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Gérard Bensussan : Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel

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 « Osons poser enfin des questions à propos de Hegel ! »

Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel : le dernier livre de Gérard Bensussan, après beaucoup d’autres, attestant, comme toujours d’une admirable connaissance de la philosophie allemande, Schelling, Marx, Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig – et, si j’ose l’ajouter, d’une sorte de connaissance amoureuse de la culture allemande dans sa symbiose impossible avec le judaïsme. Hegel, naturellement présent l’est ici d’une autre façon : moins pour y être expliqué, dans sa redoutable difficulté que pour devenir l’objet d’une confrontation, le mot d’ordre qui traverse tout le livre étant celui de la « sortie » de Hegel (ce mot, présent dès la seconde page se retrouve encore à la dernière, p. 258). Confrontation de quelqu’un qui s’estimant parvenu au bout de sa recherche, trouve la ressource pour formuler ce qu’il n’a pas encore dit, et qui demeure, tout compte fait, lorsque les comptes sont faits,  à dire, « enfin »  :  peut-être à la manière dont Levinas, dans un pénultième chapitre de L’Humanisme de l’autre homme, s’était lui également lancé : «Osons poser enfin des questions à propos de Heidegger». Ou même, en me référant à un texte, peut-être bienvenu lorsqu’on évoque Hegel, Faust : « Habe  nun ach ! Philosophie / Juristerei und Medizin/ Und leider auch Theologie,/ Durchaus studiert mit heissem Bemühn. / Da steh’ich nun, ich armer Tor/ Und bin so klug als wie zuvor », « J’ai étudié avec ardeur la philosophie, le droit, la médecine, et  la théologie aussi, hélas, et je suis là, pauvre fou, gros Jean comme devant ».

Levinas : sa référence s’impose ici du fait de l’intime connaissance qu’en a Gérard Bensussan, et qui je crois accompagne silencieusement chaque page de ce livre ; du fait  en particulier que la question de sortir de Hegel, posée comme un défi, avait été posée également par lui – à propos de l’antisémitisme, ce qui, évidemment – on le redira –  n’est pas sans signification – avec quelque colère, à propos d’un auteur, «universitaire français de grande classe », spécialiste de Hegel, et qui lui, justement, n’en sortait pas : ne convient-il pas de « sortir du Système fût-ce à reculons, par la porte même par laquelle Hegel pense qu’on y entre ».

Sortir de Hegel, donc ! Mais pourquoi y être entré ? « Que m’est Hegel ? » demande Bensussan dès l’avertissement du livre (p. 9) en une question qu’on ne peut que rapprocher ici encore de celle que Levinas reprend de Hamlet : «What is Hecuba to me ? » «  que m’est Hécube ?». Rapprochement qu’il faut cependant prendre avec précautions, car à Hamlet Hécube justement n’est rien, Levinas y voyant alors l’exemple même de l’intérêt pour cet Autre qui ne nous est pourtant rien. Or rien, justement, cela ne se peut, chez Hegel, rien n’est qui ne se dialectise, et «rien » également se dialectise. De Hegel donc le philosophe, l’historien de la philosophie ne sauraient absolument pas faire l’économie, sans Hegel pas de philosophie, pas de lumière non plus.

« La nuit où toutes les vaches sont noires »

Pas de lumière : c’est ici un point nodal autour duquel s’organise le livre de Gérard Bensussan, le rapport de Hegel à la Nuit, rapport se faisant écho de la fameuse formule de la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit sur un absolu schellingien,  « das Absolute », en tant  que la nuit worin, wie man zu sagen pflegt, alle Kühe schwarz sind » où, ainsi qu’on a coutume de le dire,  toutes les vaches sont noires » : Hegel au contraire «perçant la nuit où toutes les vaches sont noires fait advenir partout du discernable. » (Miroirs dans la nuit p. 10). Bensussan en prend acte, tout au long d’une lecture que je serais tenté de qualifier d’éperdue – éperdue d’admiration, certainement, mais aussi du fait même de l’admiration, revenant sans cesse à la charge, sollicitant obstinément les multiples motifs d’une oeuvre immense, promenant dans le Noir de cette nuit dont étape après étape Hegel établit qu’elle est Esprit, l’Esprit arrivant à Lui-même, c’est-à-dire Lumière et Vie, un miroir. Or promener un miroir dans le Noir c’est « le condamner à ne jamais réfléchir que le rien. C’est l’abolir dans sa nature de surface « réflective », comme disent les traités d’optique (…) Hegel, c’est son habitude n’en reste pas là… » (p. 9)

