Donnant suite à son ouvrage Averroès l’inquiétant paru en 2015 aux Belles Lettres, Jean-Baptiste Brenet, professeur de philosophie arabe à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, poursuit son entreprise de diffusion de la doctrine d’Averroès à travers cette nouvelle étude, Je fantasme, Averroès et l’espace potentiel1. Penseur décrié, subissant la foudre de Thomas d’Aquin et ses disciples, penseur hérétique et condamné, accusé d’avoir déchu l’homme de son statut d’être pensant, auteur maudit dont les disciples ont fait frémir les médiévaux et les premiers médiévistes, ses positions ne sont que peu connues dans l’histoire de la philosophie occidentale.
C’est toujours dans le but d’éclaircir la doctrine de cet auteur et par là celle de l’histoire de la pensée médiévale qu’œuvre J.B. Brenet. L’histoire de la philosophie médiévale est certes en chantier mais celle de la pensée arabe médiévale l’est particulièrement et c’est pourquoi on ne peut que saluer l’entreprise de l’auteur, faire découvrir au public non spécialiste ce domaine.
L’ouvrage part d’un constat : celui que le terme « cogito » est certes le terme le mieux partagé en philosophie, pour reprendre l’auteur qui le mettra au centre de la philosophie moderne, mais que sa centralité n’est pas l’apanage de la modernité puisque ce terme est aussi le fondement de la noétique d’Averroès : « L’Europe a fait d’Averroès l’ennemi du cogito, saisi comme principe de la rationalité. Sans doute fut-il en vérité le penseur génial de la cogitation conçue (…) comme le terrain même de recouvrement du général et du singulier » (p. 12). La cogitatio a en effet été recouverte par son sens moderne d’exercice de l’intellect ou de la raison, alors qu’elle désigne au départ l’acte de l’imagination sous l’influence de la rationalité et permet de comprendre cette dernière. Il s’agit donc de faire (re)découvrir ce concept essentiel en revenant à ses origines médiévales et en montrant comment l’imagination n’est pas l’ennemi de l’intellection mais bien sa source. Le travail d’éclaircissement de J.B. Brenet se réalise ainsi dans un court ouvrage aux chapitres succincts mais denses, où les références modernes à la peinture, la psychologie, la littérature ou encore au cinéma permettent l’illustration d’une référence abstraite mais aux enjeux divers et essentiels pour la noétique et l’anthropologie en général.
La cogitation est en effet un acte humain qui permet le déploiement de la capacité strictement humaine d’intellection et donc de conscience de soi. Le fameux « cogito ergo sum » est tout à fait valable au Moyen Âge, mais ce cogito ne doit pas être traduit comme on le fait à partir de Descartes par un « je pense », mais par un « je fantasme » (p.10).
Que signifie ce « je fantasme » et en quoi est-il fondateur de l’homme ? Ce sont les questions que traite cet ouvrage.
Que fait l’homme lorsqu’il cogite ?
Le fonctionnement de la cogitation est explicité dans les chapitres 2 à 6. L’homme est d’abord un être qui sent. A partir de cela, il conçoit des images dans lesquelles l’intelligible est présent. Les images sont donc la base de l’intellection en ce qu’elles portent son contenu et désignent ce par quoi le concept paraît. Le phénomène de cogitation est une « synergie » entre le fantasme (c’est-à-dire l’image héritée des sens), sujet moteur de l’intelligible, et l’intellect, sujet récepteur. La cogitation consiste donc à passer de l’image propre à l’intellect commun dans l’intériorisation croissante de son autonomie mentale (p.20). Elle est l’acte qui permet à l’homme d’être vraiment le sujet de sa pensée, contrairement aux reproches faits à Averroès et aux averroïstes dans la philosophie latine du XIIIe siècle. La clarification de ce point permet ainsi de mieux saisir les contresens effectués au Moyen Âge sur la pensée d’Averroès. L’intellect humain est en effet, pour le Cordouan, une puissance de réception de l’universel, mais cet intellect matériel n’est pas mêlé au corps sous peine de ne pouvoir accéder à une appréhension neutre de l’universel. Il est donc amorphe pour pouvoir « tout devenir » selon la formule d’Aristote dans le livre III du De l’Âme. Cette théorie a semblé aux médiévaux scandaleuse puisqu’elle signifie que l’homme n’est que possiblement concepteur : son intellect est creux. C’est là que se trouve la révolution anthropologique d’Averroès : il faut admettre en l’homme un « néant de détermination » (p. 23). C’est pour illustrer ce constat que J.B. Brenet fait appel au psychologue britannique D. Winicott et à sa notion d’ « espace potentiel » constituant l’intitulé du présent ouvrage. (p. 25) : une informité nécessaire au développement ultérieur.
Cette informité nécessaire est selon Averroès la cogitative. Celui-ci la situe dans le cerveau, en position centrale : elle est une interface entre l’imagination et la mémoire et agit, sous l’influence de l’intellect, sur les images en extrayant « l’intention » de ces dernières (c’est-à-dire la référence déterminée et identifiable des images) ou en les combinant avec des intentions déjà mémorisées. L’imagination n’offre en effet que des représentations mêlées qu’il faut décomposer, ce qui est le travail de la cogitation: « Le cogiter dans la pensée arabe a de cette force quasi radiographique. L’animal sentant, dit Averroès, s’en tient au dehors de la chose, à son cortex et aux bribes d’informations qu’il en tire par instinct. L’homme cogitant, lui, perce cette croûte, accède, tandis qu’il saisit le ma’na, au plus intérieur » (p. 36).
