Entretien avec Clarisse Picard, autour de : Philosophie de l’enfantement

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Professeure de Philosophie aux Facultés Loyola Paris (anciennement Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris), auteure de Philosophie de l’enfantement paru aux Éditions Garnier en 2022, Clarisse Picard nous livre, dans cet essai remarquable, non seulement de quoi nourrir la réflexion phénoménologique au sujet de l’enfantement – point aveugle, paradoxalement, de la philosophie-maïeutique –, mais plus encore, de quoi repenser jusqu’aux fondements de la pensée, enracinée dans l’indépassable tradition socratique.

Marie Boeswillwald : Clarisse Picard, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre remarquable essai consacré à une « philosophie de l’enfantement », écrit sous la forme de « méditations ». Pourquoi ce choix ? Pouvez-vous nous expliquer le sens que vous avez donné à votre propos en vous inscrivant dans la tradition des méditations philosophiques ?

Clarisse Picard : Écrire sous la forme de « méditations » m’est apparu être la méthode la plus adéquate pour déployer la problématique philosophique de l’enfantement. Pour expliquer ce choix et le sens que je donne à mon propos en procédant ainsi, permettez-moi de revenir à la genèse de ma recherche doctorale.

Au commencement, il y a eu un étonnement, désormais bien connu : la prise de conscience d’un contraste saisissant entre la force de l’expérience traversée lorsque j’ai donné naissance à mes enfants et le silence assourdissant de la philosophie sur ce sujet. Désirant comprendre les raisons de ce silence, j’ai consacré la première année de ma recherche doctorale (2010-2011) à établir « l’état de la question » : de quels discours et de quelles représentations disposions-nous sur le féminin maternel, les mères et la maternité ? Ce fut l’occasion de lectures soutenues sur la maternité – l’enfantement ne m’était pas encore apparu comme le thème nodal –, selon une approche multidisciplinaire en histoire, anthropologie, psychanalyse, médecine et droit, enfin, du point de vue des discours féministes. Malgré les progrès importants, bien que récents, des connaissances sur les mères et la maternité, tous ces discours scientifiques avaient au fond pour point commun que les mères y étaient objets de discours. Quant aux discours plus spécifiquement philosophiques, la maternité y était principalement abordée à travers le prisme de thématiques particulières – par exemple, celle de l’être femme dans son rapport à la liberté, selon Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe (1949, Gallimard, 1976) ; de l’amour maternel ou du conflit d’identités, selon Élisabeth Badinter dans L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel XVIIe-XXe siècle (1980, Flammarion, 2010), puis dans Le conflit, la femme et la mère (Flammarion, 2010) ; du statut du corps maternel, selon Sylviane Agacinski dans Corps en miettes (Flammarion, 2009) ; de la relation maternelle, selon Frédérique Corfmat Bisiaux dans Philosophie de la relation maternelle, de l’ontologie à la politique, thèse préparée sous la direction de Frédéric Worms, soutenue à l’Université Lille III, le 7 décembre 2011 ; ou encore de la générativité de la vie, selon Carla Canullo dans Être mère. La vie surprise (Essere Madre : la vita sorpresa, Cittadella Ed., 2009 ; trad. française, Lessius, 2017), etc. C’est pourquoi il m’est clairement apparu que si nous manquions d’un discours sur « la complexité de la vocation maternelle[1] », comme l’exprimait déjà Julia Kristeva, c’était un discours où les mères en seraient désormais les sujets, d’une part, et où la question du sens de l’expérience traversée serait posée pour elle-même et en sa totalité, d’autre part. Ce ne pouvait donc être qu’un discours, « en première personne[2] », qui explicite la manière dont une femme singulière se perçoit elle-même et donne sens à ce moment si particulier de sa vie où elle donne naissance à son enfant.

À cette fin, je me suis mise en quête d’un geste de pensée philosophique qui me permette d’épouser le mouvement de l’expérience traversée, dans son unicité, son unité et sa complexité, afin d’en rendre compte, de ce point de vue singulier, tout en actualisant ce dont il est question. Dans cet esprit, l’entreprise philosophique m’avait très tôt intéressée dans sa double proposition expérientielle et existentielle, issue de l’Antiquité préchrétienne, de retournement (epistrophê) – « qui signifie “changement d’orientation”, et implique l’idée d’un retour (retour à l’origine, retour sur soi) » – et de transformation (metanoïa) – « qui signifie “changement de pensée”, “repentir”, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance[3] » –, définie par Pierre Hadot en termes de « conversion[4] ». Or, l’acception philosophique de la conversion n’est pas sans rapport, selon Pierre Hadot, avec son acception religieuse, qui n’est pas non plus sans analogies avec, dans une perspective psychanalytique, la représentation du « retour à l’origine » et de la « nouvelle naissance », interprétée comme une forme d’aspiration universelle à rentrer dans le sein maternel. Si bien que, dans cet horizon culturel, j’étais initialement mue par l’intuition fondamentale de correspondances entre l’expérience de l’enfantement, d’une part, l’expérience philosophique, d’autre part, l’expérience psychanalytique du « retour vers la mère », enfin. Toutes trois me semblaient avoir un lien intrinsèque avec le mouvement fondamental de la vie, celui de la naissance, de la mort, du sacrifice et du retour à la vie, autrement dit avec un mouvement symbolique de naissance, dé-naissance et re-naissance. Chacune d’elles s’articulant autour d’un moment paroxystique de perte de soi, de suspension, sorte de moment kénotique semblable à une mort psychique ou symbolique (dé-naissance), que je désirais également penser afin de mieux en appréhender les potentialités et les enjeux, mais aussi les risques, dans le processus de l’enfantement et, plus amplement, de notre humanisation.

Poursuivant cette double tâche : relever le défi d’un manque de discours philosophique sur le sens de l’enfantement et déployer l’intuition de correspondances entre enfantement, philosophie et psychanalyse, je cherchais donc les modalités d’un discours sur l’enfantement qui puisse être complémentaire à ceux des sciences du corps comme à ceux des sciences de l’esprit. Un discours qui puisse être celui d’une femme singulière qui éprouve et donne sens à l’épreuve traversée du don de la naissance, dans l’unité de ce double mouvement d’un retour (retour sur soi, retour à l’origine) et d’une renaissance, qui puisse faire sens pour le plus grand nombre. La phénoménologie transcendantale développée par Husserl m’est alors apparue comme la méthode idoine pour mener à bien ce projet, car elle se présente comme ce geste de pensée philosophique à même de prendre en charge le champ élargi de notre rationalité et de répondre à la question du sens de l’enfantement en ses dimensions singulières à portée universelle. En ce sens, comme vous le soulignez, ma recherche s’inscrit pleinement dans l’héritage de la grande tradition des méditations philosophiques, de Platon à Descartes, dont Husserl propose un accomplissement, repris, développé et infléchi par nombre de ses successeurs. Dans la ligne de cet héritage, la méditation philosophique, spécialement phénoménologique, me donnait les conditions de possibilité et d’intelligibilité d’une philosophie de l’enfantement, soit de l’épreuve traversée, entendue au sens de procès, c’est-à-dire de processus qui préside, certes, au devenir de l’enfant naissant, mais aussi de la mère donnant naissance – thème de ma recherche –, au sein de leur relation primordiale, avec le père ou la coparente, et la communauté qui les entoure.

C’est ensuite, dans le creuset des méditations, que le fait de donner naissance à un enfant s’est bientôt précisé, du point de vue d’une femme qui opère ou pour qui est opérée la réduction (épochè), comme processus du naître à soi-même en donnant naissance à un autre que soi. Or ce processus de naissance à soi-même appartient clairement au problème phénoménologique de l’individuation[5] du sujet à l’épreuve de la réduction phénoménologique – mouvement de retour sur soi. C’est ainsi que la problématique d’une phénoménologie de l’enfantement s’est nécessairement précisée comme problématique d’une phénoménologie de l’individuation[6] d’une femme à l’épreuve de l’enfantement – elle-même ensuite approfondie comme problématique d’une phénoménologie de l’incarnation[7] qui lui est intrinsèquement liée. Pour résoudre ces problèmes relatifs à l’individuation et à l’incarnation de la mère et de l’enfant, mais aussi à l’intersubjectivité à l’œuvre dans l’enfantement, tout autant qu’à la passivité, à la sensorialité et à l’affectivité, la méthode des méditations philosophiques trouvait plus que jamais son sens et sa cohérence : l’enfantement donnait aux méditations phénoménologiques leur unité méthodologique et thématique. Car la méditation philosophique est bien ce geste de pensée incarnée qui est à même de reconduire une femme singulière au mouvement vivant d’individuation et d’incarnation de soi – co-constitution du soi et du sens –, qui est l’objet même d’une phénoménologie de l’enfantement.

En inscrivant ainsi mon travail dans la tradition des méditations philosophiques, je donne à mon propos le sens d’un retour aux sources de la philosophie et d’un nouveau départ en philosophie, qui donnent à celles qui le désirent la possibilité de penser l’existence et le sens d’être un sujet féminin pensant et enfantant, dans le cours d’une vie philosophique incarnée, là où cela leur était encore impossible. Il s’agit donc d’un discours « en première personne » qui veut donner à chaque femme singulière qui le désire la possibilité de se réapproprier, tout à la fois, la tradition philosophique et le sens de ses enfantements, et d’advenir ainsi à son identité de sujet philosophe. Au fil des méditations se constitue progressivement un nouveau personnage[8] de la tradition philosophique, la mère philosophe, qui est le devenir de notre philosophie.

La création de ce nouveau personnage de la tradition philosophique donne une valeur résolument émancipatrice[9] à mon propos, car il vise à donner aux femmes qui enfantent la capacité (empowerment) de donner un sens rationnel à leurs enfantements, là même où elles sont traditionnellement exclues de la vie de l’esprit, assujetties à la matérialité de l’enfantement et bientôt menacées de disparition par les progrès de la science. Dans ce contexte, mon hypothèse de travail consistait à penser que pour déjouer ces pièges, cela valait la peine de revenir à l’endroit même où s’exercent cette subordination en même temps que cette rupture annoncée afin d’étudier si les femmes qui deviennent mères ne pourraient pas y trouver, à la fois, des moyens de se réapproprier (reclaim) leurs enfantements et des leviers potentiels d’émancipation et de renaissance, sur le plan personnel comme sociétal. Poursuivant ce but, il est important de préciser que la réflexion que je propose dans Philosophie de l’enfantement ne vise évidemment pas à reconduire ni à réduire le devenir des femmes à leur seule potentialité d’enfantement, mais à permettre à celles qui le désirent de se réapproprier, tout à la fois, philosophie et enfantement dans une perspective émancipatrice. Suivant cette dynamique, cette mère philosophe opère, pour nous, une suite de transformations du regard qui, au terme de l’itinéraire, confèrent un sens nouveau à l’enfantement tout autant qu’à la philosophie. Cela, seul un sujet singulier peut l’accomplir, dans le creuset de méditations philosophiques.

