Gaspard Koenig : Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze

S’il fallait classer Gilles Deleuze, serait-ce parmi les philosophes classiques ou révolutionnaires – si tant est qu’il existe de tels philosophes ? Eu égard à l’ensemble de sa pensée, il semble qu’on puisse affirmer qu’il a été les deux. En effet, avant de produire son propre champ conceptuel, il fut un professeur des universités estimé et un commentateur de grands auteurs classiques. Mais il a également renouvelé le style philosophique, connecté les savoirs de nombreuses disciplines, participé à l’ambiance contestataire et à l’effervescence estudiantine des années 70. Cela en fait-il pour autant un révolutionnaire ? Rien n’est moins sûr. Pour Gaspard Kœnig en tout cas, Deleuze est avant tout un auteur classique. Et, bien qu’il ait inspiré les milieux de la « branchitude arty » par l’aura transgressive de ses concepts, son œuvre s’articule autour d’un même projet : la construction d’un système. Quant à sa place dans la cité, il faut reconnaître que Deleuze a délibérément ignoré les contraintes de la vie politique réelle, celle qu’il aurait taxée de « molaire », au profit d’une micropolitique difficile à caractériser tant elle se perd dans les flux immanents du désir. Deleuze comme bâtisseur de système et agitateur politique inconséquent, tel est le point de départ des Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze de Gaspard Kœnig1.

L’idée générale de ces Leçons, publiée dans une nouvelle collection destinée à éditer des cours de philosophie, est donc de dégager un système à partir de l’ensemble de l’œuvre deleuzienne. Gaspard Kœnig tente de montrer comment Deleuze retravaille, avec les exigences du postmodernisme, le système kantien. Quant à ce qu’il appelle la « politique deleuzienne », il en propose dans les dernières pages une interprétation inattendue, en ce qu’elle aurait des points communs avec l’anarcho-capitalisme américain.

Une nouvelle tâche pour la pensée

En premier lieu, ce qui rapproche Deleuze de la philosophie kantienne est son travail sur le transcendantal. Cherchant à maintenir l’idée de réalité en soi tout en refusant toute transcendance, Deleuze doit alors construire un transcendantal immanent, et à dépasser la dualité sujet/objet. C’est ce que la phénoménologie n’a pas su faire. Dans les premières leçons, Gaspard Kœnig retrace l’approche phénoménologique pour montrer qu’elle reste bloquée dans le sujet pensant, incapable de connecter la connaissance à l’existence propre des choses. Il y a certes chez Husserl un rapprochement des choses à la conscience, une sorte de proximité immanente, mais la rupture reste totale entre la conscience et l’extérieur, qui n’est connu que par le sujet, en fonction du sujet. La solution semble être trouvée par Sartre qui postule un en-deçà du sujet conscient, un « champ transcendantal impersonnel ». En tentant de faire disparaitre le sujet au point de départ de toute perception, Sartre fait évoluer le sujet conscient vers la chose en soi, vers l’univers de l’indifférencié que Deleuze posera comme premier plan – chaotique – de tout existant. Seulement Sartre ne peut pas s’empêcher de revenir à la conscience pour expliquer le monde. Même chez Merleau-Ponty, qui propose une indistinction entre connaître et vivre, le sujet reste ce qui structure l’univers. Le projet postmoderniste de sortir de la dualité sujet/objet ne trouve pas d’accomplissement dans la phénoménologie.

C’est Heidegger qui va concevoir un avant la distinction sujet/objet, la condition de l’Être qu’est le Temps. Heidegger inverse la logique kantienne en posant l’analytique avant l’esthétique, et la question de l’Être devient affaire de connaissance des choses à travers le temps, « ontologie transcendantale ». Le sujet a disparu ; quelque chose s’est produit dans le temps. Il devient alors difficile de savoir d’où viennent les choses sinon d’un substrat idéel de type platonicien et la transcendance revient alors de plein droit. Heidegger propose une ontologie qui conserve malgré tout la distinction sujet/objet sous la forme Dasein/monde, et situe le transcendantal avant l’Être dans une temporalité originaire qui fait advenir l’Être. Contrairement à Kant, la connaissance précède l’intuition, mais elle est connaissance de l’Être avant qu’il advienne. Sujet et objet sont constitués dans le temps, qui est le lieu du transcendantal, impersonnel et préindividuel. Les conditions de possibilité de connaissance laissent place à une ontologie, une compréhension de l’Etre, qui baigne dans un champ non subjectif. Deleuze va reprendre la pensée de ce champ transcendantal producteur mais va l’étendre à la matière du monde. Il le fera en pensant l’univocité de l’Être, qu’il pense à partir de Duns Scot et Spinoza.