Ce ma’na, qui correspond au concept latin d’intentio n’est pas l’essence de la chose puisque celle-ci est l’objet de l’intellect, mais une vérité de l’individuel qui va conditionner le concept. La cogitation permet de saisir dans les images les différences des choses quant à la substance et au lieu : elle capte l’instanciation particulière de l’essence d’un individu dans l’image et offre ainsi à l’intellect ce qui lui permettra de concevoir (p. 36-39).
La cogitation est ainsi une faculté anthropologique essentielle puisqu’elle permet non seulement de différencier l’homme de la bête, mais aussi les hommes entre eux.
Elle est aussi ce qui permet de rendre individuelle toute intellection. C’est ce point qu’approfondissent les chapitres 7 à 13 qui démontrent l’inanité des craintes émises par les adversaires médiévaux d’Averroès.
La cogitation, « clé » du problème noétique
Pour pallier le « scandale » de l’intellect unique coupé du corps dénoncé par Thomas d’Aquin, il faut comprendre qu’Averroès avait résolu ce problème grâce à deux théories : celle du fantasme et celle de la jonction.
Il n’y a, en effet, pour le Cordouan, pas d’homme en dehors de l’intellect : son corps est ouvert sur l’intellectualité. L’intellect est certes séparé du corps, comme on l’a vu, mais il demeure une aptitude attenante à ce corps individuel. La théorie de la jonction permet de concrétiser l’intellectualité latente. Elle correspond à un couplage de l’intellect matériel à son acte par intériorisation de l’intellect agent. Ce couplage est dynamique car c’est par lui que l’intellect matériel vierge accède graduellement à sa perfection dernière. Ce qui permet cette jonction, c’est le fantasme, il en est le sésame. L’homme ne peut en effet, selon la tradition péripatéticienne, penser sans image : pour qu’il y ait de l’intelligible, il faut donc qu’il y ait de l’image où se transmet la réalité des choses. Cette image est donc motrice en tant qu’elle est cogitée puisqu’elle meut l’intellect récepteur qu’elle actualise en le déterminant. Par les images cogitées, l’intellect matériel saisit toujours mieux l’intellect agent et accède donc à sa puissance durable puis à son acte. L’image cogitée apparaît ainsi comme « l’étincelle qui fait partir le coup » (p.60) qu’est l’intellection. Elle a un pouvoir informant en tant qu’elle permet à l’intellect de gagner son être plein : elle ne se contente pas de donner du dehors une forme, mais elle la forme aussi. C’est ainsi qu’Averroès peut affirmer que le rapport de l’homme à l’intelligence se fait sur le mode de l’appropriation, de l’acquisition d’une puissance commune en elle-même anonyme : l’homme acquiert « son » intellect lorsque l’intellect agent, principe de l’intelligence, entre en l’homme et devient sa forme dès lors qu’il intellige grâce au fantasme. (p. 70).
J. B. Brenet montre ainsi que les critiques adressées à la théorie de l’intellect d’Averroès témoigneraient d’une mécompréhension de cette théorie, due à l’absence de prise de conscience de l’importance de la cogitation. Les chapitres 11 à 13 exposent en effet que cette dernière est ce qui individualise véritablement l’intellection et fait que l’homme individuel pense (ce que l’on niait à propos d’Averroès) : le fantasme est au concept ce qui permet de le distinguer, de le marquer : l’intelligible s’appréhende dans sa relation à l’image dont il est tiré et qui l’ancre dans le réel d’un corps singulier ; Averroès utilisait la notion d’ « athar» pour indiquer cette relation individuelle avec le concept. En fantasmant, l’individu inscrit le concept dans sa vie individuelle. (p. 72-74). Cela permet donc d’affirmer que Hic homo intelligit, cet homme précis, bien individualisé, contrairement à ce que soutenait Thomas d’Aquin et ses disciples. Cette « puissance » d’Averroès considéré à tort comme le détracteur de l’intellect humain apparaît clairement dans les phrases conclusives de l’ouvrage : « Le génie d’Averroès est d’avoir conçu l’intelligence, prise en elle-même, dans son œuf, comme puissance indifférenciée de l’humanité. Une puissance, commune hors temps, et d’une certaine manière extrinsèque, dont il fallait conjointement penser le devenir en l’articulant à la vie mentale concrète des individus quelconques. La solution, chez lui, est dans le fantasme. Par le fantasme, tandis que l’individu se cultive, que dans son corps son expérience s’entame, enfle, la puissance de l’intellect en lui s’individue, s’internalise, entre dans l’histoire, et la cogitation, pour tous, par tous, forme la scène logique, dialogique, interlocutoire, où ce croisement chaque fois se réactive et s’atteste. »
Cet ouvrage permet donc de saisir pleinement les enjeux anthropologiques de la doctrine d’Averroès et d’effacer l’image négative d’un auteur détracteur de la pensée humaine, que les médiévaux nous ont léguée. Il donne également la possibilité de montrer la richesse de la pensée arabe médiévale et l’avantage qu’il y a pour les lecteurs plus habitués à la philosophie moderne à s’intéresser à ce « chaînon manquant » que sa méconnaissance réduit habituellement à quelques clichés erronés et destructeurs.