Depuis la disparition de Gérard Sondag, les traductions d’œuvre de Jean Duns Scot se font rares 1. Nous ne pouvons donc que saluer la publication par les Presses Universitaires de France de la traduction de cette œuvre de premier plan que sont les Questions sur la métaphysique d’Aristote dont le premier volume vient de paraître. L’éditeur a eu, en outre, la très bonne idée de faire une publication bilingue donnant au lecteur le texte original en latin et sa traduction en français. Le premier volume comporte l’édition, sous la direction d’Olivier Boulnois, des livres I à III du commentaire par Duns Scot de la Métaphysique d’Aristote. La traduction du livre I est due à Olivier Boulnois, la traduction des livres II et III à Dan Arbib. L’ouvrage comporte en outre une introduction générale d’Olivier Boulnois et chaque livre est précédé d’une introduction spécifique due à son traducteur. On regrettera une table des matières très incomplète et au fond peu utilisable. Il eût été préférable de s’inspirer ici des tables des matières des éditions en latin qui ont l’avantage d’être très précises. Il faut signaler enfin qu’il existe une traduction partielle du prologue et de la question 1 en allemand due à Maria Burger et Mechthild Dreyer, parue en 1990, et une traduction complète de l’ouvrage en anglais due à Etzkorn et Wolter publiée en 1997 (questions 1 à 5) et 1998 (questions 6 à 9).
Un commentaire par question
Le commentaire de la Métaphysique d’Aristote par Duns Scot n’est pas un commentaire suivi de l’ouvrage comme l’est celui de Thomas d’Aquin, il s’agit comme y insiste Olivier Boulnois d’un commentaire par questions. Il en va de même d’ailleurs pour celui de Siger de Brabant écrit dans les années 1272-1276. Il faut entendre par là que le commentateur saisit dans le texte d’Aristote un fragment à partir duquel il va poser un problème, le développer, en envisager la solution. Il se peut, suivant les différents commentaires par questions, que la même question soit posée à partir de textes différents d’Aristote. Par exemple, Duns Scot pose la question du désir naturel de savoir à propos du livre I de la Métaphysique d’Aristote – c’est la question 2 de son commentaire – alors que Siger de Brabant pose cette même question à propos du livre II et c’est la question 2 de son commentaire. La question traitée peut aussi avoir pour origine non le texte d’Aristote lui-même mais l’un de ses commentaires. Il en va ainsi pour la question 1 du Livre II qui est motivée par l’affirmation d’Averroès selon laquelle « les premiers principes nous sont naturellement connus dans tous les genres de l’être », il en va d’ailleurs de même de la question 3 du livre II. La question traitée peut enfin avoir pour origine des débats contemporains, comme la question 7 du livre I qui demande si la métaphysique peut être une science pratique alors qu’Aristote soutient explicitement qu’il s’agit d’une connaissance théorétique et comme la question 8. Il ne faut donc pas attendre du commentaire par questions ce qu’il ne livre pas et ce qu’il ne prétend en rien livrer, à savoir avant tout une lecture du texte de la Métaphysique d’Aristote. Il y a certes lecture du texte d’Aristote, mais elle est subordonnée à des questions qui le dépassent. Puisque l’édition française ne comporte pas de table des matières exhaustives, nous en livrons une ici pour permettre le repérage dans le texte en mentionnant les additions et remarques marginales :
L I : p.59-375.
Prologue : Sur la noblesse et les causes de la science métaphysique p. 59-79. Additions : § 19-20, § 25, § 28-32.
Q.1 : Le sujet propre de la métaphysique est-il l’étant en tant qu’étant ou bien Dieu et les intelligences ? p.80-177. Additions : § 32-33, § 40, § 44-57, § 79-83, § 97-163.
Q.2 : Cette proposition est-elle vraie : « Tous les hommes désirent naturellement savoir » ? p.178-203. Addition : § 18-25.
Q.3 : Y a-t-il de la prudence chez les animaux ? p. 204-217. Addition : § 13-23.
Q.4 : L’art est-il engendré à partir des expériences ? p.218-273. Addition : § 11, § 13, § 36.
Q.5 : Est-ce qu’un homme d’expérience sans art agit avec plus de certitude qu’un homme de l’art sans expérience ? p.274-285. Addition : § 5-10, § 18.
Q.6 : Les actes portent-ils sur les singuliers ? p.286-313. Addition : § 23-25, § 28, § 33-37, § 40.
Q.7 : La métaphysique est-elle une science pratique ? p.314-327. Addition : § 27-28.
Q.8 : La science spéculative est-elle plus noble que la science pratique ? p.328-331.
Q.9 : Revient-il au métaphysicien de connaître toutes les quiddités en particulier ? p.332-359. Additions : § 10-14, § 19-21, § 30-34, § 41, § 46, § 50-51.
Q.10 : Des réalités plus universelles sont-elles pour nous plus difficiles à connaître ? p.360-375.
L II : p.400-557.
Q.1 : Les premiers complexes sont-ils connus par nous naturellement ? p.400-407.
Q.2 : La difficulté de connaître réside-t-elle du côté de l’intellect ou du côté des choses à connaître ? p.408-411.
Q.3 : Les substances immatérielles peuvent-elles être intelligées par nous dans l’état présent ? p.412-469. Additions : § 11-21, § 65, § 76-122.
Réponse à la question 2, p.469-471.
Q.4 : Est-il nécessaire de poser un arrêt dans tout genre de causes ? p.473-475.
Q.5 : Peut-on avancer à l’infini dans les effets de sorte qu’il y ait un infini actuel ? p.476-479.
Q.6 : L’infini peut-il être connu par nous ? p.480-503. Addition : § 22-25.
Réponse à la question 4, p.504-523. Additions : § 80-101.
Réponse à la question 5, p.524-537. Additions : § 107-111, § 118, § 121-128.
Réponse à la question 6, p.538-557. Additions : § 153.
L III : p.560-569.
Question unique : le genre est-il prédiqué par soi de la différence ? p. 560-569
On remarquera que la question 1 qui porte sur le sujet propre de la métaphysique (« proprium subiectum metaphysicae » dit le texte latin. Il n’y avait donc pas à traduire « subjectum » par « objet ») ne se réfère pas à un passage déterminé du livre 1 du texte d’Aristote. Le commentaire par questions commence donc proprement dit avec la question 2 du Livre I. Les questions du livre I de la question 2 à 6 portent sur le savoir et la science, comme il en va d’ailleurs dans le texte d’Aristote et comme en témoignent les références à l’expérience, à la technique et à connaissance prudentielle, il ne porte pas seulement sur la science et encore moins sur « les conditions de possibilité de la science » comme veut le faire croire Olivier Boulnois, mais nous y reviendrons.