Dans la filiation proposée par Gaspard Kœnig vient ensuite Michel Foucault, considéré comme « préparateur » de Deleuze. Au préindividuel et à l’impersonnel dégagés peu à peu par la philosophie transcendantale, Foucault ajoute un areprésentatif et un asignifiant situés à la source du langage. Lisant Foucault, Deleuze va reconnaitre une continuité Kant-Heidegger-Foucault qui dégage une tâche nouvelle pour la pensée : construire un « transcendantal non transcendant et non individuel, assumant à la fois la mort de Dieu kantienne et la mort de l’homme foucaldienne ». Deux autres philosophes inspirent encore Deleuze pour réaliser cette nouvelle tâche : Jacques Paliard qui permettra à Deleuze de penser la matière comme virtuelle, matière-flux intensive en voie d’actualisation ; Gilbert Simondon qui situe le problème ontologique au niveau des processus d’individuation plutôt que de l’individu. Deleuze en retirera la nécessité de penser la production de l’Être par lui-même et son problème deviendra celui de la genèse transcendantale. Le transcendantal deleuzien sera à la fois conditionné et condition.

C’est à travers la notion d’empirisme transcendantal que Deleuze va tenter de décrire ce champ transcendantal immanent dégagé par ses prédécesseurs. S’inspirant de l’approche structurale qui analyse, sans fondement métaphysique, les structures d’un champ transcendantal immanent, Deleuze va s’atteler à la tâche et, dans la perspective postmoderne, concevoir un système sans transcendance et sans finalité platonicienne. Pour éviter l’écueil du platonisme, il faut repenser Kant. L’autre solution aurait été d’abandonner définitivement le transcendantal en se tournant vers l’empirisme, mais Deleuze s’y refuse parce qu’il pense que Hume n’a pu se départir de la notion de finalité. Quoi qu’il en soit, Deleuze construit un transcendantal impersonnel auquel il adjoint l’imagination productive comme principe génétique du monde. C’est pour Deleuze de la paresse philosophique que de considérer la conscience comme instance transcendantale créatrice du monde, comme la phénoménologie le fait, à l’instar du sens commun.

Structure du transcendantal deleuzien

Afin d’éviter toute transcendance, Deleuze pose une hétérogénéité radicale entre la condition et le conditionné : il ne peut alors y avoir ni modèle et ni copie. De plus, le transcendantal ne détermine plus les conditions de l’expérience possible mais celles de l’expérience réelle. Chaque chose a sa condition propre, ainsi le transcendantal ne fait appel à aucune transcendance ; il est production singulière de chaque chose sans référence à des universaux. Gaspard Kœnig dégage ensuite les deux questions deleuziennes qui forment la problématique de ses leçons : « comment penser la singularité de l’expérience transcendantale ? et : quel est le fondement non transcendant du transcendantal génétique ? ». Pour répondre à ces questions, la philosophie ne peut prendre qu’un chemin, celui de la genèse même de la pensée, et concevoir l’Être comme se pensant lui-même, chercher comment le transcendantal immanent produit du sens.

Gaspard Kœnig va alors reconstituer dans Différence et Répétition quatre plans ontologiques par lesquels passe la production de sens, et dont les trois premiers forment le transcendantal. C’est le cœur du système deleuzien, la structure implicite – car absente en tant que telle chez Deleuze – dont l’auteur des Leçons se sert pour intégrer tous les concepts tirés de l’ensemble de l’œuvre. Cette reconstitution des plans a un avantage, celui de permettre une navigation plus aisée dans l’œuvre deleuzienne. Mais elle comporte le risque de ramener tous les concepts à cette unique grille de lecture.

