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Jean-Renaud Seba, Guillaume Lejeune (dir.) : Hegel, une pensée de l’objectivité

Déterminer de quoi parlent les auteurs apparentés à l’idéalisme allemand est peut-être l’une des tâches les plus ardues que rencontre le commentateur de ce courant ; l’objet de cette philosophie et la définition du réel qu’elle engage constituent assurément le point d’achoppement sur lequel se bâtissent les différentes interprétations que l’on peut faire du hégélianisme. Mais dire cela, c’est du même geste suggérer l’importance de déterminer le sens de ce que peut être un objet dans la philosophie hégélienne, et c’est à cette tâche que se sont attelés Jean-Renaud Seba et Guillaume Lejeune dans un collectif en tout point remarquable[1] venant combler une lacune des études hégéliennes, à savoir l’élucidation du sens de l’objectivité pour l’auteur de La phénoménologie de l’esprit.

Or, s’il existe de nombreuses analyses de l’Esprit objectif, aussi bien en allemand qu’en anglais ou en français[2], peu de textes ont osé s’affronter à la notion même d’objectivité chez Hegel indépendamment de l’Esprit objectif, à la notable exception peut-être de Ernst Bloch qui, dans Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel[3], essaie peut-être de replacer l’objet et l’objectivité  au cœur de son analyse ; quelques articles isolés affrontent également la difficulté, comme celui de Jeffrey Reid, « Objectivité et Discours chez Hegel[4] », qui présente d’intéressantes analyses sur cette question. Mais à notre connaissance rien d’aussi substantiel que le présent collectif reprenant les actes d’un colloque tenu en novembre 2015 à Liège n’avait été publié sur ce sujet en français et c’est donc un événement de première ampleur dans les études hégéliennes qu’ils aient paru chez Kimé.

A : Déterminer le sens de l’objectivité

La pluralité des lectures proposées dans ce volume montre la difficulté que rencontre chaque lecteur à cerner véritablement et de manière univoque ce que peuvent signifier objet, objectivité, et objectité au sein de la philosophie hégélienne ; le problème se redouble pour autant que l’on songe à la définition de l’objectivité indépendamment de Hegel, et à son ambiguïté dans l’histoire de la philosophie, objectivité signifiant aussi bien « inhérent à l’objet », « vrai », « réel », « absolu », « indépendant du sujet », ou encore « produit par l’intersubjectivité ». Oscillant du donné au construit, du sujet à l’indépendance à l’endroit du sujet, l’objectivité renvoie selon les époques et les pensées à une conceptualité fort différenciée pour ne pas dire contradictoire et porte en elle une ambiguïté constitutive.

Naturellement, la pauvreté du lexique français accroît la difficulté là où l’allemand peut distinguer entre le Gegenstand et l’Objekt et, plus encore, entre la Ding et la Sache. A cet égard, en introduction, les auteurs rappellent fort opportunément la manière dont Inwood, dans son indispensable dictionnaire consacré à Hegel[5] analyse la manière dont ce dernier tire profit des nuances du lexique allemand pour creuser la différence entre Objekt et Gegenstand selon une triple modalité :

1) un Gegenstand est essentiellement un objet de connaissance, alors que l’Objekt est ce qui est indépendant.

2) Le Gegenstand est un objet intentionnel alors que l’Objekt est un objet réel.

3) L’Objekt est l’objet d’un sujet, alors que le Gegenstand est l’objet de la conscience, du Je, ce qui suppose naturellement de creuser l’écart entre le sujet et le Je conscient.

En somme, l’Objekt est un système complexe d’objets reliés par des formes de syllogismes alors que le Gegenstand peut être l’objet d’une simple forme de conscience qui n’est pas achevée, ainsi que l’illustre exemplairement la certitude sensible. Ainsi se comprend la définition canonique du § 193 de L’Encyclopédie :

« Cette réalisation du concept, dans laquelle l’universel est cette totalité une revenue en elle-même, dont les différences sont aussi bien cette totalité, et qui par la suppression de la médiation s’est déterminée comme unité immédiate – est l’objet [Objekt][6]. »

Le Gegenstand, commentent les auteurs, est « l’ob-jet immédiat corrélé à une conscience finie, alors que l’Objekt est l’objet de la connaissance, corrélé à une subjectivité développée ou, mieux encore, infinie, comme l’est le concept (Begriff) dans la Science de la Logique[7]. »  Mais n’est-ce pas contradictoire avec le point 1 qui semble faire du Gegenstand aussi un objet de connaissance ? D’une certaine manière, toute la difficulté inhérente à l’objectivité tient à cette ambiguïté du Gegenstand qui est à la fois objet de connaissance et objet immédiat pour la conscience, c’est-à-dire objet connu et non connu.