Les questions 7 à 10 portent sur la métaphysique et son statut de science. Dans le livre II, les questions 1-3 portent sur la connaissance des principes premiers et des substances immatérielles, les questions 4-6 sur l’infini. Il importe de ne pas oublier que la première rédaction du commentaire de la Métaphysique date du milieu des années 1290, il s’agit là d’un texte antérieur aux commentaires des Sentences. A ce titre, les positions que livre la première rédaction sont loin d’être toujours celles que Duns Scot a soutenues par la suite. C’est le cas en ce qui concerne le premier sujet de la métaphysique comme y insiste Boulnois – et nous y reviendrons –, mais c’est aussi le cas pour une question qui n’a pas été remaniée, la question 8 du Livre I et l’on peut s’étonner à ce propos du silence du traducteur. En effet, si dans le commentaire de la Métaphysique, la science spéculative est posée comme plus noble que la science pratique, dans le commentaire des Sentences Duns Scot affirmera clairement la supériorité de la théologie comme science pratique sur la métaphysique comme science spéculative :
« Toutes les choses dont le Philosophe pose qu’elles font l’objet des sciences pratiques sont moins certaines et moins parfaitement connaissables en soi que celles dont il pose qu’elles font l’objet d’une science spéculative ; c’est pourquoi , au point de vue du degré de certitude, une science spéculative est plus certaine, d’après lui, qu’une science pratique, quelle qu’elle soit. Mais nous, nous posons que l’objet de connaissance opératoire, c’est-à-dire pouvant être atteint par une opération qui est véritablement un acte pratique, est connaissable en soi au plus haut point, et c’est pourquoi nous posons que la science de cet objet 2 n’est surpassée par aucune autre, ni pour le degré de certitude, ni non plus pour la proportionnalité avec l’objet » 3.
Il eût été préférable de l’indiquer car l’introduction de Boulnois au Livre I risque d’induire le lecteur en erreur.
Un commentaire retravaillé
Le texte du commentaire de la Métaphysique, comme les autres textes de Duns Scot, comporte nombre d’additions et de remarques marginales postérieures à la rédaction initiale. Il va en effet de même pour l’Ordinatio, les Reportata parisiensa et le Quodlibet. L’éditeur a eu la pertinente idée de les signaler. Si l’on estime que la rédaction du commentaire des livres 1 à 3 date du milieu des années 1290, le texte qui nous est livré ici comporte des additions et remarques marginales qui sont postérieures à 1300. La datation précise de ces additions serait sans aucun doute utile, mais difficilement réalisable. Ce qui est par contre réalisable est de confronter de manière systématique les textes des additions et remarques marginales avec les textes correspondants de l’Ordinatioet des Reportata parisiensa, voire du Quodlibet .
Duns Scot a donc révisé le texte initial et ces révisions peuvent très bien modifier profondément la teneur du propos initial, d’autant plus qu’il s’agit ici avec ces trois livres des Questions sur la métaphysique d’une œuvre de jeunesse. Pendant longtemps d’ailleurs la totalité du commentaire de la Métaphysique avait été tenue pour une œuvre de jeunesse. La prise en compte des additions et des remarques marginales montre que cela ne peut être valable que pour les versions initiales. Les additions et remarques marginales sont plus ou moins importantes et ne concernent pas d’emblée toutes les questions. Elles concernent le prologue, les questions 1 à 7 et la question 9 du livre I, les questions 3 à 6 du livre II. Les plus importantes concernent la question 1 du livre 1 sur le sujet de la métaphysique (§ 44-57, § 79-83, et surtout 97-163), la question 3 du livre II sur l’intellection des substances immatérielles (§ 11-21, 76-122), les questions 4 à 6 du livre II sur la connaissance de l’infini (notamment, la réponse à la question 4, § 80-101).
On peut supposer que le texte des questions 8 et 10 du livre I, celui des questions 1 et 2 du livre II et enfin celui du livre III sont ceux de la version initiale du milieu des années 1290. Les additions et remarques marginales montrent certes que Duns Scot a retravaillé son texte, mais pas de manière définitive et de manière systématique peut-être parce que sa priorité n’était pas de remanier le commentaire de la Métaphysique, mais il est préférable d’éviter les spéculations hasardeuses. Toujours est-il que, faute d’une datation des additions et remarques marginales qui soit précise, il importe d’éviter justement les spéculations hasardeuses sur ce que serait l’ultime position de Duns Scot, ce que n’évitent pas toujours les commentateurs. Dumont avait prétendu que Duns Scot rejoignait la position d’Henri de Gand sur la volonté et s’était donc orienté sur la fin vers le volontarisme le plus radical, ce dont j’ai montré l’absence de pertinence, Boulnois laisse entendre à demi-mot que Duns Scot rejoindrait Thomas d’Aquin. D’un côté, un Duns Scot ultime henriciste, de l’autre côté un Duns Scot ultime thomiste. Ces errements tiennent à une façon de lire qui néglige toujours le texte à lire au profit de cadrages historiques sujets à caution. Nous allons y venir maintenant en examinant de près les insuffisances foncières des présentations de deux traducteurs, et surtout celle du premier car le second répète de fait ce que dit le premier.
Aristote et Duns Scot
Lire un auteur du XIIIème exige une connaissance précise des textes d’Aristote, d’autant plus lorsque cette œuvre se présente comme un commentaire d’un célèbre texte d’Aristote. A cet égard, deux remarques s’imposent. Tant Olivier Boulnois que Dan Arbib semblent avoir une connaissance parfois secondaire de certains textes d’Aristote comme le montrent leurs introductions respectives. A propos de la q. 5 du livre 1, Olivier Boulnois écrit :
« Le texte pose un problème de traduction : Scot oppose « homme d’expérience sans art » et « homme de l’art sans expérience ». En effet dans la Métaphysique d’Aristote, « art » (ou « technique », tekhné) est synonyme de savoir-faire ; et « l’homme de l’art » est celui qui possède une compétence. Il s’agit d’une certaine manière de l’opposition entre un homme d’expérience et un savant. Mais le latin ars renvoie à un savoir-faire technique : Scot affirme donc que « l’art porte sur les réalités productibles » (§ 13) » 4.
