La naissance au principe
Frédéric Jacquet est l’auteur de trois importantes monographies, sur Mikel Dufrenne (Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne, Mimésis, 2014), Jan Patočka (Patočka. Une phénoménologie de la naissance, CNRS Éditions, 2016) et Henri Maldiney (La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, Classiques Garnier, 2017). En 2018, il publie Métaphysique de la naissance (Peeters), ouvrage dont la profondeur et l’ambition le situent d’emblée au rang des chefs de file de la nouvelle génération des phénoménologues français et dans lequel il développe sa propre élaboration philosophique d’inspiration phénoménologique. Le livre que nous présentons ici, Naissances (Zeta Books, 2020), en constitue le prolongement, lequel sera suivi d’un second prolongement intitulé Renaissances.
Le travail de Frédéric Jacquet s’inaugure de la décision de « mettre la naissance au principe »[1], de ressaisir les termes de la corrélation intentionnelle ou phénoménologique, l’homme (ou « l’ego ») et le monde, à partir de la notion de naissance. Il s’agit d’accomplir la philosophie en phénoménologie, et la phénoménologie en phénoménologie de la naissance. Le raisonnement s’initie donc sur la base de tout commencement phénoménologique véritable, par (1) la description d’une attitude naturelle, (2) l’effectuation d’une épochè et (3) la réalisation d’une réduction. (1) L’attitude naturelle contestable est celle de la tradition philosophique ; elle se caractérise par « le refoulement du mouvement », par la pétrification du monde, devenu essence, et de l’existence, transformée en subjectivité transcendantale[2]. (2) Là-contre, Frédéric Jacquet oppose « une épochè natale » qui vise à suspendre cette attitude naturelle et en particulier la soumission de la réalité, mouvante et sans pourquoi, aux principes d’identité et de raison suffisante[3]. La « natalité » qui vient ici qualifier l’épochè est à entendre comme une attention au changement, comme le refus de subordonner par avance la mobilité à l’immobilité, le devenir à l’être, le naissant au né, bref comme le devoir de rendre compte philosophiquement de la phénoménalité. (3) L’épochè natale permet ainsi de reconduire le monde et l’ego à leur figure originaire, c’est-à-dire originairement processuelle. Plus exactement, la phénoménologie de la naissance donne lieu d’une part à une archéologie dont le volet cosmologique étudie le monde entendu comme « Natalité éternelle » et le volet métaphysique l’apparition de la vie au sein du monde et d’autre part à une anthropologie qui examine l’ego humain compris comme « éclosoi »[4]. En un mot, on pourrait affirmer que le geste fondamental de Frédéric Jacquet consiste à préciser davantage, en termes de « naissance », de « natalité », de « natal », de « natif »…, ce Devenir ou ce Mouvement, finalement abstrait, en lequel toute une tradition de la phénoménologie, représentée notamment par Patočka, Dufrenne ou Barbaras, voit l’essence même de la réalité. Il n’est plus seulement question de soutenir que le monde devient, mais qu’il naît et fait naître, ni que le sujet se meut, mais qu’il éclot.
La vie comme événement
Le cheminement théorique est le suivant : l’examen commence par régresser des vivants au monde (archéologie cosmologique et métaphysique), avant de progresser du monde à l’homme (téléologie anthropologique)[5]. Le mouvement régressif vise à saisir l’être décorrélé du monde et le sens – ou plutôt le non-sens – de l’avènement des vivants à partir du monde, tandis que le mouvement progressif cherche sur cette base à reconquérir le sens d’être du vivant humain. Frédéric Jacquet a développé son archéologie cosmologique et métaphysique dans Métaphysique de la naissance[6]. La première section du premier chapitre de Naissances en reprend brièvement les acquis, établissant premièrement que le monde est « une réalité processuelle synonyme d’une fécondité de mouvements que rien n’épuise »[7] (thèse centrale de la « cosmologie de la naissance ») et secondement que l’avènement des vivants relève d’une « anarchie événementiale » (thèse de la métaphysique[8]). Frédéric Jacquet hérite dans les deux cas de Patočka. Il retient de l’auteur tchèque la thématisation du monde comme « devenir ontologique » et sa conception de l’advenue des vivants comme procédant d’une « dissolution » ou d’une « expulsion ». Sur ce dernier point, le raisonnement de Frédéric Jacquet peut être reconstitué comme suit : si l’apparition de la vie est un événement, c’est en raison du fait qu’apparaissent dans le monde des mouvements – des mouvements phénoménalisants – qui rompent avec les mouvements produits par le monde et qui introduisent ainsi un nouvel ordre de mobilité. Frédéric Jacquet écrit : « L’absence de cette puissance phénoménalisante dans le monde signifie qu’il ne saurait produire les vivants qui le perçoivent.[9] » Si le monde donne lieu à des mouvements autres que phénoménalisants et s’il existe des mouvements phénoménalisants, alors ces mouvements phénoménalisants ne sont pas ce que le monde fait arriver, mais ce qui lui arrive. « Le monde est un tissu homogène, il enveloppe des mouvements incessants, mais les mouvements de la vie sont autres car ils sont phénoménalisants et, comme tels, dépassent les possibles du monde lui-même.[10] » Parce qu’ils sont inattendus, non inscrits dans le programme de l’être, les étants doués de cette puissance phénoménalisante, c’est-à-dire les êtres vivants, sont donc fondamentalement des « étrangers » pour le monde, des étrangers au sein du monde[11].
