Hans Blumenberg : La Vérité nue

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Le (trop) lent dévoilement de la singularité de Blumenberg

 

La traduction en français des travaux de Hans Blumenberg (1920-1996) est toujours une chose qu’il faut célébrer. La progression, par elle, de l’accès du public français au complexe de la métaphorologie est une chose pour laquelle il faut, plus encore que la célébrer, avoir de la reconnaissance pour ses traducteurs. A fortiori parce que l’édifice de la métaphorologie, et de son aboutissement dans la théorie d’une inconceptualité, est l’un des apports majeurs des avancées de Blumenberg, philosophe trop aisément négligé ou relégué. En philosophie, le chantier contemporain sur et de des imaginaires puisera dans cette théorie avec avantage, et réalisera fort probablement une autre voie de la confrontation aporétique du post-kantisme immédiat (sur l’identification d’un « régime » de l’imaginaire). Blumenberg, dans son approche de l’apparition de la conscience par l’opposition entre les deux régimes de l’activité synthétique a priori de l’entendement, est décisif pour l’activité contemporaine de la recherche.

 

Que le silence qui a longtemps recouvert ce philosophe et son œuvre tienne à la vigueur de la réception de ceux qui furent ses adversaires doctrinaires, ou de sa propre lassitude face à ce qu’il pouvait envisager comme une série de mésinterprétations des grands systèmes philosophiques dont il souhaitait poursuivre les possibilités, il n’empêche que ce manque de visibilité, sinon même de crédibilité, de Blumenberg, subit aujourd’hui un lent revers, de sorte que l’on puisse parler d’une dédissimulation, d’un dévoilement de Blumenberg pour le public français. D’où l’ironie, que nous saisissons volontairement, de parler d’une telle chose à l’occasion de la recension d’un ouvrage, posthume, qui traite du dévoilement de la vérité sous le régime d’une activité rhétorique.

 

Avant de débuter à proprement parler cette recension, il nous faut avertir le lectorat : La vérité nue est un ouvrage qui procède d’une ramification bibliographique, et pour la compréhension duquel il vaut mieux posséder, déjà, une connaissance relative de la structure et du contenu des autres ouvrages de l’auteur.

 

Comme La raison du mythe[1] par exemple, ou comme Le concept de réalité[2], l’expérience de lecture de La vérité nue peut passer pour exotérique, mais pour en saisir toutes les subtilités et toutes les implications, connaître le corpus de l’auteur sera nécessaire. Une lecture non avertie saisira des choses dans son propre exercice, mais elle se contentera d’arpenter la surface de ses possibilités, où quelque lecture du même texte mais cette fois faite en connaissance de cause, de ses présupposés comme de ses finalités, pourra s’engouffrer dans des profondeurs vertigineuses et peut-être dénouer des avancées dans sa propre saisie de sa relation à l’édification des conditions formelles de possibilité de sa connaissance. Blumenberg s’inscrit en ce sens dans la lignée d’une philosophie de la conscience qui agit depuis les hypothèses du sujet transcendantal kantien.

 

Le cas d’une philosophie pratique (trop ?) protéïforme

 

Comme nous l’écrivions à l’instant, le rapport du public français à Blumenberg se fait peut-être au travers d’un corpus dont l’homogénéité est une construction toute posthume. Probablement invisible de ses contemporains qui le connaissaient peut-être au travers des querelles auxquelles il participa, directement ou non[3], cette homogénéité nous permet de percevoir a posteriori ses obsessions et ses influences. Son grand-œuvre, si nous devions en établir un seul et ne pas considérer que toute l’activité philosophique de Blumenberg ramifie dans une seule superstructure, de ses premières prémices jusque’à ses propositions les plus ultimes, son grand-œuvre s’incarne sans doute dans ce que l’on appelle la métaphorologique et dont procède la théorie de l’inconceptualité, qui met en lumière une activité complémentaire et sous-jacente à l’activité conceptuelle. Pour Blumenberg, à côté du conceptuel agit autre chose, qui travaille à la fois comme remplissage du conceptuel, par moments, et à la fois comme autre mode de l’activité du savoir, et il appelle cet autre chose « Unbegrifflichkeit », que Marc de Launay traduisait déjà littéralement par inconceptualité en 2017[4].

