Emmanuel Falque : Parcours d’embûches

Parcours d’embûches1 n’est pas un livre comme les autres : il nous étonne d’emblée par son originalité. Placé sous le signe d’un « nous », il conçoit l’écriture et la lecture comme une polyphonie. Dès l’ouverture, Emmanuel Falque dit ce qu’il en est : « lire et écrire revient finalement à ensemble s’exhiber ». L’auteur nous laisse entendre ce chœur philosophique non pas comme une agrégation de voix qui se feraient écho l’une l’autre dans un unisson monocorde et plat, mais comme une confrontation, un « combat amoureux ». Cela n’a rien d’une union béate où la singularité de chacun disparaîtrait, mais c’est une unité vécue dans le risque de la discorde. Car on n’est jamais seul à penser. C’est là tout l’art de la dispute sous le signe de laquelle le philosophe se place. Cette confrontation est le beau risque à courir et la joie de la philosophie – sa chance aussi de devenir réellement féconde. Dans l’ « en commun » où il s’agit toujours de « parler avec », grâce à la dispute, nous pouvons accéder à la « chose même ». C’est dans cet « en commun » que l’auteur nous conduit, qu’il nous introduit par l’acte de s’étonner ensemble, de naître mutuellement.

Dans Parcours d’embûches, Emmanuel Falque nous dit combien cette dispute nourrit sa propre pensée, son expérience de philosophe incarné :

« C’est à se jauger que l’on saura aussi et véritablement se « juger », comme il en va de toute situation d’altérité où l’on n’est, en réalité, jamais seul à penser. Lire et écrire, Emmanuel Falque ne le fait pas tout seul, mais toujours relié, en lien avec les autres. C’est cette ouverture, cette écoute attentive qui caractérise sa manière d’être au monde. Loin de tout solipsisme de la pensée, l’écriture d’Emmanuel Falque est généreuse et engagée : elle fait sienne le principe de Miguel de Unamuno : « Ce qui unit le plus les hommes entre eux, c’est leurs discordes. »2.

Il s’agit donc d’entrer « ensemble » dans la pensée, de questionner afin d’obtenir une plus profonde intelligence. En ce combat, il faut donc parler de « partenaires » plutôt que d’ « adversaires ». Car « on ne s’oppose jamais autant que lorsqu’on est tout proche » (PE, p. 22).

À l’instar du Combat amoureux dont on peut consulter les recensions ici et , Emmanuel Falque va ici « de l’avant », mais de façon inverse dans le Parcours d’embûches, pour « répondre » et non plus pour « objecter ». Dans ce nouveau livre, le philosophe ose « se confronter ». Et il le fait pour s’éprouver soi-même et non pas écraser une quelconque altérité. L’aride et difficile art de la dispute cherche moins à terrasser qu’à révéler : « On se découvrira soi-même, dit-il, par et avec autrui, sûr que l’altérité est aussi la condition pour se trouver. » Car, en cet art de la dispute l’enjeu demeure celui de « la chose même ». Rien n’a donc ici l’allure d’une dispute ad hominem. Car, pour Emmanuel Falque, personne ne se connaît ni ne se mesure lui-même s’il ne passe aussi, et d’abord, par autrui. Les difficultés trouvent leur sens en guise de « signification », mais aussi de « direction ».

Parcours d’embûches retrouve ainsi tout l’art de la dispute médiévale qui ne ressort pas d’abord du scripturaire mais de l’oralité. Emmanuel Falque cherche alors à retrouver la force vivante de cette oralité : « Les éclaircissements ici donnés conserveront ainsi le sens de cette oralité, voire manifesteront ce qu’il en est, et ce qu’il en fut, des liens tissés. Car il ne suffit pas de « philosopher en vivant », encore faut-il « vivre en philosophant ». » (PE, p. 23). La philosophie redevient alors ce qu’elle a toujours eu vocation d’être : espace de rencontre, dialogue, ouverture aux autres : elle se découvre dans les échanges partagés, en lieu et place d’une altérité capable de nous transformer.

