les mains manipulent, y compris là où s’ouvrent les chairs, les kinesthèses pour le patient s’accompagnent toujours d’une expression de la parole pour les soignants, signe que l’animalité attend toujours d’être humanisée, ou à tout le moins autrement regardée[10]. »
Tout se passe comme si le corps épandu, muet, sans rien à dire d’autre que sa présence, en appelait à un dire de la part du personnel soignant, à l’expression commune d’une humanité — au sens éthique plutôt que rationnel. Les deux animalités humaines en présence font surgir, dans l’ineffable, « de l’humain », une parole, un sens ancré dans la matière. Le propos d’Emmanuel Falque préfigure celui de la psychanalyste Sabine Fos-Falque qui suit son Éthique du corps épandu : l’expérience singulière d’une telle corporéité, en service de soins palliatifs ou au sein d’une cure analytique, révèle une humanité singulière qui articule l’ineffable à la parole.
- Signifiance des maux du corps
Le cheminement d’Emmanuel Falque semble reposer sur l’interrogation de l’herméneutique du corps épandu : n’est-il pas légitime d’en lire les maux telle l’expression non verbale d’une intention de se dire ? Pourtant, il ne faut pas s’y tromper : phénoménologique, la démarche de l’auteur relève de l’élan husserlien explicité par Maurice Merleau-Ponty — « il s’agit de décrire, non pas d’expliquer ni d’analyser[11]. » Décrire pour ne pas interpréter ou, pire, assigner au phénomène un sens que l’on projette sur lui à tort. Décrire, parce qu’à l’orée de la mort le sens s’efface pour laisser place à l’être même, asubjectif mais non moins essentiellement humain :
« Qu’il faille descendre jusqu’au “sol” […] où plongent les racines de l’arbre de la métaphysique, et donc nos existences, tel est probablement la démarche du “palliatif” face au “curatif”, du soin face à celui qui intervient […][12]. »
Décrire, parce qu’à la fin de la vie, la science s’efface pour céder place à ce qui lui préexiste : le monde de la vie quotidienne, celui des corps humains, celui-là même de l’éthique. L’on croit souvent que le domaine du scientifique en effet, la mécanique biologique, président à la vie ; mais il faut plutôt voir là l’opération d’une « substruction[13] » logique, une abstraction postérieure au réel dont on pose les abstractions comme antérieures à la réalité même.
La médecine est avant tout un art de la description, plutôt qu’une science : décrire pour donner du sens, mais non conceptualiser. En cela, elle présente une proximité certaine avec la phénoménologie : l’art médical est aux sciences ce que la phénoménologie est à la philosophie, en quelque sorte. Les « transmissions » d’une équipe à une autre, en milieu hospitalier, consistent ainsi à narrer les faits et à les décrire avant que d’en faire un récit chargé de sens. De même façon — suivant une acception heideggérienne de la « phénoménologie », que l’auteur n’évoque pas explicitement —, le langage est apophantique, il expose et dévoile dans le temps où il se performe :
« Le langage n’est […] pas d’abord interprétation, mais exposition. Il ne produit pas immédiatement du sens, mais ouvre à la béance de l’impossibilité du signifier[14]. »
Le corps épandu est à entendre de façon analogue, comme expression au double sens d’une présentation et de son résultat propre. Il n’est signe d’autre chose que de lui même et, ce faisant, il est une parole autotélique. Aussi le soin du corps s’articule-t-il au corps comme à une parole, tant le corps souffrant coïncide avec l’expression de sa souffrance :
« On écoute la plainte comme on entre dans la plaie, et c’est donc aux “mots du corps” (en transmission) qu’on confiera la tâche de transcrire les “maux du corps” […][15]. »
