Günther Anders : Le rêve des machines

Hiroshima peut être considéré comme la déchirure de l’histoire qui ne cessa d’alimenter la réflexion de Günther Anders. Non seulement le philosophe essaya-t-il de comprendre, de saisir par le concept, ce qui se trouve en jeu dans la possibilité de l’anéantissement nucléaire, dans l’émergence d’une technologie qui potentiellement peut mettre fin à la présence humaine sur Terre, mais en sus chercha-t-il à cerner les motivations et les raisons d’agir des acteurs concernés.

En 2008 paraissait, aux Éditions du Seuil, un volume intitulé Hiroshima est partout[1], préfacé par le philosophe du catastrophisme éclairé Jean-Pierre Dupuy[2] et comprenant, entre autres, la correspondance entre le philosophe et Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima, échange de lettres qui s’étala de 1959 à 1961 et s’intitule significativement « ‘Hors limite’ pour la conscience ». Cette dernière expression rend en effet bien compte de l’obsession de Günther Anders, que ce soit dans les deux volumes de L’obsolescence de l’homme, ou dans la récente parution d’une nouvelle correspondance, datée de 1960 et intitulée Le rêve des machines[3], et qui se résume cette fois-ci aux deux lettres du philosophe car le destinataire, Francis Gary Powers, pilote américain capturé par les soviétiques alors qu’il survolait leur territoire dans le cadre d’une mission d’espionnage, a jugé bon de ne point répondre à Anders.

Ajoutons encore ces quelques précisions avant d’entrer dans le vif du sujet : ainsi que l’indique Benoit Reverte à qui l’on doit la traduction et la présentation de cette correspondance, les deux lettres furent trouvées dans un dossier portant le titre « Le rêve des machines ». Mais pour être tout à fait précis, la première missive s’intitule « Lettre sur l’ignorance » et fut publiée en 1960, tandis que la seconde, quant à elle inédite, revêt le même titre que le dossier dans lequel elle fut classée. On peut enfin ajouter que cette même expression figure également dans Nous, fils d’Eichmann, lettre ouverte à Klaus Eichmann[4], nouvelle missive cette fois-ci adressée au fils d’Adolf Eichmann en 1988, et dans laquelle Anders souligne à nouveau que « notre monde actuel, dans son ensemble, se transforme en machine, est en passe de devenir machine[5] ».

A : Le rêve des machines

Il est bon, nous semble-t-il, de nous attarder en premier lieu sur l’expression elle-même, et plus particulièrement sur l’interprétation à donner au génitif qu’elle inclut. Inspirons-nous, à cette fin, de ce passage dans lequel Anders explicite ce qu’il entend par « monde des appareils » :

« […] l’expression « monde des appareils » ne représente pas seulement un « genitivus objectivus« . Elle ne désigne pas seulement une quantité disponible de pièces travaillant effectivement ; pas seulement le monde que les appareils « incarnent ». / Mais alors ? / C’est aussi un « genitivus subjectivus« , ce qui signifie : le monde existant pour les appareils ; le monde que les appareils « désirent » comme le leur, auquel ils « pensent » comme le leur, celui qu’ils « ont » – bref : le monde, dans lequel ils « vivent » » (Le rêve des machines, p. 58).

Ce génitif subjectif non seulement renverse les différentes approches phénoménologiques mais également les perspectives élaborées par le courant l’anthropologie philosophique : il ne convient plus, en effet, d’observer la mécanisation comme un phénomène du monde décrit et conceptualisé à partir de l’homme, mais d’interroger la nature du monde des appareils à partir des appareils eux-mêmes. Il s’agirait, si le terme n’avait pas déjà été utilisé en un autre sens par Bachelard, d’une phénoménotechnique, c’est-à-dire d’une phénoménologie dont l’instance transcendantale serait la machine elle-même. Cela signifie, par conséquent, que le projet de formulation d’une anthropologie se trouve frappé de caducité, ainsi que Günther Anders l’avait déjà affirmé dans le second volume de L’obsolescence de l’homme (Paris, Éditions Fario, 2011, p. 129-130).

