Guillaume de Conches : Philosophia et Dragmaticon

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L’auberge immense de la bêtise est de celles dont on n’est jamais sorti. Mieux vaut donc n’y jamais entrer – mais qui le peut ? Parmi les dédales intimes de cette maison close, il est un lieu commun où se rencontrent toutes les impérities, et convergent toutes les indigences d’esprit : les siècles médiévaux furent des siècles au front bas, un interminable Samedi saint de la pensée à quoi la Renaissance mit fin en redonnant aux hommes, imbéciles et ignorants, le goût salvateur de la connaissance du monde et d’eux-mêmes. Alors purent s’élancer vers le soleil les chars triomphants de la Science, et leur cortège de progrès techniques comme une guirlande d’étoiles tombées dans les intelligences soudain éveillées d’un long sommeil dogmatique. Que rien ne soit plus faux, quelques-uns le savent, qui ont consacré leur vie à l’étude du Moyen Âge, et tous les autres l’ignorent, qui vivent de la capitalisation pitoyable de quelques préjugés tout juste assez nutritifs pour leur donner l’illusion de cultiver au dedans d’eux quelques convictions éparses dont ils se servent afin de ne pas rendre des points dans un débat de taverne à un bulot cuit ou bien une truite farcie.

Contre cependant l’obscurantisme le plus fuligineux de toute l’histoire, non pas donc celui d’hier mais bel et bien celui d’aujourd’hui, et pire encore celui de demain, il existe des antidotes à tous accessibles, tels la belle collection Sagesses médiévales (dont le titre étrange eût sans doute perplexifié beaucoup les hommes du Moyen Âge pour qui le Christ est seule Sagesse, Dei virtutem, et Dei sapientia) où d’humbles spécialistes, et très efficaces, s’efforcent à rendre lisibles au plus grand nombre les œuvres capitales et principales des grands hommes du passé.

Cette fois-ci, on y découvre deux textes de Guillaume de Conches, réunis dans un seul volume par Bernard Ribémont, Emilia Ndiaye et Christiane Dussourt : la Philosophia, d’abord, de 1125 environ ; et le grand Dragmaticon, rédigé entre 1147 et 1149[1]. Si le volume n’est pas irréprochable au point de vue technique, ce qui surprend de la part des excellentes éditions des Belles Lettres, le travail scientifique et la traduction sont de haute qualité, et pleinement atteignent leur but qui était de rendre en français disponibles pour la première fois ces deux textes très significatifs des travaux de l’École de Chartres au XIIe siècle, et de cela que l’on a pu nommer un « encyclopédisme chartrain ». Aussi n’avons-nous nullement l’ambition, absurde, de refaire ici en abrégé ce que les éditeurs de ce volume firent très bien dans leur ample introduction, historique et philosophique. Rappelons simplement que Guillaume de Conches, maître grammairien de l’académie chartraine, n’a pas d’autres traités de philosophie que les deux qui sont réunis dans ce volume ; le reste de son œuvre étant constitué de gloses nombreuses et vastes souvent, de Platon (le Timée), de Priscien, de Boèce ou encore de Macrobe. L’éparpillement n’était pas sa passion. De là, peut-être, l’intérêt le plus évident de ces deux traités, et du second surtout : ils sont œuvres d’un homme qui voulut véritablement essayer de dire dans un seul livre (car le Dragmaticon n’est qu’une version augmentée, mais fortement, de la Philosophia mundi) la totalité du monde, et d’écrire ainsi au sens littéral une somme, tout à la fois donc addition de connaissances et cime aussi du savoir disponible dans un certain siècle. Car il ne faut pas omettre que summa dit d’abord le point le plus haut : celui sur lequel il convient de se hisser afin de pouvoir espérer voir sous son regard s’éployer le paysage avec le plus d’amplitude possible, et dans toutes les directions s’élancer les perspectives les plus variées.