 

Ce grand-œuvre prend essentiellement forme dans un ouvrage, Paradigmes pour une métaphorologie[5]. Cet ouvrage déplace l’approche et la compréhension du sujet vis-à-vis d’une phénoménologie anthropologisée[6], explorant la piste kantienne du « Que puis-je savoir ? » comme description de l’individu. Notons qu’on voit dans les Paradigmes un chapitre intitulé La métaphore de la « vérité nue », à quoi il faudrait adjoindre, afin de se rapprocher de l’expérience des textes composant La vérité nue, le chapitre suivant, Terra incognita et « univers inachevé » comme métaphores du rapport moderne au monde[7]. Nous le relevons ci-après avec la postface de Rüdiger Zill, mais évoquons dès à présent que le rapport de Blumenberg aux différents aspects textuels de la métaphorologie, plus ou moins aboutis, est une sorte de vaste chantier dans lequel l’auteur lui-même n’a pas tout formalisé. Il n’est alors pas surprenant de trouver des éléments qui se recoupent, notamment parce que Blumenberg œuvra longuement à une reprise générale de l’une de ses plus grandes idées, la métaphorologie, gémellité (peut-être génétique) de la théorie de l’inconceptualité.

 

C’est probablement à ce titre que le philosophe, professeur de l’université de Münster de 1970 à 1985, conçut ses théories, extrêmement novatrices, en parallèle de son activité d’enseignement. Nous, aujourd’hui, et a fortiori le public français, nous connaissons Blumenberg pour les Paradigmes pour une métaphorologie, peut-être pour Work on Myth[8], pour La lisibilité du monde[9], les textes incroyables publiés par les éditions de l’Arche[10], et, pour certains d’entre nous, jusqu’à ses ouvrages phénoménologiques, dont le décisif Description de l’homme — mais cette expérience homogène du corpus de Blumenberg est artificielle du point de vue de l’expérience qu’en fit lui-même le philosophe. Du moins, à l’échelle du caractère public de sa philosophie, pour ses contemporains.

 

La question de l’accessibilité de cette doctrine qui se dévoile dans l’édition posthume d’ouvrages non définitivement ordonnés par leur auteur se pose donc particulièrement. Dans ces textes le statut rhétorique de la forme particulière de la démonstration est toujours un enjeu premier, ce que l’on voit dès les premiers chapitres de La vérité nue. Quelle organisation rhétorique Blumenberg eut-il donné à ces textes posthumes, s’il avait pu veiller lui-même à leur publication ? En outre, sa doctrine s’inscrit toujours dans des emboîtements conformes aux systèmes à partir desquels il écrit[11], de sorte que sa philosophie est très précise. L’érudition requise pour la maîtrise technique des terrains qu’il aborde, traverse ou suppose, attend de son lectorat régulier une véritable spécialisation en soi, propre à Blumenberg, et la dignité de cette spécialisation a peiné à faire jour en France. Nous dirions même que certains acteurs de la recherche contemporaine en philosophie expriment ouvertement le peu d’intérêt que représenterait, à leurs yeux, un tel investissement de temps et d’énergie. Certaines personnes au contraire, comme Jean-Claude Monod, par exemple, ou comme les deux principaux traducteurs en français de Hans Blumenberg, que sont Denis Trierweiler et Marc de Launay, ont assuré la dignité de cette spécialisation, et permettent aux nouvelles personnes qui pratiquent la philosophie de Blumenberg d’arriver dans un espace déjà sanctuarisé, ou du moins partiellement connu. Alors, espérons que l’invisibilisation de Blumenberg soit désormais derrière nous.

 

Lire Blumenberg avec sérieux demande donc à se spécialiser préalablement dans l’hypotexte auquel renvoie sans cesse le philosophe dans cette philosophie, la sienne, qui est un dépassement par la synthèse mise en action, et qui permet à la pensée d’avancer. Dans sa métaphorologique, Blumenberg produit une théorie de l’inconcept qui répond à la tradition multi-millénaire du concept, et met pour ce faire à profit des notions complexes issues d’écoles philosophiques — pour l’écrire en quelques mots, Blumenberg fait de la philosophie depuis sa pratique de l’herméneutique, et, ce faisant, brasse une érudition d’une grande densité dont la pratique s’inspire de la scolastique. Notons ici, aussi, que ce regard herméneutique permet à Blumenberg d’installer la possibilité d’une théorie de l’inconceptualité, et nous ne saurions dire qu’il prétend l’inventer. Il revendique même selon nous, et c’est sans doute l’objet implicite de l’objet de cette recension, d’exhumer la théorie de l’inconceptualité depuis l’histoire des pratiques et des postures vis-à-vis de l’histoire du concept.