Duns Scot connaissait les textes d’Aristote, il savait très bien comme le montre clairement l’Ethique à Nicomaque que la tekhné n’est en rien de l’ordre du « faire », mais qu’elle est de l’ordre du produire et qu’elle ne correspond en rien à un savoir-faire, mais bien à un savoir productif. La tekhné est le savoir quant à la poïésis, la production. La production n’est en rien la fabrication, mais la venue en présence de quelque chose comme le montre explicitement Aristote :
« La technique concerne toujours un devenir, et s’appliquer à une technique, c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe réside dans le technicien et non dans la chose produite » 5.
La tekhné n’est en rien un « savoir-faire », expression complètement dépourvue de pertinence dans le contexte grec, elle est un savoir poïétique à la différence de l’épistémé. Elle est le savoir qui produit, amène en présence ce sur quoi il porte alors que l’épistémé est un savoir qui ne produit pas ce sur quoi il porte. Que produire ne soit en rien fabriquer, l’exemple privilégié de tekhné qu’est la médecine le montre : la médecine produit la santé, elle ne la fabrique pas, elle la produit au sens où elle l’amène lorsque la nature ne réussit plus à l’amener. Duns Scot était donc tout à fait fondé à parler de l’ars comme savoir qui porte sur « les réalités productibles ».
Dan Arbib, quant à lui, s’en tient à l’interprétation standard du statut de l’infini dans l’œuvre d’Aristote. Selon cette interprétation standard, en effet, « l’infini sera toujours en puissance, au sens où, à telle quantité prise, il est toujours possible de prendre une quantité nouvelle » 6. Comme Arbib se réfère au livre d’Antoine Côté, L’infinité divine dans la théologie médiévale, il aurait été avisé de jeter un coup d’œil sur son article « Aristote admet-il un infini en acte et en puissance en Physique III, 4 ? ». Dans cet article, en effet, Côté montre avec précision et sur des bases textuelles négligées par la lecture standard qu’Aristote n’écarte en rien l’infini en acte. Ces bases textuelles ne sont pas seulement dans la Physique, elles sont aussi dans la Métaphysique.Au livre Théta de la Métaphysique, Aristote écrit explicitement :
« L’infini, le vide, et toutes les choses de ce genre, sont dites en puissance et en acte, mais d’une autre manière que pour beaucoup d’autres étants, tels que le voyant, le marchant et le visible » (1048b, 9-10, p.500, je souligne).
Au livre III de la Physique, nous lisons aussi :
« Mais puisque l’être se dit de plusieurs façons, comme le jour et la lutte sont par le fait que sans cesse quelque chose naît après autre chose, de même, en est-il aussi pour l’apeiron, en effet, même dans ces cas là, il y a être aussi bien en puissance qu’en acte, car les jeux olympiques sont à la fois par le fait que la compétition peut avoir lieu et par le fait qu’elle a effectivement lieu »7.
Aristote attribue explicitement l’énergeïa et l’entéléchéïa à l’apeiron. Il dit ici que l’infini est en acte comme les jeux olympiques sont en acte ou, plus loin, comme la journée est en acte. Cela permet de comprendre le passage de la q. 6 du livre II où il est écrit :
« Et même l’infini en acte est difficile à éviter : il semble en effet, suivant le Philosophe, que l’infini pris au sens contraire est en acte, comme c’est évidemment le cas des hommes si on pose la génération perpétuelle » 8.
Certes, pour Duns Scot comme pour ses contemporains, l’infini dont parle Aristote ne peut être qu’un infini en puissance, il n’en reste pas moins qu’Aristote affirme bien que l’infini est en acte, mais il n’est pas en acte à la manière des étants indépendants, il ne l’est pas non plus à la manière de la vue, ni à la manière du mouvement, il l’est d’une toute autre manière. Ce n’est pas pour rien qu’Aristote dit que l’être se dit de multiples façons, l’être, pas l’étant. L’infini est en acte de telle sorte qu’il ne soit jamais une totalité en acte. Duns Scot montrera de son côté que l’infinité en acte comme infinité intensive est celle d’une totalité, de la totalité la plus parfaite, Dieu. Tenir compte de la lettre du texte d’Aristote aurait permis des aperçus plus fructueux quant à la compréhension de l’argumentation de Duns Scot.
Le statut de Métaphysique I q. 1
Dans son introduction au livre I, Olivier Boulnois laisse entendre que la question 1 de ce livre des Questions sur la Métaphysique est remarquable en ce qu’elle livrerait l’ultime position de Duns Scot sur le sujet de cette science qu’est la métaphysique. Elle témoignerait dans sa grande addition (p. 139-177) d’une évolution de la pensée du Docteur subtil. Boulnois distingue à ce propos trois étapes, la première, celle de la première version des Questions sur la Métaphysique dans les années 1290, affirme que le sujet premier de la métaphysique est la substance, la seconde, celle du Commentaire des Sentences, à partir de 1300, soutient que c’est l’étant qui est le sujet premier de la métaphysique, enfin la troisième, difficilement datable, mais exposée justement dans la grande addition de la question 1, et nécessairement postérieure selon Boulnois à la seconde, verrait en Dieu lui-même le sujet premier de la métaphysique. La grande addition de la question 1 du livre 1 témoignerait donc d’une rénovation complète par Duns Scot de sa propre position sur le sujet premier de la métaphysique.
En cela, Boulnois suit une suggestion de Noone qui écrivait il y a plus de vingt ans :
« Obviously, an early dating ot the Quaestiones would make room for a developmental interpretation which would claim that Scotus changed his mind on the issue of univocity » 9
Il faut toutefois se garder de parler trop vite d’évolution de la pensée de Duns Scot au regard de « nouveaux » textes allégués. D’abord pour la simple raison que ces textes ne sont en rien nouveaux et étaient même connus de longue date. Ensuite, parce que tout tient ici à la façon dont ils sont lus. Comme je l’ai déjà montré à propos de la volonté10, une lecture patiente des textes vaut mieux que des spéculations dont la base historique est très fragile étant donné les problèmes de datation des textes de Duns Scot. Il est hors de doute que Duns Scot envisage bien l’étant comme premier sujet de la métaphysique dans les trois versions connues de son commentaire des Sentences, la Lectura, l’Ordinatio, les Reportata parisiensa et qu’il y affirme explicitement que Dieu n’est pas le sujet premier de la métaphysique. Le Prologue de la Lectura dit bien en effet :
« On répond au second argument que Dieu n’est pas le sujet premier de la métaphysique » 11
Lui fait écho celui de l’Ordinatio :
« En réponse au second, je dis que la métaphysique n’a pas pour sujet Dieu en tant que sujet premier » 12.