«N’en reste pas là » : « A chaque pas que fait la différence, ses semelles soulèvent de l’identité – mais une tout autre identité que celle de la nuit in-différenciée, où toutes les différences sont grises et indistinctes, comme les chats errant dans l’obscurité » (p. 41) D’où la référence à Faust : « L’Esprit qui toujours nie » « donna naissance à la lumière, à la lumière orgueilleuse qui maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l’espace qu’elle occupait » (p. 10) Ces mots sont ceux de Méphisto. Cependant poursuivons la citation : « und doch gelingt’s ihm nicht, da es so viel es strebt/verhaftet an den Körpern klebt. » « et pourtant elle échoue, car quoi qu’il en soit de son désir, il lui faut s’arrêter aux corps. » « Von Körpern strömt’s, die Körper macht es schön/ Ein Körper hemmt es auf seinem Gange/ So hoff’ich, dauert es nicht lange/ Und mit den Körpern wird’s zu Grunde gehen » « Elle jaillit des corps, elle rend beaux les corps, mais un corps arrête sa marche, c’est pourquoi j’espère que ça ne durera pas longtemps et qu’elle s’anéantira avec les corps. » Le projet de Méphisto est ainsi à l’opposé de celui de Hegel : « denn alles, was entsteht/ Ist wert, dass es zu Grunde geht/ Drum besser wär’s, dass nichts entstünde/ So ist denn alles, was Ihr Sünde/Zerstörung, kurz das Böse nennt, / Mein eigentliches Element. » «  car tout ce qui naît mérite d’être anéanti, c’est pourquoi il eût mieux valu que rien ne naquît. Ainsi en va-t-il de tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, le Mal, l’élément qui m’est propre. » Méphisto est un militant du Rien, mais il ne peut militer qu’ironiquement, en comptant chaque fois sur les corps, pris un à un dans leurs particularité. Aussi est-ce ironiquement que Faust conclut : «Nun kenn’ ich deine würd’gen Pflichten/ Du kannst im Grossen nichts vernichten/ Und fängst es nun im Kleinen an » « Je vois maintenant quel est ton digne ministère. Ne pouvant rien anéantir en grand, tu t’y essaies en petit. »

 

Humour et chansons

Le texte de Goethe est d’évidence humoristique, et c’est selon l’humour que le programme méphistophélesque est annoncé et traité : la Nuit ne serait donc finalement pas surmontée,  mais corps particulier après corps particulier,  opacité après opacité,  maintenue, « en petit » avec son caractère nocturne. Der Geist, der stets verneint – der stets das Böse will, und stets das Gute schafft – « l’esprit qui constamment nie, qui constamment veut le Mal, et constamment fait le Bien»  – réussit, mais en détail, là où il échoue en grand – et le diable, comme on sait, est dans les détails. Et c’est dans la rupture que représente le détail – pourrait-on avancer le mot « Witz » ? – que la Nuit trouve sa consistance. Humour qui n’a pas de place, Gérard Bensussan le remarque, chez Hegel (« Derrida souligne qu’on ne trouve rien dans Hegel sur le rire » p. 45) pour qui l’Esprit ne saurait buter sur des opacités particulières et se convertir en Witz.

L’humour, le Witz : tout à l’heure, en conclusion de cette lecture, je me demanderai quel rôle joue dans ce livre la référence insistante mais discrète au judaïsme. Pour l’instant je relève, dans la continuité avec cette référence à  l’humour, certains traits déconcertants – qu’on n’a à coup sûr pas l’habitude de trouver dans de savants traités d’histoire de la philosophie – un certain registre de rupture quant à l’exposition de l’oeuvre de Hegel, Gérard Bensussan pointant  un involontaire  ton excessif des commentateurs collant au texte, certes, mais avançant dans une fidélité de caricature, droit devant eux mais ce faisant oscillant comme pris de boisson : « dans les préfaces, explications et commentaires que donnent de Hegel ses spécialistes, on les voit répétant Hegel en l’exagérant, comme ferait un homme en proie à l’excès de boisson, ici à l’excès de spéculatif.» (p. 44)