Décrire, donc, tant la nomination dit également les maux eux-mêmes : « Nausées, « vomissements », asthénie », « souille », « rougeurs », etc. Les maux s’écrient à la surface du corps, non tant comme symptômes d’une maladie que comme cela même qu’elle est. Cette affirmation peut être questionnée, tant l’art de la médecine repose sur bien davantage que de la description : il s’agit de poser un diagnostic à partir d’un symptôme plutôt que de réduire la maladie au symptôme. C’est là, peut-être, qu’il aurait été préférable de centrer la réflexion sur les soins palliatifs, plutôt que de l’élargir à la maladie en son entier. Toutefois, la souffrance, elle, est inscrite à la surface du corps : ma souffrance n’est pas l’indice d’autre chose qu’elle-même, et c’est d’elle que souhaite traiter l’auteur. Tout se passe comme si, dans la souffrance, le corps pénétrait l’être même, moins pour le taire que pour l’envahir. Cette fois, la référence à la maladie, fût-elle une simple grippe, est adéquate : le patient en état grippal n’est plus que grippe. Le corps alors leste l’être, il se confond avec sa pesanteur :
« Je deviens l’objet de ma douleur, et le devenant ainsi je m’objective moi-même. Le vécu de la souffrance n’est quasiment plus le mien puisque le moi lui-même se détruit à force de souffrir. Moi qui croyais ici ou là encore avoir mal (douleur), je ne deviens que « ce » mal (souffrance)[16]. »
- « Panser (et penser) le corps[17]»
Soigner, c’est pour l’infirmier souligner les limites du corps et de l’identité afférente : il « maintient debout ce qui s’affaisse, et borde de sa présence ce qui sans lui s’anéantirait dans une complète absence[18]. » Quand le médecin « pense » le corps en souffrance, prend du recul par rapport à ce dernier, c’est à l’infirmier que revient le corps-à-corps avec la matière corporelle. La difficulté du soin et de l’action de l’équipe soignante repose en ceci que « La médecine se tient entre “science et existence”[19] » ; sur cette tangeante entre ce que le psychanalyste Donald W. Winnicott qualifie, d’une part, de cure, et d’autre part de care.
Mais en termes de soins palliatifs, il n’est plus question de cure, de guérir :
« À l’incessante requête de la “grande santé” dans le curatif (Nietzsche) se substitue l’ “humble suivi du corps” dans le palliatif. Pas ou plus d’ “acharnement”, mais plutôt de l’ “accompagnement”[20]. »
« La seule médication ne peut plus consoler, puisqu’elle finit toujours par faire la preuve de son inefficacité. Mais là se tient, dans ce creux, le plein de notre humanité. C’est à l’heure où la “finitude” est enfin acceptée, ou qu’on a cessé de faire dériver le “fini” de l’ “infini” ou la “limite” de la “limitation”, qu’on reconnaît l’ “être-là” commun du patient et du soignant — et qu’ensemble on entre dans ce “partage d’humanité” […][21]. »
Si les soins palliatifs sont l’occasion de voir jaillir du corps son humanité infra-langagière, ils sont aussi révélateurs de la puissance de vie qui meut le vivant. Au stade ultime, le corps semble sursauter, se refuser à l’abandon total et suscite la surprise du personnel soignant :
« le biologique […] semble ne pas renoncer. Le patient peut “vouloir” finir, et même le “dire”, alors que son corps traduit l’inverse, se cabre dans la vie pour ne pas la quitter, lutte “en” elle dans un réflexe de survie quasi animalier, et avoue par sa chair ce que son verbe en d’autres temps n’aurait jamais exprimé[22]. »
C’est là une cause de légitime réserve à l’égard de la pratique de l’euthanasie : les paroles sont parfois inaptes à dire ce que veut l’être, et dans la demande d’assistance à mourir se dit parfois la furieuse envie de vivre — mais vivre vraiment et non plus à l’état végétatif. Le corps peut beaucoup plus qu’il n’y paraît :
« on tient parfois pour quasiment “mort” un patient qui, le lendemain, pourra presque se “lever”. On croira ‘finie” une existence qui pourtant n’a pas dit son dernier mot dans l’attente de proches venus la rencontrer[23]. »