Le Prologue des Reportata parisiensa ne s’éloigne en rien de cette position puisqu’il déclare :
« Ideo dico quantum ad istum articulum, quod Deus non est subjectum in Metaphysica 13.
Face à ces affirmations répétées, il semble donc bien que dans la grande addition de la question du livre des Questions sur la Métaphysique Duns Scot livre une position tout à fait nouvelle témoignant d’une ultime évolution. Il est toutefois curieux que cette ultime évolution ait échappé aux commentateurs jusqu’ici puisque le texte de la grande addition est connu de longue date, il figure en effet dans l’édition Wadding et dans l’édition Vivès. Dans Ens inquantum ens, Ludger Honnefelder se livre à une exégèse serrée de cette grande addition (p. 101-112), il sera suivi plus récemment en cela par Jean-François Courtine dans Suarez et le système de la métaphysique (p.137-154) et par Dominique Demange dans Jean Duns Scot, la théorie du savoir (p. 379-402). La conclusion à laquelle arrivait Honnefelder en 1979 n’était en rien que la grande addition de la question 1 livrait l’ultime position de Duns Scot, elle était la suivante :
« Wenn Scotus daher in Met.1.q.1 Gott als ertes Subjekt der Metaphysik im Sinne von Ziel bezeichnet und an anderer Stelle als ertes Subjekt im Sinne der Wissenschaftslehre dans Seiende als solches, dann handelt est sich nicht um eine Gegensatz, sondern aufgrund der Identität von « metaphysica transcendens » und « scientia divina » um zwei sich ergänzende Aussagen, in denen diese Identität nur verzschieden akzentuiert wird » 14
Cette affirmation sera reprise textuellement par Demange :
« La différence entre la réponse principale de la première des Quaestiones in Metaphysicam et les autres textes de Duns Scot sur ce sujet repose donc sur une différence d’accentuation » 15.
Si Duns Scot a été nomme Doctor subtilis, il exige d’être compris avec subtilité. Lorsque Duns Scot dit que Dieu est le premier sujet de la métaphysique dans la grande addition de la q. 1 des Questions sur la Métaphysique, le dit-il dans le même sens que dans les trois versions du commentaire des Sentences ? C’est ce que présuppose Boulnois, mais ce n’est en rien avéré. Dans le § 32 du Prologue des Questions sur la Métaphysique, Duns Scot déclare :
« A propos de la cause matérielle, il faut remarquer que nous ne parlons pas de la matière de la science comme « ce à partir de quoi » [il y a science], puisque les accidents n’ont pas une telle matière (d’après le Philosophe au livre VIII, ch.5 de cet ouvrage, ni de la matière « dans laquelle » [la science est] (celle-ci est en effet l’âme, et ceci en raison de sa puissance intellective) ; – mais nous parlons de la matière comme « ce à propos de quoi » il y a science ; et certains appellent [cette matière] le sujet de la science, mais [il faudrait parler] plus proprement d’objet ; c’est ainsi que « ce à propos de quoi » il y a vertu est appelé proprement l’objet de la vertu, et non son sujet » 16.
L’édition critique renvoie ici au passage suivant de la Somme d’Henri de Gand :
« Il y a aussi une autre manière, à propos de laquelle l’opération a seulement lieu, et sur laquelle rien ne demeure fait une fois que l’opération a cessé […] En effet, une telle matière est le sujet de la science, et il est nécessaire qu’elle coïncide avec sa fin » (Summa a.19, q.1 ad2, I, 115, H-I).
Henri de Gand comprend donc le « ce à propos de quoi » comme sujet et comme coïncidant avec la fin, il faut le remarquer, et Duns Scot soutient que le « ce à propos de quoi » qui coïncide avec la fin selon les propos de Henri de Gand, devrait être nommé plutôt objet de la science que sujet de la science bien que Henri de Gand le nomme sujet. Le terme de « sujet » peut donc être compris équivoquement comme signifiant le « ce à partir de quoi » (subjectum) ou le « ce à propos de quoi » (objectum). Dans le prologue des Reportata parisiensa, nous trouvons encore une occurrence du « ce à propos de quoi », du circa :
« Unde circa proprie notat circumstantiam causae finalis, sicut et causae materialis ; unde Metaphysica est circa altissimas causas finaliter, ad quarum cognitionem terminatur scientia Metaphysicalis » 17.
Le circa disent donc les Reportata parisiensa est la fin, ce qui est à comprendre comme l’objet selon le § 32 du prologue des Questions sur la Métaphysique. Aussi n’est-il pas étonnant que dans le Prologue de l’Ordinatio Duns Scot écrive que la déité est l’objet premier de la métaphysique :
« La déité est le fondement de la relation des créatures à leur fin ; la déité est donc l’objet premier, ce que j’admets » 18.
Nous avons donc la situation suivante : dans l’Ordinatio, Duns Scot soutient explicitement que Dieu n’est pas le sujet premier de la métaphysique, mais qu’il est l’objet premier de la métaphysique en tant que fin ; dans la grande addition de la q. 1 des Questions sur la Métaphysique Duns Scot soutient que Dieu est le sujet premier de la métaphysique. Mais à quel titre l’est-il ? Duns Scot y répond de manière explicite : « On pose pour sujet premier ce dont la connaissance est principalement visée » 19, c’est-à-dire la fin qui n’est autre que Dieu comme l’explicite le Docteur subtil plus loin 20. Le § 140 répond précisément à la question posée au § 130 : « Comment Dieu peut-il être le sujet de la métaphysique ? » (p. 157). Dieu peut être le sujet de la métaphysique si l’on entend par sujet de la connaissance métaphysique ce dont la connaissance est principalement visée, à savoir la fin de cette connaissance. Or la fin de la connaissance métaphysique ne peut en rien être l’étant en tant qu’étant. Le sujet au sens de la fin, c’est ce que l’Ordinatio et le § 32 du Prologue des Questions sur la Métaphysique nomment « objet ». En d’autres termes l’expression « sujet de la métaphysique » dans le commentaire des Sentences n’a pas le même sens que celle qui se trouve dans la grande addition de la q. 1 des Questions sur la Métaphysique.