Les méditations sont ensuite plurielles. L’essai se déploie en suivant la temporalité phénoménologique propre à l’enfantement, soit, pour une femme, désirer, concevoir et attendre un enfant ; donner naissance ; faire retour vers les Mères, symbole du matriciel originel ; enfin re-naître, qui signifie toujours co-naître. Ce qui a déterminé les changements de méditations, à savoir le fait qu’une méditation s’achève et qu’une nouvelle commence, c’est l’apparition de problèmes nouveaux qui obligent à trouver un passage, un chemin dans la pensée philosophique, à la conjonction de différents champs de rationalités ou plans d’immanence[10], pour reprendre une expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari. C’est pourquoi, pour rendre raison du sens de l’enfantement, en son unité, en sa totalité et en sa complexité, cet essai emprunte la voie de cinq méditations qui, si elles sont toutes à teneur phénoménologique, entrent chacune en dialogue avec un mode de rationalité autre, nécessité par les problèmes apparaissants.

Après une première analyse historique et prospective de l’évolution du rapport des femmes et de la société à l’enfantement – « Le désenfantement du monde[11] » –, la phénoménologie de l’enfantement – « Donner naissance » – dialogue, en amont, avec la métaphysique – « La mère et la question philosophique » – et, en aval, avec la psychiatrie et la psychanalytique – « Dé-naître » –, qui appellent, enfin, une réflexion éthique et bientôt politique – « Re-naître ». Ces méditations peuvent être lues séparément mais, dans leur continuité, elles forment un ensemble cohérent par lequel nous avons accès à l’unité d’un développement, à la genèse[12] de soi d’une femme singulière dans l’acte de donner naissance à son enfant, tandis que l’enfantement accède à la rationalité philosophique et trouve son sens proprement philosophique.

MB : Votre essai se présente comme un geste philosophique tout à fait novateur et audacieux ou, plus exactement, comme le déploiement d’un geste inaugural – celui de la phénoménologie – qui vise à caractériser l’enfantement comme matrice de la démarche maïeutique par excellence qu’est la philosophie. Qu’est-ce qui vous a mise sur la voie d’une telle refondation ? 

CP : Mon intuition initiale de correspondances entre enfantement, philosophie et psychanalyse aurait pu me mettre plus directement sur la voie d’une telle refondation. Cependant, si refondation a lieu, elle vient dans l’après-coup. Mon objectif premier était de rendre raison philosophiquement du sens de l’enfantement, expérience fondamentale pour notre humanité et pourtant oubliée par la philosophie. Si bien qu’une fois établi qu’à cette fin, le geste de la méditation phénoménologique développé par Husserl était le plus pertinent, mon travail a d’abord consisté à décrire phénoménologiquement l’expérience vécue de l’enfantement.

Toute la difficulté de l’entreprise était de réécrire en phénoménologue l’expérience maternelle à laquelle nous avions principalement accès grâce aux contributions de la psychiatrie, de la pédiatrie et de la psychanalyse. Poursuivant ce but, j’ai mis en œuvre la méthode phénoménologique dite génétique, précisément selon la voie de la psychologie[13]. La voie de la psychologie vise à mettre à profit les analyses empiriques de la psychiatrie, de la pédiatrie et de la psychanalyse : à partir de ces descriptions cliniques, il s’agit de réécrire en phénoménologue l’expérience vécue et de ressaisir son sens dans une appréhension de la vie transcendantale pure, du point de vue de la subjectivité maternelle en sa genèse. Procédant méthodiquement à ce travail descriptif proprement phénoménologique, je définis, au terme de ma thèse de doctorat (Centre Sèvres, 2018), le fait de l’enfantement comme une individuation, une particularisation exemplaire de l’essence de la phénoménologie transcendantale, en explicitant les correspondances entre l’enfantement et l’essence de la phénoménologie transcendantale. Correspondances qui me conduiront ensuite, dans Philosophie de l’enfantement (Classiques Garnier, 2022), à renverser le rapport paradigmatique établi jusqu’alors entre philosophie et enfantement.

Lorsque j’ai réécrit ma thèse en vue de sa publication, j’ai en effet repris en l’affinant l’explicitation de ces correspondances : dans un ultime geste de ressaisie intuitive des vécus, le sujet de notre philosophie, la mère philosophe, « voit » une évidente correspondance entre chaque moment vécu de l’enfantement et ceux de la méditation phénoménologique. Tout d’abord, entre le temps du désir, de la conception et de l’attente d’un enfant, et celui de l’attention phénoménologique ; puis entre l’accouchement et la réduction (épochè), vécus tous deux sur le mode d’une dés-humanisation dé-corporante[14] qui s’approfondit par un mouvement de régression ou de confrontations avec l’inconscient ; ensuite, entre le temps de la convalescence et l’unité du double mouvement de redirection-constitution, vécus sur le mode d’une ré-humanisation, c’est-à-dire d’une ré-incorporation ; enfin, entre la donation à soi et de l’enfant, sur fond de donation d’un monde sensé, et la donation phénoménologique.

Cette suite de correspondances saisissantes, articulée autour du moment paroxysmique de l’accouchement, ressaisi comme réduction (épochè) phénoménologique et approfondi par la réduction psychanalytique aux faits primitifs, m’a alors permis d’avancer la thèse selon laquelle l’enfantement, dans une appréhension de la vie transcendantale pure, n’est plus seulement l’un des cheminements concrets de la phénoménologie ; il devient désormais légitime de penser que l’enfantement est le paradigme de la phénoménologie transcendantale développée par Husserl, plus encore, de la philosophie elle-même en son geste inaugural, par le fait même que la phénoménologie est la matrice de toute méthode philosophique, tandis que la phénoménologie, comme la philosophie, se serait historiquement développée comme métaphore de l’enfantement. Cette thèse me donne de conclure que la phénoménologie – et par là même toute la philosophie – peut désormais reconnaître dans l’enfantement l’expérience concrète qui l’inspire.

C’est en ce sens, comme vous le reformulez très justement, que l’enfantement retrouve son sens originel de matrice de la démarche maïeutique par excellence qu’est la philosophie, dont la finalité est de reconduire tout sujet méditant au mouvement vivant d’individuation et d’incarnation de soi et d’autrui, dans un monde sensé, parce qu’investi et partagé. Si bien qu’au terme du parcours, enfantement et philosophie ont désormais changé de sens : l’expérience concrète de l’enfantement a acquis son sens proprement philosophique, et les mères leur identité de sujet philosophe, tandis que la philosophie se redécouvre originairement comme pensée de l’enfantement.

MB : Vous consacrez la première méditation au « désenfantement du monde[15] » qui fait craindre, à terme, « l’effacement, l’annihilation et le remplacement de la mère du processus d’enfantement[16]. » N’y a-t-il pas urgence, pour la philosophie, à s’emparer de cette question de l’enfantement trop longtemps ignorée ? N’est-elle pas déjà en retard pour répondre aux défis de la science qui, en vertu de ses progrès considérables, remodèle nos croyances et reconfigure notre appréhension du fait de donner naissance ?

CP : Il y a urgence en effet. Mon étonnement initial a rapidement rejoint une problématique sociétale, à la conjonction d’un double problème devenu urgent à résoudre : la subordination ancestrale des femmes dans tous les domaines de leur vie en raison de leur potentialité d’enfantement, d’une part, et l’effacement progressif de leur corps et de leur subjectivité de ce même processus d’enfantement, d’autre part. La question de la subordination ancestrale des femmes en raison de leur potentialité maternelle est restée irrésolue, malgré l’importance des pensées féministes et le mouvement d’émancipation des femmes qui est en cours. Or, les progrès considérables des sciences qui nous laissent présager la fin probable de l’enfantement relancent ces questions anciennes avec une acuité nouvelle : l’enfantement est-il le propre de la femme ? Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul sexe qui enfante ? Les hommes ne pourraient-ils pas aussi enfanter ? Est-il encore nécessaire d’en passer par le corps des femmes pour mettre au monde les enfants ? La fin de l’enfantement se présente-t-elle comme une libération ou bien comme une aliénation des femmes ? Serait-ce un progrès de s’en passer ou, au contraire, une perte sèche pour l’humanité ? On le voit, l’actualité de ces questions indique qu’il y a bien urgence, pour la philosophie, à s’emparer de cette question de l’enfantement trop longtemps ignorée, dans une visée émancipatrice et civilisatrice.

Pour en montrer toute l’actualité et l’urgence, je consacre, comme vous le rappelez, la première méditation au phénomène du « désenfantement du monde[17] », expression reprise au titre éponyme du livre de la sociologue québécoise Sylvie Martin. Ce processus de désenfantement fait craindre « l’effacement, l’annihilation et le remplacement de la mère du processus d’enfantement[18] ». En effet, si l’on considère le développement continu des sciences procréative, gynécologique et obstétricale, notamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous ne pouvons que constater un processus progressif, mais continu, de dissociation du corps et de la subjectivité des femmes de l’enfantement. Cependant, ce processus de dissociation annonce une rupture plus radicale encore qui est en passe de rendre caducs, d’une part, la complémentarité procréative des deux sexes pour la fécondation, en raison de la fabrication de gamètes mâles et femelles artificiels, et d’autre part, le corps et la subjectivité des femmes pour la grossesse et la naissance, en raison de la mise au point probable de l’utérus artificiel. Or, il faut savoir que cette rupture annoncée trouve en fait des échos profonds dans l’imaginaire occidental qui, depuis nos récits mythologiques et religieux les plus anciens, entretient des rapports complexes et ambivalents à l’égard du ventre maternel, tout à la fois objet de culte, de pouvoir et d’annihilation. Pour ces raisons, je pense peu probable que la fin de l’enfantement puisse être synonyme d’émancipation des femmes et donc de l’humanité tout entière, car elle s’accommoderait en fait très bien avec les représentations du féminin, des femmes et des mères promues par le patriarcat depuis la genèse de notre culture occidentale – ce que je montre dans mon essai. Au terme de ces analyses historiques et prospectives, nous prenons très clairement conscience que si nous n’y prenons pas garde, si nous n’interrogeons pas nos représentations, nos manières de penser et de vivre l’enfantement, il est d’autant plus probable que nous devenions la première civilisation, depuis l’aube de l’humanité, dont les bébés naîtront hors du corps humain de sexe féminin et hors du procès continu des générations.

Or, s’il devenait désormais possible de naître hors du procès génératif continu de l’humanité avec la fabrication de gamètes mâles et femelles artificiels, d’une part, et ex utero, hors utérus, hors corps de femme avec le recours à l’utérus artificiel, d’autre part, notre humanité serait de facto confrontée à une crise du sens de l’enfantement, soit à une crise du sens que nous donnons au fait de naître, à la parentalité et à la générativité. En ce sens, vous avez raison de souligner que les progrès considérables des sciences remodèlent nos croyances et reconfigurent notre appréhension du fait de donner naissance, c’est-à-dire les représentations et les constructions sociales que nous nous faisons de la procréation, du corps, de l’individu, de la famille, des générations, de la filiation, de la parentalité, maternité et paternité, du rôle des femmes dans ces processus de développement, ainsi que des relations entre les sexes. Si l’on considère l’ampleur et l’urgence de cette crise de sens, il paraît donc évident que la philosophie est plus que jamais convoquée sur la question du sens de l’enfantement. Cependant, cette crise de sens de l’enfantement révèle conjointement une crise de la philosophie quant à sa capacité à prendre en charge la question de la raison d’être de l’enfantement.