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Le premier plan est chaotique. Sur cet indifférencié passe une « ligne abstraite virtuelle tracée sur le chaos ». Cette ligne est une Idée pure, une pensée sans penseur. A ce stade il n’y a ni homme ni matière mais quelque chose de l’ordre de la pensée, sur le chaos. L’Idée permet de différencier le chaos d’avec lui-même en le faisant entrer dans le temps. Il ne s’agit alors que de l’être, sans aucune autre détermination, être qui ne cherche qu’une chose : être. Pour ne pas retomber dans le chaos ou s’ériger en transcendance, cette différenciation doit se répéter : la Différence est répétition, sur le modèle de l’Eternel Retour nietzschéen, compris comme « un outil de l’être pour résister au chaos ». Pour appréhender cette Différence originelle, le philosophe ne peut la penser, puisqu’il s’agit encore d’un impensé, mais faire l’expérience de sa propre participation au chaos, par l’exercice de « l’effondement », à savoir rejoindre l’instance virtuelle qui produit son actuel. Il s’agit de retourner à la source même d’être, à la limite de ce qui est pensable, au bord du chaos, là où l’être sort du chaos en luttant contre lui. L’être-devenir lutte contre le chaos, la Différence se maintient hors de lui en se répétant.

Le deuxième plan dégagé par Gaspard Kœnig est celui des « Idées-problèmes ». A la question de l’être, impensé de la pensée, se substituent des problèmes qui peuvent être pensés. Contrairement à l’indéterminé du premier plan, les « Idées du deuxième plan demeurent différentielles ; mais elles sont complètement déterminées ». Ce plan est également celui de l’individuation, potentialité intensive de l’individu. Ce principe d’individuation prend sa source dans la dynamique d’actualisation du virtuel. Le penseur doit non seulement faire l’expérience de l’effondement mais encore se désindividuer pour appréhender les problèmes du deuxième plan, qu’il se donne pour objectif de résoudre. Et c’est par la communication des facultés que le penseur y parvient. Deleuze place ici la faculté de juger kantienne au fondement de toutes les facultés. La perception du beau est ce qui fait la jonction entre le premier et le deuxième plan, entre l’ontogenèse et l’accord des facultés, entre l’Être et le connaître. Les références à l’art dans l’œuvre de Deleuze iront d’ailleurs jusqu’à supplanter, nous dit Gaspard Kœnig en conclusion de sa sixième leçon, « toute référence à la tradition philosophique ».

Le troisième plan est celui de l’espace et du temps. Ce temps correspondrait à ce que Kant appelle l’ordre du temps en opposition au cours du temps qui est sa forme vide. Du premier au troisième plan les intensités sont conservées comme 1) différentielles, 2) individuantes, 3) développées. On peut accéder à ce plan par l’expérience et l’imagination, on peut y faire varier encore une infinité de possibles, on peut y devenir autre que soi. Sur le quatrième plan enfin se retrouvent individus et monde, sujets et objets. Pour Deleuze, les philosophies qui en restent à ce plan sont ineptes. Gaspard Kœnig termine la leçon 7 en cherchant à retrouver les quatre plans indiqués à travers différents groupes d’instances, de notions ou d’étages allant par quatre, que Deleuze développe dans Différence et Répétition et dans L’île déserte. La philosophie est une ontologie et le travail du philosophe est de plonger jusqu’au au premier plan puis de remonter en sens inverse pour présenter au monde la vérité du combat de l’être et du chaos.

Nécessaire retour à Kant

Quant à la filiation kantienne de cette ébauche du système deleuzien, elle est patente en cela que Différence et Répétition est « l’exacte inversion de la Critique de la raison pure ». La dialectique est première : il y a synthèse idéelle du premier au deuxième plan entre une Idée indifférenciée et une exigence de totalité. Deleuze propose une solution à l’antinomie infini/unité en affirmant que « la différence donne à l’idée son unité », grâce au concept leibnizien de point de vue : il y a une infinité de points de vue sur la même Différence. Quant aux paralogismes, ils sont résolus en faisant disparaître le sujet « dans l’évanouissement du couple sujet/objet sur le premier plan ». Vient ensuite l’analytique, que Deleuze situe au deuxième plan ; à ce niveau les facultés appréhendent directement les Idées-problèmes. L’esthétique enfin, est assimilée à la schématisation, dans la mesure où « l’expérience embryonnaire est créatrice de l’espace et du temps ». Pour Gaspard Kœnig Deleuze est donc kantien en ce qu’il relit « la première Critique avec les acquis de la troisième ».