Cette manière de tituber ou de piétiner – Achille immobile à grands pas – se manifeste  encore autrement : l’interruption non thématisée, inthématisable, indialectisable  (« pour défaire l’opposition fini/infini il faut la rapporter à une opposition plus radicale, enfouie, et elle-même indialectisable » p. 110) devient asymétrie, inscrite à même la symétrie, et musique – de la musique avant toute chose, et pour cela préfère l’impair – la raison spéculative ouvrant  malgré qu’elle en ait  au mauvais infini et à l’entendement. En ce point improbable apparaît avec le nom de Kant le motif de l’asymétrie, irréductible, d’une «chiralité » – ainsi dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée la main droite et  la main gauche, ou encore celui de cette chambre qu’un mauvais plaisant aurait construite identique et cependant insuperposable à la chambre réelle (Proust en raconte  dès le début de la Recherche l’impossible possibilité), les concepts ayant tous «une forme non coïncidente avec une autre, une forme d’oeuf pour tel concept, ou de poire pour un autre comme les « morceaux » chez Satie. » (p. 115) « Morceaux en forme de poire », la musique s’invite, donc, inharmonieuse et accompagnant, tout à la fois bruyante et silencieuse, une essentielle disharmonie, ou plutôt même une disharmonie mettant l’essence à mal, un « air », « un drôle d’air »  redoublant la tranquillité sans reste de l’intelligible, ainsi un Ohrwurm, une mélodie obsédante («Quelle place alors pour une autre façon de philosopher – séjour dans la nuit de l’être, endurance de l’inadéquation du subjectif et de l’objectif (…) question unique, lancinante, psalmodie » – p. 69) De là sans doute de multiples passages, insolites, tous plus inattendus les uns que les autres, se référant à des chansons : – « chacun connaît la chanson etc » : le « etc » de la Marseillaise de Gainsbourg (p. 24), Johnny et « Retiens la nuit »  (p. 26), «il n’y a plus d’après » de Béart et Gréco (p. 44), « ça s’en va et ça revient… comme une mélodie populaire » de Claude François (indirectement cité »ça s’en va mais ça ne revient pas au même : ça revient comme Ulysse à Ithaque, chargé du poids produit par le négatif de son « travail »  » p. 63), Anthem de Léonard Cohen (p. 129) : there is a crack in everything/ that’s how the light gets in : Hymne hégélien dit Bensussan. Hégélien ?  Oui et non, la chanson, la tautologie (de la fausse tautologie hégélienne, où la répétition induit l’altérité, à celle sans reste de la chanson : sur la tautologie cf. p. 59 sq)  qu’elle installe, la manière dont en elle les mots se répètent,  s’écartent de ce qu’ils énoncent pour signifier, à hauteur de leur seule résonance. Morceau en forme de poire, derechef, chiral, inégal à lui-même.

Des chansons, ainsi, à lire Bensussan, émaillent le texte hégélien et en émanent, l’accompagnent,  telles un Nachtlied, un nocturne,  dont le prototype pourrait être le célèbre Wanderers Nachtlied de Goethe, « le chant de Nuit du voyageur » : « Über allen Gipfeln ist Ruh/ In allen Wipfeln spürest du/ Kaum einen Hauch/Die Vögelein schweigen im Walde/ Warte nur balde/ Ruhest du auch. » «Sur tous les sommets règne le silence. Sur toutes les cimes tu ne peux qu’à peine sentir un souffle. Les petits oiseaux se taisent dans la forêt. Attends, très bientôt tu te tairas également. » Chant, donc, chanson de la Nuit, accompagnant et configurant à sa manière l’insolite question qui double cette lecture de Hegel  : « pourquoi le philosophe ne demanderait-il pas à la nuit la plus noire le secret de son silence, sans attendre le jour ? » (p. 63) Insolite question, car portant sur la tautologie elle prend à son compte ce qui pour Hegel est en-deçà de la médiation,  la refuse ou n’y consent pas, et devient comme tel opaque, comparable à la bêtise,  évoquée, invoquée,  dans  « L’examen de minuit » de Baudelaire

(« …Salué l’énorme Bêtise / La Bêtise au front de taureau ; / Baisé la stupide Matière / Avec grande dévotion / Et de la putréfaction / Béni la blafarde lumière. »)