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Comme nous l’indique Emmanuel Falque dans son introduction, il en va du colloque de Chevilly-Larue, Une analytique du passage, et de Parcours d’embûches qui y répond, comme de « questions quodlibétiques » au Moyen Âge. Ce qui ressort de ce travail intellectuel est la générosité et c’est ce qui en fait aussi le chœur d’une véritable spiritualité. Et si avec Parcours d’embûches, Emmanuel Falque parle d’une certaine « manière », proche de l’oralité de la dispute, il traite aussi d’une réelle « matière », voire il cherche avant tout à en retracer un « itinéraire ». Dans ce livre, on ne retrouve donc pas une succession d’objections et de réponses, mais une véritable « explication » à tous les sens du mot – à la fois comme déploiement d’une pensée et comme effort pour se confronter : « C’est à se confronter à notre propre pensée que chaque intervenant fut en quelque sorte aussi « provoqué » à décider […] On croyait parler « de soi », et l’on constate qu’on traite toujours d’abord « de l’autre ». » (PE, p. 26). On aura donc compris que pour Emmanuel Falque, la joute vaut mieux que la victoire, ou l’effort que la couronne. Dans Parcours d’embûches, on découvre donc toute la richesse spirituelle d’une polyphonie vécue à la manière philosophique : une philosophie qui ose passer les frontières, une philosophie qui fait une place à l’autre voix et ouvre ainsi les perspectives et les recherches.

C’est toute la dimension existentielle de l’œuvre qui se fait jour ici : « Loin de fuir la « lutte » au bon sens du terme (agon), la grâce revient paradoxalement et à l’instar de Jacob à la vouloir, la rechercher et à l’aimer – non pas pour entrer dans la guerre (polemos) qui désigne précisément le péché, mais par là qu’on ne se mesure soi-même que dans l’opposition et la différence avec autrui. » (PE, p. 50). Et c’est peut-être pour avoir oublié ce « combat amoureux » que le christianisme s’est édulcoré. Il y a donc une manière d’être combattive qui indique toute la posture du philosopher. Dans Parcours d’embûches, le lecteur fera l’expérience d’une véritable « lutte avec l’ange ». Car toutes les réponses de l’auteur sont autant de mises à l’épreuve de soi et de la pensée selon une éthique quasi chevaleresque. Et à travers cette éthique se dessine toute une filiation avec l’œuvre de Charles Péguy jusqu’à une proximité stylistique qui fait d’Emmanuel Falque l’enfant spirituel du poète. Nous le découvrons à travers cet audacieux parcours semé d’embûches.

La dispute certes apparaît souvent serrée, voire même difficile à mener, mais pourtant toujours nécessaire à Emmanuel Falque pour ne pas reculer : c’est l’attitude du « philosophe-hérisson » qu’il déploie ici avec générosité.

Triduum philosophique

Dans la partie consacrée au triduum philosophique, Emmanuel Falque nous invite à redécouvrir le sens de son enracinement dans la pensée de Péguy. C’est dans sa réponse à Camille Riquier qu’il nous permet d’explorer le sens de « l’homme tout court », en cela que Dieu seul peut donner à son disciple d’éprouver comme « passage » ce qui s’exhibe d’abord comme « pâtir ». S’il est une angoisse propre au chrétien, elle concerne moins l’angoisse de la mort que l’angoisse du péché. Et ce Dieu qui cherche en l’homme son « défaut d’armure », ne vient pas condamner l’humain mais aussi l’aimer. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Dieu n’a de cesse de nous chercher, et aussi de nous trouver. C’est à la lumière de cette réponse qu’Emmanuel Falque retrouve l’intime de la quête de Dieu, et analyse notre « modernité » qui souffre de ne pas voir que la grâce revient précisément à convertir la faute en péché :

« Ce monde déchristianisé n’est plus à conquérir à l’instar d’une croisade à mener. […] Le fracas de la lutte ne doit pas perdre de vue l’intime de la quête de Dieu. Qu’il suffise en cela de relire, et de se souvenir, de la leçon et de la vocation d’Elie sur l’Horeb. » (PE, p. 67).