Cette entente du vivant comme étranger est décisive pour la suite du propos en cela que toute l’existence humaine, enfantine comme adulte, peut être comprise comme une quête de familiarité avec le monde, Frédéric Jacquet parle de « pulsion d’immanentisation », ou comme une tentative pour transformer la Welt en Umwelt – pour s’exprimer comme Heidegger – ou l’Allon menaçant en Terre-Mère bienveillante – pour s’exprimer comme Erwin Straus. Tel est le sens de la consolation, admirablement étudiée au chapitre 5. La consolation se laisse décrire du côté du consolant par des gestes (d’enveloppement) et du côté du consolé par un besoin, celui d’être désiré, d’avoir une raison d’exister. Consoler, envelopper, faire preuve de tendresse, vis-à-vis de l’enfant, vis-à-vis de l’aimé, c’est permettre à cette partie séparée du monde de faire corps avec, de re-fusionner sans fusionner véritablement, de s’unir au monde sans cesser d’en être séparé. « Lors des angoisses primitives (…), l’enfant a le sentiment de chuter, d’être étranger au monde au sein duquel la naissance le jette. La consolation dépend alors des caresses enveloppantes qui lui sont adressées, et dans les premiers instants de la naissance, placer sa main sur le dos de l’enfant, ou un tissu enveloppant, lui donne le sentiment de l’enveloppement intra-utérin. Consoler, c’est toujours envelopper, non pour dissimuler, mais bien pour contenir, et l’amour possède cette fonction enveloppante exhaussant le sens dans l’enchantement que ce sentiment procure.[12] » Être consolé, c’est entraver le sentiment de déréliction, celui d’être jeté absurdement dans un monde qui ne nous attendait pas. « Ce dont les hommes demandent consolation est irréductible et travaille à jamais leur existence : l’absence de raison métaphysique d’exister (…).[13] »
Une remarque s’impose. Nous l’avons dit en débutant, le travail de Frédéric Jacquet, avant d’être celui d’un phénoménologue, fut d’abord celui d’un lecteur, et d’un lecteur toujours éclairant et clairvoyant. Non seulement il a sorti de l’oubli Mikel Dufrenne, auteur majeur, mais encore il a rendu lisible Maldiney, auteur difficile. Ses lectures viennent nourrir ses propres développements philosophiques, qui se trouvent à la croisée de la cosmologie patočkienne, de la philosophie de la Nature dufrennienne et de la phénoménologie de l’événement maldinéenne. (L’on devrait ajouter encore : et de la philosophie de la chair merleau-pontienne.) En un certain sens, ce sont les figures de Patočka et de Maldiney qui dominent l’écriture de Naissances, Patočka pour les motifs que nous avons évoqués précédemment, et Maldiney, pour deux raisons : la première est l’emploi répété que fait Frédéric Jacquet de la notion de « rythme » pour caractériser la nature spécifique de la relation entre enfant et parent (par exemple le portage du nouveau-né qui exige une certaine « justesse rythmique », un « ajustement rythmique » déterminé[14]) ; la seconde raison est qu’à l’instar de Maldiney, Frédéric Jacquet construit sa phénoménologie de l’existence et de l’enfance en s’appuyant sur la psychiatrie et la pédopsychiatrie existentielles, éclairant de la sorte le normal depuis le pathologique. Ainsi de la distinction entre « l’enfantin » et « l’infantile », l’enfantin nommant une dimension de l’existence – la capacité, de l’enfant comme de l’adulte, à adopter vis-à-vis du monde une attitude non pragmatique – et l’infantile une trahison de l’existence – l’infantilisme consiste à transformer l’enfance de « voie » qu’elle est, vers l’âge adulte, vers un surcroît de singularité, en « fin »[15]. Si donc Patočka et Maldiney apparaissent comme les sources explicites en lesquelles Frédéric Jacquet vient principalement puiser son inspiration théorique, c’est pourtant à la figure, furtive, rarement mentionnée de