Deleuze a construit un système, « circonscription totale » de tous les systèmes, comme théorie des systèmes. Ce système est d’inspiration kantienne parce qu’il intègre un champ transcendantal qui met la connaissance en rapport avec elle-même. Il le fait même de manière plus radicale que Kant puisqu’il ne s’occupe plus que du rapport aux Idées. Cela veut-il dire que Deleuze en revient à Platon ? D’une part, chez Deleuze l’Idée est multiplicité en devenir, donc ne peut être un modèle comme chez Platon. D’autre part, l’Idée n’a rien de transcendant, puisqu’elle n’est qu’une manière de dire l’Être. L’Être n’a pas d’autre signification que lui-même ; mais il est Différence. Il n’y a pas de point de vue sur l’Être, mais seulement l’Être qui se décline de plusieurs manières. Il n’y a pas d’avant l’Être, de compréhension pré-ontologique de l’Être à la manière heideggérienne, mais l’Être n’est pas non plus cause de soi comme chez Spinoza, bien qu’il soit univoque. Ce qui fait face à l’Être, c’est le chaos avec lequel il est en lutte. « Au terme de la lutte, l’Être multiple fonde la multiplicité du connaître ». Deleuze ajoute au transcendantal kantien et à l’univocité spinoziste le chaos nietzschéen, ce qui fait dire à Gaspard Kœnig que la pratique philosophique deleuzienne « relève d’une parturition insensée ».

A la question des modalités de l’expérience transcendantale, Deleuze répond donc par une approche esthétique. Elle se fait sur les deux plans intermédiaires évoqués plus haut : sur le plan des Idées-problèmes où il est question du jeu des facultés, sur le plan des espaces-temps où joue l’imagination. Dans Différence et Répétition, il manque donc une détermination de l’expérience du premier plan, de la question de la Différence, qui reste un postulat. Quant à la question du fondement de la genèse d’un transcendantal non transcendant, Deleuze y propose une solution encore trop platonicienne.

Machines abstraites et corps sans organes

Quoi qu’il en soit, les quatre plans de Différence et Répétition sont bien la structure du système deleuzien. Ultérieur à l’œuvre phare qu’est Mille plateaux – qui ne reprend pas les quatre plans –, le Pli contient un découpage similaire : 1) une « unité idéelle qui assure la raison ultime du monde unique » ; 2) des « Essences problématiques » qui correspondent aux Idées-problèmes du deuxième plan ; 3) les intensités qui deviennent extensives dans la matière sur le troisième plan ; 4) le dernier plan des choses actualisées. La connaissance consiste à appréhender la vérité de la variation primordiale. Deleuze retravaille le monde leibnizien en y soustrayant le principe de raison suffisante : au fond, il n’y a pas de principe. « L’expérience de l’harmonie est remplacée par celle du chaos ». Deleuze arrive ici à un stade que Gaspard Kœnig appelle néobaroque : il ne s’agit plus d’unifier le multiple, mais de laisser la pure multiplicité sans totalisation possible. L’unité peut se dire du multiple, mais après coup. Le multiple produit une unité, mais il n’y a pas d’unité du multiple.