« Citadelles de l’extériorité »

Bête ! Bête ! Bête sans reste, comme la Nuit sans médiation, comme la lumière en putréfaction, comme la Matière ; aussi bête que les Alpes suisses, devant lesquelles en 1796 le jeune Hegel demeure presque muet, ne trouvant à dire que « Es ist so », c’est ainsi – ce qui est déjà trop dire,  puisque « être » (ce qui sera repris au début de la Phénoménologie à propos de la sinnliche Gewissheit, de la certitude sensible, je vais y revenir)  engage toute l’épopée dialectique. Bête encore comme peut l’être la Substance, la substance spinoziste par exemple : «avec Hegel c’est à la Substance comme bêtise qu’on est crûment renvoyé – dès lors que la Substance, c’est sa tendance congénitale, est laissée à elle-même, sourde à tout appel à devenir autre que ce qu’elle Est. » (p. 34) Ces opacités  sont autant de points d’inflexion (ces points mathématiques où une courbe change de direction et de concavité) si ce n’est qu’en l’occurrence il n’y a plus ni direction ni concavité, mais des blocs erratiques, séparés les uns des autres, en quelque sorte eux-mêmes chacun hors de la philosophie :  « c’est ce qui m’a toujours intéressé » confie Bensussan, « au sens d’un défi dans un certain type d’exercice de la philosophie : ses dehors et si possible ses dehors irréductibles » (p. 21) Mais quels sont-ils, ces « dehors », peut-on se demander, comment même les nommer sans utiliser pour cela la langue dont on voudrait s’affranchir, la langue de la dialectique,  du concept, la langue de Hegel – quoi qu’on en ait ? La réponse est donnée dans la foulée de la question (p. 21) « hors de la philosophie » mais pourtant par l’entremise de philosophes : « ses sorties impossibles, la production matérielle avec Marx, le judaïsme avec Hess ou Rosenzweig, la « révélation » avec Schelling, l’évasion éthique avec Levinas, la littérature ou l’art, selon Proust. » (p. 21) : ce sont des philosophes qui livrent hors de la philosophie proprement dite – hors de Hegel, dans Hegel mais à côté – des mots philosophiquement insolites, qui seraient ceux de la « sortie », mots qui tiennent leur rang tout autrement que de simples exemples, l’exemple selon Hegel tout en restant anecdotique, « à côté » de l’essentiel « beiher » (« es spielt, wenn wir zusehen, noch vieles andere beiher» Phänomenologie des Geistes Meiner p. 80) restant du moins dans la partie (beiher et non daneben), pensé dialectiquement à partir de la chose même : «le Juif, le Matériel, l’Ethique, le Littéraire », autant de « citadelles de l’extériorité »  (p.22), sont daneben, à côté de la philosophie, dans la discontinuité de l’évocation qu’en font de très singuliers philosophes – on pourrait penser à l’expression « anti-philosophes » – à retenir du moins le portrait que dresse Alain Badiou d’eux,  lesquels« font de leur vie le théâtre de leurs idées, de leur corps le lieu de l’Absolu (…) Et quant à ne pas être un besogneux, un répétiteur, un cuistre des grammaires (…) l’anti-philosophe  s’y emploie par l’extrême violence des propos qu’il tient sur ses propres confrères, les philosophes » (L’anti-philosophie de Wittgenstein p. 8).

Ce portrait s’applique-t-il à Marx, Rosenzweig, Levinas, Proust ? Peut-être. Il atteste de la violence d’une rupture – cependant cette rupture a-t-elle besoin pour se manifester des trépignements frénétiques que met en exergue Badiou :  si l’on peut discuter des cas de Marx, de Kierkegaard ou de Nietzsche, de Feuerbach et de divers représentants de la gauche hégélienne chez qui Gérard Bensussan reconnaît cette violence vers le dehors, Kant, Schelling, Hermann Cohen ou Levinas étaient au contraire bien élevés et  respectueux de la convention sociale. Quant à Rosenzweig il a vécu cruellement dans sa maladie l’extériorité obligée inscrite à même la chair. Nul besoin donc pour l’anti-philosophie (si l’on retient ce mot) de la dramaturgie imaginée par Badiou. Il reste qu’il faut en effet des penseurs particuliers, prenant sur eux pour endurer la contingence de ce qui ne se ramène pas à la nécessité du concept, la contingence ou la résistance de « blocs », dit Bensussan, erratiques, ne se rassemblant pas en thématiques et en thèmes).