Or la question essentielle et spécifique de la conversion, du détournement de soi et de la « chute », ne trouve alors sa raison d’être que dans le développement de « l’angoisse du péché » (face à autrui) et non pas de finitude seulement (face au monde). En réponse à la conférence de Philippe Vallin, Emmanuel Falque réaffirme « la vraie nature du péché lui-même » : « moins dans l’acte de mourir, dit-il, que dans l’auto-enfermement de l’homme sur sa propre mort. » Le péché en théologie comme le rapport existential à la mort en philosophie tient moins dans la mort elle-même (fait ontique du décès), que dans la manière de la vivre. De la finitude face au péché dans Le Passeur de Gethsémani à l’animalité face à la bestialité dans les Noces de l’Agneau se dégage ainsi un horizon dans lequel se n’est plus la faute uniquement qui est ici envisagée, mais précisément le « péché » au sens de ce que Philippe Vallin nomme « l’hypothèse matriciel de l’orgueil ».

Dans la continuité de cette réflexion, le philosophe s’interroge sur le sens de l’adoration eucharistique. « Il n’y a pas d’adoration, insiste-t-il, sans manducation, et donc aussi sans transformation. » (PE, p. 81). C’est tout notre être qui est engagé dans l’acte d’adorer, y compris notre propre organicité, et la matérialité elle-même. C’est Christina Gschwandtner qui rappelle cette dimension cosmique de l’adoration eucharistique : on ne communie pas uniquement « pour soi ». Emmanuel Falque nous invite alors à nous en ressouvenir dans le cadre du catholicisme, à l’heure de développer une « théologie de la création » à même de transformer, et de convertir, une « phénoménologie existentiale du monde ».

La finitude en question

C’est dans le chapitre III, « La finitude en question » que l’auteur nous invite à repenser le désir de Dieu et la finitude de l’homme : le discours théologique prend alors le relais d’une confrontation avec le monde paganisé, interrogeant, à partir de Dieu même, la dite pertinence d’en commencer avec la finitude. En réponse à la conférence de Nicolas Reali, Emmanuel Falque reconnaît l’absolue nouveauté de la théologie pour la philosophie, « non pas en cela que la philosophie déborde ses propres limites humaines, mais par là que la théologie elle-même, par la christologie, rejoint la philosophie et la conduit bien au-delà de ce qu’elle pouvait escompter, voire espérer. » (PE, p. 92). Il ne s’agit pas d’abaisser Dieu au niveau de la finitude, mais de reconnaître que Dieu a assumé et transfiguré la finitude. Il n’y a ni intrinsécisme ni extrinsécisme dans le déploiement de Métamorphose de la finitude. S’il y a un désir de Dieu dans l’homme, celui-ci ne peut se penser et se lire qu’à l’orée d’une résurrection elle-même à l’origine de tout. Il y a ouverture à la transcendance et désir de Dieu (et non plus uniquement clôture de l’immanence et interdit de toute préemption de l’infini sur le fini) car Dieu lui-même, par sa métamorphose et la nôtre en lui, transfigure la structure du monde et met son désir de lui en nous. » L’événement est alors d’autant plus trinitaire qu’il est humain en cela que le Fils porte et transporte l’homme en lui au cœur de la Trinité. Mais la tenue dans la finitude n’est-elle pas contraire au problème du surnaturel et ainsi, théologiquement, voire phénoménologiquement, infondée ? Avec Emmanuel Gabellieri, notre auteur répond au problème du surnaturel : là où Emmanuel Gabellieri ne voit dans l’homme tout court qu’une idolâtrie ou la licence donnée à la philosophie contemporaine ayant tout oublié de son rapport nécessaire à l’infini, notre auteur consacre cette finitude en guise d’horizon de l’humanité commune selon laquelle il n’y a d’abord pas d’autre expérience de Dieu que celle de l’homme.