Dufrenne que nous avons pensé, et cela par deux fois. Une première fois, lorsque résumant les acquis de Métaphysique de la naissance, Frédéric Jacquet écrit que « l’événement de la vie donne naissance à un ordre nouveau qui engage le monde puisqu’il accède à la manifestation », laissant ainsi songer, à la manière de Dufrenne, que la naissance de la vie équivaut à la naissance de la phénoménalisation[16]. Une ligne de partage se dessinerait ainsi entre d’un côté Mikel Dufrenne et Frédéric Jacquet, pour lesquels la phénoménalisation est subjective ou n’est pas, et Merleau-Ponty, Patočka ou Barbaras de l’autre côté, pour lesquels la phénoménalisation mondaine précède la corrélation phénoménologique. Nous avons pensé à la figure de Dufrenne une seconde fois, sur la question de l’événement. Comme Dufrenne avant lui, Frédéric Jacquet défend l’idée que l’apparition de l’homme est événementiale, non téléologique ou finalisée. Or, comme il l’a parfaitement montré dans sa monographie Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne, Dufrenne s’exprimait problématiquement en des termes qui « désévénementialisaient » l’homme et finalisaient son existence. « Si Dufrenne indique que la Nature a voulu l’homme pour se faire monde, pour paraître, il précise aussitôt qu’il s’agit là d’une ‘‘façon de dire que l’homme émerge d’un insondable devenir’’, contingent et imprévisible, selon une perspective irréductible à une téléologie naïve où la vie perceptive serait comme préfigurée au sein de la physis primordiale, comme si la Nature était polarisée par son apparaître subjectif. Pourtant, le vocabulaire employé par Dufrenne incline vers une telle téléologie : la Nature ‘‘suscite l’homme par qui elle s’accomplit’’ et c’est pourquoi elle désire la manifestation.[17] » Pour le dire autrement, Dufrenne développe la thèse de la contingence de l’homme dans le vocabulaire de la nécessité. En accusant quelque peu le trait, on pourrait dire qu’il en va de même pour Frédéric Jacquet. S’il décrit fort bien « l’inconsolable condition » de l’homme et s’il insiste sur le caractère inattendu de l’apparition de la vie, et de la vie humaine, dans le même temps il en vient comme à consoler son lecteur en minimisant l’étrangeté et l’événementialité de l’homme. Il écrit en effet : « Et, pourtant, je ne suis pas un accroc dans [le tissu du monde], un principe de dysharmonie, un trou béant qui ne serait qu’une tache dans le monde immaculé. Mon existence n’est pas comme la survenue d’un bruit dans la mélodie du monde, en elle-même harmonieuse, car je fais partie de cette mélodie, bien que je ne sois pas comparable à un son comme les autres.[18] » C’est à ce niveau de profondeur que Frédéric Jacquet convoque son lecteur et appelle la discussion : la reconnaissance du fait que l’homme est constitué de la même « étoffe » que le monde ou inscrit dans la même « mélodie » que le monde impose-t-elle de tempérer à ce point son événementialité, de part en part soutenue ? Certes, l’homme tout en étant étranger, autre, n’est pas tout autre, « sans commune mesure »[19] avec le monde comme le sont à leur manière la res cogitans cartésienne et la subjectivité transcendantale constituante husserlienne, des absolus extra-mondains, puisqu’il est inscrit dans le monde et incarné (ce qu’établit longuement le troisième chapitre). Mais ne risque-t-on pas avec de telles déclarations de retomber dans une forme sophistiquée de téléologie subjectiviste, d’autant plus puissante qu’elle est déniée, qui fait de la naissance de la vie, non pas une péripétie qui affecte le monde, mais un soubresaut qu’un mélodiste expérimental – le monde lui-même – vient introduire à sa composition. Contre une telle perspective, ne faut-il pas tenir jusqu’au bout que l’homme constitue bien un accroc, un trou béant, un bruit, une tache ?