Il n’y a donc aucune contradiction entre les commentaires des Sentences et les Questions sur la Métaphysique et celles-ci n’énoncent en rien dans la grande addition une position nouvelle et ultime sur le sujet de la métaphysique ; elles apportent seulement une clarification qui est justifiée par le caractère différent des deux textes, l’un qui est une œuvre de théologie, l’autre qui est une œuvre de métaphysique. Contrairement à ce que soutient donc Boulnois, il n’existe aucune troisième position, il n’en existe que deux : la plus ancienne, le premier sujet de la métaphysique est la substance, la seconde, l’étant en tant qu’étant est le premier sujet de la métaphysique, Dieu est le premier objet de la métaphysique (« objet » signifiant ici : le sujet entendu comme fin). En témoigne, le débat avec Henri de Gand dans la grande addition. Il suffit donc ici de considérer les statuts différents des textes au lieu de s’égarer dans des spéculations hasardeuses sur « l’ultime position de Duns Scot ». Ce qui donc est nouveau dans l’édition du premier tome des Questions sur la Métaphysique, ce n’est en rien la position de Duns Scot sur le premier sujet de la métaphysique, mais la lecture de Boulnois. Il inaugure une nouvelle attitude, relayée totalement par Dan Arbib. A le lire, dans sa prétendue version ultime du sujet de la métaphysique, Duns Scot aurait au fond été guidé ou inspiré par Thomas d’Aquin :
« Il se pourrait, à cet égard, que les corpus aient joué un rôle particulier : on est frappé de voir Duns Scot s’appuyer plusieurs fois sur le commentaire de saint Thomas qu’il avait sous les yeux » 21.
Duns Scot est revenu de ses erreurs antérieures sur le sujet de la métaphysique parce qu’il a suivi Thomas d’Aquin ou du moins s’est appuyé sur lui. Il fallait y penser ! Mais une fois encore, tout cela ne repose sur aucune base textuelle solide.
Duns Scot et l’histoire de la métaphysique
Selon Olivier Boulnois, les Questions sur la Métaphysique sont un tournant dans l’histoire de la philosophie et plus précisément dans l’histoire de la métaphysique. En même temps, dans la note de la page 8, Boulnois déclare en se référant à son ouvrage Métaphysiques rebelles : « J’essaie de montrer comment un foisonnement de figures se succèdent et se superposent tout au long du Moyen Age, la position de Duns Scot étant remarquable, mais enracinée dans la même matrice problématique que les autres interprétations ». Cela laisse pour le moins perplexe, comment les Questions métaphysiques seraient-elles un « tournant », si la position de Duns Scot, toute remarquable qu’elle soit, demeure « enracinée dans la même problématique que les autres interprétations » ? Il se peut qu’Olivier Boulnois se soit rendu compte que la stratégie interprétative qu’il avait menée jusque-là était au fond contre-productive. Il n’en reste pas moins que la présentation de la position de Duns Scot sur la métaphysique dans les introductions rédigées par Boulnois demeure fidèle le plus souvent à cette stratégie interprétative. En témoigne d’abord la traduction systématique du mot transcendens par « transcendantal ». Rien n’autorise dans le texte des Questions sur la Métaphysique ni d’ailleurs dans les autres œuvres de Duns Scot la traduction de transcendens par « transcendantal ». La métaphysique n’est pas pour Duns Scot une science transcendantale, mais bien une sciencia transcendens, une science transcendante. Il suffit de lire les Questions sur la Métaphysique qui justifient de la manière suivante le terme transcendens :
« Et cette science, nous l’appelons « métaphysique » de « meta » qui signifie « au-delà », et de « ycos », « science », c’est-à-dire science transcendante, puisqu’elle porte sur les transcendentaux » 22.
Contrairement à la note de Boulnois (« On remarque que Scot comprend ce qui « transcende » au sens de transcendantal (transcendens) », note 5, p. 69), l’explication donnée par Duns Scot ne justifie en rien qu’il s’agit là d’une connaissance « transcendantale » puisqu’il s’agit d’une connaissance qui va « au-delà » et donc bien d’une connaissance transcendante. L’approche de la métaphysique chez Duns Scot comme « science transcendantale » surdétermine l’interprétation faisant de Duns Scot un Kant du XIIIème siècle. De nombreux indices le montrent. Par exemple, p. 41, Boulnois écrit : « La question 1 pose la question fondamentale de l’objet de la métaphysique. Elle ne se rattache pas à un passage spécifique d’Aristote, car c’est une sorte de prolégomène à toute métaphysique possible » (Je souligne). Plus loin, p. 44, nous lisons : « La quatrième question est fondamentale, car elle porte sur les conditions de possibilité de toute science » (Je souligne). Un vocabulaire kantien que le texte de Duns Scot ne justifie en rien est posé ici comme allant de soi. De manière mimétique, Dan Arbib n’hésite pas à écrire dans son introduction au livre II :
« On peut bien dire que la connaissance des principes complexes est a priori (et on ne saurait refuser ici quelque trace d’augustinisme, voire, déjà, de kantisme), mais l’essentiel est qu’elle ait son fondement dans l’expérience puisque l’appréhension des termes exige l’indispensable apport de la sensation » 23.
Nous laisserons à Dan Arbib l’entière paternité de l’idée d’une connaissance a priori qui tirerait son fondement dans l’expérience ! Il la tient certes des embarras de Boulnois selon lequel Duns Scot serait à la fois empiriste et a-prioriste…Toutefois, on se demande bien comment il pourrait y avoir une trace de « kantisme » avant l’apparition du kantisme, mais lorsqu’on veut à tout prix inscrire une œuvre dans un cadre pré-tracé, on n’en est pas à une incohérence près. Si la transcendantalité est chez Kant indissociable de l’a-prioricité, il n’y a rien de tel chez Duns Scot. Certes, Olivier Boulnois a longtemps été dépendant des travaux de Ludger Honnefelder et ceux- ci, comme je l’ai déjà montré il y a quatorze ans, étaient avant tout redevables d’une impulsion due à l’interprétation du jeune Heidegger dans le Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot ; c’est qu’en effet, l’interprétation du concept métaphysique d’étant en termes de conditions de possibilité avancée par Honnefelder puis entérinée par Boulnois trouve en fait son point de départ dans le Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot où Heidegger écrit :
« L’étant comme maxime scibile dans la signification susdite, ne signifie rien d’autre que la condition de possibilité de la connaissance objective elle-même » 24.