C’est alors qu’Emmanuel Falque revient sur la distinction entre « philosophie de la religion » et « philosophie de l’expérience religieuse » (cette distinction qu’il avait exposée dans Passer le Rubicon) : alors que la « philosophie de la religion » s’appuie essentiellement sur un concept commun et universel de Dieu déployé par la raison, la « philosophie de l’expérience religieuse » se réfère à l’inverse à un corpus confessionnel donné, s’appuyant sur un certain coefficient d’expérience, qui interdit en même temps l’écart infranchissable de la croyance et de la conceptualisation. S’enracinant dans une adhésion (Kierkegaard et Pascal) davantage que dans une conceptualisation (Hegel et Schelling), la réflexion se rapporte indifféremment à la religion : dans la continuité du travail de Jean-Louis Vieillard-Baron, Emmanuel Falque affirme que l’acte de foi est le lieu à partir duquel déployer la philosophie elle-même. Il rappelle ainsi l’importance de dépasser le débat entre expérience et rationalité. Pour notre auteur, « l’enjeu n’est ni de philosopher seulement, ni de théologiser exclusivement, mais de rendre pertinente la langue de la théologie y compris au sein même de la philosophie. » (PE, p. 104). Mais comment Emmanuel Falque l’entend-il au juste ? Pour lui, le penseur prononce moins ses propres mots en les tirant de la bouche de Dieu (« philosophie de la religion »), qu’il ne donne des mots à Dieu pour que lui-même en use pour parler de l’homme (« philosophie de l’expérience religieuse »). Le mouvement n’est plus celui de la libération de la philosophie par la théologie, mais celui d’une libération de la théologie par la philosophie. Pour Emmanuel Falque, il ne s’agit pourtant pas de perspectives opposées, mais plutôt complémentaires en cela même que rationalité et expérience se répondent et « mutuellement se fécondent dans le socle commun de la culture, fût-ce selon deux visées dont les buts demeurent différenciés. « C’est ainsi à se rencontrer, affirme Emmanuel Falque, que culture et foi pourront ensemble avancer, non pas en vertu d’une quelconque croisade pour évangéliser, mais pour ouvrir vers une nouvelle apologétique où la transformation de soi plutôt que la conversion de l’autre doit d’abord être visée. » (PE, p. 105).

Vers quelle herméneutique ?

De la finitude en question vient alors la nécessité d’interroger l’herméneutique. L’herméneutique se fait interprétation non pas d’abord par le texte en quête de sens, mais dans le corps en guise d’expression. Pas de « voix » sans « corps ». Telle sera ici l’originalité de l’herméneutique déployée par Emmanuel Falque aussi bien en théologie qu’en philosophie. Le phénomène de la « voix » prend ici lieu et place du « visage » chez Emmanuel Levinas ou du « texte » chez Paul Ricoeur. En réponse à ce que dit Francesco Valerio Tommasi, Emmanuel Falque rapporte l’herméneutique du corps et de la voix au phénomène de l’empathie d’une part et au sacrement de l’eucharistie de l’autre. Emmanuel Falque sait alors gré à Pascal David d’avoir si justement rapporté Passer le Rubicon aux Noces de l’Agneau et d’avoir ainsi noué « l’herméneutique du corps et de la voix » à la descente dans l’abîme. Pour notre auteur, « la voix cherche et se dit en-deçà des significations, en quoi elle se distingue précisément d’une herméneutique du sens du texte (Ricoeur), voire d’une herméneutique du corps de la lettre (Levinas).

Un « combat amoureux » s’engage alors avec Jérôme de Gramont où la question de savoir s’il faut nécessairement recourir à la phénoménologie comme capable de « tout » dire ouvre de nouvelles perspectives au débat. Attendrons-nous nécessairement de la philosophie qu’elle postule le sens ? Il est un fond originaire et obscur que l’on ne peut pas dire, constitutif de l’homme mais aussi de Dieu même. « Les choses y prennent corps », affirme Emmanuel Falque. Grâce à Jérôme de Gramont, notre auteur comprend alors que le mouvement merleau-pontien demeure fondamentalement schellingien : « Le Mal se tient « en Dieu » non pas en cela seulement qu’il est le contraire du Bien, mais par là qu’il n’est jamais autant exprimé que lorsqu’il est réprimé, par Dieu même qui mène le combat pour ne pas le laisser s’autonomiser. » (PE, p. 120). Plutôt que Platon, Descartes, Maine de Biran, Emmanuel Falque se situe du côté des philosophes comme Spinoza, Leibniz, Kant, Schelling, Nietzsche ou Freud, remontant vers une époque où, dit-il « le chaos, le corps et la force ne seront plus cette fois oubliés. »

