Sur Newton, tout a été dit, ou presque. Il faut alors, pour écrire sur lui, rechercher l’originalité, s’appuyer sur les écrits que la tradition n’aime guère rappeler, insister sur les aspects plus ou moins dissimulés de sa personnalité, de sa vie et de son œuvre. Mais il faut le faire scientifiquement, à l’aide d’arguments et de textes, et non de suggestions ni d’hasardeuses conjectures ; c’est ce qu’a souhaité réaliser Jean-Paul Auffray, essayiste et vulgarisateur scientifique, ardent défenseur de l’attribution de la paternité de la découverte de la relativité restreinte à Poincaré et non à Einstein1 au sein d’un débat dont Alexandre Moatti put retracer toutes les péripéties2.
Toutefois, ce n’est pas autour de la polémique de la découverte de la relativité restreinte que se joue le dernier ouvrage de Jean-Paul Auffray mais bien plutôt autour de la détermination de l’importance de l’alchimie dans la pensée de Newton, et du rôle qu’elle put revêtir dans les découvertes de ce dernier. La thèse d’Auffray est claire, simple, et efficace, et peut ainsi être résumée : les grandes découvertes newtoniennes procèdent de sa quête alchimique et n’ont été possibles que par elle. A cet égard, et dès l’introduction, Auffray cite le propos de John Maynad Keynes fort commenté : « Newton n’a pas été le premier au siècle de la Raison, il a été le dernier du siècle des Magiciens, le dernier des Babyloniens et des Sumériens, le dernier grand esprit à avoir percé le monde du visible et de l’esprit avec les mêmes yeux que ceux qui commencèrent à édifier notre patrimoine intellectuel il y a un peu moins de dix mille ans. »3
A : Newton et l’alchimie : une vieille histoire
Que Newton ait été formé à l’école alchimiste selon des modalités qu’il faudra préciser, voilà qui ne fait aucun doute. William Blake, déjà en son temps, n’hésitait pas à représenter l’illustre physicien sous les traits d’un géomètre divin et initié, indiquant par là à qui savait voir que Newton n’était pas le pur savant positiviste que se plaisaient à dépeindre les biographes du début du XXème siècle, comme Louis More ou David Brewster. Mais ce qu’avait su voir Blake avant les biographes reçut une confirmation magistrale en 1936 lorsque furent vendus et rendus publics les écrits personnels de Newton, où les traces alchimiques étaient non seulement indéniables mais de surcroît matricielles de son œuvre.
En 1994 parut la monumentale biographie de Richard S. Westfall, The life of Isaac Newton4, intégrant l’ensemble des connaissances objectives portant sur l’attrait alchimique de Newton et révélant un certain nombre de faits absolument décisifs quant à la bonne intelligibilité de sa physique. Ainsi Westfall révéla-t-il que Newton, né en 1643, commença à s’intéresser à l’alchimie dès 1669, vers 26 ans, et poursuivit activement ses recherches durant une bonne trentaine d’années, jusqu’à l’orée du XVIIIème siècle. Mais plus encore, Westfall indiqua qu’existait une forte présomption en faveur de l’appartenance de Newton à un réseau secret d’alchimistes s’enracinant à partir du Cercle Hartlib situé à Londres5 avant de se forger un pseudonyme sous la forme d’une anagramme latine : Isaac Neuutonus devint Ieoua Sanctus Unus (Jéhovah Seul est Saint).
