Entretien avec Hervé Pasqua : Autour de L’icône ou la vision de Dieu de Nicolas de Cues.

Hervé Pasqua est professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis où il détient la chaire Jean-François Mattéi. Il a publié en quinze ans près d’une vingtaine de traductions de Nicolas de Cues, et est l’auteur de commentaires importants de Plotin et Maître Eckhart. Il a eu la gentillesse de répondre à nos questions, ce pour quoi nous le remercions très chaleureusement.

A : Présentation de Nicolas de Cues et état des lieux de l’édition française de ses oeuvres

Actu-Philosophia : Si j’ai souhaité vous interroger pour Actu-Philosophia, c’est parce que vous venez de publier une nouvelle traduction d’un texte de Nicolas de Cues, le De Icona, traduction agrémentée de notes substantielles1.

Nicolas de Cues (1401-1464) est un philosophe compliqué, somme toute peu connu, à la charnière du monde médiéval et de la Renaissance, que les lecteurs français ont pu découvrir grâce au volume des Œuvres traduit par Maurice de Gandillac2. Mais il fallut attendre 1986 et la traduction du Tableau ou la vision de Dieu due à Agnès Minazzoli3, pour que Nicolas revînt au goût du jour et qu’une série de traductions fût entreprise. Comment expliquez-vous cette sorte de « trou » ou de « creux » entre la traduction de Gandillac en 1942 et la reprise des traductions dans les années 80 d’un certain intérêt pour Nicolas de Cues ? Un événement philosophique rend-il compte de cet abandon et de ce retour ?

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Hervé Pasqua : Ce « trou » et ce « creux » sont dus, en grande part, à la situation de l’après guerre en France, le marxisme, l’existentialisme, la phénoménologie, vont s’imposer, occuper de plus en plus les esprits et accaparer la recherche. Les études médiévales, de leur côté, sont illustrées par la grande figure d’Etienne Gilson, qui s’attache principalement à l’œuvre de saint Thomas d’Aquin. En outre, le contexte reste dominé par le préjugé idéologique sur le moyen-âge considéré comme « obscurantiste ». Par ailleurs, l’ignorance généralisée du latin a fermé l’accès direct à l’œuvre cusaine, entre autres. Aujourd’hui, le ministère dit de l’éducation, qui se prend pour le ministère de la vérité, a résolument – on ne sait au nom de quelle haute autorité scientifique – jeté aux orties l’étude du latin et du grec ! Le désert croît, comme dit Nietzsche, et la barbarie s’étend,… Quant à ce qui explique le retour aux études cusaines et le regain d’intérêt qu’elles suscitent, il est dû à l’événement éditorial considérable que représente l’édition critique des œuvres complètes de Nicolas de Cues chez l’éditeur Félix Meiner. Elle a mis à la disposition du public le corpus entier de notre auteur, que l’on peut également consulter désormais sur l’excellent Portail Cusanus[Le portail est consultable [à cette adresse.[/efn_note]. Il faut aussi évoquer la découverte tardive, par les chercheurs français, du travail considérable déjà effectué par les chercheurs allemands – comme en témoignent les travaux de la Cusanus-Gesellschaft de Trêves – et italiens représentés par Graziella Vescovini, dont Vrin vient de publier Nicolas de Cues, L’homme, un atome spirituel.

AP : Francis Bertin publia cinq ans après Agnès Minazzoli Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés4 avant que ne paraissent les Sermons eckhartiens et dionysiens5 en 1998.

Après cette dynamique cusanienne impulsée par les éditions du Cerf, vous avez vous-même publié chez cet éditeur un livre très important de Nicolas, Du non-autre. Le guide du penseur6. Aujourd’hui, quinze ans plus tard, avec cette traduction du De Visione Dei, mais aussi de la Chasse de la sagesse, il me semble que vous en êtes à votre dix-huitième ouvrage traduit de Nicolas, à moins que je n’en oublie, entreprise qui comprend les ouvrages majeurs que sont La Docte Ignorance, le De icona, le Pouvoir-est ou encore La Paix de la foi. Ma question est donc très vaste : qu’est-ce qui pousse un historien de la philosophie à se lancer dans un tel chantier de traduction ?