Sur cette question, la philosophie se confronte en effet à ses propres paradoxes. Tout d’abord, comme vous le soulignez, la philosophie arrive toujours trop tard ; elle s’éveille au crépuscule, telle la chouette de Minerve[19] : c’est parce que l’enfantement est promis à sa probable fin qu’il devient, pour la première fois, source d’étonnement et thème pour la philosophie. Ensuite, sur cette question, la philosophie est convoquée à l’endroit de ses propres oublis : comment la philosophie pourrait-elle être en effet légitime à penser cette question alors qu’elle s’évertue, depuis sa genèse grecque, à rendre impossible toute considération sur le sens d’être du féminin, des femmes et des mères, à l’origine de toute naissance, du monde, de l’homme et du discours philosophique ? En ce sens, vous avez raison de dire que la philosophie est déjà – et peut-être toujours – en retard pour répondre aux défis lancés par les sciences et, j’ajouterais, quelque peu démunie sur cette question spécifique du sens d’être du féminin à l’origine du Tout.

Dans ce contexte, il est légitime de penser que la philosophie a beaucoup à gagner à s’engager dans le débat sur l’enfantement. Pour le percevoir, il faut comprendre que l’enfantement devient un thème pour la philosophie dans l’horizon du problème universel du sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance. La question philosophique de l’enfantement acquiert ainsi sa dimension ontologique et s’énonce désormais de la manière suivante : pour l’étant ou l’existant que nous sommes, que nous soyons homme ou femme, quel est « le sens du “féminin”[20] » d’où l’on provient ? Ce problème oblige à une relance de la question ontologique dans son rapport à la différence des genres et, plus spécialement pour notre enquête, à une relance de la question de l’être et du devenir dans leur rapport au « féminin ». Cependant, comme vous le savez, cette question est totalement aporétique du point de vue de la tradition philosophique. Or, je pense que c’est précisément parce qu’il y a une impossibilité ontologique à penser le sens d’être du féminin entre l’être et le devenir, autrement dit à l’origine de tout ce qui naît, que nous assistons à la fin probable de l’enfantement sans pouvoir ni la penser ni donc y résister. C’est pourquoi la philosophie a tout à gagner à s’emparer de cette question du sens d’être du féminin à l’origine du Tout afin de surmonter cette crise de sens de l’enfantement qui est aussi une crise de la rationalité philosophique afin d’espérer une re-naissance.

Cependant, si la philosophie a beaucoup à gagner, elle a aussi beaucoup à apporter à ces débats. À commencer par sa longue tradition des méditations dont nous parlions tout à l’heure : elle donne à toute mère philosophe commençante de co-constituer le soi et le sens, et donc d’advenir à son identité de sujet politique pleinement acteur de ces débats. Lorsqu’une mère opère ce retour réflexif sur soi, à la genèse de l’expérience subjective de l’enfantement, l’on redécouvre aussi toutes les ressources de la phénoménologie génétique[21] puis générative[22] développées par Husserl pour penser ces questions. Les problèmes propres à ces moments de l’histoire de la phénoménologie sont relancés à l’épreuve de la crise du sens de l’enfantement, notamment ceux relatifs aux processus d’incarnation et d’individuation, évoqués tout à l’heure, mais aussi aux problèmes de l’intersubjectivité liés à l’hypothèse d’une intentionnalité pulsionnelle. Intentionnalité pulsionnelle qui nous porterait originellement vers l’autre et qui, dans l’enfantement, est inhérente au désir d’enfant avec un ou une autre et qui concerne alors, selon Husserl, le problème de la « copulation » – qui se pose autrement aujourd’hui avec le recours à la PMA. Intentionnalité pulsionnelle qui est aussi à l’œuvre à la genèse de la relation maternelle primaire qui mobilise tout à la fois l’altérité, l’affectivité et la sensorialité, et confère à l’altérité et à la pulsion vers l’autre une primordialité antérieure à toute constitution développée du monde (pulsion et instinct).

Désormais plus consciente de ses paradoxes, de ses limites, mais aussi de ses ressources, la philosophie a donc tout à gagner à prendre en charge les conditions d’un débat public interdisciplinaire sur l’enfantement afin que nous puissions individuellement et collectivement nous interroger : que manifeste cette dynamique de fond qui consiste à achever l’externalisation du processus d’enfantement, de la fécondation et de la parturition, supprimant l’accouchement et donc la naissance ? À quelle loi ou à quels principes normatifs sommes-nous assujettis lorsque nous tendons vers cet achèvement ? Que cherchons-nous véritablement à faire lorsque nous agissons ainsi ? Est-ce bien ce que nous voulons ? Serait-ce un gain pour l’humanité ou, au contraire, une perte sèche ? Autrement dit, « quel genre de monde voulons-nous pour nous-mêmes et nos descendants[23] ? »

À l’aune de la fin probable de l’enfantement, ces débats n’en sont encore qu’à leurs débuts, et depuis la parution de cet essai, je poursuis, avec d’autres, l’approfondissement de leurs enjeux anthropologiques, éthiques et politiques[24].

MB : Impossible de parler de l’enfantement sans aborder la question cruciale des origines, voire de l’origine. Or étonnamment, la métaphysique, « comme impossible lieu du féminin, de la femme et de la mère à l’origine du Tout[25] », échoue dans une voie aporétique lors même qu’elle essaie de remonter jusqu’à son archè. Comment comprendre ce fourvoiement ? Et comment en sortir ?

CP : Votre question est tout à fait cruciale et nous avons commencé à en percevoir les enjeux, lorsque nous disions tout à l’heure que l’enfantement devient un thème pour la philosophie dans l’horizon du problème universel du sens d’être du féminin à l’origine du Tout, du monde, de l’homme et du discours philosophique – problème aporétique par excellence pour l’ontologie comme pour la métaphysique. Or, comme nous l’avons également dit, le fait qu’il s’agisse d’une aporie y est très certainement pour quelque chose dans la probable fin de l’enfantement. C’est pourquoi il vaut la peine de considérer de possibles voies de dépassement.

Pour chercher les moyens de surmonter cette double aporie, j’ai d’abord désiré faire retour à la genèse grecque de notre culture pour voir s’il n’y avait pas à trouver quelques voies possibles de dépassement que la tradition philosophique n’aurait pas su ou pas voulu voir auparavant. Si je propose quelques pistes de réflexion pour une interprétation renouvelée de la khôra dans le Timée de Platon, ce retour m’a surtout éclairée sur les principes normatifs qui orchestrent cette impossibilité du féminin à l’origine du Tout. Je me suis ensuite intéressée aux propositions de Levinas, puis de Derrida, afin d’examiner si leur promesse d’un renouvellement radical de la métaphysique apportait un savoir nouveau sur le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance. Cependant, là encore, je n’ai cessé d’être confrontée à cette impossibilité de penser le féminin, les femmes et les mères à l’origine du monde, de l’homme et du discours philosophique. Le sol ne cessait de glisser sous mes pieds, continument mis en abîme par des recommencements successifs du discours, en quête de son archè. En ces sens, la métaphysique « comme impossible lieu du féminin, de la femme et de la mère à l’origine du Tout[26] » échoue, comme vous l’exprimez, dans une voie aporétique lors même qu’elle essaie de remonter jusqu’à son archè. Pour tenter de comprendre cette impossibilité et de considérer comment en sortir, faisons mémoire de quelques étapes significatives de cet itinéraire.

Comme je l’évoquais tout à l’heure, dès la genèse grecque de notre culture, de nombreux récits échouent à dire le féminin à l’origine de toute naissance. À ce propos, le mythe de la khôra dans le Timée de Platon est tout à fait exemplaire et vaut la peine qu’on le relise : dans ce dialogue, comme nos lecteurs s’en souviennent, Platon, par la voix de Timée, tente de faire concevoir à son auditoire, par le moyen de l’imagination, comment le monde sensible est né, par la « transmutation » de l’espèce du Modèle, espèce intelligible et immuable, en copie du Modèle, sujette à la naissance et visible. À cette fin, Platon crée cette étrange « théorie du lieu » (khôra), qui reçoit les « images des êtres éternels » et donne corps aux éléments. « Pour le moment, précise-t-il, qu’il suffise de bien se fixer dans l’esprit ces trois genres d’être : ce qui naît, ce en quoi cela naît, et ce à la ressemblance de quoi se développe ce qui naît (50 c-d). » Pour mieux faire comprendre la nature de chacun de ces genres, Platon recourt à la métaphore familiale : « Et il convient, dit-il, de comparer le réceptacle à une mère, le modèle à un père, et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant (50 d). » Or, à cette étrange mère, qui n’est d’ailleurs pas une femme, mais un réceptacle ou porte-empreintes – qui semble déjà préfigurer l’utérus artificiel –, il n’est reconnu ni être ni existence propre en dehors de sa fonction de médiation au service de la relation de primauté entre l’être (l’espèce du Modèle) et le devenir (copie du Modèle) soit, selon la métaphore familiale, entre le père et l’enfant.

À l’instar de ce mythe platonicien, il faut reconnaître que toute la tradition philosophique, de Platon à Derrida, en passant par Levinas, n’infléchira pas réellement cette représentation de ce quelque chose qui ressemble à la mère : la philosophie s’est évertuée à rendre impossible toute pensée sur le sens d’être du féminin à l’origine du monde, de l’homme comme du discours philosophique. Or cette impossibilité structure la métaphysique occidentale en même temps que la société patriarcale, fondée sur une triple opération qui consiste, ainsi que l’a souligné l’anthropologue, helléniste et historienne Nicole Loraux dans Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes[27], à réduire les femmes à leur « maternité matérielle », c’est-à-dire à la seule fonction biologique de la maternité, « à penser l’origine sans les femmes », enfin à se demander si la femme est « naturelle » ou le produit d’une fabrication. Or, en matérialisant ainsi la femme, les Grecs opèrent d’une pierre deux coups : les femmes sont assignées au rôle de réceptacle passif des générations, tandis que les hommes se réservent la force fécondante du principe spirituel. Ils étendent ainsi sans combat leur champ d’influence aux actes de l’esprit et au gouvernement de la cité, laissant aux femmes le seul champ de la « maternité matérielle », « dont pourtant les hommes grecs leur font à la fois une nature et le plus civique des devoirs[28] ».

Nous le savons, ces représentations ancestrales, jusqu’à leurs expressions les plus contemporaines, sont le fait d’une culture androcentrée, propre aux hommes qui se pensent eux-mêmes comme père ou fils du Père. Or, pour surmonter les limitations de ces représentations, il est intéressant de considérer les contributions de Levinas et de Derrida, qui ont relancé la question du sens d’être du féminin : pour Levinas, dans l’horizon d’une refondation radicale de la métaphysique, en développant une phénoménologie du sujet qui reçoit de sa relation à autrui (éthique) la possibilité de sa singularité (ontologie), affirmant par là la primauté de l’éthique sur l’ontologie ; et pour Derrida, dans l’horizon du projet de déconstruction du « phallogocentrisme », c’est-à-dire de « la déconstruction de ce qu’on appelle la philosophie en tant qu’elle a été liée, depuis toujours, à une figure masculine et paternelle[29] ».