A cet égard, la dimension alchimique de l’œuvre newtonien commence à être bien renseignée et les travaux les plus sérieux semblent en voie d’abandonner le positivisme étroit qui cherchait à asseoir une sorte de rationalisme mal compris, c’est-à-dire confondu avec un simple et pur objectivisme, en vue de rendre compte des découvertes newtoniennes. Toutefois, et précisément parce que l’on a rompu avec cette dernière vision, on a pu prendre conscience du fait que l’alchimie n’était pas, à l’époque de Newton, une pratique isolée d’hermétiste illuminé, mais au contraire une sorte de matrice des sciences, à laquelle s’adonnaient les plus grands esprits de l’époque. Un article relativement récent de La Recherche sut mettre en évidence cet état de fait : « Des recherches historiques plus récentes ont cependant révélé que l’alchimie était beaucoup moins mystérieuse que Keynes et ses prédécesseurs ne l’imaginaient. Elle représentait un centre d’intérêt somme toute banal pour les intellectuels du xviie siècle ; un passe-temps que Newton partageait avec d’autres grandes figures de son époque telles que Robert Boyle , John Locke ou Gottfried Leibniz. Loin d’être le domaine exclusif de fanatiques ou de charlatans, elle a été à l’origine de nombreuses méthodes de synthèse chimique. Elle a permis la fabrication de produits pharmaceutiques utiles pour le développement de la médecine. Et a même fourni des arguments à la philosophie naturelle pour bâtir une théorie atomique ou corpusculaire de la matière. C’est à l’aune de cette nouvelle image de l’alchimie qu’il faut comprendre pourquoi Isaac Newton, brillant mathématicien et « père » de la physique moderne, a consacré plus de trente années de sa vie à la chrysopoeia , la transmutation alchimique. »6
B : Vertus synthétiques de l’ouvrage d’Auffray
Dans ces conditions, que peut apporter le nouvel ouvrage de Jean-Paul Auffray dans un domaine désormais fort bien documenté ? Du point de vue factuel, force est de reconnaître que l’apport est mineur, pour ne pas dire inexistant, puisque toutes les informations qui y sont contenues renvoient à des travaux antérieurs, ce qui a le mérite d’en garantir la scientificité. Nombreuses sont en effet les études consacrées à l’analyse alchimique des découvertes newtoniennes, tant sur la gravitation que sur l’optique, menées depuis plus de vingt ans maintenant. Nous pouvons ainsi penser à l’ouvrage Teeter Dobbs, Les Fondements de l’alchimie de Newton7 ou encore à l’analyse de Newman montrant que la décomposition de la lumière selon le fameux prisme et sa resynthèse à l’aide d’une lentille rejoignaient des préoccupations spécifiquement alchimiques, où il s’agissait d’analyser des composés comme la stibnite sulfure d’antimoine et la turpentine pour obtenir leurs constituants élémentaires, et synthétiser à nouveau les composés à partir de ces éléments8
En revanche, Auffray propose une sorte de relecture globale de l’œuvre de Newton à partir de sa quête alchimique, introduisant de la sorte une synthèse fort éclairante de ce problème, à partir du deuxième chapitre. Et la force de l’ouvrage consiste à précisément montrer comment des préoccupations qui nous paraissent banales s’enracinent pourtant dans des questions de nature alchimique que Newton croit déceler partout. Ainsi, le De la génération et de la corruption d’Aristote peut-il lui offrir un terrain privilégié d’investigations ambiguës : dans le deuxième livre, Aristote montre en effet qu’il existe une matière des corps sensibles, mais cette matière n’est pas séparée et elle est toujours accompagnée d’une contrariété. La liste des contrariétés est intéressante, commente l’auteur, car elle « contient en puissance une théorie de la transmutation des éléments ce qui ne pouvait manquer d’attirer l’attention de Newton. »9
Auffray insiste longuement sur la rencontre avec Isaac Barrow : il l’incite à s’adonner à la recherche de la « vraie religion ». « La rencontre avec le culte de Vesta est l’un des événements fondamentaux de sa vie de penseur. Dans un essai retrouvé dans ses papiers après sa mort, Newton présente ainsi la déesse : « La religion la plus ancienne et la plus généralement admise par les nations des premiers âges fut celle des Prytanées ou temples de Vesta. Elle était répandue dans toutes les nations depuis des temps immémoriaux ». »10 Ainsi se dessine une sorte de réseau syncrétique de références hermétiques qui font de Newton, selon la formule de Keynes, un magicien puisant à des sources plus ou moins compatibles, mais toujours mû par le souci de la transmutation. En se référant par exemple à Zosime, historien grec du Vè siècle, il comprend qu’il est possible, du moins en principe, de séparer le substrat – matière première – des qualités qui l’agrémentent, et ce au moins dans le cas des métaux. Newton découvre au contact de Zosime que le feu est l’agent premier est l’élément premier de la transmutation, que le modèle de la transmutation est celui d’une mimésis, d’une coloration qui agit et découvre le célèbre aphorisme : « Une nature est charmée par une nature, une nature vainc une nature, une nature domine une nature. » Viendront ensuite de nombreuses influences médiévales (Geber) ou contemporaines (Boyle, Henry More) qui détermineront sa propre voie.