L’homme comme éclosoi
Si Naissances s’ouvre sur l’archéologie cosmologique et métaphysique, son objet principal est la téléologie anthropologique, et plus encore le premier versant de cette anthropologie de la naissance : la phénoménologie de l’enfant – l’herméneutique de l’adulte, second versant, constituant la trame du livre suivant[20]. On le comprend, Frédéric Jacquet cherche dans Naissances à thématiser plus avant son approche du sujet comme « éclosoi ». Cette novation conceptuelle, patiemment avancée au cours de huit chapitres (sur l’accouchement, le singulier, le corps, l’enfance, la consolation, le jeu, l’enfantement et la nudité[21]), vise à proposer une anthropologie philosophique plus proche de la phénoménalité et qui permette de concentrer en un seul lieu un double trait caractéristique de l’homme : son être-séparé et son vivre. Ainsi que le répète Frédéric Jacquet tout au long du livre, naître pour l’homme « c’est se trouver séparé du corps de la mère et du monde depuis le monde même, si bien que l’ego vivant est par essence aspiration au monde et à l’unisson avec l’autre »[22]. Cet événement métaphysique se joue dans un événement empirique incontournable, celui de l’accouchement et de la naissance. L’étude phénoménologique de l’accouchement, qui décrit le passage d’un être au monde à un autre, de l’être au monde aquatique du fœtus à l’être au monde aérien du nouveau-né, constitue incontestablement l’un des temps forts de l’ouvrage. En s’appuyant sur les analyses récentes de la psychologie de l’enfant, Frédéric Jacquet cherche à appréhender le sens phénoménologique de la naissance. Il remarque d’abord la profonde continuité entre la vie anténatale et la vie postnatale : le fœtus manifeste déjà une vie perceptive, des capacités motrices et même mnésiques. En ce sens, « le bébé naît avant de naître », il se rapporte au monde avant d’y « venir »[23]. La venue au monde est donc mal nommée puisque le fœtus est toujours déjà (un être) au monde. Aussi est-il plus légitime de parler de la naissance comme « d’une nouvelle manière d’être-au-monde »[24]. À strictement parler, le nouveau-né passe d’un milieu (aquatique) à un autre (aérien) plutôt qu’il ne vient au monde. Frédéric Jacquet décrit bien ensuite la transition entre la suspension dans le milieu amniotique et la soumission à la pesanteur, avec les transformations posturales (flottaison/écrasement), alimentaires (alimentation placentaire, perfusion ombilicale/succion, nutrition parentale), thermiques (chute de la température) et phénoménologiques (primat du toucher/primat de la vue) que chacune de ces étapes implique. Le point capital est qu’en dépit de cette continuité, la naissance fait rupture et représente bien un événement. Davantage qu’une venue au monde, précédée in utero, la naissance se définit par une venue à soi. « L’embryon et le fœtus sont immergés dans le milieu placentaire, appartenant à la mère et à l’enfant, si bien que la naissance signifie la perte de cet organe commun, et donc de la fusion primitive.[25] » Ce qui advient lors de l’accouchement et des premières semaines, c’est le surgissement d’un soi inchoatif, d’une singularité en devenir et dont le reste de l’existence, ressaisie comme « ipséisation », ne sera qu’une progressive accentuation.