 

Cela donne une écriture pointue, dont chaque terme suppose la superposition de ses usages historiques, laquelle superposition est accompagnée de la précision sur tel ou tel embranchement favorisé par la sinuosité de sa démonstration. Là où cela peut devenir délicat, c’est quand Blumenberg va et vient sur le nœud d’une seule branche pour exploiter plusieurs de ses terminaisons épistémiques. Dans La raison du mythe, qui est la traduction partielle d’un ouvrage plus grand, Blumenberg écrit que le mythe s’exprime dans la sinuosité de ses possibilités, et la polyvalence de ses usages. Écrivant cela, il faudrait penser que l’humour en demi-teinte de Blumenberg s’exprime, et comprendre qu’il donne une indication précieuse sur sa propre façon d’écrire.

 

            Une postface édifiante

 

D’une façon générale, comme en avertit la postface à l’édition de La vérité nue de Rüdiger Zill, éditer Blumenberg est difficile.

 

L’un des problèmes principaux auquel on est confronté quand on édite les textes posthumes de Blumenberg est que l’auteur n’a cessé de considérer ses écrits comme des expériences en perpétuelle évolution, qu’il rassemblait en leur donnant une structure nouvelle en les testant à chaque fois dans des contextes différents.[12]

 

Ainsi, non seulement Blumenberg pratique-t-il une logique du va-et-vient dialectique à l’intérieur de ses textes achevés, mais en plus s’agit-il, ou s’agirait-il, d’une constante à l’échelle de sa pratique générale de l’édification de son propre corpus. Nous sommes bien obligés de recourir à un anachronisme paradigmatique pour exprimer le fond du problème éditorial des textes posthumes de Blumenberg. À l’instar d’une philosophie qui soit à la fois tournée vers la singularité quantique et vers la singularité cosmique et qui, à ce titre, soit capable d’envisager le déploiement des possibilités des multivers dans chaque objet infime du subatomique, la mobilité criticiste et phénoménologique du geste philosophique de Blumenberg ne se suspend jamais, ne se fixe jamais sur un état — ou trop rarement pour conjurer l’effroi de la personne le lisant. Plutôt que d’avoir donc à disposition une identité fixe et figée, une pénétration univoque de l’usage terminologique de ses grands outils — au premier chef desquels, pour le livre qui nous occupe ici, la métaphorologique — nous sommes face à des nuages, si denses qu’ils nous paraissent des objets matériels, mais fuyants à mesure que l’on s’approche d’eux pour tenter de les saisir, pour tenter de les astreindre à la détermination finie qui serait la leur.

 

Car il nous semble bien, à nous qui pratiquons Blumenberg depuis bientôt dix ans, que Blumenberg est parvenu à produire une théorie (celle de l’inconceptualité, en l’espèce) capable d’être le remplissage d’une formule de Cassirer : « Le vrai royaume des esprits est précisément le monde spirituel créé par l’homme lui-même. Qu’il ait pu créer un tel monde, c’est là le sceau de son infinité. »[13] En étudiant ce que nous pourrions appeler « le mythe », par ailleurs (ce « royaume » où se déploie le « sceau de l’infinité » de la raison humaine), nous verrions donc les raisons de ce dynamisme infini à partir des éléments de la finitude, figés dans la culture et déployés par les êtres humains pour réagir à l’effroi dont Blumenberg écrit ailleurs qu’il est condition génétique de la conscience.

 

Dans La distance ontologique, ouvrage hélas non traduit en français mais évoqué pour le lectorat français dans la logique de sa démonstration par Jean-Claude Monod[14], Blumenberg développe une théorie génétique sur la conscience, tout à fait conforme à la formule néokantienne selon laquelle « c’est la production même qui est le produit »[15]. La théorie de Blumenberg propose de mettre en activité deux régimes de l’activité de l’entendement, qui s’incarnent dans ce que nous percevons phénoménologiquement comme des natures internes à l’être, entre activité finie et instinct de ce que serait l’activité infinie. Un vertige naîtrait, selon Blumenberg, de cette confrontation, et pour réagir à ce vertige, la raison humaine élabore la raison du mythe (ici, raison est à entendre au sens de rationalité, ou d’activité rationnelle). Notons qu’il est donc question d’un principe génétique qui pourrait ne pas se confondre avec une problématisation de l’origine. Il s’agirait donc d’une façon de constituer la relation de l’individu, sous le mode phénoménologique, à sa propre capacité à rendre le monde lisible, dans l’acte de sa saisie du monde qui est une façon d’être au monde[16]. Blumenberg fait ici une synthèse de la philosophie des formes symboliques de Cassirer à partir de sa version de la phénoménologie, et n’est sans doute pas loin des valences de la psychanalyse de Freud.