C : Gravitation et alchimie
Un des points particulièrement intéressants contenus dans l’ouvrage d’Auffray est la description génétique de la découverte de la gravitation qui apparaît autant liée à Hooke qu’à Newton. En effet, le 10 janvier 1680, Hooke demande à Newton si « grâce à son excellente méthode », il saurait trouver ce que serait la trajectoire décrite par un corps s’il était attiré vers un centre par une force égale à l’inverse du carré. »11 La question initiale n’est donc pas tout à fait de Newton et, plus encore, l’inverse du carré de la distance n’est pas vraiment de lui non plus, car Hooke, Halley et Wren l’ont découvert également.
La grande différence qui va s’imposer entre les trois auteurs cités et Newton porte en réalité sur l’usage de cette découverte ; Auffray explique très bien qu’ils ne savent pas quoi faire de cet inverse du carré de la distance, tandis que Newton, mû par sa quête alchimique, s’interroge d’une autre manière qui va s’avérer étonnamment féconde. Ainsi, « si Halley raisonne en astronome, Newton raisonne, lui, en alchimiste. Halley s’intéresse au premier chef au problème cosmologique – la loi de l’inverse du carré est-elle la « bonne loi » pour rendre compte du mouvement orbital des planètes ? – tandis que sa préoccupation fondamentale – sa quête du savoir – pousse Newton à vouloir découvrir les « principes actifs » qui constituent les ultimes données de la nature. »12
L’analyse de l’auteur vise ainsi à distinguer les outils dont se sert Newton des fondements de sa propre pensée. De toute évidence, les outils utilisés sont mathématiques et Newton est un grand mathématicien dont nul ne conteste le génie. Toutefois, et c’est sans doute là l’aspect le plus fondamental de l’interprétation d’Auffray, les principes mêmes du système newtonien, quoique mathématisés et donc mathématisables, « n’en sont pas moins « alchimiques » : il s’agit de « principes actifs » qui animent la matière. »13 En d’autres termes, l’idée même qui anime l’interprétation que fait Newton de cet inverse du carré de la distance ne prend sens qu’en vertu de ce qu’il recherche depuis des années, à savoir une animation immanente de la matière, qui gouverne cette dernière de l’intérieur.
Ce raisonnement culmine dans l’hypothèse 3 du système, hypothèse selon laquelle « tout corps peut être transformé en n’importe quel autre corps et prendre successivement tous les degrés intermédiaires de qualités. » « Indubitablement l’un des plus audacieux que Newton ait osé formuler jusque-là, cet énoncé – entièrement fondé sur l’alchimie – établit la justification dont il a besoin pour s’engager sur la voie royale de la gravitation universelle. La construction logique est toute simple : sur la Terre, tous les corps pèsent les uns sur les autres. La Lune est un corps. Elle pèse sur la terre (…). Puisqu’on peut toujours transformer un corps en un autre « en lui conférant tous les degrés intermédiaires de qualités », il s’ensuit nécessairement que, comme la Lune, tous les corps célestes pèsent sur la terre – et non seulement sur la terre, mais également les uns sur les autres. »14 Conclusion logique : la pesanteur s’exerce vers toutes les planètes, universellement. « La théorie alchimique de la gravitation universelle vient de naître. »15
Conclusion
Il ne faut pas s’attendre à un livre qui apporte de nouvelles découvertes quant aux rapports de Newton à l’alchimie : tout ce qui y est dit, en termes de faits, est repris à des biographies ou des études faisant autorité, et ne prétend à nulle originalité. La vertu de l’ouvrage réside donc ailleurs, c’est-à-dire dans la synthèse qu’il effectue de connaissances parfois dispersées et dans la présentation fort claire qui est faite de ces problèmes. Il n’est toutefois pas certain que le premier chapitre soit toujours bien mené : on ne voit pas toujours quel est le rapport avec le sujet proposé, et les quelques remarques consacrées à l’alchimie auraient pu tenir en quelques pages. C’est véritablement dans la deuxième partie que commence l’argumentation et que l’ouvrage prend réellement son envol.