Avec Levinas se dessine, en effet, un renouvellement radical du concept du moi de la métaphysique occidentale, car le sujet éthique est marqué par la différence sexuelle – le sujet philosophant ne sera plus jamais neutre, il est, chez Levinas, explicitement de genre masculin –, par la multiplicité – le sujet est le Même et l’Autre, l’Amant et l’Aimée, le père et le fils, le masculin de la séparation et le féminin de l’accueil, etc. –, enfin par la transcendance – le sujet, sous les espèces de la fécondité, est désir et temps infini. Cependant, si le féminin, la femme et le corps maternel prennent place dans l’économie générale de l’être (psychisme), c’est essentiellement comme « métaphore de la vie de la subjectivité éthique », précisément comme « éponyme de l’éthique[30] ». En ce sens, Levinas laisse entière la question du sens d’être du féminin du point de vue de l’économie psychique des femmes, en général, et d’une femme qui enfante, en particulier (fécondité maternelle). La question du sens d’être de l’Eros maternel reste totalement inexplorée, et la relation du père et du fils, soutenue par l’Eros paternel, demeure, une fois encore, le modèle paradigmatique de l’éthique, puis de l’ontologie et du politique, qu’il y ait ou pas une femme en tant qu’aimée, qu’il y ait ou pas un enfant né de leur union.

Derrida, en dialogue avec Levinas, relance à son tour la question du sens du féminin compris comme intériorité d’une économie, de l’économie générale de l’être, en la radicalisant. Avec Derrida, le féminin maternel devient, sous la figure énigmatique de Khôra[31], un « chasme abyssal, lieu [khôra] “dans” lequel tout viendrait à la fois prendre place et se réfléchir[32] » ; lieu pré-originaire sans fondation [an-archie, sans archkè], c’est-à-dire origine pré-éthique de l’éthique, de la philosophie et du politique, mais émancipé de l’ontologie. Derrida signifie par là que le féminin maternel serait cette « nécessité qui n’est ni génératrice ni engendrée et qui porte la philosophie[33] » tout autant que le politique, mais dont la situation – autrement dit, le sens et l’existence – reste à jamais indécidable. Si cette proposition peut intéresser une pensée féministe qui cherche à échapper aux déterminismes philosophiques, il est aussi légitime de se demander si elle ne constitue pas une autre manière sophistiquée de reconnaître au féminin sa nécessité, tout en l’effaçant sous l’effet d’une impossible désignation. À ce propos, au dire de celles et ceux qui ont connu le philosophe de la déconstruction, « cette ambiguïté de la parole féministe de Derrida, en tant qu’elle libère le féminin en le privant de l’autorité de sa propre émancipation, est difficile à penser, à vivre[34] ».

L’interprétation de la Khôra de Derrida, en dialogue avec Levinas, me semble finalement échouer à déconstruire l’impossibilité métaphysique du féminin à l’origine de toute naissance ; au contraire, elle contribue d’une certaine manière, comme je l’ai montré dans cet essai, à redoubler son effacement, en faisant du féminin le lieu pré-originaire de l’éthique, de l’ontologie et de la politique, mais un lieu sans lieu, émancipé de l’ontologie, donc finalement privé de son sens d’être et de son existence. D’ailleurs, Derrida ne conclut-il pas sa Khôra par une formule, certes pressentie, mais non moins dramatique : « La philosophie ne peut parler philosophiquement de ce qui ressemble seulement à sa “mère”, sa “nourrice”, son “réceptacle” ou son “porte-empreinte”. En tant que telle, elle ne parle que du père et du fils, comme si le père l’engendrait à lui tout seul[35]. »

Cette brève généalogie de la question du sens d’être du féminin, de Platon à Derrida, en passant par Levinas, permet d’appréhender, voire d’éprouver en quel sens la métaphysique, « comme impossible lieu du féminin, de la femme et de la mère à l’origine du Tout[36] », échoue, comme vous l’exprimez, dans une voie aporétique lors même qu’elle essaie de remonter jusqu’à son archè.

Au regard de cette impossibilité philosophique de penser le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance, j’ai ensuite voulu considérer comment des philosophes femmes avaient reçu cet héritage et comment elles s’en étaient emparées. Les réflexions de Luce Irigaray, puis de Catherine Malabou m’ont, à ce propos, paru particulièrement stimulantes.

Dans un rapport critique à la métaphysique occidentale et à la déconstruction de Derrida, Luce Irigaray reprend de façon éclairante la question métaphysique dans son rapport à la différence sexuelle, c’est-à-dire la question de savoir comment nos représentations du paternel-masculin et du maternel-féminin structurent nos façons de penser et d’être en relation, entre hommes et femmes. Procédant ainsi, elle explicite sans équivoque les lourdes conséquences de ces représentations métaphysiques occidentales du féminin, dans la vie concrète des femmes d’hier et d’aujourd’hui et, tout spécialement, dans la vie de celles qu’elle nomme les « femmes-mères », sur les plans intime et sociopolitique.

De tout temps, explicite la philosophe et psychanalyste, « le maternel-féminin demeure le lieu séparé de “son” lieu, privé de “son” lieu. Elle est ou devient sans cesse le lieu pour l’autre qui ne peut s’en séparer. Menaçante donc, sans le savoir ni le vouloir, de ce dont elle manque : un lieu “propre”. Il faudrait qu’elle se réenveloppe d’elle-même, et au moins deux fois : en tant que femme et en tant que mère. Ce qui suppose de modifier toute l’économie de l’espace-temps[37] ». Le lieu du maternel-féminin est depuis toujours ce non-lieu qui, paradoxalement, est, selon Levinas, le lieu de l’« origine pré-éthique de l’éthique[38] », condition de possibilité du discours philosophique comme de l’espace politique et religieux. Autrement dit, au lieu même de l’économie spatio-temporelle du maternel-féminin, notre civilisation s’est construite en y substituant la structure spatio-temporelle du paternel-masculin, fondant ainsi l’espace-temps de la pensée et du politique sur le sacrifice de l’espace et du rythme propres aux femmes et aux mères. C’est ainsi que les femmes-mères sont, depuis toujours, « mises en infrastructure de cet ordre[39] » symbolique, social, politique et religieux de notre culture. Si bien, affirme-t-elle sans détour, que dans l’expérience quotidienne des femmes comme dans l’ensemble de notre société et de notre culture, les « femmes-mères » sont « ce sous-sol muet de l’ordre social ».

Dans ce contexte, quels seraient les leviers de transformations et de renaissances possibles pour les femmes-mères au lieu même de leur annihilation ? « Il faut reconsidérer, propose Luce Irigaray, toute la problématique de l’espace et du temps[40] », afin que les femmes-mères se réapproprient l’espace et le temps qui leur sont propres, spécialement dans ces moments si particuliers de l’enfantement. Cette tâche est d’autant plus évidente que, dans la perspective d’une éthique de la différence sexuelle[41], dans laquelle Irigaray inscrit son propos, « un changement d’époque exige une mutation dans la perception et la conception de l’espace-temps, l’habitation des lieux et des enveloppes de l’identité[42] ». Pour toutes ces raisons, on perçoit combien repenser une éthique de la différence sexuelle est une tâche urgente pour aujourd’hui.

Malgré l’importance de cette tâche, je n’ai cependant pas suivi cette voie ou, en tout cas, pas de façon principale, souhaitant revenir à la question initiale : du point de vue de leur situation, les femmes doivent-elles se résoudre à cette impossibilité de penser le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance, du monde, de l’homme et du discours philosophique ? N’est-il pas possible de penser ce sens à partir de son impossibilité même ? C’est la proposition de Catherine Malabou qui travaille, également dans un rapport critique à l’ontologie heideggérienne et à la déconstruction derridienne, à une possible fondation mutuelle de l’ontologie et de la question du genre, dans l’horizon plus large d’une réflexion sur le statut de la femme en philosophie. Pour elle, s’il y a une essence du féminin, elle n’aurait en tout cas rien à voir avec une « stabilité substantielle », avec une présence, elle est « l’entrée en présence, c’est-à-dire un mouvement originaire qui, encore une fois, est celui du change ou d’un échange[43] » entre l’être et l’étant. Cette proposition s’inspire de la neurobiologie contemporaine et du phénomène de la plasticité cérébrale et veut aider « à penser l’impossibilité du lieu philosophique de la femme. La possibilité même de l’émergence de la femme comme impossibilité[44] ». Serions-nous alors à nouveau dans une impasse ? Après Changer de différence (Galilée, 2009), Catherine Malabou relance cette réflexion, dans Le plaisir effacé. Clitoris et pensée (Rivages, 2020), puis dans Au voleur ! Anarchisme et philosophie (Puf, 2022), en développant notamment sa thèse sur le « féminin comme anarchie[45] [an-archie, sans archkè] », dont elle montre la portée émancipatrice pour toutes et tous, dans ses dimensions intimes aussi bien que sociopolitiques.

Suivant cet héritage critique – et antérieurement à la relance de la réflexion de Catherine Malabou sur « le féminin comme anarchie » –, je me suis personnellement donné pour tâche de penser, à partir de l’« abîme » qu’est le féminin pour la philosophie, son entrée en présence comme mouvement originaire, qui est celui du change ou d’un échange entre l’être et l’étant. L’enjeu était, pour moi, de voir en quoi l’on pourrait déterminer plus avant le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance, non pas en termes de « stabilité substantielle », selon une définition dite essentialiste du féminin, mais en termes de « mouvement originaire[46] », ainsi que le définit Catherine Malabou.

Poursuivant ce but, j’ai amorcé, dans la deuxième méditation, « La mère et la question philosophique », une proposition du sens d’être du féminin maternel, à partir de notre lecture de la khôra, dans le Timée de Platon, comme mouvement originaire de ce qui naît de ce à quoi il donne naissance. Était-il possible d’aller plus loin dans la spécification de ce mouvement, d’une part, et d’identifier le mode de rationalité qui lui correspond, d’autre part ? J’ai pris le temps d’émettre ici quelques réserves à l’égard de ma propre entreprise : cette possibilité ne laisserait-elle pas entrevoir l’idée implicite de rapports dialectiques entre, au moins, deux mouvements originaires ou modes d’entrée en présence, l’un féminin maternel, l’autre masculin paternel ? Est-ce que je ne risquerais pas, en empruntant cette voie, de reconduire malgré moi les femmes à une assignation de genre qui se retournerait finalement contre le projet de leur propre émancipation ?

Pour me prémunir de ce risque, mon enquête se poursuit en quittant résolument le terrain des conflits entre les tenants des thèses dites essentialistes et anti-essentialistes du genre, pour se situer sur une ligne de crête, celle du mouvement vivant de l’individuation de soi, que nous soyons homme ou femme, dont le don de la naissance constitue l’une des expériences décisives. À ce stade, mon hypothèse – vérifiée dans la suite de l’essai – est que, relativement au don de la naissance, il n’y aurait pas tant deux mouvements originaires ou modes de ce don, l’un féminin maternel, l’autre masculin paternel, qu’un seul mouvement originaire du don de la naissance, propre à notre humanité, qu’une femme qui enfante vivrait de manière immanente immédiate, et que le ou les parents qui engendrent vivraient de manière plus médiate[47] – notions que je reprends à Natalie Depraz dans « Naître et mourir » (Alter, 1993).

Il me semblait cependant qu’à la fin de la deuxième méditation, il m’était difficile de spécifier davantage le sens du don de la naissance comme mouvement originaire, du point de vue d’une femme qui enfante. C’est pourquoi, pour relancer notre enquête – et répondre à votre question comment en sortir ? –, mais aussi pour surmonter le phénomène de la subordination des femmes tout comme de la crise de sens de l’enfantement, il me fallait résolument prendre un nouveau point de départ en philosophie qui permette de penser l’être et l’existence du sujet féminin pensant et enfantant dans le cours d’une vie philosophique incarnée. Pour nous en donner les moyens, notre philosophie a désormais pris la forme adéquate d’une phénoménologie de l’enfantement, dont une femme singulière est le sujet en tant que mère, pour les raisons et selon les modalités dont nous avons parlé tout à l’heure.