Et néanmoins, s’ils ne se rassemblent pas dans la totalisation d’une oeuvre, ces blocs laissent apparaître des enjeux qui sont ceux-là mêmes qui justifient l’entreprise de Bensussan – l’entreprise de ce livre, mais aussi l’entreprise de son oeuvre : des enjeux en tant que positivités singulières – peut-être monstruosités comme ce que suggère le « un » allemand , où dans certains mots on reconnaît cette valeur de positivité sans reste : à commencer par Unwesen, où « un » n’indique pas la privation d’essence mais bien  l’indéductible  positivité d’un monstre (lequel avertit – monere –  et montre – monstrare – ce qui n’apparaît pas ; ou encore Unkraut, qui n’est pas la négation de l’herbe, mais une herbe qui est bien « là »,  ou plutôt une anti-herbe (comme on parlait d’antiphilosophie), l’irréductible persistance immaîtrisée et  foisonnante de la mauvaise herbe.

Schelling

Schelling est le premier et peut-être par là-même le plus exemplaire de ceux qui se confrontent ainsi à Hegel (pourrait-on dire que Schelling représente l’impulsion initiale de la pensée de Gérard Bensussan, dans ce qu’elle a de plus accompli ? Je le crois) En usant justement de cette positivité du « un ». De là le trajet schellingien, privilégié dans la démarche de Bensussan, se déroulant en-deçà de la dialectique, résonnant encore dans le « un » du Ungrund, et dont il s’était attaché il y a quelques années à montrer l’impact exemplairement déroutant dans  les Ages du monde. Ainsi : « Après avoir indiqué la structure interne de l’esprit, c’est-à-dire après avoir plus ou moins décalqué la dialectique hégélienne et fait suivre à ce décalque le cheminement des puissances, il explique avec beaucoup de maladresses et d’obscurité que l’esprit qu’il nomme parfait (der vollkommene Geist) n’est pas la troisième figure, l’Absolu achevé, car il dépasse toutes les espèces de l’être, même la plus haute. En d’autres termes il ne se confondrait nullement avec la synthèse dialectique mais nommerait au contraire une transcendance sans concepts. » (Les Ages du monde. Une traduction de l’Absolu Vrin 2015 p. 183) « Maladresses », c’est-à-dire imperfection et inadéquation de l’expression, inadéquate dans la mesure où sa conceptualisation se révèle impropre, voire faible. Chez Schelling la maladresse, montre Gérard Bensussan dans le livre de 2015 (ou encore dans le colloque de Strasbourg dont les actes ont été publié en 2018 aux Presses universitaires de Strasbourg sous le titre Proust-Schelling Une affinité élective), conduit au narratif.

 

Après Schelling

Je ne tenterai pas ici d’accompagner ce que,  avec Schelling et au-delà de Schelling, mais en quelque sorte dans ses traces, autour de la gauche hégélienne – exemplairement de Feuerbach – de Marx, de Nietzsche, de Rosenzweig, Bensussan convoque dans la seconde partie de son  livre : c’est un passé existentiel et intellectuel, de  vie philosophique, de lectures érudites, pensives et pensantes, qui se trouve alors derrière chaque phrase, chaque mot, reconvoqués à partir de l’aventure de la sortie, la citation à comparaître des témoins prodigieux de cette lecture agitée de Hegel qui a été celle narrée dans la première partie du livre. Seconde partie qui répète en quelque façon la première, mais avec des témoignages, disant : « voilà, regardez, eux également, ces auteurs immenses, se sont donnés comme des héritiers perplexes, héros de la sortie,  quoique incapables de sortir, ayant élaboré les uns et les autres leur oeuvre singulière et extraordinaire dans la fidélité et dans la trahison – et peut-être faudrait-il ajouter :  « une trahison par fidélité, visant la fidélité ». Sans doute parce que un « Hegel lui-même » ne serait plus Hegel : « Hegel – et Bensussan cite Blanchot –  s’il est Hegel n’est plus Hegel. » (p. 257), Hegel qui, tel «midi le juste » dans « Le cimetière marin», « en soi se pense et convient à soi-même », et qui «serait Hegel », ne serait plus guère que  «l’imposture du sens achevé » (p. 257) Par-delà donc l’évocation de ces témoignages qui ont marqué toute une vie faite d’étude et d’enseignement, et que je ne saurais que que très insuffisamment accompagner, je voudrais revenir maintenant à quelques-uns des grands motifs autour desquels se cristallise (j’utilise à dessein le terme stendhalien) l’évocation de la sortie, en essayant de faire apparaître des enjeux, absents du «hégélianisme » voire rejetés par lui.