HP : C’est moins l’historien, dirai-je, que le philosophe qui s’est lancé dans ce chantier. La traduction est avant tout un exercice de pensée. Traduire c’est comprendre. La traduction de l’œuvre cusain m’a permis de mieux pénétrer sa pensée et d’en offrir l’accès aux lecteurs. L’intérêt de la pensée profonde du philosophe mosellan est lié, pour ma part, à l’oubli de l’être mis à l’ordre du jour par Heidegger. La question aristotélicienne de l’être et ses développements médiévaux a été obturée et voilée par l’option hénologique qui a prévalu à la Renaissance. Nicolas de Cues a joué, en ce sens, un rôle déterminant, car sa pensée hérite à travers Eckhart, entre autres, du néoplatonisme proclusien mâtiné de dyonisisme chrétien, et débouche sur ce que j’appelle une hénologie négative, c’est-à-dire une philosophie de l’Un sans l’être, une philosophie pour laquelle l’être est de trop pour la pureté de l’Un, au point de finir par s’identifier au mal comme l’affirme Levinas. L’œuvre du Mosellan a arrêté mon attention, parce qu’elle témoigne avec profondeur de cette option fondamentale.

AP : Lorsque l’on regarde de manière panoramique les traductions françaises qui existent autour de l’œuvre du Cusain, on est frappé par la dispersion de celles-ci. D’une part, les éditeurs sont éclatés – Cerf, ICR, PUF, Manucius, Ipagine, Téqui, Payot – et d’autre part les lectures sont elles-mêmes fort dispersées si bien que certains textes sont traduits plusieurs fois tandis que d’autres ne le sont pas du tout. Je pense à La Docte ignorance, par exemple, qui a également été traduite et publiée en 2010 par Jean-Claude Lagarrigue7 et en 2013 chez Garnier-Flammarion8 par les mêmes que ceux qui avaient édité le De Possest chez Vrin portant à quatre traductions françaises le chef d’œuvre du Cusain, tandis que le très important De Coniecturis a fait l’objet de deux traductions différentes en 20119. Comment rendre compte d’un tel éclatement éditorial et de quoi vous semble-t-il être le symptôme ?

HP : Cette multiplicité d’initiatives s’explique en raison de la mise à la disposition récente des œuvres complètes, que nous avons évoquée. La publication en l’espace d’une courte durée de ces travaux en témoigne, elle manifeste également l’intérêt des chercheurs pour une œuvre fondamentale et fondatrice de la modernité. Ernst Cassirer pensait que Nicolas de Cues, plus que Descartes, est le véritable fondateur de la pensée moderne. Cet éclatement éditorial est un révélateur. Afin d’unifier la recherche, nous avons créé à Nice, dans le cadre du laboratoire de recherche du département de philosophie (le CRHI) la Société Française Cusanus. Nous y organisons régulièrement des colloques, dont les actes sont publiés dans la Collection des Philosophes Médiévaux aux éditions Peeters. Un numéro exceptionnel de la Revue Noèsis du département de philosophie a été consacré à Nicolas de Cues à l’occasion de du 550e anniversaire de sa mort sur les sources et la postérité de sa pensée. D’autres travaux sont en cours sous ma direction.

AP : Dans un article paru dans Les Études philosophiques, Jocelyne Sfez, elle-même traductrice de Nicolas, dresse le bilan des traductions parues de Nicolas de Cues et si elle loue votre usage du verbe « intelliger » dans les traductions, elle vous reproche en même temps de traduire « trop vite »10. Il est vrai que le rythme de publication de vos traductions est rapide mais n’est-ce pas l’habitude et la familiarité du traducteur qui justifient cette vélocité ? Et éprouvez-vous une forme d’urgence à traduire Nicolas ?