C’est le concept de machine développé dans Mille plateaux, qui permet d’expliquer la mise en relation des composantes du multiple. Et si le multiple est machiné, il ne l’est pas par un sujet, mais par lui-même. Le sujet n’en sera en quelque sorte que l’observateur. L’unité du multiple prise pour elle-même est vide, car elle ne renvoie à aucune totalité. Ce qui permet à Deleuze de penser cette multiplicité machinique est un retour à la notion kantienne de sublime. Le jugement de goût est en effet trop étroit pour appréhender le chaos. Le sublime implique « de percevoir l’imperceptible, les vitesses infinies du chaosmos ». Avec le sublime, il n’y a plus ni harmonie, ni accord des facultés, mais plongée dans l’abîme du chaos. Le génie esthétique est du côté du sublime, il perçoit et donne à voir l’imperceptible. Par là, le sens commun est dépassé et la philosophie s’ouvre au chaos, peut penser l’infini. Mais ce n’est pas sans un certain danger, car « le chaos contient et efface toutes les perceptions », il peut entrainer la pensée en lui-même et aussi bien la sublimer – que l’annihiler.

Comment peut-on alors penser le chaos ? Ce qui est déterminé dans le chaos c’est le crible, le rapport des différentiels qui, elles, sont purement chaotiques. La forme du déterminable c’est la vitesse du chaos. C’est l’expérience du sublime qui permet d’appréhender ces singularités, qui sont des forces et des directions dans le chaos. Cet état du chaos est conçu par Deleuze comme rythme, pulsation non mesurable. Gaspard Kœnig fait encore une fois référence à Kant en ce que cette expérience fait violence à l’appréhension naturelle du temps : le sublime nous fait appréhender un temps qui déborde la temporalité et, chez Deleuze, un temps contradictoire au temps, un temps vide, étranger à toute mesure. Le chaos produit des forces par la différenciation de la multiplicité, mais n’aboutit à rien d’unifié ; les forces étant seulement le nom de la mise en rapport de la multiplicité et des forces entre elles, le chaos criblé. Le crible transforme les forces passives en forces actives, que Gaspard Kœnig assimile à la notion de « force pénétrante » kantienne. « Le rythme du chaosmos, perçu dans l’expérience du sublime, est comme la cartographie indéfinie du champ de force qui crible la multiplicité ». Ce qui fait que nous pouvons désigner, appréhender des singularités, c’est l’action de la machine abstraite qui unifie après coup des éléments épars du chaos criblé. Cette opération n’est pas le dévoilement d’une unité primordiale, mais la création d’un agencement machinique à partir du chaos.

Le principe moteur des machines abstraites est le désir, qui remplace l’Eternel retour des premiers écrits de Deleuze. La machine abstraite fonctionne par désir, un désir sans objet et qui n’est pas conçu comme un manque, mais comme un principe positif. A ce stade le système deleuzien n’a donc plus pour principe une lutte contre le chaos, mais un désir universel, qui meut les machines désirantes. Le chaos criblé engendre les machines abstraites, et l’unité vide – appelée « profondeur creuse » dans la Logique du sens – qui en découle, prend le nom de corps sans organes (CsO). Gaspard Kœnig rappelle ainsi la cohérence du système deleuzien en faisant correspondre les concepts des différents ouvrages. Le corps sans organes est donc cette unité vide, cette totalité qui « est à côté des parties et ne les totalisent pas ». Il s’agit pour Deleuze de créer un concept d’unité qui interdit toute production des parties, car c’est la multiplicité qui est productrice de cette unité, qui réagit, évolue en fonction de la production.

Pour Gaspard Kœnig, le CsO est le transcendantal tant recherché par la philosophie postmoderne de Deleuze. Les CsO sont les cartographies rhizomatiques du désir immanent. Ils remplacent le premier plan de Différence et Répétition. Mais aux machines immanentes qui engendrent le CsO, il faut adjoindre les machines transcendantes qui stratifient le réel et l’explique (quatrième plan). On peut alors se demander s’il y a un ou plusieurs « transcendantals », puisqu’il y a plusieurs CsO. Autre question : comment la machine transcendante s’établit-elle sur la machine immanente ?