Le plus évident à cet égard de ce livre est le terme qui l’intitule : la nuit – et j’ai d’emblée cité cette question qui gouverne dans ce livre beaucoup de choses :  « Pourquoi le philosophe ne demanderait-il pas à la nuit la plus noire le secret de son silence, sans attendre le jour ? » Cette demande, trouve un prolongement particulier entre le pages 124 et 130 : « l’autre nuit»  (Bensussan reprend une expression de Blanchot), la « nuit vide », « la prime nuit » et dont «Hegel se débarrasse à la hâte » (p. 126) est nécessaire « pour que la nuit soit » (p. 127), la nuit, alors au sens de celle qui donne lieu à la lumière. L’autre nuit, Nuit absolue, dont le registre est (on l’a dit autrement tout à l’heure) la tautologie (black is black, « noir c’est noir »). La tautologie, ou la tautégorie en reprenant cette fois-ci un terme que Bensussan emprunte au contexte de la mythologie de Schelling.

Noir c’est noir !

La Nuit tautégorique est le Noir absolu – le Noir absolu, dont Bensussan déclare qu’il est « avant Hegel » (p. 73). « Avant Hegel » cela signifie, si l’on se souvient d’un passage célèbre de la grande Logique, que « dans la clarté absolue on voit autant et aussi peu que dans l’obscurité absolue, que l’un de ces voir est aussi bien l’autre, voir pur, voir de néant.  Lumière pure et obscurité pure sont deux vacuités qui sont la même chose. » (trad. Labarrière-Jarczyk  I p. 68). « Deux vacuités qui sont la même chose »,  c’est-à-dire  qui pour Hegel n’ont aucune consistance, aucun sens. Or ce qui n’a pas de sens doit néanmoins pour Hegel avoir un sens, ainsi la « certitude sensible», « die sinnliche Gewissheit », le lieu de la sensation immédiate,  laquelle, infinie au sens du mauvais infini,  se rassemble cependant, appelant à la médiation,  se faisant  perception, qui la présente et la résume infiniment (le bon infini de la dialectique.). Noir, en tant que sensation, comme couleur ( conformément à  la conception classique des couleurs, y compris de leur appréhension  par le langage, voire par la physique) est réductible à un apparaître, apparaissant selon les modalités de la phénoménalité, et se dépassant, selon ces modalités mêmes, dans la forme. A moins de prêter au Noir la modalité spéciale d’une matière irréductible à la forme (on pourrait convoquer ici toute la phénoménologie matérielle de Michel Henry, à laquelle Bensussan fait d’ailleurs, çà et là, discrètement référence).