 

Blumenberg propose donc, par principe, lorsqu’on le lit, une expérience de lecture extrêmement érudite et qui demande d’être soi-même rompus aux objets et sujets qui sont ceux dont il traite régulièrement. Un regard extérieur, qui ne pénétrerait pas le système de Blumenberg, pourrait penser que ses travaux sont disparates, hétérogènes, réfléchissent à la fois au mythe, à la phénoménologie, à la science, à l’acte poétique, et l’on pourrait reprocher à Blumenberg, ce qui a été fait, comme cela put être reproché à Cassirer d’être spécialiste de tout, ergo de n’être spécialiste de rien. L’apparente polymathie de Blumenberg devrait au contraire inviter à réfléchir aux points invisibles à l’œil nu, à l’œil immédiat, dirions-nous ici, autour desquels tournent pourtant les immenses systèmes qu’il manie pour les étudier. C’est, comme l’écrit éditeur allemand de La vérité nue, ainsi que Blumenberg donne à ses textes « une structure nouvelle en les testant à chaque fois dans des contextes différents » (déjà cité), comme une matière que l’on modifie après des mises en situation. La philosophie de Blumenberg est une métaphysique qui se donne en actes et qui, mise en acte, constitue le sujet et les éléments à partir desquels celui-ci s’élabore lui-même — la culture.

 

Il faut donc être en mesure de saisir les intertextes de chacune de ses lignes, et les suivre avec minutie, afin de pouvoir deviner les ombres massives de ces centres de gravité qui existent bel et bien et qui sont, en définitive, assez peu nombreux. Longtemps, Blumenberg a été publié en France par ouvrages, comme par des « découvertes » quasi-archéologiques et nous avons aujourd’hui la chance de jouir d’un corpus francophone qui commence à être étoffé et dont le caractère massif se laisse doucement apercevoir.

 

Cette recension de La vérité nue donne une place centrale à l’évocation de sa postface — curieux ! Cela se justifie parce que celle-ci montre quelque chose qui n’était aussi clairement posé nulle-part à propos du philosophe allemand : le corpus interne auquel appartient cet ouvrage. Il s’agit d’un corpus dont les parutions françaises sont disséminées dans le temps, brisant tout à fait la logique peut-être voulue par Blumenberg, qui était en tout cas un travail auquel il s’attachait dans une longue réécriture des textes exposant la métaphorologique.

 

La reconstitution du contexte que fait la postface justifie que nous puissions la lire avant d’accéder au texte, essentiellement en ce qu’elle retrace l’histoire de la construction des textes du philosophe — tous les textes concernant la métaphorologie. Mais on gagne également à la lire avant le texte en lui-même afin de comprendre l’exercice, relevant pratiquement de la philologie, qui a occupé l’édition de cet ouvrage, laissé à l’état de somme dactylographiée, posthume, et pour ainsi dire reconstituée par cette édition. À quoi, pour la traduction en vue de l’édition française, il faut ajouter l’intervention de Marc de Launay, qui a traduit le livre : de nombreuses notes de bas de page justifient, étoffent, soutiennent la réception française, soit dans l’explication de certaines nuances de traduction, soit dans la production d’éditions françaises des textes en question. Nous ne saurions suffisamment remercier, et admirer, l’intervention de Marc de Launay qui veille, depuis plusieurs années désormais, sur la réception croissante de Blumenberg dans la francophonie.

 

Nous écrivions tout à l’heure que l’écriture de Blumenberg est une pratique de la construction de théories à partir de l’herméneutique. C’est-à-dire, donc, à partir d’une érudition avancée et, ce faisant, l’arsenal critique mobilisé, jusqu’aux éditions qu’utilisaient Blumenberg, doivent demeurer  « accessibles » pour ses lecteurs contemporains. Il s’est donc agit de faire aussi un travail d’équivalences éditoriales.