MB : Partant de ce nouveau point de départ, comment la question de l’origine se déploie-t-elle à nouveaux frais ?

CP : En prenant ce nouveau point de départ en philosophie, nous entrons dans notre troisième méditation, « Donner naissance ». Or il est tout à fait intéressant de remarquer que nous retrouvons la question du sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance, une première fois, implicitement, au terme de la troisième méditation, « Donner naissance », puis une seconde fois, plus explicitement, dans la quatrième méditation, « Dé-naître ». Cependant, du point de vue d’une femme singulière qui fait retour en soi-même en quête du sens de ses enfantements, la question du sens d’être du féminin a changé de sens.

En effet, au terme de la troisième méditation, « Donner naissance », si nous tournons notre regard vers la genèse des processus à l’œuvre dans la donation à soi de la mère, la corrélation du sujet et de ses actes saisis en leur genèse (ontologie) donne à voir la double structure de l’intentionnalité (dimension phénoménologique) : « l’intentionnalité objectivante de la perception interne[48] » (genèse active) et « une intentionnalité plus originaire[49] » (genèse passive), laquelle se nourrit de l’intensité affective des vécus. De ce point de vue, cette double intentionnalité fait apparaître une fondation plus originaire encore que la seule conscience constituante, à savoir une « archi-fondation », hylé ou matière affective (dimension métaphysique), chair primordiale kinesthésique, « point source[50] » ou « noyau originaire[51] » de toute individuation et de toute incarnation (accomplissement de soi et du sens), dont Husserl forme « l’hypothèse selon laquelle la hylé aurait son fond en Dieu[52] ». Plus encore, l’attention à la subjectivité maternelle en sa genèse révèle que lui appartiennent en propre et de manière originellement passive non seulement la chair primordiale, mais aussi un « soubassement obscur[53] » composé de traits de caractère, d’habitus, voire de résurgences de l’inconscient, lesquels se manifestent dans « la machinerie des vécus[54] ». S’il en est ainsi, l’attention à la genèse des processus à l’œuvre nous reconduit à la dimension originaire de l’enfantement, tout comme des actes de conscience, où sont intrinsèquement liés la hylé (Dieu ?), les traits de caractère, les habitus, voire l’inconscient, et indique explicitement le sens métaphysique de la naissance.

Il n’est certes pas encore explicitement question du sens d’être du féminin à la genèse de toute naissance et de toute constitution. Cependant, nous sommes ici mis sur la voie du sens de cette question qui se précise tout au long de la quatrième méditation, « Dé-naître ». Cette quatrième méditation prend pour thème l’expérience de notre mère philosophe donnant naissance d’être reconduite à la question du sens de sa propre naissance, autrement dit à la question de l’origine, qui prend la forme d’un retour symbolique vers les Mères – ou de « Rencontres avec la Mère archaïque[55] ». L’enfantement est en effet « le moment d’un état psychique particulier, un état de susceptibilité ou de transparence psychique où des fragments de l’inconscient viennent à la conscience[56] ». Ces fragments surviennent sous la forme de fantasmes, de rêves ou de symptômes et peuvent manifester, chez la femme gravide, puis la jeune accouchée, la réminiscence de sa propre naissance qui la renvoie, comme l’analyse Viviane Thibaudier : à sa mère ; à la représentation inconsciente qu’elle en a, issue de la relation qu’elle entretient avec elle ou son substitut (l’imago maternelle) ; enfin aux représentations inconscientes issues de l’inconscient collectif relevant de l’archétype du Maternel[57] (la notion de Mère ou de Grande Mère en étant la forme la plus archaïque), qui ne sont pas directement liées à son histoire, mais dans lesquelles l’imago maternelle plonge cependant ses racines[58].

Pour expliciter la signification d’un tel « retour » du point de vue d’une femme qui enfante, j’ai préalablement conduit une double enquête sur le sens universel du retour vers les Mères, dans la phénoménologie transcendantale husserlienne et dans la psychologie analytique jungienne. L’une et l’autre interprètent le symbole des Mères archaïques en lien avec le mythe goethéen des Mères dans Le second Faust de Goethe. Sans reprendre ici tous les termes de l’analyse, retenons que les symboles des Mères figurent chez Husserl la conscience pure – ou conscience transcendantale – qui plonge ses racines à la frange de l’inconnaissable, de l’inexploré, de l’incréé, tandis qu’ils figurent, chez Jung, une représentation de l’inconscient, symbole de facultés proprement féminines et d’un certain type d’énergie en lien avec l’inconscient. Au cœur de ce paradoxe, les Mères symbolisent, pour l’un comme pour l’autre, l’en deçà du créé, les profondeurs de l’abîme du néant, les strates profondes de la psyché, qui est aussi le matriciel originel de tout le créé. Ces interprétations différenciées, mais en réalité s’approfondissant l’une l’autre, m’ont conduite à faire l’hypothèse suivante : à l’aune de ces significations, n’est-il pas permis de s’acheminer vers une proposition de déterminations métaphysiques – il serait d’ailleurs sans doute plus juste de parler de déterminations symboliques en tant qu’idées au sens kantien du terme – de la Mère comme notre fondement de l’Être le plus sûr ?

Dans cet horizon interprétatif, tournons à nouveau notre regard vers la genèse des processus à l’œuvre dans la donation à soi de la mère, dans ce second versant de l’expérience où, donnant naissance, notre mère philosophe fait retour vers la Mère. Pour décrire philosophiquement ce qui se donne à la genèse de cette expérience de régression ou de descente dans les profondeurs de notre psyché, j’ai conduit une phénoménologie herméneutique du soi à l’épreuve du mythe (mythanalyse) – suivant l’idée que « le mythe est un rêve dont on se souvient[59] ». Pour cela, j’ai choisi le mythe sumérien d’Inanna/Ishtar et Ereshkigal, en particulier l’épisode de « La Descente d’Inanna aux Enfers[60] », notamment interprété par Sylvia Brinton Perera, psychanalyste jungienne américaine, dans Descent to the Goddess. A way of Initiation for Women (Inner City Books, 1980), traduit en français sous le titre du Retour vers la déesse[61] (Séveyrat, 1990). Ce retour symbolique vers les Mères, imagé par le récit de La Descente d’Inanna aux Enfers, conduit notre mère singulière dans un mouvement de descente dans les soubassements obscurs de notre psyché, symbolisée par le royaume des profondeurs ou Enfers, jusqu’à la remontée à la surface de la Terre, en passant par l’épreuve du dévoilement, de la mort, de la putréfaction et du sacrifice, en vue d’une re-naissance. Par la méditation et l’imagination active, la mère philosophe entreprend cet itinéraire symbolique et initiatique de retour vers les Mères. Elle se confronte au matriciel originel de tout ce qui vient à l’être, lieu des grandes polarités psychiques et cosmiques, des énergies primordiales transpersonnelles qui président à toute naissance, mort et renaissance. Elle redécouvre et se réapproprie ce qui était symboliquement « retenu » dans la Mère, à savoir une énergie et des facultés propres au Grand Cycle de la nature, qui étaient jusqu’alors projetées sur « l’archétype du Maternel ». Quant à la nature de cette énergie et de ces facultés liées au matriciel, elle n’est pas sans évoquer la hylé husserlienne ou prima materia, définie comme matière affective, chair primordiale, noyau originaire de toute individuation et incarnation. Cependant, ce matriciel originel s’étaye ici de déterminations complémentaires : non sans rapport avec les Mères, la hylé est désormais reconnue comme étant détentrice des forces numineuses de l’inconscient tout autant que de l’énergie latente du cosmos, dont la faculté serait l’instinct de réflexion et le mouvement propre, l’unité d’un double mouvement d’involution et d’évolution, matriciel originel de tout ce qui vient à naître, mourir et renaître, dont la femme qui enfante redécouvre la puissance, l’énergie et les facultés spécifiques. Une femme à l’épreuve de l’enfantement est ainsi reconduite de manière exemplaire à la genèse de tout ce qui vient à l’être, au lieu de ce matriciel, dont elle redécouvre la puissance, l’énergie et les facultés spécifiques.

Cet itinéraire nous conduit cependant à l’endroit d’un nouveau paradoxe : Husserl fait « l’hypothèse selon laquelle la hylé aurait son fond en Dieu[62] » tout en associant la hylé aux « Mères de la connaissance », dont on peut se demander si elles ne seraient pas notre fondement de l’Être le plus sûr. Dans mes travaux ultérieurs, je tente de déployer plus avant ce paradoxe : en quel sens l’enfantement aurait rapport au divin, autrement dit aurait quelque rapport avec un horizon théologique[63] ? Précisément, qu’en est-il de cette sphère originaire de toute constitution ? Est-elle susceptible de s’auto-constituer elle-même ? Ou a-t-elle elle-même son fond en Dieu ? Autrement dit, « la facticité originaire désignée comme étant la hylé elle-même a-t-elle ou non son fond en Dieu[64] ? » À cette question, Natalie Depraz apporte une analyse particulièrement éclairante : « Husserl poursuit ici [dans les Ideen I, § 58] le geste amorcé au § 51 des Ideen I qui ouvrait la possibilité d’une compréhension de la constitution du monde, de la spatialité, donc de l’incarnation phénoménologique en bref, comme principiellement dépendante quant à sa possibilité même d’un absolu nommé alors “principe théologique”. Seulement – et il est essentiel de le noter, poursuit Natalie Depraz – le lien entre fait hylétique et fait divin nécessaire n’est aucunement spécifié ici comme un lien de dérivation, de dépendance ou de fondation. Seule est faite l’hypothèse selon laquelle la hylé aurait son fond en Dieu[65]. » Ainsi, conclut Natalie Depraz, Husserl ne tombe pas dans l’illusion transcendantale de la fondation ni de la création, laissant en suspens la question de la nature des rapports entre la hylé et Dieu ; tout autant, pourrions-nous compléter, pour notre propos, que celle de la nature des rapports entre le féminin, matriciel originel de tout ce qui vient à l’être – c’est-à-dire à naître, mourir et renaître –, symbolisé par les Mères, et le divin.

En ce sens, mes analyses ne semblent pas davantage concourir à résoudre la question d’un lien de fondation entre le féminin, le fait hylétique et le fait divin ; en revanche, la question du sens d’être du féminin a bien changé de sens : elle trouve désormais sa genèse au lieu de ce matriciel originel de toute naissance du soi, du monde et du logos, autrement dit de tout ce qui vient à naître, mourir et renaître, « archi-fondation », chair primordiale (hylé), qui révèle à son tour l’existence d’un soubassement obscur qui a à voir avec les traits de caractère, les habitus, les pulsions, voire l’inconscient. Chaque femme qui enfante en redécouvre, au plus intime de soi, la puissance, l’énergie et les facultés spécifiques, symbolisées par les Mères, tant par la phénoménologie transcendantale que par la psychologie analytique.

MB : Dans votre troisième méditation intitulée « Donner naissance », vous décrivez l’enfantement comme une « expérience philosophique d’individuation et d’incarnation de soi à l’épreuve de l’autre[66] ». Pourtant, vous utilisez le terme « dé-naissance » pour parler d’une telle expérience, et celui de « désincarnation » pour qualifier le moment extrême de l’accouchement. N’est-ce pas paradoxal et, à tout le moins, contre-intuitif ?

