Entretien avec Hubert Etienne autour du Cens de l’Etat : Comprendre la crise du politique par la modernité fiscale (partie I)

Acheter le cens de l’Etat.

Acheter repenser l’impôt.

Introduction : sur un thème absent de la philosophie politique contemporaine 

Actu-Philosophia : Hubert Etienne, vous enseignez à l’ESCP, à HEC ainsi qu’à Sciences-Po ; vous êtes spécialiste de philosophie morale et politique, et si nous avons souhaité nous entretenir avec vous, c’est en raison de la publication d’un ouvrage consacré à la question fiscale, ouvrage intitulé Le cens de l’Etat[1] qui constitue à la fois une rapide esquisse de l’histoire française de l’impôt, une analyse du consentement fiscal, et un plaidoyer en faveur de l’impôt volontaire.

Or, le fait est que, dans la philosophie contemporaine, les questions fiscales sont relativement peu traitées aux notables exceptions de Peter Sloterdijk et son Repenser l’impôt[2], traduit en français, et plus récemment de Philippe Nemo et sa Philosophie de l’impôt[3] dont nous avions d’ailleurs rendu compte.

Nonobstant ces exceptions, c’est un fait que la question fiscale intéresse peu de nos jours la philosophie politique – et morale – et c’est là quelque chose de déroutant puisqu’elle constitue l’élément concret sans lequel aucune action politique ou publique n’est possible. Si tout est aujourd’hui objet d’une déconstruction, l’impôt et sa logique post 1945, lui, semble immunisé contre une telle entreprise. Comment expliquer une telle désaffection de la philosophie politique contemporaine à l’endroit des questions fiscales et est-ce selon vous en vue d’éviter d’exhiber les préjugés sur lesquels repose l’impôt contemporain que s’impose un tel silence ?

Hubert Etienne : Pourquoi les philosophes boudent-ils l’impôt ? Vous avez raison de poser la question ! En effet, les réflexions à son sujet qui avaient innervé la pensée des philosophes politiques se sont estompées après Proudhon, pour n’être reprises qu’un siècle et demi plus tard par Sloterdijk, Nemo et moi-même – il faut aussi mentionner les excellentes analyses de l’historien Nicolas Delalande[4]. Les philosophes classiques vivaient un bouleversement qui déboucha sur la Révolution, réouvrant ainsi l’horizon des possibles après une longue période monarchique. Dans cette effervescente intellectuelle, et avec l’avènement d’un Etat démocratique qui restait à construire, il est naturel qu’ils se soient intéressés à la contribution des nouveaux citoyens.

Au cours du XXe siècle, les deux grandes guerres, la mondialisation et son multiculturalisme, puis la justice sociale se sont imposées comme les grands thèmes de la philosophie politique, au point que l’on en a oublié l’impôt. De nos jours, ce sont encore ces enjeux qui monopolisent l’espace universitaire et on a abandonné aux économistes les questions relatives à l’impôt, pour en faire des débats d’ingénierie fiscale qui opposent à la caricature libéraux et socialistes. L’impôt est devenu un tabou que l’on ne peut plus évoquer autrement que du point de vue des quotités, que certains voudraient baisser et d’autres augmenter pour certaines catégories de citoyens. J’attribue cette traversée du désert à des facteurs historiques d’une part, à une forme d’abnégation d’autre part, eu égard à une fiscalité désormais perçue comme inexorable, et, enfin, à un contexte universitaire dans lequel il ne fait pas bon questionner le dogme socialiste.