 

            Conditions de composition

 

Comme nous en informe Rüdiger Zill, il s’agit d’une exposition à un public — ce que l’on appelle communément des cours, ayant connu plusieurs versions. Y a-t-il eu également plusieurs versions de l’exposition ? Vraisemblablement, au moins deux, selon ce que nous comprenons :

 

On trouve dans les textes posthumes le signe DNW (die nakte Wahrheit) et qui est la base de la présente édition.

Comme d’habitude, Blumenberg a, pour ce texte également, tout d’abord testé ses réflexions face à un public. Pour la « Métaphorologie », il avait pendant un certain temps donné un cours durant le second semestre : le premier au semestre d’hiver 1978-1979, puis en 1980-1981 et finalement en 1982-1983. Blumenberg a écrit à Robert Wallace que, durant ce cours, il avait aussi parlé, « dans des proportions restreintes », de la vérité nue. Ce fut vraisemblablement le cas durant le semestre de l’hiver 1982-1983, car, sur le verso des fiches sur lesquelles il rassemblait ses matériaux et qui constituent le premier stade du manuscrit, figurent, comme indication d’utilisation, des données qui datent de cette époque. Ces fichiers indiquent un bref manuscrit, non transmis, de 32 pages, qui a dû également porter le signe DNW. Les auteurs discutés individuellement sont pour l’essentiel les mêmes qui furent analysés dans le manuscrit plus tardif et plus long dont on s’est ici servi, et ils figurent dans le même ordre que celui des chapitres du présent ouvrage. Les remarques sur ces fichiers commencent en août 1982 avec quatre pages sur Nietzsche, prolongées, en septembre, par quatre pages sur Freud, et s’étendent tout au long de l’hiver jusqu’en février 1983 où sont mentionnées deux pages sur Voltaire. Suit, en juillet 1984, un ajout d’une page sur Kierkegaard. Les chapitres sur Kafka, Pascal et Lessing qui figurent dans le dactylographe définitif n’ont laissé aucune trace dans la collection des fichiers.[17]

 

Le livre s’organise donc sous cette forme, avec une série de chapitres en dénombrant vingt-cinq, ce qui est considérable, certains attachés à un auteurs, d’autres à une idée, permettant une plus grande liberté. Outil non négligeable pour un ouvrage de Blumenberg, un index des noms d’auteurs qui permet au lecteur d’utiliser à l’envie cet ouvrage comme un plongeon thématique. Au travers de ces pensées, de ces perspectives quand il ne s’agit pas d’un auteur directement, Blumenberg va rechercher le contenu de leurs pratiques dans l’activité de ce que signifie que de poursuivre la vérité. À cette étape, la vérité ne saurait être directement ce qu’écrit Rüdiger Zill, et dont on sait que Blumenberg la considère ainsi, nous qui le lisons assidûment :

 

[…] La vérité n’est pas un absolu, mais un instrument pragmatique pour substituer au sein des réalités où nous vivons, et que la rhétorique, souvent décriée à tort, gagne dans ce contexte une actualité et une justification nouvelles, il est simplement cohérent d’examiner au premier chef dans son aspect métaphorique la vérité déguisée rhétoriquement à des fins pratiques et son antipode, la vérité nue.[18]

 

Autrement dit n’est-il pas encore question de considérer dans ce livre ce que nous interpréterions aujourd’hui à partir d’une lecture active des Paradigmes pour une métaphorologie, soit que la vérité est ou serait une métaphore de l’activité de la connaissance, convertissant l’enjeu du noumenon en l’enjeu d’un horizon nouménal[19]. Ce faisant, la vérité peut être perçue comme la tension vers le fait de découvrir les éléments du remplissage de cet horizon — faisons de la vulgarisation et parlons d’un horizon du connaissable. Nous dirions donc, mais nous serions déjà dans l’interprétation à partir du corpus tel qu’il nous est accessible en français, que Blumenberg considère que la vérité est une métaphore, c’est-à-dire un outil de la connaissance plutôt que son objet, et un procédé de la pensée plutôt que la finalité de celle-ci. Ce faisant, lors de cet inventaire des modes de dé-dissimulation de la vérité, pour atteindre sa nudité, par les différents auteurs en question, dont il traite dans cet ouvrage, c’est donc une indexation des modes de recouvrement de la structure interne de ce que signifie cette métaphore, prise par différentes méthodologies.