Il en va de même pour « le rêve des machines » : le génitif subjectif est de rigueur, si bien que l’expression ne désigne plus un univers onirique empli d’appareils et de dispositifs techniques, comme celui de Jules Verne par exemple, mais l’imaginaire développé par les machines elles-mêmes. Le rêve des machines englobe alors l’ensemble des représentations machiniques, ce que l’on pourrait encore appeler l’idéologie machinique, que l’homme, désormais intégré et même branché à l’appareil par l’intermédiaire du « complexe organisationnel » (Le rêve des machines, p. 49), est appelé à partager, à faire sienne, au détriment d’une vie intérieure qui lui serait propre. Il convient alors, face à un tel décentrement, de réviser nos savoirs : et Anders de proposer la création d’une nouvelle discipline, celle de la psychologie de l’appareil, « autrement dit une science qui traite les hommes comme une partie de cette société, qui elle-même est déjà devenue appareil » (Ibid., p. 69). Et une note de bas de page de renvoyer à l’analyse de la honte prométhéenne, développée dans le premier volume de L’obsolescence de l’homme, pour illustrer cette psychologie de l’appareil aussi définie comme une théorie des « hommes sans âme ».

B : La honte prométhéenne

La honte prométhéenne, justement, se trouve également au cœur des réflexions du Rêve des machines, mais sous un angle qui n’apparaît pas en tant que tel dans L’obsolescence de l’homme  mais se trouve en revanche également développé dans la correspondance avec Claude Eatherly. Ce qu’Anders définissait en 1956 comme « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées[6] » se trouve en effet complété par une autre conséquence de l’omnipotence, ou bien plutôt par son revers : l’ignorance. Car l’écart entre les possibilités offertes par la technique et la finitude de l’homme crée non seulement ce sentiment de honte, et l’envie de se faire machine, mais également l’impossibilité de la représentation des conséquences de l’activation des processus technologiques. Comme le dit alors Anders en une formule ramassée : « Omnipotence et ignorance – c’est cette combinaison qui est marquante » (Le rêve des machines, p. 25), une conclusion qui met un terme à la description de l’acte du pilote : « lorsqu’il accomplit son acte, il tira simplement sur un levier, il ne savait simplement rien, il était l’incarnation de l’ignorance » (Ibid., p. 17). L’ignorance ne peut dans ce contexte se définir comme une absence ou un défaut de savoir qu’une enquête bien menée viendrait combler : il s’agit bien d’une impossibilité de la représentation qui résulte d’un changement d’échelle si conséquent, si radical, que la cognition humaine ne peut lui donner forme.

Dans sa correspondance avec Eatherly, Anders affirme ainsi que, dans une telle situation, « nous sommes [in]capables de reproduire en esprit, que nous ne sommes pas faits pour les conséquences induites par nos machines de fous, que les effets sont trop démesurés pour notre imagination et pour les émotions dont nous disposons[7] »

Conclusion

Il serait bien commode de rejeter la pensée d’Anders au nom de son pessimisme intrinsèque : « Rien n’est plus facile que d’écarter une telle critique avec les mots « antiprogressiste » ou « luddite » […] » indique pertinemment le philosophe. Une telle posture nous semble en effet aujourd’hui plus que jamais stérile, et encore plus particulièrement lorsque l’on se réfère à l’impossibilité de la représentation engendrée par le gigantisme du complexe techno-organisationnel. Car ce qu’Anders a pu dire à ce sujet de la bombe atomique ne reste-t-il pas valable, mutatis mutandis, pour une pandémie mondiale, pour le changement climatique, l’Internet des objets, le transhumanisme et autres sujets brûlants de l’actualité ?

 

[1] Günther Anders, Hiroshima est partout, Traduction Denis Trierweiler, Ariel Morabia et Françoise Cazenave, Paris, Seuil, 2008.

[2] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.

[3] Günther Anders, Le rêve des machines. La fin d’une époque. Les conditions du vrai, Traduction Benoît Reverte, Allia, 2022.

[4] Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Traduction Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot, 1999.

[5] Ibid., p. 91.

[6] L’obsolescence de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances / Éditions Ivrea, 2002, p. 37

[7] Hiroshima est partout, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 312-313.

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