Dans cet ouvrage dédié à Rickert se marque encore une présence du néo-kantisme. En un sens, la boucle est bouclée : partant d’une interprétation de Duns Scot qui doit encore au néo-kantisme, avec le jeune Heidegger, nous aboutissons via Honnefelder, à la figure de Duns Scot comme proto-philosophe transcendantal, Kant avant Kant avec Boulnois. Mais si la boucle est si bien bouclée, c’est que le point de départ est laissé inquestionné. Cette forme insidieuse de kantianisation de la pensée de Duns Scot, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres publications d’autres auteurs, est indissociable chez Boulnois à la fois d’une histoire de la métaphysique et d’une histoire de la métaphysique moderne dépendantes à la fois de Heidegger et de Gilson. Dans son hommage critique à Gilson, Honnefelder écrivait :
« Personne avant Gilson n’a fixé ses regards sur le fait que la métaphysique de Duns Scot a non seulement connu une forte réception dans le Moyen Age tardif, mais qu’elle représente la théorie médiévale qui exerce la plus grande influence sur la Métaphysique des Temps modernes » 25.
Mais il remarquait également que pour Gilson « L’histoire de la métaphysique avant Thomas se présente comme l’histoire des précurseurs, et l’histoire après lui comme l’histoire d’un déclin. La métaphysique scotiste reçoit dans ce contexte une évaluation péjorative »26.
Gilson est ainsi le point de départ de l’idée que la pensée de Duns Scot serait la source de la pensée moderne. Si l’on croise Gilson et Heidegger, on en arrive à l’idée que la pensée de Duns Scot serait la source de la métaphysique de la représentation, de l’objectivation de Dieu. Il s’agit en fait de forcer la pensée de Duns Scot à s’inscrire dans un cadre préétabli, l’histoire de la métaphysique léguée par Heidegger, transmise par Jean-Luc Marion, croisée avec les considérations de Gilson sur l’histoire de la métaphysique moderne. Duns Scot n’est pas lu pour lui-même, il est lu à partir d’un cadre historique préétabli et toutes ses thèses sont envisagées selon ce cadre. Aussi sa pensée n’a-t-elle au fond d’importance que comme témoignage de l’errance de l’histoire de la métaphysique depuis Thomas d’Aquin. C’est pourquoi Boulnois en vient à faire de Duns Scot le penseur proto-moderne par excellence et le quasi-fondateur de l’onto-théologie, étant bien sûr admis que l’onto-théologie est quelque chose de foncièrement « mauvais ». Certes, dans Métaphysiques rebelles, Boulnois prétend prendre ses distances avec l’histoire de la métaphysique au sens de Heidegger, mais il en conserve au fond l’essentiel, l’idée d’onto-théologie. Son geste consiste à différencier trois types de métaphysique mais de façon à assigner, bien sûr, l’onto-théologie à la pensée de Duns Scot et à l’école scotiste. On se demande comment l’on peut prétendre prendre ses distances vis-à-vis de l’histoire heideggerienne de la métaphysique tout en conservant comme pertinent le concept d’onto-théologie qui est indissociable de cette histoire.
Toujours est-il que la caractérisation de la métaphysique chez Duns Scot comme science transcendantale ne repose en rien sur les textes de Duns Scot eux-mêmes, mais sur une tradition interprétative sujette à caution marquée par le néo-kantisme. La lecture de Duns Scot par Boulnois se trouve en fait tributaire du néo-thomisme, du néo-kantisme et du néo-heideggerianisme proposé par Jean-Luc Marion, mais ces choix interprétatifs ne sont jamais assumés en tant que tels.
Duns Scot et l’obsession onto-théologique
Concernant « la constitution onto-théologique de la métaphysique », Boulnois renvoie à la page 69 de Kant et le problème de la métaphysique dans son introduction au livre I 27. Mais dans ce texte de Heidegger, il n’est pas du tout question de cette fameuse « constitution onto-théologique de la métaphysique », il est seulement question de la métaphysique scolaire. Ce n’est pas en 1929 que Martin Heidegger parle de la métaphysique comme onto-théologie, mais vingt ans plus tard en 1949 dans l’introduction à Qu’est-ce que la métaphysique ?. Il y a certes la mention du terme onto-théologie dans le cours consacré à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel en 1930-1931, mais c’est avant tout en 1949 que le concept d’onto-théologie tend à occuper une place centrale. Or Heidegger ne pense en rien ici à la métaphysique scolaire au contraire de ce que laisse entendre Boulnois, il pense bien plus fondamentalement puisqu’il écrit :
« Cette essence onto-théologique de la philosophie proprement dite (prote philosophia) doit être fondée en la manière dont l’on, en tant précisément qu’on, accède pour elle à l’ouvert » 28.
Comme l’indique explicitement la référence, l’essence onto-théologique de la philosophie advient dès Aristote et certainement pas avec Duns Scot. Mais c’est huit ans plus tard en 1957, que Heidegger parle explicitement pour la première fois de « la constitution onto-théologique de la métaphysique » dans Identité et différence. Là encore, Heidegger ne parle en rien de la métaphysique scolaire. Il écrit en effet :
« Dès son début chez les Grecs et avant d’être liée à ces appellations, la métaphysique occidentale était à la fois une ontologie et une théologie. En conséquence, dans mon cours inaugural Was ist Metaphysik ?, la métaphysique a été définie comme la question visant l’étant comme tel et dans son tout. La totalité de ce tout est l’unité de l’étant, laquelle unit en sa qualité de fond producteur. Pour qui sait lire, cette remarque signifie : La métaphysique est une onto-théo-logie » 29.