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Emmanuel Falque requiert une « herméneutique phénoménologique » de la lecture des textes et soutient une nouvelle équivalence selon laquelle la « phénoménologie est herméneutique » et « l’herméneutique est phénoménologique ». Loin de s’absenter de notre lexique, le terme d’herméneutique ne fait que s’accentuer dans le travail de hérisson de notre auteur sous l’influence du renard Jean Greisch.

Où passe le Rubicon ?

Loin d’enfermer la théologie dans la phénoménologie ou d’étudier la théologie dans le seul cadre de la phénoménologie, la tentative d’Emmanuel Falque ouvre la possibilité d’interroger la phénoménologie elle-même à partir de la théologie (théologie phénoménologique). Or pour notre auteur, ce n’est pas « régionaliser » la théologie, mais au contraire revendiquer pour elle aussi une universalité qu’on ne lui a que trop refusée. Ce qui intéresse Emmanuel Falque c’est bien le dialogue fécond entre théologie et phénoménologie, l’une ayant quelque chose à dire à l’autre et réciproquement. Ainsi l’incorporation théologique vue par le théologien, remet en cause l’incarnation phénoménologique vue par le philosophe. C’est l’un des apports du franchissement des frontières à double sens qui, loin d’une transgression, impose « une mutuelle fécondation » (PE, p. 142). Donc, il ne s’agit plus de pratiquer la théologie à sens unique, mais de l’universaliser de doublement l’orienter. Sous l’impulsion du « hérisson », la théologie se voit alors relevée. Il y a un honneur du théologique que Passer le Rubicon, recensé ici et ne cesse de proclamer. Les théologiens et le philosophes sont requis à traverser la frontière. Si la théologie est bien libérée dans Passer le Rubicon, elle n’en est pas moins magnifiée à l’instar de l’entreprise de Jean-Yves Lacoste. Le point de discussion ne tient en réalité ni dans la « libération » ni dans la « glorification » de la théologie, mais dans l’interprétation du franchissement du Rubicon comme une transgression : « Le premier (le franchissement), affirme l’auteur, repose sur l’audace d’un terrain partagé, la seconde (la transgression) sur l’interdit de véritablement se rencontrer. » (PE, p. 144) Dire qu’entre philosophie et théologie les frontières peuvent être franchies pour le bien de l’une et de l’autre mais qu’elles ne devraient pas être transgressées au risque de confondre les rationalités présupposerait, pour notre auteur, qu’un pré carré est toujours donné. Or c’est précisément ce qu’il veut constater : Emmanuel Falque refuse toutes les chasses gardées. Car pour lui, on gagne à rencontrer, voire à œuvrer ensemble dans une entreprise communément partagée : « Que la servante ne querelle point la maîtresse et que la maîtresse n’objurgue point la servante. Un étranger viendrait qui les mettrait rapidement d’accord. » (Charles Péguy)

La véritable question n’est plus régionale mais transcendantale, car notre auteur ne se demande pas seulement si le philosophe peut effectivement ou non pratiquer la théologie, ou vice-versa, mais plutôt s’il le doit. Alors franchir le Rubicon est-ce outrepasser la frontière ou transgresser une limite ? Dans un cas, il ne s’agit que d’un saut arbitraire, dans l’autre (la limite), d’un interdit exemplaire. Emmanuel Falque ne décide pas des bornes, ni même ne dénonce toute transgression qui voudrait philosophiquement s’exempter de l’humaine condition, mais il s’en tient à la limite. Qu’est-ce à dire ? La démarcation entre philosophie et théologie ne trace pas pour lui une « ligne arbitraire ». Paradoxalement, c’est en sachant où et quand il théologise qu’Emmanuel Falque sait où et quand il philosophe. Passer le Rubicon reviendrait donc à transgresser une limite et non pas seulement à franchir une borne, à opérer un saut dans l’indéterminé plutôt que de se satisfaire seulement de vouloir à tout coup passer. L’arbitraire frontière qui n’est pas une limite ne fait que stériliser la pensée.