AP : Votre ouvrage, qui s’ouvre justement sur la rumeur de la création sous le quinquennat de François Hollande d’une invraisemblable taxe sur les loyers fictifs, investigue l’effondrement du consentement fiscal et de sa visibilité, tout en présentant ainsi l’enjeu central :

« L’enjeu de cet ouvrage consiste à analyser les causes d’une telle évolution, afin de comprendre comment la propriété érigée en 1789 en droit naturel sacré a pu se métamorphoser en une forme de mainmorte démocratique, de sorte que l’annonce d’un impôt sur les revenus inexistants (quel que soit le degré de véracité de cette rumeur) puisse paraître crédible aux yeux d’un peuple[5]. »

Mais, de fait il charrie plusieurs aspects de la question fiscale, depuis l’étymologie du mot « impôt » jusqu’à son histoire française, en passant par des analyses d’ordre économique et politique, l’ouvrage s’achevant d’ailleurs par un édifiant appendice analysant les élections législatives de 2017 visant à établir avec quel pourcentage réel du corps électoral les députés français avaient été élus. Cela permet un riche va-et-vient entre la théorie et la réalité empirique et évite l’enfermement dans le ciel des idées, mais crée également une ambiguïté : à quel registre appartient votre ouvrage ? Est-ce un livre de philosophie politique, d’histoire des idées, ou un essai général tournant autour de la question fiscale ?

HE : Votre question touche à l’évidence un point important car on me la pose souvent. Pourtant, je peine toujours à la comprendre. Cela revient à se demander ce que cela signifie être philosophe aujourd’hui. S’il ne s’agissait que d’entretenir des rats de bibliothèque dans une tour d’ivoire universitaire pour ruminer des textes antiques et descendre, à l’occasion, dans un amphithéâtre pour y prêcher le produit d’une pensée solipsiste, alors l’argent public serait bien mal dépensé. De fait, la plupart des philosophes actuels, notamment en France, peinent à s’ouvrir à la transdisciplinarité et certains d’entre eux me reprochent de trop revenir au réel. Mais avant d’avoir éclaté le savoir en sous-disciplines, c’est bien à une connaissance générale du monde sous ses divers aspects que visaient les penseurs.

Aristote écrivit sur l’âme et la morale comme sur les plantes et les animaux. Grand philosophe moral, Adam Smith est aussi le père de l’économie politique et, aujourd’hui encore, les philosophes les plus intéressants sont ceux qui jonglent entre les disciplines, à l’instar d’un Jean-Pierre Dupuy, d’un Olivier Rey ou d’un Dominique Lestel. Foucault n’est intéressant que parce qu’il se rendit dans les hôpitaux et les prisons pour penser le réel tout contre lui. Il ne faut donc pas hésiter à parler de ce livre comme d’une monstruosité au sens que René Girard donnait à ce terme, à savoir comme un mélange de formes que le système culturel tend à séparer. Il me semble que les philosophes ne sont pertinents que si leur pensée se nourrit des celle des sociologues et des historiens, des économistes et des informaticiens, car créer des connaissances dans des domaines séparés c’est créer des connaissances qui séparent les hommes, c’est-à-dire des connaissances contraires à leur fonction. Il faut bien sûr s’autoriser à penser au-delà du réel pour imaginer ce qui pourrait être et c’est ainsi que l’on transforme le réel. Mais, ce faisant, il convient de prendre gare à ne pas se perdre dans la circularité des idées.

AP : Un élément frappe dans l’ouvrage, c’est le fait que vous vous concentriez sur le cas français, sans pour autant procéder à des comparaisons. Mais, de ce fait, on ne voit pas apparaître par contraste ce qui singularise la situation française à l’égard de l’impôt. Qu’est-ce qui distingue selon vous le cas français des autres pays en matière fiscale ? C’est là une question fondamentale parce que l’idée que l’impôt ait muté après 1945 avec l’apparition d’un Etat providence n’est pas spécifiquement française ; cela s’observe dans de très nombreux pays. Qu’est-ce qui, donc, dans une mutation commune, singularise quand même la France, à supposer que quelque chose la singularise en la matière ?