Mille plateaux répond à ces ultimes questions. Il s’agit de retrouver la structure du transcendantal dans ce livre circulaire. Le chapitre consacré au chaos est le plateau 11, De la ritournelle. Il y est question de l’émergence du monde à partir d’un milieu rythmé qui se forme sur le chaos. Ce chapitre est pour Gaspard Kœnig comme l’introduction du livre, qui pose le CsO en champ transcendantal. Il faut dégager ensuite le concept d’heccéité qui n’est qu’une autre manière de nommer la singularité comme processus d’individuation et même une manière de dire l’être au plus profond de ce qu’il est, au plus proche du chaos. L’heccéité est variation, donc toujours indéfinie. « Elle est rhizome », écrivent Deleuze et Guattari dans le plateau 10. Et c’est la notion de phylum machinique qui relie les heccéités entre elles, dans lequel le temps pur passe au devenir. Le réseau rhizomatique abolit les notions de point de départ et de finalité ; il est processus, composé de lignes nomades dont on ne peut connaître la destination, on y passe d’hétérogènes en hétérogènes, changeant à chaque fois de nature. Rien ne peut être totalisé par cette causalité du hasard. Cependant, il y a création par remise en forme constante des flux par le désir à travers le phylum. Peut-on concevoir une unité globale à partir des CsO ? Ce serait la Terre, conçue comme unité vide de toutes les unités vides, qui permet à Deleuze « de définir un vitalisme matériel ou machinique ». Le CsO se produit rétrospectivement à partir de ce qu’il produit, dans un va-et-vient entre synthèse et analyse. Il est constitution d’un champ transcendantal autrement appelé « plan de consistance ». Ce dernier émane de la machine immanente et permet le développement de machines transcendantes, stratiques, qui correspondent aux entités fixes du monde réel. Le plan de consistance est une cartographie, il est unité produite à partir du disparate, l’unité venant toujours après les flux de désir, renversant la logique de complexification de l’Un en unification du Multiple. Le Plan de consistance, ou CsO, est l’absolu immanent de la matière du monde, en perpétuelle extension.

Un nouveau schématisme

Reste une dernière question : comment s’établit la machine transcendante ? Ce ne peut être en référence à une Idée puisqu’il n’y en a pas au niveau transcendantal. De même la matière informe ne saurait produire de la matière formée sans se référer à un extérieur. C’est pourquoi il faut revenir à une sorte de schème kantien que Deleuze n’aurait su définir dans Mille plateaux. Comment ce schématisme est-il fondé ? En transposant l’intuition du temps par le sujet dans le champ transcendantal, le plan d’immanence, qui intuitionne son état intérieur. Le pli est ce concept de l’auto-affection du transcendantal qui produit sa propre expansion intérieure, infinitésimale. Le dehors qu’est le CsO s’intériorise et permet la schématisation, l’unification pleine des flux sur les strates, leur mise en rapport forcée sans laquelle ils ne cesseraient de s’échapper en tous sens. Cette opération est produite par un synthétiseur, machine abstraite qui se branche sur l’intérieur du Pli et produit les strates à partir des flux. En d’autres termes, l’auto-affection du CsO ne se suffit pas à elle-même : elle a besoin d’une machine pour l’effectuer. L’ensemble des machines abstraites transcendantes est nommé Œcumène, « zone où fonctionnent tous les synthétiseurs pour produire un monde et le Savoir de ce monde ». Les flux sont agencés par la machine qui à leur tour effectuent la machine. Et de chaque machine singulière dépend une strate, dont les trois grandes « sont l’organisme, la signifiance et la subjectivation ». Nous avons de nouveau fait le parcours, cette fois-ci plus ardu, du champ transcendantal jusqu’au monde de l’expérience ordinaire, de la conscience et du sens commun.