Soit Olivier Boulnois ne comprend en rien ce que Heidegger nommait « constitution onto-théologique de la métaphysique », soit il en modifie complètement l’entente en fonction de ses visées. Alors que Heidegger entend la métaphysique en un sens fondamental, Boulnois l’entend dans le sens scolaire. Si la métaphysique est entendue au sens scolaire, sa constitution onto-théologique l’est aussi. En ce sens, pour qu’il y ait onto-théologie au sens de Boulnois, pas au sens de Heidegger, il suffit qu’il y ait un dédoublement de la métaphysique en métaphysique générale, science de l’étant en tant qu’étant (Ontologie) et en métaphysique spéciale (théologie naturelle). Cette compréhension erronée de la « constitution onto-théologique de la métaphysique » gouverne depuis tente ans la lecture des textes de Duns Scot par Boulnois. Dans Être et représentation (1999), s’appuyant sur la grande addition de q. 1, Boulnois soutenait qu’il existait chez Duns Scot un dédoublement de la métaphysique en métaphysique transcendantale portant sur l’étant en tant qu’étant et en métaphysique spéciale portant sur Dieu. Il invoquait le texte suivant de la grande addition : « La métaphysique transcendantale sera donc toute entière antérieure à la science divine : il y aurait donc quatre sciences spéculatives : une science transcendantale et trois spéciales » 30. Malheureusement ce texte n’est en rien la position de Duns Scot comme permet aisément de le vérifier l’actuelle édition, il est seulement l’énoncé d’une aporie, que Duns Scot résout en 161 (« C’est pourquoi, pour éviter qu’il n’y ait quatre sciences spéculatives et pour poser que celle-ci porte sur Dieu, tout ce qui est naturellement connaissable de Dieu est transcendantal », ce que n’a d’ailleurs cessé d’affirmer Duns Scot ailleurs). S’étant aperçue de sa bévue grâce à la lecture de l’ouvrage de Dominique Demange, Jean Duns Scot, théorie du savoir (2007), Boulnois ne s’empêche pas de continuer ses spéculations dans le chapitre chaotique consacré à Duns Scot dans Métaphysiques rebelles (2013). Faute de disposer d’une base textuelle lui permettant d’affirmer que Duns Scot dédouble la métaphysique, puisque cette base textuelle reposait sur un contre-sens, notre interprète envisage de sonder les intentions de Duns Scot, ce qui pour un historien de la philosophie est pour le moins surprenant. Avec une obstination suspecte, il prête à Duns Scot des intentions invérifiables historiquement. Il n’hésite pas à écrire :
« Pourtant, nous l’avons vu, Scot renâcle devant les conséquences ultimes de ses découvertes : il n’accepte pas de faire de la métaphysique une quatrième science, totalement séparée de la métaphysica specialis » 31.
Pour enfoncer le clou, il affirme encore :
« Scot refusait de tirer les conséquences les plus radicales de ses analyses, et d’affirmer l’autonomie d’une ontologie distincte de la théologie naturelle » 32.
Duns Scot n’a pas fait ce que Boulnois aurait aimé qu’il fît, aussi l’interprète lui prête sans aucune base textuelle, et pour cause, une intention qu’il a inventée de toutes pièces : le recul devant la radicalité de ses positions. Mais heureusement pour Boulnois, l’école scotiste allait accomplir la tâche que Duns Scot, au grand dépit de notre lecteur, n’avait pas accomplie… Nous nous trouvons ici devant une curieuse lecture des textes, si tant est qu’il s’agisse de lecture. L’interprète se présente devant le texte avec des attendus et il lit partiellement et partialement le texte afin qu’il se plie à ses attendus. Si le texte n’offre aucune base aux attendus, les intentions fantasmatiques suffiront. A partir de là, on peut en effet faire dire n’importe quoi aux textes, et en particulier aux textes de Duns Scot. A cet égard, la comparaison entre le passage consacré à Thomas d’Aquin dans Métaphysiques rebelles et celui-ci consacré à Duns Scot est éclairante. Le chapitre consacré à Thomas d’Aquin vise à écarter la «démolition en règle » (l’expression est de Boulnois) de la pensée du Docteur angélique par Heidegger et Kenny, il s’agit de sauver Thomas d’Aquin. Le chapitre consacré à Duns Scot est unilatéralement à charge et se présente bien en fait comme une tentative de « démolition en règle » de la pensée de Duns Scot.
Mais pourquoi Boulnois voulait-il absolument que Duns Scot dédouble la métaphysique ? La réponse tient dans ce qui demeure constant dans l’approche par Boulnois de la pensée scotienne. Depuis trente ans, il n’aborde la pensée de Duns Scot que dans l’optique de l’onto-théologie, optique venue de Heidegger via Jean-Luc Marion. Son propos constant est d’attribuer à Duns Scot l’invention de ce qu’il nomme « La structure onto-théologique de la métaphysique ». Nous comprenons maintenant pourquoi Boulnois fut fort marri d’apprendre de Dominique Demange que sa compréhension initiale des Question sur la métaphysique dans Être et représentation était erronée, cela lui interdisait d’imputer directement à Duns Scot le dédoublement de la métaphysique et donc l’onto-théologie telle qu’il la comprenait de manière scolaire. Double méprise donc, à la fois sur Duns Scot et sur Heidegger, deux auteurs difficiles, il est vrai. Il tente de résoudre de manière historique un problème qui n’est en rien historique mais bien ontologique pour Heidegger, étant bien entendu que pour ce dernier la métaphysique est une onto-théologie depuis son coup d’envoi grec. Et il tente de résoudre ce problème au détriment de l’école franciscaine en général, de la pensée de Duns Scot en particulier. On peut se demander ce qui motive un tel acharnement. Il est nécessaire de remarquer ici qu’aucune des publications importantes au niveau international sur Duns Scot n’envisage la pensée de Duns Scot comme instauratrice de l’onto-théologie, pas même celles de Ludger Honnefelder. Celui-ci attribue la compréhension de l’interprétation de la métaphysique comme onto-théologie à Thomas d’Aquin et il attribue explicitement cette interprétation à Aristote :
«Thomas d’Aquin est déjà mieux renseigné sur l’origine véritable du Liber de causis, mais – sous l’angle systématique – il s’en tient à la conception d’Albert, en voyant se fonder sur la constitution des choses de notre expérience du monde (matière et forme) une deuxième constitution par l’être et l’essence. Cela lui permet d’unifier l’analyse aristotélicienne de la substance et la théorie platonicienne de la participation, et ainsi de faire comprendre – pour la première fois et de façon géniale – l’interprétation aristotélicienne de la métaphysique comme onto-théologie en tant qu’unité thématique consistante » 33
A ma connaissance, à part Boulnois, il n’y a que la Radical Orthodoxy qui soutienne que Duns Scot ait instauré l’onto-théologie, mais comme l’ont montré Richard Cross, Thomas Williams, et Daniel P. Horan (dont il faut lire à cet égard : Postmodernity and Univocity : A critical Account of radical Orthodoxy and John Duns Scotus), la lecture de l’œuvre de Duns Scot par la Radical Orthodoxy est souvent de seconde main et est très largement erronée. Elle s’appuie d’ailleurs en partie sur la lecture de Boulnois comme le remarque Daniel P. Horan :
« Olivier Boulnois, for example, who is a favorite source for Milbank and Pickstock » 34,
ces deux derniers étant des figures importantes de ce mouvement théologique qu’est la Radical Orthodoxy.