A : Raisonner à partir de Dieu

Que cependant l’on ne s’y méprenne pas : l’équilibre des grandes Sommes du siècle suivant n’est pas encore découvert par les maîtres de l’École de Chartres ; et l’exemple de Guillaume de Conches est particulièrement instructif qui expédie au commencement de ses deux traités l’évocation de Dieu tel qu’en lui-même, en quelques lignes d’une profession de foi très orthodoxe, mais laquelle il se contente d’exposer sans le moindre commentaire, et dont il affirme dans le Dragmaticon que certains articles sont « contraires à la raison humaine ». Dieu certes n’est pas évacué, mais il est une évidence sur quoi l’on s’appuie pour la connaissance du monde, c’est-à-dire des substances créées en tant qu’elles sont organisées dans une totalité harmonieuse : est mundus ordinata collectio creaturarum, peut-on lire dans la grande Glose consacrée au Timée de Platon[2]. Dieu, pour ainsi dire, est placé dans le dos du philosophe : il s’y adosse, et il y prend le recul nécessaire à l’apparition au-devant de lui de toute la création sous son aspect d’universitas, dont la contemplation est un bien dans la mesure où, en tant que la diversité des créatures y est tout entière « tournée vers l’Un », c’est-à-dire vers Dieu en tant que cause première et finale de sa Création.

On voit bien le péril de cette position, qui poussait Guillaume de Conches a écrire au début de sa Philosophia : « en parlant de la divinité, nous avons outrepassé les étroites limites de notre science » (I, 12). Dieu dès lors est à la fois partout et nulle part ; et l’on pourrait dire presque, au mauvais sens de l’expression, que le Principe est admis par principe à l’orée de l’explication de sa propre Création. Que tout dans le monde puisse conduire à Dieu, puisque toute créature est, par cela même qu’elle est créée, un signe de son Créateur, cette pensée ne fait aucun doute pour Guillaume de Conches. Ce qu’avait bien vu le Père Chenu, lorsqu’il écrivait que « pour Guillaume de Conches, le plus naturaliste des philosophes chartrains, l’univers le mieux expliqué reste là-même un sacrement de la pensée divine ; Dieu est toujours le principal habitant de la terre »[3]. C’est assurément vrai ; mais probablement, ce n’est pas là non plus toute la vérité de la position ambiguë du philosophe qui, au point de vue méthodologique, semble bien espérer pouvoir ne raisonner, au sens littéral, qu’à partir de Dieu, et non pas en allant à lui. La dignité accordée – à raison ! – aux causes secondes, c’est-à-dire aux causalités créées, est telle que l’examen rationnel du monde paraît prendre presque son autonomie, et rêver déjà de ne plus fonctionner que selon ses propres lois immanentes.

B : L’union de l’âme et du corps

Ainsi, lorsqu’il est question de l’union de l’âme et du corps dans le Dragmaticon, l’interlocuteur du philosophe lui ayant demandé comment se fait cette union, l’auteur rétorque : « je pourrais répondre Dieu, mais puisque tu demandes de la physique, en voici » (VI, 25, 3). La théologie et la physique apparaissent donc comme deux discours possibles que l’on porte sur les mêmes choses : de l’union de l’âme et du corps, je puis aussi légitimement parler en tant que théologien, ou bien en tant que physicien. Là encore, le risque est qu’à force de marteler que l’un et l’autre discours sont possibles pour toute chose, et avec le même profit, l’on finisse purement et simplement par ne plus jamais invoquer Dieu, au prétexte d’un grand coup de rasoir d’Ockham. Et ce risque est d’autant plus menaçant que Guillaume de Conches définit la science comme cette discipline qui « enseigne la nature des choses » (I, 1, 2). Si donc la science, laquelle comprend la philosophie, enseigne la nature des choses en s’exprimant seulement dans un discours physique, une question légitime se fait jour : de quoi sert Dieu dans la connaissance des êtres tels qu’ils sont ? Encore une fois, il est impossible de préjuger de la réponse qu’eût pu faire Guillaume de Conches à cette question, qui tout de même conclut, en homme du XIIe siècle, que « par la connaissance de la créature nous parvenons à la connaissance du Créateur » (VI, 27, 6). Nonobstant, il est permis de s’interroger : que devient cette intention dans l’œuvre même du philosophe, ou du moins dans les deux traités dont il est ici question ? La réponse hélas ne fait guère de doute : elle ne devient pas grand-chose,  – et même à peu près rien, à cause qu’elle est grevée de la décision prise aux premières pages des deux livres de taire Dieu pour parler du monde et de l’homme, son centre et son sommet. Quoi donc qu’en dise Guillaume de Conches, théologie et physique sont par lui, du moins au point de vue méthodologique, désolidarisées. Elles peuvent aller l’une sans l’autre ; et les erreurs théologiques ne sont plus d’aucune conséquence dans la physique ; et à l’inverse aussi la physique ne relève plus que d’elle-même. Il y a relation seulement d’extériorité de l’une à l’autre ; ce qui prépare la possibilité, encore historiquement lointaine, de ce qu’il n’y ait plus nulle relation entre toutes deux.