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Mais ce qu’Emmanuel Falque appelle le « tuilage » du divin et de l’humain n’est pas donné ad extra dans une simple rencontre des natures mais ad intra dans la possibilité pour Dieu de nous révéler aussi ce qu’il en est de notre propre nature.

Dans cette perspective, Emmanuel Falque risque avec audace le geste de César : relativement à la philosophie, la théologie se tient désormais dans une opération de transformation : leur complémentarité n’est pas celle d’un accomplissement mais celle d’une métamorphose. Ainsi, pour le dire avec Merleau-Ponty dans la filiation duquel se situe notre auteur, le « chiasme » véritable est celui du corps à corps du lisant et de l’écrivant et cela uniquement en ce que des expériences sont partagées, et non pas uniquement des idées. L’attention au corps justement souligné par Philippe Nouzille et Paul Gilbert vaut donc ainsi comme « corps de l’Ecriture » en tant que tel. Donc, on l’aura compris, pour Emmanuel Falque, le mystère de l’incarné ne se restreint pas au seul Verbe fait chair venu nous rencontrer, mais il s’étend par la résurrection aux « deux tables » de l’Écriture et de l’eucharistie en lesquelles nous sommes identiquement et conjointement incorporés.

Disputes phénoménologiques

C’est bien dans la disputatio, dans « la mise en question » de la scolastique médiévale, que le combat amoureux conserve ce qu’il a de plus grand, de plus haut. Selon la belle formule d’Yves Meessen, nous sommes tous de « sang-mêlé » : nous dépendons donc de tous en même temps. S’amorce alors une intersubjectivité de la recherche car les bonnes disputes ne se terminent pas et nous engagent alors communément sur le chemin de la pensée comme le montre bien Yves Meessen. Toute la question revient alors à oser radicaliser et prendre les tournants que la « chose même » semble imposer. Le « définitif » n’est plus dans le statique pour Emmanuel Falque ou dans la décision de ne pas se réformer, mais plutôt dans l’engagement, à chaque fois « sien », de demeurer fidèle à sa propre intériorité, « trouvant dans notre chaos intérieur une richesse insoupçonné ». Aller du pâtir au passage devient alors une clé possible pour lire Emmanuel Falque selon Carla Canullo. Elle montre que « l’accent mis sur l’incarnation par Merleau-Ponty ne permet pas de franchir le pas vers le Verbe incarné et que le fait de baptiser Merleau-Ponty reste défendu. » Mais Emmanuel Falque franchit quand même ce pas… Toute la question est donc là : si le baptême ne se dit pas, il se vit. Or revenir vers le pâtir, c’est se tenir et s’en tenir à la limite comme le rappelle Emmanuel Falque dans sa dispute avec Stefano Bancalari. Ce dernier voit dans le phénomène limité ce qui caractérise la visée d’Emmanuel Falque. Mais l’amour de la limite ne revient pas seulement à se départir négativement d’autres perspectives phénoménologiques. Il y a aussi un amour de la limite qui consacre la limite, la différence et même l’acte de différer comme synonyme de l’acte d’aimer.

Reste alors la question cruciale posée par Stefano Bancalari quant à la nécessité, ou non, de sortir du mode phénoménologique de la pensée. La pensée a besoin d’une méthode et Emmanuel Falque se demande si la méthode phénoménologique est la plus à même de prendre en charge cette dimension radicale d’excès (le Chaos) par rapport à la pensée : la réponse est négative. Car l’entrée en matière des Noces de l’Agneau semble bien rompre avec la phénoménologie : le phénomène touche à sa limite et laisse dans l’impensé le chaos.