Conclusion
L’essentiel est que le lecteur francophone puisse disposer d’une édition accessible et moins onéreuse des Questions sur la Métaphysique de Jean Duns Scot que celle des éditions critiques. En ce sens, l’édition par Olivier Boulnois de cet ouvrage remplit son office. On pourra certes s’interroger sur le choix de l’ouvrage, pourquoi les Questions sur la Métaphysique et pas le Quodlibet ou les nombreuses questions du Commentaire des Sentences dont il n’existe aucune traduction. Nous en avons fourni la réponse : elle réside dans une approche de Duns Scot commandée avant tout par l’idée d’une histoire de la métaphysique dont les sources sont Gilson, Heidegger et Jean-Luc Marion, approche qui surestime la question de la métaphysique dans la pensée de Jean Duns Scot et dans ses écrits. Cette approche conduit à une défiguration de la pensée de l’auteur et relève d’une absence de lecture.
Mais le plus important demeure ce qu’a écrit Duns Scot et de ce point de vue nous souhaitons aux traducteurs de poursuivre au mieux leur ouvrage afin que le lecteur francophone dispose de la totalité des Questions sur la Métaphysique de Jean Duns Scot dans une édition bilingue. Nous leur conseillons quand même de livrer une véritable table de matières ; il suffit pour cela de calquer celle de l’édition critique.
- Nous devons à Gérard Sondag, les traductions suivantes publiées aux éditions Vrin et aux PUF: Le principe d’individuation (Vrin, 1992, deuxième édition 2005), L’image, (Vrin, 1993), La théologie comme science pratique (Vrin, 1996), Prologue de l’Ordinatio(PUF, 1999), Signification et vérité, Questions sur le Peri Herméneias d’Aristote(Vrin, 2009). Il existe aussi la traduction du Traité du premier principe sous la direction de Ruedi Imbach (Vrin, 2001), des traductions de l’Ordinatio(I.d.3 et I.d.8) et de la Collatio 24 par Olivier Boulnois dans Sur la connaissance de Dieu et de l’univocité de l’étant, (PUF 1988), la traduction de plusieurs passages d’œuvres de Duns Scot dans Initiation à la pensée de Jean Duns Scot de Mary Beth Ingham (Editions franciscaines, 2009, p. 215-310) et enfin la traduction par François Loiret de la distinction 39 du livre II du Commentaires des Sentences et de la question 1 de Ordinatio I d.1 dans La cause du vouloir suivi de De l’objet de la jouissance (Belles Lettres, 2009)
- la théologie
- Prologue de l’Ordinatio, Vème partie, 354, p. 405, PUF, Paris, 1999
- Questions sur la Métaphysique, introduction au livre 1, p.47
- Éthique à Nicomaque , VI, 4, 1140a, 10-14, , Vrin, Paris, septième tirage, 1990, p. 283, je souligne
- Questions sur la Métaphysique, introduction au livre II, p.392
- Physique III, 6, 206a, 21
- Question sur la Métaphysique L II, q. 6, 21, p.485-487
- Timothy Noone : « Scotus’s Critique of the Thomistic Theory of Indivuation and the Dating of the « Quaestiones in Libro Metaphysicorum » VII, q.13 », in Via Scoti Edizioni Antonianum, Roma, 1995, Vol. I, p.392
- cf. François Loiret, Volonté et infini chez Duns Scot, Paris, Kimé, 2003
- La théologie comme science pratique, Partie II, q.2, 97, Vrin, Paris, 1996, p.180
- Prologue de l’Ordinatio, Partie III, q. 2, 193, PUF, 1999, p.249
- Reportata parisiensa, Prologus, q. 3, Edition Vivès, T 22, Paris, 1894, p.47
- Ens inquantum ens, Aschendorff, Münster, 1979, p.112
- Jean Duns Scot, la théorie du savoir, Vrin, Paris, 2007, p. 388
- Questions sur la Métaphysique, prologue, § 32, p.77-79
- Reportata parisiensa , Prologus, q.3, art.1, p.47)
- Prologue de l’Ordinatio, Partie III, q.2, 195, p.251
- Questions sur la Métaphysique,, q. 1, 140, p.165
- « La fin de la connaissance métaphysique est [de parvenir] à la connaissance la plus haute de l’étant, c’est-à-dire dans l’étant premier » 160, p.175
- Questions sur la Métaphysique introduction au Livre I, p.40
- Questions sur la métaphysique, q.1, 18, p.69, traduction modifiée
- Questions sur la Métaphysique, introduction au livre II, p.382, je souligne)
- Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot Gallimard, Paris, 1970, p. 48, je souligne
- « Etienne Gilson et Jean Duns Scot », in Duns Scot à Paris, Brepols, Turnhout, 2004, p.194
- Idem, p.183
- Questions sur la Métaphysique, introduction au livre 1, p.28 et note 1
- « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in Questions I, Gallimard, Paris, 1972, p.40
- « Identité et différence » in Questions I, p.289
- Questions sur la Métaphysique, q.1, § 155, p. 173
- Métaphysiques rebelles, PUF, Paris, 2013, p.310
- Métaphysiques rebelles, p. 311
- Ludger Honnefelder, La Métaphysique comme science transcendantale, PUF, Paris, 2002, p.16
- Daniel P. Horan, Postmodernity and Univocity, Fortress Press, Minneapolis, 2014, p.101