HE : D’un point de vue historique et législatif, je me suis limité au cas français par souci de précision et de concision. Nonobstant, la plupart de ces réflexions s’appliquent aux autres Etats occidentaux. Les penseurs contractariens français et anglais ont développé des théories qui ont structuré les régimes occidentaux, à mesure que l’esprit révolutionnaire s’est diffusé, et la mondialisation a accru ce mimétisme. La TVA inventée en France fut ainsi copiée dans la plupart des autres Etats et la doctrine Law and Economics, développée aux Etats-Unis mais qui hérite du rationalisme hobbesien, se diffuse aujourd’hui sur le vieux continent.

A l’origine de ce livre se trouve une question simple : comment expliquer qu’un think tank proche du pouvoir puisse proposer une mesure aussi éloignée du sens commun qu’une taxe sur des loyers dits fictifs ?  C’est à cette question que j’ai tenté de répondre en reconstruisant une évolution des cadres de pensée politique au cours de la modernité et cette réflexion débouche sur le développement d’un paradigme rationnel qui finit par se perdre. Ce paradigme n’est pas l’apanage de la France ; il résulte d’une dynamique mondiale et constitue le cœur du problème de notre modernité.

 

A : Impôt-échange et impôt-générosité

AP : Dans son ouvrage Philosophie de l’impôt, Philippe Nemo avait schématisé les différentes conceptions fiscales en les ramenant à une opposition binaire. Il y aurait d’un côté la conception libérale de l’impôt liée à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, pour laquelle l’impôt est la contribution financière que le citoyen apporte à l’État pour lui permettre d’assurer l’ordre public et de fournir à la population les biens et services collectifs essentiels : l’impôt est dans ce cas le fruit d’un contrat rationnel même s’il est rarement explicité. A l’opposé de cette vision, se dresse la conception socialiste pour laquelle la collectivité est virtuellement propriétaire de toutes les richesses existantes, « les particuliers n’en étant que les allocataires potentiellement abusifs. Dès lors, l’impôt n’est plus le paiement d’un service rendu, il est la sanction que vaut à quelqu’un le fait de posséder plus de revenus ou de patrimoine que d’autres, ou plus ce que l’autorité juge convenable[6]. » Reprenez-vous cette dichotomie entre deux approches de l’impôt et peut-on associer la fiscalité antérieure à la modernité à l’une des deux approches ?

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HE : Je rejoins Nemo sur ces manières d’appréhender l’impôt mais ne crois pas qu’il faille y voir une opposition binaire ; il s’agit plutôt d’une évolution paradigmatique qui s’explique par des éléments historiques. L’impôt-échange renvoie à la logique des prémodernes, notamment défendue par les philosophes contractariens jusqu’à Proudhon. Au cours du XIXe siècle, la statistique se développe pour soutenir la gouvernementalité de l’Etat de police et ses résultats renversent la responsabilité associée à certains fléaux : ce n’est plus l’hérédité mais la condition sociale qui détermine les vices dont les pauvres sont affectés. En d’autres termes, ce n’est plus l’individu mais la société qui est rendue responsable des maux de certains et elle doit donc s’employer à corriger cette injustice. C’est ainsi que naît l’impôt-générosité – dont le nom est bien mal choisi comme le répète Léon Bourgeois.

C’est encore le développement de cette gouvernementalité identifiée par Foucault qui conduit l’Etat à se croire aujourd’hui légitime pour administrer les agrégats économiques au mépris des droits individuels, le bien commun étant désormais assimilé à une économie saine. En associant la puissance de l’Etat à la force de son économie, on a fait de cette dernière le moyen de toutes les fins. Si le raisonnement n’est pas erroné, il nous pousse à prendre le moyen pour la fin, soit à céder à ce qu’Ivan Illich appelait la logique du détour. Or, cette logique est contre-productive et c’est elle qui corrompt nos Etats modernes.