Toute la vie humaine se voit dès lors pensée à partir de la naissance, à partir de la séparation maternelle et plus profondément cosmologique. Le sens du naître commande le sens du vivre, que Frédéric Jacquet recueille sous la désignation de « pulsion natale ». Contre une entente biologique de la vie des vivants qui la réduit à la simple conservation, à la seule survie[26], ainsi que de l’enfantement, reconduit au désir de perpétuer l’espèce[27], Frédéric Jacquet définit la vie humaine comme une oscillation ou hésitation entre l’intimité et la distance, la fusion et la séparation avec le monde. Vivre pour l’homme, « c’est à la fois aspirer à l’unisson charnel et tendre à se séparer, advenir comme un soi »[28]. Cette pulsion natale, ou plutôt cette double pulsion natale à l’immersion et à la singularisation permet de donner son intelligibilité à un grand nombre de phénomènes de l’existence humaine. Par exemple, la pulsion à la réconciliation cosmique éclaire la compréhension de l’amour ou du sentiment esthétique, tandis que la tendance à la séparation vient expliquer la maîtrise technique. On retrouve l’une et l’autre de ces pulsions dans le jeu, unies sous la figure d’une « pulsion ludique » : « Le jeu possède en effet cette ambiguïté d’épanouir la tendance à la séparation – selon une dynamique de différenciation ipséique, il relève d’une exploration du monde et, partant, de soi dans le monde – comme il permet un exaucement de la tendance à l’immersion cosmique – puisque, dans le jeu, un monde se déploie antérieurement à la distance de l’objectivation, et le joueur se livre à l’apparaître comme tel.[29] » On les reconnaît même dans la philosophie, le naturalisme procédant d’une exacerbation de la pulsion d’immanence, alors que l’idéalisme provient d’une exaspération de la pulsion de séparation[30]. Dans la conclusion de l’ouvrage, Frédéric Jacquet propose de prendre la pulsion natale pour fil conducteur de l’histoire de la philosophie et de la civilisation : alors que l’antiquité grecque est dominée par la pulsion immanentiste, la modernité galiléo-cartésienne se caractérise par la pulsion séparatiste[31]. Toutefois, l’analyse de Frédéric Jacquet ne s’en tient pas à remarquer cette polarité ; elle tente plutôt de comprendre la compénétration de la réconciliation et de la séparation dont la figure concrète est celle de l’intimité, ou plutôt de la « cosmo-intimité », laquelle se trouve « plus haut » que la fusion, mais « plus bas » que la séparation, à mi-chemin de la disparation du sujet et de son extranéation ou extramondanéisation. « L’intimité à soi est une cosmo-intimité puisque la conquête de soi s’effectue dans le monde, avec les autres, les œuvres et les paysages au point qu’il y a des voyages qui sont des plongées en soi, que les retrouvailles avec un lieu cher – par sa puissance singulière – résonne comme une expérience de soi dans le contact avec le lieu en question.[32] » L’intimité signifie, non pas insularité, repli sur soi, mais ouverture au cosmos, au monde, aux choses comme aux autres. Cette relation à autre chose que soi, ce « sortir de soi » n’est paradoxalement pas à comprendre comme un éloignement de soi, mais bien comme une « entrée en soi ». Car le soi véritable, outre d’être un « éclosoi » en perpétuel devenir, n’est pas un soi absolu et abstrait, un soi psychique clos ou monadique, mais un soi relatif, relationnel ou, dit ailleurs Frédéric Jacquet, un soi « métissé » ou un « altersoi »[33]. Dans un jeu qui rappelle celui, maldinéen, de la systole et de la diastole, Frédéric Jacquet montre qu’en cherchant à combler sa pulsion immanentiste ou son désir de monde, l’homme satisfait sa pulsion séparatiste ou son désir de soi (puisqu’il se singularise et dessine l’espace de son intimité) et qu’inversement, en contentant sa tendance à la séparation, l’homme exauce sa tendance à la réconciliation cosmique (car il s’aventure dans le monde et auprès des autres). En somme, « la quête de l’intime et celle de la séparation s’éveillent et se renforcent mutuellement »[34].
Conclusion
Au fil des chapitres, Naissances dessine un portrait cohérent de l’existant humain, allant de la naissance ou de la séparation à la pulsion natale, et de la pulsion natale à la constitution d’une cosmo-intimité consolatrice. Notre compte-rendu n’a pu donner qu’une idée nécessairement sommaire et schématique du contenu, très riche, de l’ouvrage. C’est qu’il s’agit d’une véritable œuvre qui exige du lecteur une patiente méditation et comme l’épreuve d’une vie, d’une vie inconsolable et éprise du monde. On peut, pour se convaincre de la fécondité des analyses, mentionner deux passages qui mériteraient à eux seuls des développements plus étendus, l’un sur l’autisme, l’autre sur le rêve. En s’appuyant sur les textes de la psychanalyste britannique Frances Tustin, Frédéric Jacquet tente de développer l’idée selon laquelle la vie autistique est celle d’une « anti-naissance » : l’enfant autiste subirait de plein fouet « la négativité de la naissance »[35], sa pathologie se laissant comprendre depuis le traumatisme de la naissance, à partir de l’insupportable prise de conscience de la séparation d’avec la mère et de son corps qu’il confond avec le sien propre. Pour l’autiste, la naissance n’est pas l’origine de la quête de soi, elle est d’emblée perte du corps maternel, c’est-à-dire perte de soi. Frédéric Jacquet propose par ailleurs une nouvelle interprétation des rêves, dont la signification n’est plus strictement psychologique, mais « cosmique ». Le rapport de l’enfant au monde est d’abord un rapport à une atmosphère de monde, et plus encore une relation à l’atmosphère énigmatique du monde, en lequel l’enfant se trouve comme jeté. Ressaisi cosmiquement, « un cauchemar n’est pas le résultat unique d’un désir indécent passant la censure, ce sont les puissances du monde qui transparaissent dans leur étrangeté, c’est l’âpreté de l’existence qui se profile sous le masque d’une réalité effrayante »[36]. Le cauchemar est ce lieu en lequel l’altérité du monde vient se cristalliser. Telle est finalement l’ambition de Naissances : celle de mettre au jour, sinon mieux que ne l’ont fait Patočka, Dufrenne ou Maldiney, du moins dans la voie qu’ils ont tous trois frayée, le fait que l’existence humaine – ici la vie onirique de l’enfance aussi bien que les troubles du spectre autistique – ne peut véritablement se comprendre que resituée à ce niveau de profondeur métaphysique.