L’épilogue qui clôt l’ouvrage est également fort intéressant car Auffray utilise les analyses sur l’alchimie pour les appliquer à la question de l’optique et de la lumière. Dans la Query 22, Newton aborde franchement la question de la transmutation : « les corps épais et la lumière ne sont-ils pas convertibles l’un en l’autre, et les corps ne reçoivent-ils pas leur activité des particules de lumière qui entrent dans leur composition ? » (cité p. 247) Et il y répond en ces termes : « Le changement de corps en lumière, et de la lumière en corps, est très conforme à la voie de la nature, qui semble se délecter en transmutations. » (cité p. 247) Interprétation d’Auffray : « La Query 23, qui couvre plus de trente pages, constitue, à elle seule, un véritable traité alchimique – trois fois plus long que le De motu. »16 On voit ainsi que la question alchimique ne se limite pas aux premiers travaux physiques mais se poursuit, plus ou moins ouvertement jusqu’à la fin, jusqu’aux travaux consacrés à la lumière, et se manifeste presque explicitement à travers la notion de transmutation.
Un regret peut toutefois être exprimé : cet ouvrage qui interroge les rapports de Newton à l’alchimie, n’interroge pourtant pas suffisamment à notre sens les rapports de l’alchimie à la science, et la nature même de la science. Il aurait pourtant été intéressant et logique de se demander jusqu’à quel point la scientificité épuise la démarche scientifique, et jusqu’à quel point il convient d’éviter les spéculations dans la recherche scientifique. En outre, l’auteur n’interroge pas la nature des découvertes de Newton : la théorie de la gravitation comme interprétation d’un rapport mathématique est issue sans doute d’un esprit obsédé par l’alchimie, mais qu’est-ce que cela dit de la nature de ce qu’il découvre ? Le mode de découverte rejaillit-il sur la nature de la découverte ? Voilà quelques questions auxquelles nous aurions souhaité que l’auteur apporte ses réponses et ses interprétations.
- cf. Einstein et Poincaré : sur les traces de la relativité, Pommier, 1999
- cf. Alexandre Moatti, Einstein, Un siècle contre lui, Odile Jacob, 2007
- Keynes, Newton, the Man, in The royal society Newton Tercentenary Celebrations, Cambridge, 1946, p. 27, cité par Jean-Paul Auffray, Newton ou le triomphe de l’alchimie, Le Pommier, 2012, p. 8
- Richard S. Westfall, The life of Isaac Newton, Cambridge University Press, 1994
- cf. Westfall, op. cit., p. 332
- William Newman, « Newton et la transmutation des métaux », in La Recherche, n° 416, février 2008, p. 35
- Teeter Dobbs, Les fondements de l’alchimie de Newton, , Gutemberg, Reprint, 2007
- cf. W. Newman, « Alchemy and Optics in the Work of Isaac Newton », in D. Jacquart et M. Hochmann ed. Comptes-rendus de l’Institut national d’histoire de l’art, 2010
- Auffray, Newton…, op. cit., p. 82
- Ibid., p. 85
- cité p. 152
- Ibid., pp. 165-166
- Ibid., p. 219
- Ibid., p. 232
- Ibid.
- Ibid., p. 247