Avant la forme c’est la couleur comme telle, c’est-à-dire comme tel le Noir, le Noir d’avant Hegel, peut-être celui de la théorie des couleurs de Goethe, couleur d’avant les noms des couleurs (d’avant le signe, et l’émergence de ce qui est dans au fond du puits en la manifestation pyramidale du signe – Bensussan manifestement ici pense au grand article de Derrida « Le puits et la pyramide » dans Marges). Couleur noire du Noir,  qui est pour Hegel rien, sans que ce rien ne soit rien, ou qui est ce quelque chose qui empêche tout quelque chose d’appartenir au Tout. Une question à cet égard que Bensussan n’évoque pas, mais qui découle de sa lecture, pourrait s’inscrire à ce moment de la réflexion,  à propos de cette positivité résiduelle et monstrueuse du Noir : la question du « Continent noir » de l’Afrique – dont « le Nègre » ne rentre pas dans l’histoire, demeure à l’état de pure nature, inexposé  à l’altérité, représentant une sorte de balbutiement de la dialectique, antérieur comme tel – mais précisément il n’y a pas de « comme tel » – à l’humanité. Cela s’entend en particulier dans ce qu’il y a d’équivoque chez Hegel quant à la question de l’esclavage. L’esclave dont parle la Phénoménologie de l’Esprit n’est pas celui de la traite négrière, laquelle bat son plein en 1807 et pour laquelle il n’a pas de regard : équivocité sourde, mais telle finalement que les traducteurs récents de la Phénoménologie ont pu renoncer à traduire Knecht par esclave (ainsi que l’avait fait Hyppolite) pour lui substituer valet (Jean-Pierre Lefebvre, prenant peut-être modèle sur le Herr Puntila und sein Knecht Matti de Brecht) ou «serviteur » (Bernard Bourgeois). Désaccord entre traducteurs, mais qui est davantage qu’une simple difficulté de traduction. Le référent historique pour Hegel est celui de l’Antiquité, ou  encore celui de Luther, celui du Sündenknecht, de l’esclave du péché (Ich armer Mensch, ich Sündenknecht cantate BWV 55 de Bach, moi pauvre homme, moi esclave du péché), et en tout cas pas celui de la traite, du Noir de la traite qui comme tel demeure  hors du  concept et du regard philosophique.  L’esclavage, la traite négrière, est aujourd’hui un crime contre l’humanité. Le « crime contre l’humanité » est précisément cette expression qui reconnaît la victime d’une tout autre manière que l’Anerkennung hégélienne, posant l’humanité hors  du champ du concept, de celui de la politique, de toutes les modalités présidant à l’avénement de l’Esprit. « Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir.» 

Proust

Noir c’est noir. La Nuit tautologique émerge exemplairement chez un auteur très présent en filigrane de la méditation de Gérard Bensussan : Proust. J’ai cité le colloque de Strasbourg, qui interroge une continuité entre Proust et Schelling. Il s’était agi en l’occurrence, avec  l’idée de ce colloque, de bien davantage que de la contingence d’une rencontre entre deux universitaires strasbourgeois, réunissant leur considérables éruditions respectives, l’un (Luc Fraisse) quant à Proust, l’autre quant à Schelling. Il s’était agi également de davantage que de faire écho à une thèse impressionnante et dérangeante, celle d’Anne Henry (citée abondamment au cours du colloque, mais aussi avec d’abondantes réserves) : Proust pour Gérard Bensussan réalise ce que Schelling présente comme récit de l’Absolu (cf en 2020 L’écriture de l’involontaire. Philosophie de Proust). Soit le texte le plus connu, trop connu (wohl bekannt, aber nicht erkannt, pourrais-je dire en pastichant, à contre-sens, Hegel) des premières lignes de la Recherche :

«Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois à peine ma bougie éteinte je m’endormais. Une demi-heure après la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil me réveillait… »

L’oeuvre immense de Proust est portée par ces trois phrases qui disent l’éveil à l’intérieur de la Nuit, c’est-à-dire qui posent l’hypothèse d’une veille quant à la Nuit. Non pas la veille d’Isaïe, la veille où le prophète demande « Veilleur où en est la Nuit » en orientant, de façon hégélienne, la Nuit, quoi qu’il en soit d’elle, sur le jour ? Mais la Nuit est ici en une disparition sans reste. Ainsi que le dit Blanchot : la nuit, tout a disparu, et dans la veille que constitue l’oeuvre proustienne «tout a disparu  apparaît. » A la recherche du temps perdu est la manifestation de la Nuit.

« J’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. »

Manifestation de la Nuit, attention à cette disparition pour ce qui n’est pas là, dont l’absence, qui sépare les multiples occurrences de la présence au monde, ne se résout en aucune de ces présences multiples mais constitue l’expérience dont l’advenue, qui est l’oeuvre dans son entier,  se nomme dans la Recherche « un peu de temps à l’état pur », et se dit « la vie, la vraie vie, la vie enfin vécue », « la littérature. ».

La littérature, donc, en marge de Hegel, comme supplément d’âme à Hegel, la Recherche étant cette oeuvre immense indispensable supplément à ce monument que représente la Phénoménologie de l’Esprit –  monument qui est la philosophie elle-même – laquelle, si je ne me trompe pas sur ce que propose dans son livre si fascinant Gérard Bensussan, ne saurait véritablement  être lue sans elle.