[1] Frédéric Jacquet, Naissances, Bucarest, Zeta Books, 2020, p. 17.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Ibid., p. 19.
[4] « L’éclosoi n’est rien d’autre que le soi, mais le devenir entre dans son nom. La naissance est son identité : elle est sa condition – la naissance comme advenue – et définit un état permanent – la naissance comme structure d’existence, si bien qu’en toute rigueur il n’y a pas d’état ou de stase figée au sein de l’existence, et les sédimentations existentielles, les habitudes elles-mêmes sont en devenir » (ibid., p. 100).
[5] « (…) il s’impose de commencer par la phénoménologie de la naissance, sous l’impulsion de l’épochè natale, pour s’engouffrer ensuite dans la voie archéologique avant de considérer le moment strictement anthropologique en suivant le fil conducteur de la naissance. J’ai suivi cette progression dans Métaphysique de la naissance (…) » (ibid., p. 33).
[6] Et même avant, puisque cette détermination « cosmologique » et non plus « phénoménologique » du monde occupe Frédéric Jacquet dès sa thèse de doctorat (« Vie et existence : recherche phénoménologique. Maldiney, Merleau-Ponty, Patočka », soutenue en 2011) et fait déjà l’objet d’un examen attentif dans une étude sur Patočka publiée en 2011 : « Vie et existence : vers une cosmologie phénoménologique », Les Études philosophiques, 2011/3, n°98, pp. 395-419.
[7] Naissances, op. cit., p. 44.
[8] « La métaphysique trouve ainsi un sens nouveau, celui d’une théorie de l’événement au principe de la vie et, par conséquent, ma métaphysique événementiale déjoue les lois de l’ontologie et récuse la métaphysique historique régie par le principe d’identité, de raison et du tiers exclu » (ibid., p. 47).
[9] Ibid., p. 46.
[10] Ibid., p. 51.
[11] Ibid., p. 49.
[12] Ibid., p. 222.
[13] Ibid., p. 232.
[14] Ibid., p. 90.
[15] Ibid., pp. 199-214.
[16] S’affirmer, pour la Nature, « c’est se manifester, accéder à la conscience » (Le Poétique, Paris, PUF, 1973, p. 219).
[17] Frédéric Jacquet, Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne, Paris, Éditions Mimésis, 2014, p. 276.
[18] Naissances, op. cit., p. 168.
[19] Ibid., p. 309.
[20] « L’anthropologie effectuée selon la naissance collabore avec une herméneutique-de-la-naissance qu’un prochain ouvrage – intitulé Renaissances – analysera pour elle-même. Il s’agira alors d’envisager la natalité existentielle de l’homme sorti de l’enfance qui ne possède pas la formule de son existence » (ibid., p. 30).
[21] Frédéric Jacquet détaille le plan de l’ouvrage pp. 33-35.
[22] Ibid., p. 15.
[23] Ibid., p. 65.
[24] Ibid., p. 69.
[25] Ibid., p. 72.
[26] Ibid., p. 16. Sur ce point, mais pour d’autres motifs, la phénoménologie de la naissance de Frédéric Jacquet rejoint la phénoménologie de la vie de Renaud Barbaras.
[27] Ibid., p. 272.
[28] Ibid., p. 175.
[29] Ibid., p. 266.
[30] Ibid., p. 309.
[31] Ibid., p. 310.
[32] Ibid., p. 104.
[33] Ibid., p. 165 et p. 96.
[34] Ibid., p. 308.
[35] Ibid., p. 76.
[36] Ibid., p. 167.