AP : Un élément qui m’a frappé dans la rapide esquisse que vous dressez des périodes antérieures à la modernité est la relative absence des révoltes fiscales. Or, que ce soit à Rome avec les bagaudes, en France avec les jacqueries, ou encore la célèbre révolte de 1382 profitant de la jeunesse inexpérimentée de Charles VI, les exemples de révolte fiscale ne manquent pas. Pourquoi n’avez-vous pas souhaité analyser de près la récurrence des révoltes fiscales, leur point commun (on les juge souvent désorganisées) mais aussi leur échec quasi-systématique ?

HE : Les révoltes furent effectivement nombreuses, Jean Nicolas en dénombrant 8 528 en France entre 1660 et 1789, dont près de 40% pour des motifs fiscaux[7]. N’étant pas historien, je ne m’estimais toutefois pas légitime à les commenter. Ce qui m’a semblé plus pertinent dans l’optique de ce livre, c’est de constater que ces révoltes qui participaient d’un système de communication entre l’Etat et les citoyens se sont progressivement raréfiées. L’opposition à la collecte de l’impôt est légalement sanctionnée et le développement de l’administration fiscale en a peu à peu éteint les possibilités. L’impôt est aujourd’hui prélevé à la source ; il est saisi sur les salaires et les comptes bancaires de ceux qui s’y refusent. A moins d’être suffisamment aisé pour avoir accès à des pratiques d’évasion fiscale sophistiquées, on ne peut plus s’y opposer ; c’est-à-dire que l’on ne peut plus y consentir.

AP : Je reviens si vous le voulez bien à la rupture qu’introduit la modernité et qui, au lieu de partir d’un cadre politique naturel et donné, construit ce dernier depuis l’individu et son consentement. Il en découle que les théories contractualistes, que vous appelez contractariennes, ne peuvent penser l’impôt que depuis le consentement du citoyen qui, par un calcul d’intérêt, accepte le coût de l’impôt parce qu’il en retire un bénéfice jugé supérieur. C’est là l’approche de Smith, de Turgot, de Mirabeau, et même de Proudhon et qui peut se laisser penser comme un impôt d’échange. Mais cette approche de l’impôt ne revient-elle pas à faire de l’Etat un prestataire de services, et à dépolitiser ce dernier ? A vrai dire, je me demande de plus en plus en quel sens les théories contractualistes sont des théories authentiquement politiques et non de simples théories de l’intérêt individuel, n’acceptant la société qu’en tant qu’elle est nécessaire à l’accomplissement de l’intérêt individuel. Dans cette optique, la vision contractualiste de l’impôt serait la métonymie depuis laquelle se révèlerait le caractère non politique des théories contractualistes.

HE : J’abonde dans votre sens et il faut alors se demander ce que l’on entend par politique. Carl Schmitt y voyait la distinction entre l’ami et l’ennemi, c’est-à-dire la capacité de situer la limite entre le dedans et le dehors de la communauté, ou encore la distinction morale entre le bien et le mal pour qualifier la violence comme légitime envers certains et illégitime envers d’autres. Max Webber ne dit pas autre chose quand il attribue à l’Etat le monopole de la violence physique légitime et c’est encore Gérard Mairet qui nous donne la meilleure définition du souverain comme le « maître des définitions[8] ». Le girardien que je suis ne voit dans ces discours que la perpétuation des logiques du religieux archaïque, lesquelles permettaient aux sociétés primitives d’organiser le social autour d’institutions distinguant la bonne violence de la mauvaise. A suivre René Girard, on efface les distinctions entre politique et religieux : il y a des hommes qui ne peuvent se réaliser qu’ensemble et qui, pour y parvenir, se dotent d’institutions organisant leurs relations.