CP : Vous avez tout à fait raison, parler de l’expérience de « donner naissance » en termes de « dé-naissance » et de « désincarnation » est une proposition à tout le moins contre-intuitive. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il m’a fallu du temps pour le percevoir, le décrire et l’énoncer correctement. Pourtant, une fois énoncée, cette proposition dit, me semble-t-il, quelque chose de très profond : le don de la naissance à un enfant implique nécessairement, pour une femme, une forme de perte de soi, ne serait-ce que parce qu’au terme de la traversée de l’enfantement, la mère ne sera plus jamais la même qu’auparavant. Natalie Depraz interrogeait déjà ce paradoxe, dans « Naître à soi-même » : « Naît-on dès lors à soi-même par la naissance mondaine d’un enfant, ne se perd-on pas aussi pour une part, voire irrémédiablement[67] ? » La philosophe s’intéresse ici tout spécialement à l’expérience de la perte dans l’acte de donner naissance en lien avec cette passivité originaire inhérente à la donation de la vie, qui recevrait son sens dans la circulation du don de la naissance sous la figure d’un contre-don, au sein d’une filiation qui se nomme générativité.

Pour ma part, comme je l’indiquais au début de notre échange, je cherchais à décrire en phénoménologue en quoi le don de la naissance à un enfant entraînait, voire impliquait une perte de soi pour la mère, qui prend une forme de régression ou de kénose. Pour ce faire, j’ai suivi, dans la deuxième méditation, « Donner naissance », la méthode génétique selon la voie de la psychologie, comme également précédemment indiqué. Selon cette voie, la psychanalyse de la maternité décrit l’accouchement comme un véritable ébranlement somatique et psychique qui peut être imagé, par exemple, par la métaphore proposée par Monique Bydlowski d’une partie de son corps qui « lève l’ancre comme un navire[68] ». L’état de sensibilité dû à la grossesse, exacerbé par l’effraction et la dilatation du corps qui accouche, suivi par l’expulsion du corps de l’autre de son propre corps, provoque chez une femme en train d’enfanter l’impression d’une perte des limites charnelle et temporelle. La représentation intime du temps se fige comme en une suspension infinie.

Cette expérience décrite et ressaisie dans une appréhension de la vie transcendantale pure donne à percevoir que le corps-de-chair interne est comme retourné en corps-de-chair externe, le dedans (lnnenleib) est au-dehors, le dehors (Aussenleib) n’a plus de limite[69]. S’agit-il là, dirait Husserl, de l’une « des transformations qui abolissent notre “individualité”, celle du moi[70] » ? Il est raisonnable de le penser, car le don de la naissance à son enfant est vécu, pour une mère, sur le mode d’une perte de soi (ipséité), forme de kénose, éprouvée comme un moment de dés-humanisation dé-corporante, au sens d’une perte des limites du corps propre et d’involution de l’individuation, autrement dit d’abolition de toute individualité. L’accouchement, ainsi vécu par une mère sur le mode d’une radicale suspension de soi, est ressaisi dans une appréhension de la vie transcendantale pure comme épochè phénoménologique. L’accouchement, tout comme l’épochè phénoménologique, correspond à un moment de déshumanisation dé-corporante[71] et prend pour une femme le sens d’une perte de soi, autrement dit, sur plan symbolique, le sens d’une dé-naissance.

Plus encore, dans ce temps du don de la naissance paradoxalement vécu, comme vous le soulignez, sur le mode d’une dés-humanité décorporante, qui prend le sens d’une dé-naissance, je cherchais la façon de décrire philosophiquement l’un de ces moments de transformations qui « abolissent notre “individualité” », éprouvés par cette femme singulière sous la forme d’une régression, sorte de reflux vers l’origine, voire l’originaire, qui se manifestait sous la forme de fantasmes, de rêves ou de symptômes. C’est ici, comme nous l’avons indiqué tout à l’heure, que la question métaphysique de l’origine ressurgit, mais cette fois-ci portée par une femme qui donne naissance.

Cherchant comment décrire en phénoménologue cette expérience de régression ou de descente dans les profondeurs de notre psyché, qui prend la forme d’un retour symbolique vers les Mères, le concept de « la transparence psychique de la grossesse[72] » de Monique Bydlowski m’a ici permis de réaliser ce passage à la frange de la rationalité philosophique dans une confrontation à ce qui lui est radicalement autre. C’est le moment où l’on passe de la troisième à la quatrième méditation ; le moment ou la phénoménologie transcendantale entre en dialogue avec la psychologie analytique, précisément où la phénoménologie herméneutique de soi entre en dialogue avec la mythanalyse.

En ce sens, le fait que le don de la naissance prenne, pour une femme, le sens symbolique d’une dé-naissance est en effet, comme vous le dites, à tout le moins contre-intuitif. Pourtant, une fois explicitée, cette proposition de sens dit quelque chose de fondamental concernant le processus de l’enfantement, tout autant que de notre humanisation. Il n’y a pas de don de la naissance sans une forme de perte de soi ; plus encore, il n’y a pas de renaissance sans une forme de mort à soi-même. Processus que l’on peut aussi décrire comme mouvement originaire du don de la naissance, dé-naissance et re-naissance.

Dans l’essai, je décris ensuite le processus de la remontée, soit celui de la convalescence de la mère et du développement de l’enfant qui, dans le creuset de leur relation primordiale, prend le sens d’une re-naissance qui est une co-naissance, voire une reconnaissance mutuelle de la mère et de l’enfant. La méditation phénoménologique permet ici de s’approcher au plus près du processus de notre humanisation et de décrire que c’est bien dans l’épanouissement des chairs, et originairement dans l’épanouissement des chairs maternelle et enfantine, que se constituent la vie symbolique et, par conséquent, l’avenir de la civilisation.

MB : La quatrième méditation trace un parallèle fort intéressant entre la phénoménologie herméneutique de soi et la mythanalyse. Ainsi, par deux voies différentes, mais complémentaires, vous soutenez qu’il est possible pour les femmes de trouver leur logos propre, à même de leur donner les mots qui leur manquent pour décrire leur expérience intime et universelle de l’enfantement, tout en leur permettant de « renouer avec le Soi[73] ». Pouvez-vous développer ce point ?

CP : Comme nous l’évoquions tout à l’heure, la métaphysique occidentale se présente comme un impossible lieu du féminin, des femmes et des mères à l’origine du Tout. Si bien que toutes les femmes qui cherchent à se réapproprier le sens d’être du féminin à la genèse de soi et du sens doivent, d’une certaine manière, comme vous l’exprimez, trouver leur logos propre à même de leur donner les mots qui leur manquent pour décrire leur expérience intime et universelle de l’enfantement.

Pour ces femmes, l’enjeu est de partir en quête de modes de rationalité qui, au sein de la tradition philosophique, auraient été oubliés ou pas suffisamment explorés et qui seraient à même de surmonter l’unilatéralité des modes de pensée-être de la métaphysique occidentale, tout entière déployée sous l’égide d’une prétendue neutralité, mais dont il a déjà été montré qu’elle est en fait profondément androcentrée. Pour relever ce défi, la phénoménologie développée par Husserl, approfondie par une phénoménologie herméneutique du soi à l’épreuve du mythe (mythanalyse[74]), m’est apparue être l’une de ces possibles voies. Précisément, qu’est-il proposé à cette femme de vivre par la méditation de ce mythe ? Ce récit, écrit sous la forme d’un poème, pose à la femme qui le médite, ainsi qu’à tout lecteur, le problème psychologique et philosophique, mais aussi historique, social et politique, des effets de l’unilatéralité de la conscience rationnelle – unilatéralité des modes de l’ego – et de sa confrontation, notamment en temps de crise, avec un mode de conscience plus primitif, instinctif et imaginatif[75] qui est en lien avec l’inconscient.

Or, cet itinéraire de descente et de remontée, d’involution ou régression et d’évolution, décrit tout à l’heure, « fait partie du schéma de maturation des femmes – c’est ce qu’Erich Neumann appelle renouer avec le Soi (l’archétype de la complétude et le centre régulateur de la personnalité)[76] ». Comment comprendre cette expression « Renouer avec le Soi[77] » ? Sa signification tend vers une réalité complexe qui est de l’ordre d’un itinéraire jamais achevé, qui se poursuit tout au long de la vie d’un individu. Cependant, l’enfantement en constitue un moment privilégié, car l’identité consciente d’une femme qui enfante est mise en crise par les puissances de vie qui agissent en elle. Il s’agit alors, pour cette femme, de « puiser dans les profondeurs davantage de ce que le Soi a retenu dans l’inconscient[78] », autrement dit de se confronter avec l’ombre du féminin dans toute son ambivalence d’énergie destructrice et créatrice, trop longtemps refoulée dans l’inconscient.

Dans le poème, Inanna symbolise l’idéal collectif des filles du père qui ont réussi dans la société patriarcale, tandis qu’Ereshkigal symbolise la puissance transformatrice du processus de la vie, déesse de la mort, du sacrifice, de la décomposition et de la renaissance. La rencontre conflictuelle entre ces deux déesses, symboles de la conscience rationnelle et d’une conscience plus archaïque, est une « réalité qui sous-tend le schéma permettant aux femmes d’atteindre la complétude[79] ». Cette polarité assumée peut nous guérir lorsque la tension vers l’idéal collectif ne suffit plus à améliorer la vie et à résoudre les conflits : la régression vers la déesse noire, symbole du matriciel originel, est source d’une énergie nouvelle et d’équilibres nouveaux. L’enjeu de cette expérience de retour vers la Mère est d’acquérir une meilleure conscience de soi, de sacrifier une identité insuffisamment différenciée et, d’une certaine manière, de reprendre à soi ce qui trop longtemps a été « retenu » dans la Mère.

Précisément, le mouvement d’ensemble de cette méditation est le suivant : il s’agit pour cette jeune mère de dé-naître de sa première identité de mère philosophe, fruit de la seule conscience transcendantale, celle de l’ego pensant – ou Je transcendantal –, en se confrontant aux manifestations de l’inconscient, pour espérer re-naître à une identité philosophique plus complète, tension vers le Soi, née de la confrontation du Je transcendantal aux manifestations de l’inconscient.

Si la proposition de sens du mythe est de faire l’expérience du « Soi », de « renouer avec le Soi », je conclus nécessairement cette méditation par une question qui concerne cet itinéraire : la redécouverte du Soi, définie comme une instance psychique au plus intime de soi-même et qui, tout à la fois, nous dépasse infiniment, serait-elle à même d’apporter aux femmes d’aujourd’hui un apaisement à leur sentiment d’errance, voire d’exil, dont les mythes, leurs rêves et leurs fantasmes se font l’écho, tout spécialement lorsqu’elles donnent naissance à leurs enfants ?

MB : De méditation en méditation, vous nous conduisez à comprendre que l’enfantement est non seulement le paradigme de la philosophie en son geste fondateur, mais, plus encore, l’expérience la plus adéquate pour penser tout ce que nous, êtres humains quel que soit notre sexe, mettons au monde : l’art et la culture par exemple. L’enfantement serait-il ainsi ce processus universel par lequel nous ne cessons jamais de naître à nous-mêmes et au monde ?

CP : Oui, je pense que tout ce que nous venons de dire permet d’avancer la thèse selon laquelle l’enfantement est un processus universel par lequel nous ne cessons jamais de naître à nous-mêmes et au monde en donnant naissance.