Aussi est-il fort significatif que l’étude de l’âme humaine soit menée sans qu’une seule fois référence soit faite à sa qualité d’image de Dieu. Guillaume de Conches en effet, bien qu’il admette la création sa création immédiate par Dieu, ne la définit que par rapport au corps, et ne l’examine d’ailleurs qu’après avoir épuisé l’étude du corps humain. « L’âme, écrit-il, est l’esprit qui lié au corps lui confère la faculté de discerner et de comprendre » (VI, 25, 1). Étrange formule à première vue qui fait de l’âme cela qui sert au corps afin que celui-ci possède en somme la possibilité de raisonner jusqu’à l’intelligence, c’est-à-dire le jugement juste et certain, des choses abstraites. Au vrai, il n’est là rien d’étrange, si précisément l’on se souvient que c’est là un « physicien » qui parle, ou bien plutôt un philosophe qui s’en veut tenir à un discours de physicien. Le cas de l’âme est particulièrement intéressant en ceci que, dès l’abord, Guillaume de Conches dans sa Philosophia que cette discipline n’est autre que « la véritable compréhension des choses qui existent et sont invisibles, et de celles qui existent et son visibles » (I, 4).

L’essence divine, on l’a vu, est expédiée vite premièrement. Les purs esprits viennent ensuite, mais sans grands développements, car de toute évidence, la passion de Guillaume de Conches est d’épuiser le visible, et de l’expliquer exhaustivement. L’âme, quant à elle, réalité invisible, sera cependant traitée tout entière en fonction et à partir du visible. Loin d’être considérée, au plan ontologique, comme cela même qui ouvre à la créature le domaine du visible comme tel, ou pour parler plus modernement : le domaine de phénoménalisation de tout phénomène (rôle qui sera attribué au feu, en suivant le commentaire platonicien de Clacidius), loin donc d’être ainsi considérée, l’âme en sa raison est reconduite aux dimensions du visible par son étude fonctionnelle, et non pas essentielle.