 

Comme il s’agit également de la Table, donnons les titres des vingt-cinq chapitres, qui sont autant de thématiques et d’espaces de poursuite de la démonstration de Blumenberg. Précisions que, à l’instar de son ouvrage sur les Lions[20], certains chapitres font une page et se bornent à l’exposition d’une idée qui laissera le lectorat pensif (c’est le cas de Après Adorno, par exemple), et d’autres chapitres se donnent sous la forme d’une glose à propos d’un auteur ou d’une idée, parfois de façon longue et détaillée.

 

Nietzsche ; Freud ; Après Adorno ; Inversion ; Kafka ; Les nudistes de la vérité et les loups déguisés en agneaux ; Pierre Bayle ; Pascal et les Lumières naissantes ; Bernard de Fontenelle ; La vérité ne console pas ; Rousseau ; Les Lumières allemandes ; Vésale ; Madame du Châtelet ; Actéon ; Lessing ; Empirisme ; Une forme tardive d’allégorie ; Theodore Fontane ; Karl August Varnhagen von Ense ; Schopenhauer ; Kant ; Les Lumières ; Kierkegaard ; Lichtenberg.

 

Ce qui nous frappe ici, comme l’éditeur le souligne d’ailleurs dans sa postface, c’est l’absence d’organisation chronologique ou thématique. La progression d’un chapitre à l’autre est organisée à partir de l’évolution de son objet et des modes de problématisation de son objet — le recouvrement de la vérité comme métaphore, jusqu’au format dynamique de la vérité nue, et ce sous le régime non pas d’un accomplissement mais simplement de ses conditions de possibilité, dont l’expérience, pour l’expérience de lecture du livre, s’élabore au fil des démonstrations — Blumenberg parle de « pelures d’oignon ». Par exemple, on ne peut comprendre la finesse et la précision du chapitre sur Bayle si l’on n’est pas allé au bout de l’expérience de lecture du chapitre sur Freud — qui est en fait un chapitre sur les biographes de Freud. La personne qui s’embarque dans la lecture de La vérité nue sans nécessairement connaître la trajectoire de Blumenberg s’étonnerait de l’absence de Platon en particulier, parmi les cas particuliers de ce cheminement. Qui pense mieux le rapport du voilement de la vérité (ou de l’acte de son dévoilement) que Platon ? Tout d’abord il faudrait répondre que le mythe de la caverne participe des références et du traitement du texte de ce qui existe en français sous le titre des Paradigmes pour une métaphorologie.

            Mais surtout, il faudrait avoir accès à un texte de Blumenberg (à ce jour encore inaccessible en français, et peut-être moins prioritaire que La distance ontologique) qui est Sortie de caverne. Parmi les conditions biographiques d’écriture de ce texte (le contexte nazi pendant lequel Blumenberg se cachait, se dissimulait), figure notamment le rapport au mythe de la caverne comme pratique de la philosophie.

 

            Nietzsche et Freud : une anecdote

 

Il serait aussi peu fécond qu’il serait hasardeux de chercher à faire un descriptif exhaustif, et linéaire, de la matière de ce livre. Il faudrait que le lecteur ou la lectrice soit rompu aux enjeux terminologiques et dialectiques de l’approche, par Blumenberg, de la métaphore comme activité dynamique et « vivante », c’est-à-dire incessamment en travail dans l’activité de la pensée[21]. En outre, il nous faudrait laborieusement établir une recension par chapitre (ou pratiquement) tant le caractère pédagogique de chacun des commentaires de Blumenberg chevauche le fond de sa démonstration générale.