HP : La vie est courte, il est vrai. Ces traductions n’épuisent pas le champ de mes recherches. Comme je vous l’ai dit, il s’agit pour moi de penser avec un auteur, d’aller avec lui jusqu’au bout de sa pensée et la mettre à l’épreuve de la question qui constitue l’objet principal de ma recherche, à savoir comment comprendre le rapport entre l’Un et l’Être, entre l’Unum per se et l’Esse ipsum. L’étude de Nicolas de Cues était toute désignée à cet effet. L’Un n’est Un que s’il n’est pas. Telle est la conclusion de la première hypothèse formulée dans le Parménide de Platon, que le Commentaire du Parménide de Proclus a approfondie en exerçant une influence décisive sur le Cusain. Il n’est plus question, si jamais il en fut, de l’Esse. En héritant du néoplatonisme proclusien, pour lequel l’unité de l’Un se révèle être pure fécondité de soi, la modernité a transformé la philosophie de l’Un en philosophie du Sujet producteur de concepts. Nicolas va enrichir cette doctrine en concevant l’unité de l’Un comme Unitrinité permettant de concevoir une auto-constitution de soi de l’Un sans l’être. L’oubli de l’être est consommé. Or, il s’agit de se demander en vérité, non pas si l’Un est, mais si l’Être est un. Le sort d’une civilisation se joue sur ce genre de question…

AP : Certains termes de Nicolas sont particulièrement difficiles à traduire. Je pense au couple infernal explicatio / complicatio que vous traduisez par « explication » et « complication ». Pouvez-vous expliquer ce choix de traduction auquel on a pu reprocher de ne pas être suffisamment clairs au regard du sens que revêtent les termes d’explication et de complication en français ? Ce choix n’est-il d’ailleurs pas justifié par les jugements explicatifs de Kant qui au sens propre déplient les prédicats contenus dans les sujets ?

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HP : Le reproche (amical) de manque de clarté de cette « non traduction », apparente, est due à une méprise sur la nature de l’hénologie négative du Cusain : l’Un ne renferme rien, c’est un Pli sans contenu. Il faut s’efforcer de comprendre un auteur comme il s’est compris. Vouloir le comprendre à la lumière d’une expression telle que nous la comprenons aujourd’hui, c’est l’interpréter et la traduction devient aisément trahison. Traduire explicare par développer et complicare par envelopper laisse entendre quelque chose d’enveloppé, un contenu par conséquent. Or, le Pli ne renferme rien, il n’enveloppe rien. Tel est la cas de l’Un sans l’être. En s’ex-pliquant, il se déplie et cesse d’être un Pli, en se com-pliquant, il se replie pour se reconstituer comme Pli. Cette idée se retrouve dans l’ouvrage de Gilles Deleuze, Le pli, qui traite de la pensée de Leibniz très proche de celle de Nicolas.

AP : Un autre choix est lui aussi sensible : Nicolas emploie le mot d’ idiota pour désigner l’ignorant face aux doctes ; or le rendre par « idiot » fait plutôt écho à l’imbécile, à l’homme stupide. Pourquoi le traduire par « idiot » plutôt que par « profane » ?

HP : Idiot, en grec comme en latin, signifie ignorant, aussi bien que sot ou homme étranger à un métier, d’où la traduction possible de profane choisie par Gandillac. L’Idiot des Dialogues est en effet loin d’être un sot et moins encore étranger à tout métier, puisqu’il est un excellent fabricant d’ustensiles, en l’occurrence des cuillers en bois. En revanche, il se reconnaît ignorant et revendique même cette condition face à ses interlocuteurs : un philosophe et un rhéteur fort instruits. Or, en se reconnaissant ignorant, il se révèle d’une sagesse supérieure à ces derniers : il sait qu’il ne sait pas. Il personnifie, ainsi, la docte ignorance et se fait le porte parole de Nicolas. J’ai choisi de traduire Idiota par Idiot pour mettre l’accent sur cette personnification de la docte ignorance.