Approches théologiques et itinéraires médiévales
Dans la seconde partie de son Parcours d’embûches, Emmanuel Falque met en perspective des approches théologiques où l’analogie et l’esthétique constituent deux grands marqueurs de la pensée catholique. Notre auteur rappelle cependant que l’usage de ce terme « catholique » ne signifie pas une quelconque exclusion entre des confessions, et encore moins un rejet de l’œcuménisme de la pensée. Emmanuel Falque montre combien la double préoccupation de l’analogie et de l’éthique plonge ses racines dans une « prime jeunesse » que ses disputes avec Félix Resch et Salvatore Curro ne manquent pas de souligner. Ainsi, quand il parle des cinq voies chez Thomas d’Aquin, il monte que ce qui importe en elle ce n’est pas qu’on parle de Dieu, mais qu’ensemble on parle de lui : « La fine pointe des cinq voies ne tient pas uniquement dans leur finale au risque de disqualifier tout discours sur Dieu, dans l’écart du concept et de la révélation, mais à leur départ » (Parcours d’embûches, p. 210). Le résultat compte moins que la manière d’y arriver. Pour Emmanuel Falque, la question n’est pas d’atteindre Dieu par la raison ou par la foi, mais de confirmer par la raison ce qui a déjà été donné par la révélation. Notre auteur veut ainsi avant tout montrer que les voies pour Dieu sont avant tout les voies pour l’homme. « Une telle lecture des cinq voies exige de l’homme qu’il s’en tienne d’abord à ses limites, quand bien même Dieu lui aurait donné par ses œuvres, elles aussi limitées, de quoi remonter jusqu’à son être illimité. » (Parcours d’embûches, p. 211). S’il est à la fois une « proportionnalité » et une « attribution » dans le discours sur Dieu (et donc une analogie), celle-ci s’établira moins des hommes à Dieu, que de la communauté des hommes se rassemblant ensemble pour parler de Dieu. Aussi la Somme contre les gentils de Thomas d’Aquin est moins « contre » que « pour » eux : le peuple ou les gens, voire les païens, n’existent pas en « adversaires » du christianisme, mais en « partenaires » – ceux « avec qui » justement on établit une commune humanité à partir de laquelle chacun définira sa « spécificité ». Ce qui est vrai théologiquement dans la communauté instituée par le recours à la lumière naturelle de la raison chez Thomas d’Aquin (et aujourd’hui par la finitude), l’est aussi de façon mystique dans le De icona de Nicolas de Cues, pour rendre visible la communauté des moines rassemblés tournant ensemble autour de l’image du Dieu omnivoyant : « Par la révélation que lui fera le témoin, il parviendra ainsi à savoir que ce visage ne quitte aucun des marcheurs alors même que leurs mouvements sont contraires. » Emmanuel Falque parle alors d’analogie « horizontale » plutôt que « verticale », développant davantage une philosophie de la différence que de la dissemblance ou de la ressemblance : « Aimer n’est pas seulement participer (univocité) puis se distinguer (équivocité) selon un unique paradigme (éminence), mais se différencier (…) Loin de toute « ressemblance » et même « unification » de l’humain au divin dans l’eucharistie, le « ceci est mon corps » fait passer de l’animalité à l’humanité dans la filiation, plutôt qu’il ne « fond » l’humain dans le divin au cœur d’une prétendue unité. » (Parcours d’embûches, p. 214). Emmanuel Falque revient alors à l’éthique pour montrer le leurre d’une transparence dans le langage et dans la pensée « L’éthique de conviction a parfois le tort de vouloir tout dévoiler, et les croyances chrétiennes de s’exposer de façon absolument assurée. » Pour Emmanuel Falque, l’obscurité appartient à notre humaine condition. Une éthique a minima consiste alors à reconnaître l’ « en-commun » à partir duquel toute valeur sera énoncée. Pour notre auteur, c’est d’abord dans les situations limites que l’homme prend conscience de son être.