 

Nous voulons donc prendre simplement une remarque du premier chapitre, pour illustrer plusieurs choses de la pratique qui se déploie tout au long du livre. Il arrive souvent qu’une lecture complète fasse rire — comme c’est le cas, par exemple des premières pages sur Freud ou celles sur Fontane — ou attendrisse — comme c’est le cas, par exemple, des pages sur Kafka — ou que Blumenberg nous livre certaines formules concentrationnaires extrêmement précieuses pour la compréhension du tout : « Les métaphores fournissent de quoi saisir un tout qui doit être plus que ses éléments conceptuellement saisissables, comme de quoi caractériser certaines situations. »[22]

 

Souvent, aussi, les éléments sur lesquels s’appuie Blumenberg paraissent appartenir au régime de l’anecdote, mais Blumenberg en tire un arc dynamique bien autrement retentissant, dans l’économie de sa démonstration. Ici, l’anecdote témoigne d’une certaine génétique de l’originalité-similarité des pensées de Nietzsche et de Freud, du strict point de vue du rapport, justement au travail d’exhumation (ou d’excavation) de la mise à nu :

 

Si, plus d’un siècle plus tard, l’on veut se rendre compte de l’ambivalence de Nietzsche face à la brutalité psychologique de la mise à nu, il suffit de jeter un coup d’œil à Freud. On peut alors oublier que Freud a lu Nietzsche — bien que, soucieux de l’originalité de sa propre pensée, il ait interrompu cette lecture sans que l’on ne sache où ni après combien de temps. Mais là n’est pas question : il s’agit de comparer leurs démarches de légitimation.

 

Il faut écrire que cette remarque est vraiment intéressante, notamment du point de vue du statut de la logique de l’ambivalence, que l’on observe toujours, de façon répétée, dans la littérature ou la philosophie — et c’est même le titre de l’un des ouvrages majeurs de Kierkegaard, longtemps traduit par L’Ambivalence et depuis sa réédition chez Gallimard, Ou bien… Ou bien…[23]. On observe même que l’un et l’autre font reposer le contenu de cette ambivalence sur des tutelles grecques, Apollon et Dionysos pour Nietzsche, Éros et Thanatos pour Freud. On observe aussi que ces deux tutelles s’affrontent pour les modes de détermination du sujet dans l’activité de sa détermination ontologique. Or la désignation d’une ambivalence tutélaire pour nommer le travail de mise à nu décrit pratiquement les bornes systématiques, sous des avatars divers, que nous trouvons déjà dans La distance ontologique. Il se pourrait bien qu’on observe une coïncidence formelle entre les conditions génétiques de la conscience, chez Blumenberg, avec le fait de mettre la vérité à nue. De là à envisager que sa métaphorologie, et toute la théorie de l’inconceptualité dont elle est un aspect de la matérialisation épistémique, soit une piste qui obsédait Blumenberg, comme une intuition lancinante, il n’y a qu’un pas — pas que nous franchissons ici.

 

Nous ne pouvons donc qu’encourager le lectorat français contemporain à se précipiter sur ce livre et, par nécessité, sur toute l’œuvre de Blumenberg. En particulier les personnes souhaitant explorer les contrées du mythe pris comme mode de la rationalité, réfléchir sur l’imaginaire, prolonger les perspectives ouvertes par Kant et poursuivies par la phénoménologie d’une part et le néokantisme de Marbourg d’autre part, ou bien confronter, dans les histoires modernes et postmodernes de la philosophie, les grandes querelles qui menèrent jusqu’à nous.

 

***

[1] — Hans Blumenberg, La raison du mythe, « Bibliothèque de philosophie », 2005,  Gallimard, trad. Stéphane Dirschauer.

[2] — Hans Blumenberg, Le concept de réalité, « traces écrites », 2012, Seuil, trad. Jean-Louis Schlegel.

[3] — La plus connue d’entre celles-ci est sans nul doute la querelle de la sécularisation, qui l’opposa au constitutionnalité Carl Schmitt. Jean-Claude Monod en propose un panoramique presque exhaustif dans Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, De Hegel à Blumenberg, « Problèmes & Controverses », Vrin, 2002.

[4] — Dans l’ouvrage Théorie de l’inconceptualité, « philosophie imaginaire », éd. de l’éclat, 2017, paru en édition allemande en 2007. Le titre complet en allemand étant Theorie der Unbegrifflichkeit, Aus dem Nachlass herausgegeben und mit einem Nachwork von Anselm Haverkamp, donnant au travail éditorial de Anselm Haverkamp une importance considérable, et pour cause s’agit-il là encore d’une publication posthume.

[5] — Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, « Problèmes & Controverses », Vrin, 2006. La particularité de cet ouvrage étant qu’il ait servi de support que Blumenberg ne cessera pas de développer toute sa vie durant — jusqu’à le laisser inachevé, ou du moins non abouti dans une forme qui eut satisfait le philosophe.