Au fil de cet essai, l’enfantement acquiert sa définition anthropologique fondamentale en tant que mouvement originaire du naître à soi-même en donnant naissance à un autre que soi, à partir d’un état premier d’indifférenciation. Ce processus complexe du naître, un utérus artificiel ne peut pas le réaliser, mais seulement un sujet engagé dans tout son être en devenir – corps propre, psyché ou âme, et intellect ou esprit – et en relation. Précisément, sa dynamique se déploie, avons-nous vu, dans l’unité d’un double mouvement d’involution et d’évolution (de dés-humanisation dé-corporante et de ré-humanisation, c’est-à-dire de ré-incorporation), vécu de manière immanente immédiate pour une femme qui enfante, et de manière plus médiate pour le ou les parents qui engendrent.

Partant de cette définition, il est dès lors possible de reconnaître qu’il s’agit bien d’un mouvement originaire et universel du naître à soi-même en donnant naissance, dont l’enfantement est l’expérience paradigmatique, mais qui s’éprouve aussi dans sa médiateté dans toute expérience de subjectivation sociale, culturelle, politique et religieuse. Il convient bien sûr de décrire en phénoménologue chacune de ces expériences de subjectivation afin d’en montrer les correspondances, autant que les différences avec l’enfantement. Mais d’ores et déjà, nous faisons l’hypothèse que ce qui, à chaque fois, est en jeu, c’est bien le processus jamais achevé de notre incarnation et individuation de soi, d’autrui et de la communauté humaine, soit le processus par lequel nous nous humanisons.

En ce sens, l’expérience singulière de l’enfantement acquiert sa portée universelle comme processus par lequel nous ne cessons jamais de naître à soi, à autrui et au monde en donnant naissance par différenciation de soi, de manière immanente immédiate ou plus médiate, dont l’expérience immédiate, soit le fait pour une femme de donner naissance à son enfant, est l’expérience paradigmatique.

MB : In fine, peut-on espérer qu’en se recevant elle-même de l’enfantement comme expérience matricielle qui la fonde et l’oriente, la philosophie voie s’opérer en son sein une nouvelle « révolution copernicienne[80] » féconde ?

CP : La réponse à votre question appartient à la réception de cet essai et aux suites qui lui seront données. Proposons cependant quelque élément de réponse en considérant l’apport de notre personnage, la mère philosophe : nous voyons que, par cette méditation philosophique et mythanalytique, cette femme singulière opère un véritable changement de paradigme. Elle a co-constitué le sens et le soi, c’est-à-dire le sens philosophique de l’enfantement, sa raison d’être, tout autant que son identité en devenir de mère philosophe, nouvelle figure[81] de la tradition philosophique. Par cette co-constitution, elle a pris le contrepied de la triple impossibilité qui lui était faite jusqu’alors, à savoir de penser ses enfantements autrement que dans leur seule matérialité ou de manière idéalisée ; de reconnaître et définir le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance, du monde, de l’homme et du discours philosophique ; enfin, de vivre et penser philosophiquement en tant que mère. Autrement dit, par cette reprise à soi du sens de ses enfantements et par son advenue à son identité de sujet de la philosophie, elle s’est résolument donné les moyens de déjouer le double piège paradoxal de la subordination et de l’effacement de son corps, et de sa subjectivité dans l’enfantement, tout autant qu’en philosophie.

Quant à la philosophie, elle se trouve profondément transformée par le fait même d’avoir pensé le sens d’être du féminin à l’origine de toute naissance ; d’avoir été mise à l’épreuve du retour à la subjectivité maternelle en sa genèse (fécondité maternelle) ; enfin, de s’être confrontée à ce qui lui est radicalement autre, à la frange de la rationalité, à savoir les manifestations de l’inconscient liées au matriciel originel qui surviennent à la conscience. Par cette suite d’épreuves, la philosophie renaît en effet à elle-même : elle se redécouvre originairement comme pensée de l’enfantement ; comme vous l’exprimez, elle se reçoit elle-même de l’enfantement comme expérience matricielle qui la fonde et l’oriente. En ce sens, par la redécouverte de ce qu’elle est véritablement en sa genèse, en sa structure, en son mouvement, ainsi qu’en sa finalité, la philosophie reconnaît en son sein la nécessité du sens d’être du féminin à l’origine du Tout et des femmes qui pensent en tant que mères comme sujets de son histoire, donnant ainsi naissance à une nouvelle figure de la philosophie, la mère philosophe, aux côtés du philosophe qui, jusqu’alors, ne pouvait être qu’un père.

Ce faisant, il ne paraît pas excessif de dire que l’advenue de ce nouveau personnage philosophique opère une révolution féministe de la philosophie en tant que cette dernière a été liée, depuis toujours, à une figure masculine et paternelle, révolution aussi radicale que fut, en son temps, la « révolution copernicienne » : la philosophie de l’enfantement contribue à mettre en lumière que la posture de savoir et donc de pouvoir patriarcal, soutenue par la métaphysique occidentale depuis sa genèse grecque, s’est implicitement, voire explicitement fondée sur une identification au masculin paternel et un refoulement du féminin maternel, les hommes se réservant ainsi la possibilité de penser le vivant et de constituer le monde. Pour autant, est-ce à dire que les femmes, ainsi révélées par la phénoménologie de l’enfantement, dans leur rapport intime et charnel au mouvement originaire de la vie et dans leur proximité à la fondation de toute constitution, doivent reprendre le pouvoir en faveur d’un hypothétique matriarcat ? En réalité, si la phénoménologie réalise une véritable « révolution copernicienne » en révélant qui, de l’homme ou de la femme, est premier dans l’ordre de l’expérience empirique (l’ego philosophe) et de sa fondation (le féminin maternel) comme de son mouvement originaire (l’enfantement), elle réalise aussi, me semble-t-il, un « renversement[82] ».

Expliquons-nous. Si la philosophie de l’enfantement révèle que l’enfantement est le paradigme de la philosophie, dont le féminin maternel est premier dans l’ordre de la fondation, la réduction phénoménologique nous a reconduits à une fondation plus originaire encore. En effet, à la genèse de l’apparaître de la subjectivité maternelle, nous avons été reconduits à l’originaire de l’enfantement, nommé par Husserl « archi-fondation », où l’on trouve la chair primordiale (hylé), nature primordiale qui révèle à son tour l’existence d’un soubassement obscur qui a à voir avec les traits de caractère, les habitus, les pulsions, voire l’inconscient. Ici, j’ai indiqué que Husserl forme « l’hypothèse selon laquelle la hylé aurait son fond en Dieu[83] », tout en associant la hylé aux « Mères de la connaissance », dont on peut se demander si elles ne seraient pas notre fondement de l’Être le plus sûr.

Cependant, pouvons-nous dire de quelque manière que la hylé ou prima materia, origine pré-originaire de toute naissance, est féminine ? Je forme ici l’hypothèse que la hylé ou prima materia, matière organique et psychique, est en elle-même à la fois ni féminine ni masculine et féminine et masculine. Par là même, ne pourrions-nous pas aussi former l’hypothèse que le divin est, en lui-même, à la fois ni féminin ni masculin et féminin et masculin ?

En ce sens, la phénoménologie, en tant que nouveau commencement et accomplissement de la philosophie, ruine l’autorité du patriarcat en permettant de dévoiler que la posture de savoir et donc de pouvoir masculine imite en fait le geste féminin de l’enfantement et dont le féminin est premier en termes de fondation ; et, en même temps, la phénoménologie fait apparaître qu’à la genèse de toute naissance, il y a une fondation plus originaire encore que le féminin, une « archi-fondation », hylé ou matière affective, à la fois ni féminine ni masculine et féminine et masculine. En ce sens, si la phénoménologie de l’enfantement renverse la posture de savoir et de pouvoir du masculin-paternel (patriarcat), elle ne légitime pas pour autant une posture de savoir et de pouvoir du féminin-maternel (matriarcat).

C’est en poursuivant ce chemin que la phénoménologie, comme toute la philosophie, peut espérer voir en son sein s’accomplir des transformations à même de soutenir des mutations sociétales et institutionnelles profondes. Car la philosophie qui se reçoit elle-même de l’enfantement comme expérience matricielle qui la fonde et l’oriente porte désormais en sa constitution même un potentiel de réalisation d’un monde commun, en faveur d’un autre rapport au savoir et au pouvoir partagé entre hommes et femmes, par-delà la valence différentielle des sexes[84] ; précisément, un monde commun qui discrédite définitivement la subordination des femmes, tout autant que l’effacement de leur corps et de leur subjectivité dans l’enfantement comme en philosophie, et qui se donne concrètement les moyens d’œuvrer dans ce sens.

 

***

[1] Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007, p. 95-96.

[2] Voir Natalie Depraz, Écrire en phénoménologue, « une autre époque de l’écriture », Paris, Encre marine, 1999 ; voir aussi, N. Depraz (éd.), Première, deuxième, troisième personne, Bucarest, Zeta Books, 2014.

[3] Pierre Hadot, « Conversion », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Préface d’Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 2002 [1993], p. 223.

[4] Ibid., p. 223-235.

[5] Voir Emmanuel Housset, Personne et sujet selon Husserl, Puf, coll. « Épiméthée », 1997, p. 141-177 ; « Historicité de la chair et monde de la vie selon Husserl », Kairos, Revue de philosophie, Presses Universitaires du Mirail, no 27, 2006, p. 26.

[6] Voir Clarisse Picard, « Individuation de la femme à l’épreuve de l’enfantement. Quatre méditations sur la mère », Thèse de doctorat préparée sous la direction d’Alain Cugno, soutenue au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris, le 27 septembre 2018.

[7] Voir C. Picard, « Incarnation et individuation à l’épreuve de l’enfantement », dans C. Clarisse (dir.), Incarnation, question ancienne, enjeux actuels. Approches philosophiques et théologiques, préface d’E. Falque, Paris, Éd. Classiques Garnier, coll. « Rencontres », no 520, 2021, p. 139-161.

[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « 3. Les personnages conceptuels », dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, rééd. 2005, p. 63-85.

[9] Voir C. Picard, « Penser l’enfantement dans une perspective émancipatrice ? Phénoménologie et psychanalyse », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2023/1 (no 157), p. 109-126 ; “Thinking Childbirth from an Emancipatory Perspective? Phenomenology and Psychoanalysis”, Journal of Analytical Psychology, 2023, Volume 68, Issue 5, 849-868.

[10] Voir G. Deleuze et F. Guattari, « Le plan d’immanence », dans Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 39-62.

[11] Titre éponyme du livre de Sylvie Martin, Le désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel, Montréal, Liber, 2011.

[12] L’individuation du sujet se définit alors comme l’unité de l’être dans le devenir, soit l’unité d’un développement, une genèse au sens précis, qui est toujours celle d’une monade concrète (Sur l’intersubjectivité, II), voir E. Husserl, (Hua XIII, XIV, XV) Sur l’intersubjectivité II, [1905-1935, publ. 1973], trad. N. Depraz, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2001, p. 458.

[13] Voir E. Husserl, (Hua VIII) Quatrième section « Psychologie phénoménologique, phénoménologie transcendantale et philosophie phénoménologique », dans Philosophie première, Tome II : Théorie de la réduction phénoménologique [1923-1924, publ. 1959], trad. A. L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1972, rééd. 1990, p. 197-198.