« Das Jüdische »

Un mot encore (et, selon ce que j’en comprends, le plus important et le plus risqué) : lisant Rosenzweig (mais également Levinas, Derrida, toujours en filigrane dans son commentaire) Gérard Bensussan fait apparaître une expression de L’Etoile de la rédemption : das Jüdische, qui ne désigne pas en l’occurrence une religion ou une culture « das Jüdische, le judaïque ne constitue pas un « objet » théorisable, que l’investigation philosophique prendrait en charge à nouveaux frais, mais l’élément même du penser rosenzweigien., un idiome longtemps tenu en lisière par le grec des philosophes. Sous cet aspect il ne saurait donc y avoir pour Rosenzweig de philosophie du judaïsme, comme il y a une philosophie du droit ou une philosophie des sciences, pas même de philosophie juive à strictement parler, comme il y a une philosophie allemande ou anglo-saxonne, soit une branche « nationale » où se manifesterait concrètement l’universalité d’un logos plongeant ses racines dans un unique terroir. Das Jüdische interrompt bien plutôt quelque chose du modèle englobant de l’universalité comme mouvement de l’être. » (p. 237)

Il faudrait pour prendre la pleine mesure de ces remarques qui sont à mes yeux un point d’aboutissement du livre, les replacer dans leur contexte qui est celui de la pensée de Rosenzweig. Plutôt que de me lancer, là encore,  dans une paraphrase maladroite de ce qui chez Bensussan engage, fût-ce, comme ici sur le mode de l’allusion, des années de travail et des centaines de pages de commentaires savants et profonds, je voudrais tenter de penser ce que Bensussan pense en faisant un détour, la sollicitation d’une phrase de Levinas (lequel, cela a été un guide pour ma lecture, n’est jamais très loin de ce livre)

Soit la question suivante,  à la fin de L’Humanisme de l’Autre Homme, qui emblématise peut-être toute la posture philosophique de Levinas ; « Les Ecritures saintes, lues et commentées en Occident, ont-elles incliné l’écriture grecque des philosophes ou ne se sont-elles unies à elle que tératologiquement ? Philosopher, est-ce déchiffrer dans un palimpseste une écriture enfouie ? »

Cette question ne fait-elle pas, de façon impressionnante,  écho  à l’hypothèse de Bensussan ? Das Jüdische n’y est pas un objet supplémentaire proposé à la sagacité des chercheurs en sciences sociales ou des philosophes, il est une flexion, un accent posé sur le grec de la philosophie – accent que la grammaire grecque, ni aucune grammaire ne connaît. Das Jüdische s’ajointe au logos dans un entrelacs qui, pour peu qu’on y prête attention, laisse surgir une signification inédite de la philosophie, néanmoins la philosophie elle-même. Proust encore :  « la vue de la couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été ». La lune est la lumière qui rend la nuit manifeste, la lumière proustienne de la phénoménologie de l’inapparent. Elle est ici, de surcroît, comme telle, l’écriture entrelacée au logos, comme dans la première Recherche logique de Husserl, selon le Derrida de La voix et le phénomène, l’indice l’est à l’expression (la Verflechtung) : logie en tant que tératologie, donc,  et tératologie comme « les Ecritures saintes ».

« Les Ecritures saintes » : monstruosité entrelacée avec la rectitude du logos, et se confondant avec elle,  monstruosité, ou merveille – Wunder – comme littérature. Les « littératures nationales », qui sont « Bibles » dit encore Levinas, portent das Jüdische comme elles portent le phénoménologique de l’Esprit et du Vrai à quoi contraint la lecture de Hegel jusqu’à une vérité plus intime de lui-même –   Levinas à nouveau : « plus intime que l’intimité, moi je dis c’est un livre».

Das Jüdische n’est pas un objet, ni un thème, ni  même un prédicat. Registre le moins probable parmi les « citadelles de l’extériorité », il me parait cependant  celui qui, croisant tous les autres, assigne son enjeu à ce livre,  formidable (au sens littéral, de ce qui met en cause la forme) de Gérard Bensussan – et, si j’ose emprunter ce registre, l’unique fondement possible, dans l’incontournable proximité à Hegel, d’une philosophie qui voudrait aujourd’hui prétendre à la pensée.

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