Les économistes libéraux classiques ont pensé que ces institutions devaient être celles d’un Etat régulateur minimal, capable de mettre en place les conditions dans lesquelles un ordre spontané pourrait émerger. La logique d’une auto-organisation partielle est la bonne, mais elle doit reposer sur les mécanismes des désirs qui échappaient à ces économistes et qu’un Girard ou un Thorstein Veblen mirent en évidence. Puisque les individus n’ont d’intérêts qui ne leur soient intimés par la société, il faut donc des institutions qui prennent en charge le mécanisme d’auto-transcendance du social et dont le but consiste à organiser la concurrence des désirs autant qu’à tenir en échec la violence. En dernière analyse, et comme le résume fort bien Mark Anspach, le rôle de l’Etat est de permettre la réciprocité positive et de neutraliser la réciprocité négative.

AP : Vous proposez une analyse assez subtile du rapport à la propriété privée, et des ambiguïtés que contient la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. S’il est vrai que la propriété est placée dans l’article 2 parmi les quatre droits fondamentaux, et qu’elle est qualifiée dans l’article 17 d’ « inaliénable et sacrée », il est également vrai que le même article en refuse le caractère absolu puisqu’elle est subordonnée à l’utilité publique. De là le cas très étrange d’un droit naturel, inaliénable, sacré, mais relatif. En tant que droit sacré, y porter atteinte est un sacrilège, et en même temps l’article 17 prévoit les conditions dans lesquelles le sacrilège est souhaitable, voire nécessaire, ce que vous appelez ironiquement « l’aliénation des droits inaliénables ». Comment comprendre cet article 17 ? Est-il contradictoire ou essaie-t-il de sauver la dimension politique de l’utilité commune sur la base de droits individuels ? Ne tente-t-il pas à cet effet une entreprise désespérée ?

HE : Tout est ici affaire de nuances et renvoie à ce qui sépare, dans la pratique, la norme de l’exception. Puisque c’est l’Etat qui crée la propriété en garantissant les possession de chacun, celle-ci pourra donc être provisoirement suspendue pour assurer la préservation de l’Etat – car si l’Etat est défait, la propriété l’est aussi. Mais l’article 17 ne parle pas d’« utilité publique » ; il ouvre la possibilité d’une violation partielle de la propriété, «  lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Or, dans le cas des procédures d’expropriation pour cause d’utilité publique que je développe dans le livre, il ne s’agit plus de nécessité mais d’utilité dont parle la loi de 2001[9]. Ce glissement sémantique est important car, si nécessite et utilité sont tous deux des concepts très relatifs, le second est nettement plus facile à mobiliser que le premier. A invoquer l’utilité publique, on peut tout justifier car on trouvera toujours une raison de violer les droits d’un individu au profit de la communauté.

AP : Vous analysez l’effritement de la propriété privée en tant que droit, et vous évoquez à son sujet un droit « absolu » qui se serait délité :

« Il résulte de ce qui précède que le droit absolu de propriété, sauf nécessité extrême, est peu à devenu un droit toléré, aussi longtemps que les services publics n’ont pas l’utilité de le défaire. De plus, la montée en puissance des justifications scientifiques appuyant l’utilité d’une imposition de plus en plus directe (revenu, capital, taxes de succession) ainsi que le recours à des taux progressifs témoignent bien d’une soumission du droit de propriété à la notion d’utilité publique, non plus sous régime d’exception (propriété assurée sauf en situation de nécessité extrême) mais de façon constante (mobilisation publique permanente des biens privés afin qu’ils participent activement à l’intérêt général).[10] »

Mais en quel sens la propriété était-elle absolue puisqu’elle fut dès la DDHC subordonnée à la nécessité publique ? En ce sens, ne faut-il pas plutôt parler d’un « sacralité originellement relative », aussi étrange soit ce concept ?