AP : Une dernière question peut-être sur le lexique. Intelligere est traduit par vos soins par « intelliger ». Que signifie exactement ce terme et comment le distinguer de « comprendre » ? Et voici une question subsidiaire : quel est le sujet réel qui intellige ? Si, en effet, comme nous le verrons dans quelques instants, vous privilégiez une approche hénologique de Nicolas, alors l’Intellect n’est pas vraiment mon intellect ; dans ce cas, qui intellige au sens propre ?

HP : Intelliger et comprendre peuvent être considérés comme synonymes et deux manières de traduire le même mot intelligere. Cependant, il m’a semblé utile de les distinguer et de faire l’usage des deux vocables pour les appliquer à la distinction que Nicolas de Cues établit entre intellectus et ratio, qui sont les deux faces de la mens. L’intellect unifie, la raison distingue. Le premier nous conduit, sur le chemin de la coïncidence des opposés, au-delà, vers l’Un où rien ne coïncide avec rien, tout est en tout ; la deuxième se situe au niveau de la multiplicité inégale du monde monadique de la dissemblance où tout s’oppose à tout.

Peut-on parler d’un Intellect commun ? La question est difficile, elle a fait l’objet de vives discussions au XIIIe dans le cadre de l’averroïsme latin contre lequel la grande voix de saint Thomas d’Aquin s’était élevée. L’enjeu était la question existentielle de l’immortalité personnelle de l’âme. L’arrivée de Gémiste Pléthon en Italie au XVe siècle avait ranimé le débat en renforçant l’opposition entre les disciples d’Aristote et ceux de Platon. Conformément à son tempérament, Nicolas suivit une ligne conciliatrice. Il reprend la question dans le De mente. Sa solution est que, puisque l’esprit infini de Dieu est « contracté », c’est-à-dire singularisé, dans l’esprit de l’homme, cet esprit peut être aussi bien celui de l’ange. Autrement dit, l’esprit peut être dans un corps sans être du corps. Ce n’est pas l’esprit qui anime le corps : c’est l’âme (cela fait penser au mécanicisme cartésien). Cette conception n’est pas sans rappeler celle de Maître Eckhart qui affirmait qu’il y a dans l’âme un « fond » qui n’est pas de l’âme.

La suite de l’entretien est consultable à cette adresse.

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Regards croisés

  1. cf. Nicolas de Cues, L’icône ou la vision de Dieu, Introduction, traduction et notes Hervé Pasqua, Paris, PUF, coll. Épiméthée, 2016
  2. Nicolas de CUES, Œuvres choisies, Traduction, introduction et notes de Maurice de Gandillac, Paris, Aubier Montaigne, 1942
  3. Nicolas de CUES, Le Tableau ou la vision de Dieu, Introduction et traduction Agnès Minazzoli, Paris, Cerf, 1986
  4. Nicolas de CUES, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, Introduction, traduction et notes Francis Bertin, Paris, Cerf, 1991
  5. Nicolas de CUES, Sermons eckhartiens et dionysiens, Introduction, traduction et notes Francis Bertin, Paris, Cerf, 1998
  6. Nicolas de CUES, Du non-autre. Le guide du penseur, Préface, traduction et annotation Hervé Pasqua, Paris, Cerf, 2002
  7. Nicolas de CUES, De La Docte Ignorance, Traduction, introduction et notes Jean-Claude Lagarrigue, Paris, Cerf, 2010
  8. Nicolas de CUES, La Docte Ignorance, Traduction et présentation Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon, Paris, GF, 2013
  9. Nicolas de CUES, Les conjectures, traduction, introduction et notes Jean-Michel Counet, Paris, Belles Lettres, 2011 et traduction, introduction et notes Jocelyne Sfez, Paris, Beauchesne, 2011
  10. Jocelyne Sfez, « Actualité de Nicolas de Cues. Publications francophones récentes », in Les Études philosophiques, PUF, 2013/4, n° 107
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).