[14] « La lecture finkéene est aussi phénoménologique à un second titre : comprenant en effet la réduction [l’acte de suspension ou épochè phénoménologique] comme dés-humanisation dé-corporante et la constitution comme ré-humanisation, c’est-à-dire comme ré-incorporation, Fink re-pose à sa manière le problème de l’incarnation phénoménologique, et lui apporte de surcroît une forme de réponse. […] Il n’y a donc incarnation phénoménologique que s’il y a prise en compte de ces deux mouvements de réduction et de constitution, soit de décorporation et de réincorporation. » Voir Eugen Fink, Sixième méditation cartésienne, trad. par N. Depraz, Paris, J. Vrin, 1994, cité et commenté par N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », Tijdschrift Voor Filosofie, vol. 55, no 3, 1993, p. 514 et 515.

[15] Expression de Sylvie Martin que vous citez à plusieurs reprises, auteure de l’essai éponyme Le Désenfantement du monde, Liber, 2011.

[16] C. Picard, Philosophie de l’enfantement. Cinq méditations, Paris, Éd. Classiques Garnier, coll. « Philosophies contemporaines », no 24, 2022, p. 64.

[17] Expression de Sylvie Martin que vous citez à plusieurs reprises, auteure de l’essai éponyme Le Désenfantement du monde, Liber, 2011.

[18] C. Picard, Philosophie de l’enfantement…, op. cit., p. 64.

[19] « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », Georg W. F. Hegel, Préface aux Principes de la philosophie du droit (1820), trad. par André Kaan, Gallimard, 1940.

[20] Catherine Malabou, Changer de différence. Le féminin et la question philosophique, Paris, Galilée, p. 13-49.

[21] Voir E. Husserl, (Hua XIII, XIV, XV) Sur l’intersubjectivité II, op. cit. ; (Hua VIII) Philosophie première, Tome II : Théorie de la réduction phénoménologique [1923-1924, publ. 1959], trad. A. L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1972, rééd. 1990 ; (Hua XI) De la synthèse passive : logique transcendantale et constitutions originaires [1918-1926, publ. 1966], trad. B. Bégout et J. Kessler ; avec la collab. de N. Depraz et M. Richir, Grenoble, J. Millon, 1998.

[22] L’introduction d’une perspective générative dans la phénoménologie de l’intersubjectivité se situe au début des années 30 : « Dans un manuscrit de travail de 1933 ou 1934 publié en 2014 au tome XLII des Husserliana, l’auteur des Méditations cartésiennes évoque “les questions relatives au fait de savoir ce qu’il faut entendre à proprement parler par ‘procréation’ d’un point de vue monadique (die Fragen, was, monadisch gesehen, unter dem Titel “Zeugung” eigentlich <zu verstehen> ist)” (note 6). Un tel questionnement, qui introduit ouvertement une perspective générative dans la phénoménologie de l’intersubjectivité tout en assumant le maintien de l’orientation transcendantale de celle-ci, entre en résonance avec celui qui se déploie dans un texte mieux connu au public francophone et promis, parmi les inédits de Husserl, à un sort bien faste, à savoir le manuscrit de travail de 1933, intitulé “Téléologie universelle”, édité par Iso Kern en 1973 au tome XV des Husserliana (note 7). », Claudia Serban, « Husserl, phénoménologue de la maternité ? », dans « Sexes et genres », Revue Alter, no 30/2022, p. 16.

[23] Anne Fagot-Largeault, « Philosophie des sciences biologiques et médicales », leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er mars 2001, Collège de France, 2001.

[24] Voir, par exemple, C. Picard, « Conséquences politiques et éthiques de Philosophie de l’enfantement (Classiques Garnier, 2022) », Journées d’études « Femmes et philosophie : penser autrement ? », Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris, les 30 et 31 mars 2023 (Actes à paraître en 2024) ; ou encore C. Picard, « L’enfantement à l’épreuve des techniques reproductives : réflexions pour une éthique générative », Séminaire de recherche Éthique biomédicale « Engendrer ou créer ? Vers l’homme fabriqué ? – 2022/2024 », Collège des Bernardins, Paris, le 7 juin 2023.

[25] C. Picard, Philosophie de l’enfantement…, op. cit., p. 122.

[26] Idem.

[27] Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 2009.

[28] Ibid., p. 138.

[29] Propos recueillis dans Derrida, Film de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, musique de Ryuichi Sakamoto, Blaq out collection, Éd. Euro Zoom, 2002.

[30] Catherine Chalier, « Éthique et féminin », dans « L’indépendance amoureuse », Les Cahiers du GRIF, no 32, 1985, p. 121.

[31] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 46.

[32] Idem.

[33] Ibid., p. 95.

[34] C. Malabou, Changer de différence…, op. cit., p. 126.

[35] J. Derrida, Khôra, op. cit., p. 96.

[36] C. Picard, Philosophie de l’enfantement…, op. cit., p. 122.

[37] Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1984, p. 18.

[38] J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1997, p. 82.

[39] L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, Les Éditions de la Pleine lune, conférence et entretiens, 1981, p. 81.

[40] L. Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, op. cit., p. 15.

[41] Expression éponyme du livre de L. Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, op. cit.

[42] Ibid., p. 15.

[43] C. Malabou, Changer de différence…, op. cit., p. 153-154.

[44] Ibid., p. 157.

[45] Voir C. Malabou, « Le féminin comme anarchie », conférence donnée aux Journées d’études « Femmes et philosophie : penser autrement ? », au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris, les 30 et 31 mars 2023 (Actes à paraître en 2024).

[46] Pour un renouvellement du concept d’essence en termes de mouvement originaire, je renvoie aux travaux de C. Malabou : « L’“essence” : il y a toujours eu en réalité un malentendu sur ce terme qui, comme le montre Heidegger, j’ai déjà insisté sur ce point, n’a jamais désigné, sous la peau de la métaphysique et malgré les dogmes ontologiques, que la transportabilité des étants, jamais leur stabilité substantielle. Ce n’est pas la présence, en fin de compte, qui dit l’essence, mais l’entrée en présence, c’est-à-dire un mouvement originaire qui, encore une fois, est celui d’un change ou d’un échange […]. L’accusation d’“essentialisme” ne veut donc dire quelque chose qu’au prix d’une ignorance philosophique totale de la signification même du mot “essence”. Le débat entre essentialisme et anti-essentialisme repose sur une conception vulgaire, inculte, de l’essence. » Dans C. Malabou, Changer de différence…, op. cit., p. 153-154.

[47] Voir N. Depraz, « Naître et mourir », loc. cit., p. 89.

[48] Élodie Boublil, Individuation et vision du monde. Enquête sur l’héritage ontologique de la phénoménologie, Bucarest, Zeta Books, 2014, p. 59.

[49]  Ibid.

[50] E. Husserl, (Hua XIII, XIV, XV) Sur l’intersubjectivité II, op. cit., p. 561.

[51] Ibid., p. 506.

[52]  N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », loc. cit., p. 507.

[53] E. Husserl, (Hua IV) Idées II, op. cit., p. 372.

[54] Ibid., p. 377.

[55] Voir Viviane Thibaudier, « La notion de Grande Mère dans l’optique jungienne », dans Rencontres avec la mère archaïque, Cahiers jungiens de psychanalyse, no 57, 2e trimestre 1988.

[56] Monique Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, op. cit., p. 92.

[57] Sur « l’archétype du Maternel » dans l’optique jungienne, voir Viviane Thibaudier, « La notion de Grande Mère dans l’optique jungienne », dans Rencontres avec la mère archaïque, loc. cit., p. 5.

[58] Sur les différents niveaux du Maternel dans la psyché humaine, voir V. Thibaudier, « La notion de Grande Mère dans l’optique jungienne », loc. cit., p. 8.

[59] Voir Laura Winckler, « Introduction » dans Femme, fille de déesses : Ses visages cachés, Paris, Éd. du Huitième Jour, 2005.

[60] Nous disposons de plusieurs versions de ce récit, l’une en akkadien, l’autre en sumérien. J’ai choisi de travailler à partir de sa version sumérienne traduite en anglais par Samuel Noah Kramer (1937), puis en français par Jean Bottéro (1989), disponible en sa totalité dans Bottéro Jean et Kramer Samuel Noah, Ch. IX « Inanna/Ishtar, Martiale et voluptueuse », dans Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1989, p. 203-337 et plus spécialement p. 275 à 295.

[61] Sylvia Brinton Perera, Retour vers la déesse, trad. F. Robert, La Varenne Saint-Hilaire, Séveyrat, 1990 ; Descent to the Goddess. A Way of Initiation for Women, Toronto, Inner City Books, 1981.

[62] N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », loc. cit., p. 507.

[63] C. Picard Clarisse, « L’enfantement, un problème non théologique ? », Transversalités, vol. 166, no 3, 2023, p. 181-195.

[64] N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », loc. cit., p. 505.

[65] Ibid., p. 507.

[66] C. Picard, Philosophie de l’enfantement…, op. cit., p. 150.

[67] N. Depraz, « Naître et mourir », loc. cit., p. 97.

[68] M. Bydlowski, Je rêve un enfant. L’expérience intérieure de la maternité, Paris, Odile Jacob, coll. « Poches – psychologie », 2010, p. 106.

[69] Voir Marc Richir, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », dans L’Âme et le Corps – Philosophie et Psychiatrie, M.-P. Haroche (dir.), Paris, Plon, 1990, p. 178-179.

[70] E. Husserl, (Hua XIII, XIV, XV) Sur l’intersubjectivité́ II, [1905-1935, publ. 1973], trad. N. Depraz, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2001, p. 479.

[71]  Voir E. Fink, Sixième méditation cartésienne, trad. par N. Depraz, Paris, J. Vrin, 1994, cité et commenté par N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », loc. cit., p. 514 et 515.

[72] M. Bydlowski, « La transparence psychique de la grossesse », Études freudiennes, 32, 1991, p. 2-9.

[73] Expression d’Erich Neumann, in Psychological Stages of Feminine Development, p. 96, citée par S. Brinton Perera, Retour vers la déesse, trad. F. Robert, La Varenne Saint-Hilaire, Séveyrat, 1990, p. 12, dans C. Picard, Philosophie de l’enfantement…, op. cit., p. 206.

[74] Voir Michel Cazenave, « Qu’est-ce que la mythanalyse ? Pierre Solié et le mythe », dans La dynamique de l’âme, Cahiers jungiens de psychanalyse, no 85, printemps 1996, p. 19-40.

[75] C. G. Jung, « Des deux formes de pensée », dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, [1912, 1950], Paris, Gallimard, coll. « Livre de Poche », 1993, p. 52-87.

[76] S. Brinton Perera, Retour vers la déesse, op. cit., p. 12.

[77] Expression d’E. Neumann, in Psychological Stages of Feminine Development, p. 96, citée par S. Brinton Perera, Retour vers la déesse, op. cit., p. 12.

[78] Ibid., p. 86.

[79] Ibid., p. 161.

[80] Je fais référence ici au § p. 235 : « Révolution copernicienne » et « renversement. »

[81] G. Deleuze et F. Guattari, « 3. Les personnages conceptuels », dans Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 63-85.

[82] Voir E. Husserl, « Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature », cité par D. Franck, dans Préface de E. Husserl, La terre ne se meut pas, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Philosophie », 1989, p. 9.

[83] N. Depraz, « L’incarnation phénoménologique, un problème non-théologique ? », op. cit., p. 507.

[84] Voir Françoise, Héritier, Masculin/Féminin I. la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, rééd. 2002 ; Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.

 

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