Penser d’ailleurs

Le système est ainsi achevé. Et la totalité du monde s’y trouve incluse. Gaspard Kœnig a démontré que Deleuze a produit un système et qu’en cela c’est un auteur classique. La lecture que Gaspard Kœnig fait de l’œuvre de Deleuze et qu’il qualifie lui-même de minoritaire emprunte pourtant les chemins d’une grande histoire de la pensée. De Platon en passant par Kant, Descartes, Sartre, les philosophes majeurs de la tradition philosophique universitaire française sont invoqués dans ses Leçons. Or dans Mille plateaux, ce n’est pas tant pour masquer un système ou bouder la tradition que Deleuze et Guattari font délibérément référence à d’autres disciplines scientifiques, à la littérature et la psychanalyse, c’est pour tenter de renouveler profondément la discipline philosophique. Ceci ne se fait pas bien sûr en faisant table rase et Gaspard Kœnig a tout à fait raison de mettre en lumière la filiation kantienne de Deleuze ; pourtant la nouveauté est évidente en ce que l’homme occidental, sa science et sa raison ne sont plus sur le devant de la scène et laissent entrer dans le champ philosophique des animaux spécifiques, des plantes particulières, des ethnies lointaines, des fous singuliers, des devenirs littéraires. Quand Deleuze demande si « devenir étranger à soi-même, et à sa propre langue et nation » n’est pas le propre de la philosophie, Gaspard Kœnig interprète cela comme « conquérir la part inhumaine de nous-mêmes ». Mais il faut surtout y voir la volonté de se décentrer pour essayer de penser autrement, ce qu’on pourrait nommer une « méthode perspectiviste », non pas devenir tel autre, comme Gaspard Kœnig le conteste, mais prendre le point de vue de ce qui est autre. Et quand bien même Deleuze n’aurait souhaité qu’abolir l’identité molaire, cela ne semble pas être une position très classique.

Deleuze, la politique et le capitalisme

Quant à la « politique deleuzienne », même s’il la qualifie d’anarcho-capitaliste dans le deuxième sous-titre de ses leçons, Gaspard Kœnig ne semble pas pouvoir s’en faire une opinion bien claire. Il avoue d’abord que le capitalisme n’est pas une idée positive chez Deleuze. Il cherche à le discréditer, lui et les penseurs marxistes de son époque, en rappelant les « progrès sociaux qui accompagnèrent aux XIXe et XXe siècles l’essor de l’économie de marché » en citant Alain Renaut et Luc Ferry, mais en omettant de dire qu’ils furent principalement le résultat d’une lutte contre le capitalisme et que la contrepartie de cet essor fut l’exploitation à grande échelle de l’humanité non européenne. Il moque ensuite l’utilisation du terme « fasciste » en disant que pour Deleuze, « tout ce qui n’est pas, ou mal, « désirant », est fasciste ». Mais, posant les racines du fascisme en chacun de nous, Deleuze a le mérite de nous mettre en garde contre une tendance qui peut reprendre ses droits à tout moment, chose qu’il serait inconséquent de prendre à la légère. Gaspard Kœnig insiste aussi beaucoup sur le fait que Deleuze ne s’intéresse pas à la politique et il en veut pour preuve ce qu’il écrit avec Guattari dans l’Anti-Œdipe à propos de la schizo-analyse, qui « n’a strictement aucun programme politique à proposer ». Or cela ne veut pas dire que la schizo-analyse n’a rien à voir avec la politique, il s’agit seulement de proposer une notion du politique aux antipodes de la logique des partis et des pouvoirs constitués. En deux mots, c’est une position politique. Ensuite Gaspard Kœnig n’arrive pas à donner entièrement tort à Luc Ferry et Alain Renaut qui dénoncent – Deleuze compris – ces penseurs antihumanistes « partis en guerre contre (…) tous les grands principes qui font depuis la Renaissance la force de la civilisation occidentale, humaniste, inventive, tolérante», ce à quoi il faudrait ajouter esclavagiste, colonialiste et militariste. La position politique de Deleuze s’inscrit bien là, dans un renversement de la suprématie de la civilisation de l’homme blanc occidental et dont la machine de visagéité est l’une des expressions. De cette machine abstraite-là, Gaspard Kœnig ne parle pas, peut-être parce qu’elle tente de décrire une réalité qu’il considère comme nulle et non avenue. Il semble enfin qu’il y ait un contresens à dire que Deleuze prône l’irresponsabilité. En effet « l’individu souverain et législateur qui se définit par la puissance sur soi-même » n’est pas comme Gaspard Kœnig le conçoit un individu qui, affranchi de toute morale, agit sans aucune moralité, c’est un individu qui a incorporé la morale et la loi si bien qu’il n’en a plus besoin, individu dont le dressage – au sens nietzschéen – a été accompli.