HE : La subtilité de la DDHC est que la propriété n’est pas subordonnée à une clause d’utilité publique, mais à la subsistance de l’Etat qui est la condition même d’existence de la propriété. En d’autres termes, la nécessité publique est à la DDHC ce que l’état d’urgence est à la constitution (art. 16), mais dans un sens plus fort : c’est un régime d’exception qui viole temporairement les droits individuels au nom de leur préservation. Or de nos jours, le concept d’utilité publique a été substitué à celui de nécessité publique et l’objectif de préservation de l’Etat a dérivé vers celui du renforcement de sa puissance, c’est-à-dire de sa force militaro-nucléaire et de son économie, la compétition économique ayant pris le relais ordinaire des conflits armés. Le problème n’est donc pas de conditionner la propriété à la survie de l’Etat mais d’étendre de manière quasi-illimitée ce que cette survie implique. Il tient en la sortie de la limitation de la propriété d’un régime d’exception pour entrer progressivement dans celui de l’ordinaire.

D’aucuns m’ont qualifié de philosophe libéral, mais je ne crois pas satisfaire à ce que cela signifie pour eux car je ne cherche pas à défendre mordicus la propriété. La propriété est un moyen pour organiser les rapports sociaux, certainement pas une fin en soi. Je me contente d’appeler à ce que l’on mette en accord les textes avec leur pratique et que cette mise en conformité s’accompagne d’une réflexion collective car, aujourd’hui, notre pratique de la démocratie est contraire aux textes sur lesquels elle prétend se fonder. Pour être très clair, de nombreuses lois fiscales sont anticonstitutionnelles ; il faut alors changer les lois ou la constitution.

AP : Oui ; c’est ainsi que sont d’ailleurs menées vos analyses autour de la substitution d’une justification à une autre pour légitimer le droit de propriété. Inscrite dans les droits naturels en 1789, elle glisse progressivement vers une approche utilitariste qui estime que la propriété n’est légitime que si elle contribue de la manière la plus efficiente à l’utilité commune, glissement que vous synthétisez par le passage de la nécessité à l’utilité publique. Je vous cite :

« Le légitime propriétaire d’un bien n’est dès lors plus celui qui en a fait l’acquisition légale, mais celui est capable d’en maximiser l’usage pour produire de l’utilité publique, c’est-à-dire de la consommation : le droit de propriété se résume à un droit de cession rapide[11]. »

Le fait est que la logique du calcul du coût d’opportunité pour l’Etat n’est pas celle de 1789, et qu’il y a donc deux manières d’envisager l’utilité commune : celle de l’article 17 limite la propriété privée lorsque celle-ci entrave un projet commun. En revanche, l’approche utilitariste délégitime les propriétaires qui ne font rien de ce qu’ils possèdent, qui ne maximisent pas pour le plus grand nombre le gain que leur procure leur bien, ce que l’on observe fort bien dans les actions concertées des lobbies contre les biens immobiliers inoccupés, comme si la logique même de la propriété consistait non pas à exprimer un droit fondamental mais à servir à autrui.

Or, si vous montrez fort bien la présence d’une « morale publique fondée sur une doctrine économique utilitariste[12] », on est en droit de se demander pourquoi et comment un tel glissement vers l’utilitarisme a eu lieu, alors même que le jusnaturalisme de 1789 semblait emprunter une légitimation fort différente de la limitation de la propriété privée.

HE : C’est Foucault qui répond le mieux à votre question, lui qui avait bien distingué deux logiques concurrentes entre les jusnaturalistes et les économistes libéraux. Les premiers faisaient de la propriété un droit naturel et absolu car il s’agissait pour eux de préserver les individus des ingérences du pouvoir, comme le régime monarchique avait pu en manifester. Les seconds voyaient la propriété comme une condition nécessaire pour que les individus développent une économie de marché : leur désir d’enrichissement déployé dans un marché de libre concurrence, régulé par un Etat minimal, permettrait ainsi à ce dernier de se renforcer. Pour eux, la propriété n’est donc pas une fin mais un moyen ; un moyen au service de la raison d’Etat selon une logique circulaire faisant de la puissance de l’Etat la seule fin de l’organisation politique de la société.

AP : Mais dans ce cas, n’est-ce pas dire qu’une économie de marché par laquelle les agents visent leur enrichissement se confondrait avec l’utilitarisme ?