Conclusion

De toute évidence, donc, ni la Philosophia mundi ni le Dragmaticon de Guillaume de Conches ne sont d’inoubliables œuvres de philosophie première. Mais la faiblesse même de leurs fondements métaphysiques, dont l’auteur paraît parfois considérer qu’il suffisait de gloser Platon pour en être quitte, n’est pas sans être l’une des conditions de possibilité de l’exubérance considérable des développements « scientifiques » qui croissent et se multiplient parmi ces pages. Guillaume de Saint-Thierry avait-il entièrement tort, dans son De erroribus Guillelmi de Conchis, d’accuser Guillaume de Conches de coupable curiositas ? Peut-être pas – mais sans doute en un sens tout autre que lui-même ne le croyait. Guillaume de Saint-Thierry en effet ne voit pas, reprochant assez banalement à son contemporain de faire trop usage de la raison dans l’appréhension des mystères divins, que la plus grande et plus grave novitas de cette pensée est autre part : elle est dans un réflexe jamais réfléchi qui consiste à placer méthodologiquement sur le même plan l’étude du monde sensible, et celle de l’âme et de Dieu. Disons, avec moins d’anachronisme : l’étude du visible et de l’invisible. Telle est la condition pour que, accaparé par le premier dont les miroitements et les chatoiements de surface s’éploient sous nos yeux, le philosophe Guillaume de Conches ne trouve plus ni le temps ni le motif d’écrire plus de quelques lignes consacrées au Créateur tel qu’en lui-même, lesquelles sont présentées sous l’aspect d’ailleurs non d’une étude rationnelle mais bel et bien d’une « profession de foi », où il enferme bien vite toute sa théologie qui ne va pas bien loin. Contrairement à la pensée d’un Hugues de Saint-Victor, celle de l’auteur du Dragmaticon ne parvient pas à faire voir dans l’origine divine de l’âme humaine la condition de possibilité de l’exercice d’examination minutieux du visible où il s’avance avec une belle passion, et un remarquable souci de rationnalité dont devraient s’inspirer de nombreux contemporains de ce côté-là très déficients.

À la question : « comment le monde comme monde peut-il apparaître au-devant de l’homme, et devenir objet d’enquêtes scientifiques exactes ? », Guillaume de Conches ne fait pas de réponse. Ou bien plutôt la réponse est-elle tant évidente pour lui, encore, qu’il ne trouve pas nécessaire de s’y arrêter, et de méditer cette évidence – laquelle, hélas, à force d’être délaissée de la sorte, finira par se changer en une opacité toujours plus dense. Rien n’est plus vacillant que les vérités dont on se veut convaincre qu’elles vont de soi. Aucune, au vrai, ne va littéralement de soi-même : les vérités ne sont pas des forces qui vont, et elles sont nécessiteuses du courage de l’esprit humain, de ses vertus et de sa vigilance. En faisant du visible comme tel une évidence, et en abaissant le seul questionnement formulé sur lui au domaine de la physique, Guillaume de Conches au lieu d’augmenter l’homme par les questions qu’il formule, au contraire le diminue, et l’incite à s’épuiser dans la recension exclusive des phénomènes naturels, pour n’en demander que des raisons naturelles, et mieux enfouir dessous elles la Raison qui les fait subsister et consister dans l’être. Le maître chartrain apparaît l’un de ceux-là qui, très involontairement, auront rendu possible qu’aux yeux mêmes de certains philosophes chrétiens, la Création un jour cesse de conduire le regard au-delà d’elle, et cesse alors d’être, pour la pensée, comme la symphonie symbolique de son Créateur.

 

[1] Guillaume de Conches, Philosophia & Dragmaticon, éd. E. Ndiaye, Ch. Dussourt, B. Ribémont, Les Belles Lettres, coll. « Sagesses médiévales », Paris, 2021.

[2] Cf. Glosæ super Platonem, éd. Edouard Jeauneau, Vrin, Paris, 1965.

[3] M-D. Chenu, La Théologie au douzième siècle, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », Paris, 1957, p. 179.

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Romain Debluë est né en 1992. Docteur en philosophie de l’Université Lettres-Sorbonne (« La Révélation de l’être : Hegel et Thomas d’Aquin », sous la direction de M. Emmanuel Cattin), il a publié de nombreux articles, dans le domaine de la philosophie et de la littérature, ainsi qu’un roman. En outre, il a organisé durant plusieurs années un séminaire en Sorbonne consacré aux « philosophes et à la Trinité », dont les actes sont parus sous la forme d’un numéro des Études philosophiques.
Spécialiste de philosophie médiévale, et de l’idéalisme allemand, il poursuit des recherches consacrées au motif de « l’âme à l’image de Dieu », suivi dans son évolution et sa progressive disparition, de Thomas d’Aquin à Descartes.