[6] — Il faut lire à ce sujet le désormais canonique article de Jean-Claude Monod : « « L’interdit anthropologique » chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale, 2009, 10, p. 221-236 ; ainsi que le tout récent article de Nicola Zambon, « L’anthropologie phénoménologique de Hans Blumenberg. Conscience et histoire », Archives de Philosophie, vol. 85, no. 1, 2022, pp. 103-120.

[7] — Chapitre IV, pp. 61-70 ; chapitre V pour l’ « univers inachevé », pp. 71-82.

[8] — Hans Blumenberg, Work on Myth, MIT Press, 1988, trad. Robert M. Wallace, texte non existant en français à ce jour.

[9] — Hans Blumenberg, La lisibilité du monde, « Passages », éditions du Cerf, 2007, trad. Denis Trierweiler & Pierre Rusch.

[10] — Ils sont au nombre de quatre : Le souci traverse le fleuve, 1990, trad. Olivier Mannoni ; Naufrage avec spectateur, 1994, trad. Laurent Cassagnau ; La passion selon Saint Matthieu, 1996, trad. Henri-Alexis Baatsch & Laurent Cassagnau ; Le rire de la servante de Thrace, 2000, trad. Laurent Cassagnau.

[11] Monod en identifie trois : la phénoménologie, le cassirérisme et un certain freudisme, dans Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, « Voix Allemandes », Belin, 2007. Le cassirérisme suppose le criticisme kantien et une partie des idées néokantiennes, avec une présence fantôme de Hermann Cohen et dans les présupposés doctrinaires et dans la tutelle directe sur Cassirer. Nous pourrions ajouter à cela le contenu de La distance ontologique, qui ne se contente pas de s’inscrire dans la phénoménologie, nous y revenons peu après.

[12] — Rüdiger Zill, Postface à Hans Blumenberg, La vérité nue, « L’ordre philosophique », Seuil, 2022, p. 274.

[13] — Pierre Aubenque, (eds.), E. Casssirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, Davos, 1929, Beauchesne, 1972, p. 41.

[14] — Jean-Claude Monod, op. cit., 2007.

[15] — Hermann Cohen, « Logique de la connaissance pure » dans Néokantismes et théorie de la connaissance, « Bibliothèque des Textes Philosophiques », Vrin, 2000, p. 70.

[16] — Ce n’est pas sans une certaine ironie que nous empruntons ici un élément au jargon heideggerien.

[17] — Rüdiger Zill, op. cit., 2022, p. 272.

[18] — Rüdiger Zill, op. cit., 2022, p. 274

[19] — Lecture active, déjà proposée et soutenue ailleurs, qui se trouve soutenue par la mention que fait l’éditeur d’un rapprochement entre Blumenberg et Hermann Cohenen, avec la mention particulière dans un texte de Philipp Stoellger, Metapher und Lebenswelt. Hans Blumenberg Metaphorologie als Lebensweltshermeneutik und ihr religionsphänomenologischer Horizont, Tübingen, Mohr, 2000, p. 148, cité en note 1, p. 278.

[20] — Hans Blumenberg, Lions, 2014, Les Belles Lettres, trad. Gérard Marino.

[21] — Quoique cela fasse plusieurs années que nous lisons Blumenberg, désormais, et plusieurs années que nous cherchons dans l’œuvre de Paul Ricœur, en théories littéraires comme en histoire ou en philosophie, nous ne sommes toujours pas parvenus à saisir ni l’aveu, par Paul Ricœur, ni, au contraire, un critère sur lequel Paul Ricœur aurait revendiqué de se distinguer de la métaphorologique de Blumenberg, dans son « innovation » qu’il appelle la « métaphore vive ». De là et jusqu’alors il s’agit pour nous rien moins que d’une pure copie, amoindrie parce que se  rapportant, souvent de façon qui ne fonctionne pas, aux énoncés paradigmatiques de la tradition heideggérienne du rapport à la philosophie de la culture.

[22] — Hans Blumenberg, op. cit., 2022, p. 68.

[23] – Ce ne sera pas l’objet du chapitre sur Kierkegaard, qui s’attache à l’importance de la régularité du concept vis-à-vis du rôle de la relation de visibilité-invisilité de la vérité. Le concept, univoque et entièrement déterminé, ne laisse pas de place au jeu, ou au travail, de l’activité de dédissimulation du sens qui est source de fécondité dans l’activité de la connaissance.

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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.