C’est dans Itinérance médiévale, la « dispute » avec Pascaline Turpin rejoint la figure de l’insensé chez Anselme : celle-ci illustre la quête de l’« en-commun » ou la thèse de l’homme tout court. On comprend alors que la communauté de compréhension s’étend au-delà de communauté de confession, et c’est à la requérir, voire à la désirer et à l’aimer, que le chrétien n’en demeurera pas au seul vécu identitaire de sa « rencontre ». Pascaline Turpin a raison de souligner qu’il n’y a pas que du liturgique mais aussi du dialectique dans l’argument d’Anselme. Peut-être est-ce même ainsi que se tient la fine pointe de l’argument de l’abbé du Bec. Non pas argumenter pour simplement disputer (dialectique) mais aussi pour louer (liturgique). Mais il n’est pas ici question du seul « insensé » qui à lui seul possède une réelle « compréhension » de Dieu selon notre « commune humanité ». Un troisième homme se tient en réalité devant : l’insensé du Proslogion (l’orgueilleux qui veut s’élever au-dessus de Dieu pour le dépasser) est celui qui veut tout normer, celui qui impose sa manière de voir Dieu, de Le célébrer. Le danger pour le fidèle ne provient pas de celui qui, pensant autrement que moi, pourrait bien me déranger. Il provient plutôt, voire toujours, de « lui-même » et de sa propre « croyance ».

Les deux voies franciscaine et thomasienne prennent alors le relais du « vivre anselmien ». Retraçant le chemin de son itinérance médiévale, Emmanuel Falque continue le combat amoureux avec Laure Solignac qui propose l’histoire d’un itinéraire bonaventurien : Emmanuel Falque avoue alors qu’il s’est découvert bonaventurien « et » thomasien, non pas de façon simultanée, mais comme deux manières possibles et différentes de justifier sa christianité. Notre auteur se déporte alors accepter de jouer le jeu du balancier selon lequel on ne va jamais aussi haut d’un côté (mode de la rupture) que lorsqu’on s’élance d’autant de l’autre. On comprend alors le type de rapport entre philosophie et théologie qu’Emmanuel Falque énonce dans Passer le Rubicon. Qu’en est-il alors de ce tournant thomasien ? Il s’agit de montrer en quoi la perspective phénoménologique de la finitude n’est pas neuve et peut même s’enraciner dans le projet théologique de la création, en y voyant une limite non pas seulement constatée mais désirée, un état de voie non pas seulement ascensionnel mais stationnaire. Reste alors la question du savant équilibre entre la « voie de la ressemblance » et celle de la « monadologie trinitaire » au cœur de la pensée de Bonaventure. La dispute a le mérite ici de la clarté et dresse un ultime obstacle sur ce Parcours d’embûches. Il y a en effet un risque à tout intégrer en Dieu et à ne pas voir que la ressemblance permet justement de différencier. L’originalité de la thèse de Laure Solignac est de montrer qu’il n’y a pas de ressemblance sans consistance : Bonaventure maintient au cœur de la Trinité elle-même diversifiée, la consistance du créé en ceci que le Verbe est vérité non pas comme « adéquation » mais comme « expression ». C’est ici l’expressionisme qui contrebalance la monadologie pour ne pas tout clôturer en Dieu.

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Enfin c’est le chapitre consacré à l’esthétique d’une œuvre que Philippe Richard interroge la manière d’écrire d’Emmanuel Falque dévoilant ainsi une manière de penser. Ecrire est toujours se dire silencieusement soi-même et à soi-même. Les styles se rencontrent plus que les textes eux-mêmes. Philippe Richard montre alors que l’écriture de Péguy constitue la manifestation poétique de ce qu’Emmanuel Falque propose aujourd’hui comme pensée philosophique. Et qu’il s’agisse d’écrire ou de peindre (ici c’est le même), Emmanuel Falque fait œuvre et accepte ainsi de se montrer. Mais, comme le remarque l’auteur en sa conclusion, « nul n’écrit pour se regarder, et encore moins pour se congratuler, mais pour ouvrir sur d’autres mondes possibles et encore insoupçonnés. Comme l’écrivait Kafka, cité par Emmanuel Falque, il s’agit de ne pas surestimer ce que l’on écrit pour ne pas fermer l’accès à ce qu’on a à écrire.

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  1. Emmanuel Falque, Parcours d’embûches, éditions franciscaines, 2016
  2. L’Agonie du christianisme, p. 38
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