Venons-en la fonction positive que, paradoxalement, le capitalisme remplirait pour Deleuze. C’est une interprétation pour le moins hasardeuse que de suggérer que Deleuze « se fait le champion du capitalisme régulé ». Ici Gaspard Kœnig confond la description de la machine capitaliste avec une théorie du capitalisme qui prônerait la régulation étatique. L’État capitaliste, même s’il ne surcode plus à la manière totalisante de l’Urstaat impérial, reste une forme d’assujettissement. Gaspard Kœnig rappelle également que le capitalisme n’est dépassé que par la schizophrénie dans la libération des flux décodés. Or il y a chez Deleuze et Guattari – coauteur que Gaspard Kœnig oublie la plupart du temps d’évoquer alors qu’il s’appuie principalement à ce stade sur la lecture des deux volumes de Capitalisme et schizophrénie, écrits à deux –, une opposition nette entre le capitalisme et la schizophrénie malgré leurs accointances en termes de réalisation de l’immanence. Si le capitalisme ne connaît plus qu’une seule classe – la bourgeoisie –, rendant ainsi impossible toute lutte des classes objective, une opposition demeure entre cette classe et les hors-classe, « entre les servants de la machine et ceux qui la font sauter ou font sauter les rouages ». Si bien que l’intensification du capitalisme en vue de renforcer le décodage et la déterritorialisation n’est pas, comme le pense Gaspard Kœnig, un plaidoyer pour un capitalisme libéré de toute contrainte – qu’il compare à la position anarcho-capitaliste –, mais pour un anéantissement définitif du capitalisme par la seule instance capable de le dépasser en le faisant atteindre sa limite absolue : le devenir-schizo. En fait, Deleuze et Guattari ne reconnaissent aucune fonction positive au capitalisme, ils en analysent seulement la puissance en cela qu’il repousse indéfiniment ses limites internes par son axiomatique, c’est-à-dire, s’étend indéfiniment. Contre le marxisme classique, on ne peut plus dire qu’il y ait lutte des classes, dans la mesure où la classe bourgeoise capitaliste est déjà la seule classe qui existe, bien qu’il y ait toujours en son sein des dominants et dominés. La lutte, c’est celle que mènent les hors-classe contre le système capitaliste. Il n’en reste pas moins que l’idée de Gaspard Kœnig de proposer une confrontation de la politique deleuzienne à la pensée libertarienne américaine est intéressante. Elles ont en effet en commun le point de vue anarchiste d’une politique qui devrait se passer de l’État. Sans vraiment développer cette idée, Gaspard Kœnig renvoie cette tâche la nouvelle génération de philosophes, appelant à la fin des Leçons à dépasser à la fois l’irresponsabilité qu’il attribue aux deleuziens et l’individualisme des libertariens.

Au-delà du système

Les leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze contiennent une synthèse érudite de la pensée du philosophe. Choisissant de mettre l’accent sur la filiation kantienne de Deleuze, Gaspard Kœnig propose une lecture à deux niveaux : d’une part l’inscription de toute une œuvre dans un système cohérent qui, d’après lui, se perd dans un verbiage autoréférentiel, et d’autre part, un voyage passionnant – bien que parfois abscons – dans le monde des concepts deleuziens. Ce que Gaspard Kœnig reproche à Deleuze en dernière instance, à savoir qu’à la clôture du système, il n’a plus vraiment cherché à penser mais seulement à « parcourir le champ transcendantal immanent, à la cueillette des heccéités », peut sans doute être apprécié avec moins de tristesse, au sens spinoziste du terme. En effet, il paraît légitime qu’une fois les concepts forgés et le champ d’investigation défini, le philosophe chausse ces nouvelles lunettes et parcourt ce nouveau monde, sans que ce travail ne soit exécuté avec paresse, ainsi que le suggère l’auteur des Leçons. Il y a de grandes chances même pour qu’à la suite de Deleuze, nous puissions entreprendre un tel voyage avec vigueur et énergie, tout à la joie d’arpenter les nouveaux territoires de la pensée. Le travail de Deleuze sur le cinéma est à ce titre exemplaire, qui montre bien comment la création de concepts rend possible une pensée philosophique en dehors d’un système et comment l’art aussi, produit de la pensée.

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  1. Gaspard Koenig, Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze, Ellipses, 2013
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