HE : Dans un régime anarcho-capitaliste, c’est effectivement l’utilitarisme qui prête son dogme à l’économie de marché et ceci indépendamment du niveau de régulation du marché, puisque sa normativité opère dans l’esprit même des agents chez lesquels toute autre mode d’intelligibilité du monde tend à disparaître.

Mais l’ère du numérique consacre celle de l’attention comme régime de pouvoir et elle répond à des logiques plus sophistiquées que celles de l’argent. Celui qui développe un capital d’attention collective acquiert un pouvoir immense qui lui permet d’influencer ses semblables, mais peut aussi le désigner comme victime d’un sacrifice collectif. C’est ce qui me fait dire, dans mon prochain livre consacré à l’économie de l’attention pensée sous le prisme girardien, que l’individu le plus adapté au sens darwinien à l’ère numérique est un caméléon ; c’est celui qui développe la capacité de mobiliser l’attention collective à son profit, autant que de s’en extraire à point nommé.

AP : Une des choses très concrètes qui montre la fragilité du droit de propriété est le fait que l’on doive s’acquitter d’impôts et de taxes pour avoir le droit d’habiter ce que l’on possède. La détention même d’un bien, et son usage, sont subordonnés à des conditions fiscales qui semblent indiquer que la puissance publique tolère la propriété privée et son usage plus qu’elle ne le garantit. A cet égard, vous établissez une analogie avec le système féodal et la fameuse mainmorte :

« De plus, bien que supposé propriétaire de ses biens et donc détenteur de leur pleine propriété, l’individu doit toujours s’acquitter de taxes pour l’achat, la détention, la cession ou la transmission de ce qu’il possède, rapprochant par là même la propriété moderne de la mainmorte féodale[13]. »

N’est-ce pas dire qu’il existe au fond deux propriétaires ? Il y aurait le « propriétaire explicite » que mentionne le titre de propriété, mais aussi l’implicite – l’Etat – auprès duquel on s’acquitte d’une certaine somme pour avoir le droit d’être le propriétaire explicite de biens privés, le propriétaire implicite étant au fond une sorte d’arbitre examinant l’usage qui est fait des biens et les redistribuant au gré de l’utilité commune.

HE : Absolument ; il y a un propriétaire (l’Etat) et un gestionnaire de biens (l’individu). Nemo note à ce titre un passage décisif lorsque l’Etat cesse de déterminer le montant des impôts à partir de ses besoins de financement et commence à ponctionner une partie de la richesse totale créée par sa population, quels que soient ses besoins. En finance d’entreprise, on appelle cela un actionnaire, et l’actionnaire, c’est le propriétaire de l’entreprise dont les dirigeants ne sont que des gestionnaires.

Entretien avec Hubert Etienne autour du Cens de l’Etat : Comprendre la crise du politique par la modernité fiscale (partie II)

 

[1] Hubert Etienne, Le cens de l’Etat. Comprendre la crise du politique par la modernité fiscale, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

[2] Peter Sloterdijk, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique, Traduction Olivier Mannoni, Libella, Maren Sell, 2012.

[3] Philippe Nemo, Repenser l’impôt, Paris, PUF, 2017.

[4] Cf. Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt, Paris, Seuil, 2014.

[5] Hubert Etienne, Le cens de l’Etat, op. cit., p. 13.

[6] Philippe Nemo, Philosophie de l’impôt, op. cit., p. 15-16.

[7] Nicolas, Jean, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661‐1789, Paris, Seuil, 2002, p. 36.

[8] Gérard Mairet, Le Principe de souveraineté, Histoire et fondements du pouvoir moderne, Paris, Gallimard, 1996, p. 49.

[9] Art. 23, loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001.

[10] Le cens de l’Etat, op. cit., p. 55. Nous soulignons.

[11] Ibid., p. 56.

[12] Ibid., p. 59.

[13] Hubert Etienne, Le cens de l’Etat, op. cit., p. 82.

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).