La mort doit attendre l’accord du corps ; surtout, nul ne sait l’intention du corps épandu, pas même peut-être le sujet dont il est corps. C’est pourquoi l’éthique du corps épandu ne saurait être normative, elle s’appuie au contraire sur l’écoute du corps lui-même telle qu’elle se pratique en services de soins palliatifs :
« L’éthique du corps épandu se déploie en “situation réelle”, en prise sur des hommes et des femmes “réels”, voire des “corps réels”, faits de chair et de sang certes, mais aussi […] de “nausées”, de “vomissements”, d’ “asthénie”, de “souille” [etc.][24]. »
Écoute du corps dans son hyper-matérialité qui déstructure l’être :
« La maladie est […] déstructuration du corps certes, mais aussi du moi, du corps social, de la personnalité, de l’entourage et de tout ce qui fait qu’on n’était pas réduit à de la pure animalité. Le “rude texte de l’homme naturel” ressort quand plonge ou s’anéantit le “culturel”[25]. »
« la “chair restante” lorsque le malade ne peut plus rien dire, mais seulement souffrir voire gémir, n’est pas (encore) le corps mort, en cela précisément que la chair toujours “vit” et manifeste parfois une “volonté de durer” qu’on n’aurait pas imaginée[26]. »
Mais c’est aussi cette chair devenue « viande » qui suscite la révulsion : l’être humain dont elle témoigne n’a plus aucune mesure avec le sujet qu’il fut. L’on voudrait le relever, lui restituer sa dignité perdue, car « quand le corps souffrant ne peut être soulagé mais ni guéri ni totalement anesthésié, c’est bien de la “chair”, voire des “chairs” ou de la “viande vivante”, qui se tient là devant le soignant[27] ». Le texte d’Emmanuel Falque semble ici témoigner de l’incapacité à faire autre chose, en pareille situation, qu’à dire son propre ressenti, sa propre épreuve — sans en tirer de principe éthique, de nécessité d’action : l’observateur lui-même est investi par ce corps qui s’impose et qui ne dit rien, n’ayant rien à dire dans sa présence criante — « La “chair” ou la “viande” explose […] quand le corps s’expose[28] ».
- Accompagner
En soins palliatifs, l’attitude du soignant est celui d’une « veille », d’un « être-là », aux côtés du corps souffrant plutôt qu’avec lui. Face au chaos et à la désorganisation du corps malade, le soignant contient l’être devenu maladie, dans un corps auquel il est désormais réduit. Accompagner, c’est avant tout accueillir, recevoir, écouter ; c’est ensuite être à côté, solidaire dans la présence. Loin qu’il s’agisse de pitié et de commisération, l’accompagnant offre sa vitalité à la personne en fin de vie :
« c’est la santé plutôt que la maladie qu’on offrira au souffrant voire à l’équipe qui l’accompagne, la joie davantage que la tristesse, l’augmentation de soi plutôt que sa propre destruction[29]. »
L’enjeu est avant tout, selon Emmanuel Falque, de réveiller le sujet désirant : loin de conduire vers la mort, le palliatif rétablit dans la dynamique de la vie, pour que l’individu visé comme personne humaine la finisse vivant et non mourant. Certes, on ne « fera […] pas retourner [le malade en fin de vie] parmi les tenants de la “grande santé”[30] » : il ne s’agit plus de guérir mais de restituer à l’être corporel et humain son caractère sacré ; d’en écouter l’ineffable parole dans la co-présence qu’on lui offre en tant qu’accompagnant.
[1] p. 15.
[2] p. 23.
[3] p. 16.
[4] D. Mallet, La Médecine entre science et existence, Paris, Vuibert, 2007, p. 54.
[5] pp. 24-25.
[6] p. 17.
[7] p. 17.
[8] p. 18.
[9] p. 18.
[10] p. 19.
[11] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, préface p. II.
[12] p. 31.
[13] Le terme est d’Edmund Husserl.
[14] p. 33.
[15] p. 34.
[16] p. 39.
[17] p. 41.
[18] p. 41.
[19] p. 42.
[20] p. 43.
[21] p. 44.
[22] p. 46.
[23] p. 47.
[24] p. 53.
[25] p. 57.
[26] p. 61.
[27] p. 63.
[28] p. 67.
[29] p. 72.
[30] p. 79.