En outre, puisque l’objectivité présente une ambiguïté constitutive, l’objet du présent collectif doit conjurer cette dernière en précisant le sens qu’il souhaite lui attribuer. Fort opportunément, l’introduction du collectif s’appuie sur le § 41 et son addition pour circonscrire ce dont il sera question dans les contributions. Alors que Hegel indique les limites de la conception kantienne de l’objectivité, il rappelle par la même occasion que « Objectif et subjectif sont des termes commodes dont on se sert couramment et dans l’emploi desquels, cependant, naît très facilement de la confusion[8]. »

Et Hegel d’ajouter que l’objectivité signifie en troisième lieu « l’en-soi visé par la pensée, ce qui est-là, à la différence de ce qui est seulement pensé par nous et donc encore différent de la Chose elle-même ou en soi[9]. » C’est donc à ce troisième sens, à celui du des Gedachten An-sich que sera consacré le collectif, à cette visée de l’objet comme en-soi, ce qui ne signifie pas que l’en-soi sera atteint mais qu’il sera l’objet visé par la pensée ici non distinguée de la connaissance.

B : Organisation des contributions

Une fois déterminée la signification de l’objectivité retenue comme fil directeur des contributions, il devient possible de comprendre la manière dont s’organisent ces dernières au sein du volume. Chacune cherche, dans un domaine donné, à éclairer le sens de l’en-soi visé par la pensée, et ce aussi bien au niveau d’une entreprise générale qu’à celui d’un moment particulier.

La première partie s’articule autour des présuppositions du système, c’est-à-dire autour de ce que l’approche de l’objectivité comme en-soi visé par la pensée présuppose quant à la notion même d’objet. La seconde se concentre autour de la Science de la Logique qui constitue évidemment le lieu où Hegel, notamment à partir du § 194 de L’Encyclopédie, thématise ce qu’il entend par Objet [Objekt] :

« L’objet est […] l’absolue contradiction de la complète subsistance-par-soi du divers multiple et de la non-subsistance-par-soi tout aussi complète de celle-ci[10]. »

La troisième partie recherche l’objectivité dans la Nature, et investigue le second tome de L’Encyclopédie à partir de la question de l’objectivité théorisée dans La Science de la Logique. Enfin, la quatrième partie revient à l’Esprit objectif mais l’aborde sous un angle quelque peu inhabituel, à tout le moins pour l’article de Jean-François Kervégan. Enfin, Guillaume Lejeune conclut le volume en proposant une clarification sémantique de la notion d’objectivité puis une sorte de glossaire permettant de discriminer entre les différents sens possibles des mots français.

C’est donc à un parcours globalement exhaustif des différents sens de l’objectivité que nous convie ce collectif, sens dont on peut peiner parfois à trouver l’unité, mais qui a le mérite de révéler à chaque instant la complexité de la notion et sa reprise multiple selon le procès de la conscience au sein des écrits hégéliens.

C : L’objectivité démasquée

Une fois exposés le but et l’ordre des contributions, apparaît une ambiguïté constitutive de cette ambition collective ; si, en effet, la détermination du sens de l’objectivité telle qu’elle est envisagée dans les actes de ce colloque se ramène à la visée de l’en-soi par la pensée, alors la question ne peut plus être celle de la définition de l’objectivité puisque celle-ci est fixée dès le départ. De ce fait, les contributions vont moins chercher à définir ce dont il est question dans la définition même de l’objectivité que tenter d’identifier le masque sous lequel évolue cette dernière ou, plus exactement, le nom dont elle se pare pour évoluer au sein du système.

C’est pourquoi chaque contribution, en dépit de l’unité thématique du volume, semble évoquer des choses dont le rapport avec le sujet de départ peut paraître lointain ; mais cela tient au fait que l’objectivité semble toujours dissimulée par un autre nom dont chaque auteur s’empare pour en analyser la structure ; tel est exemplairement le cas du premier article de Robert Legros dont l’essentiel du propos est centré sur les Lumières et le problème du subjectivisme qui leur serait inhérent. En réalité, le dépassement des Lumières auquel appelle jusqu’à un certain point la Phénoménologie de l’esprit peut être pensé comme le retour de l’objectivité ou, plus exactement, comme le surmontement du subjectivisme puisque pour Hegel, l’esprit des Lumières serait animé par cette conviction selon laquelle l’homme devient authentiquement humain dans la mesure où il ne se pense plus comme quelque chose relevant de ses appartenances particulières, dans la mesure où son individualité serait immédiatement universelle. A cet égard, la question du dépassement des Lumières serait le nom quelque peu dissimulé de la question de l’objectivité.

Tel est également le cas de l’article de Pippin, lequel a d’ailleurs récemment publié un ouvrage présentant son interprétation définitive de la Science de la Logique, à savoir Hegel’s Realm of Shadows[11]. Dans son article, Pippin semble moins évoquer l’objectivité que la Wirklichkeit, c’est-à-dire l’effectivité mais cela tient au fait que, à ses yeux,  la question de l’objectivité renvoie toujours d’une manière ou d’une autre à l’unité de l’être et de la pensée et, partant, à la Wirklichkeit :

« le problème général de l’objectivité est une dimension du thème plus général encore de la Wirklichkeit, son nom plus abstrait pour une telle dimension. Mais, ici aussi, la position de Hegel sur l’effectif, Wirklichkeit, et ses multiples synonymes, n’est pas univoque mais, en réalité, apparaît comme profondément variée dans sa théorie centrale de la connaissance pure conceptuelle, à savoir sa Science de la Logique, qui sera l’objet de mon propos dans le présent article[12]. »

 

Cette unité de l’être et de la pensée menant à la Wirklichkeit conduit Pippin à envisager la manière dont les concepts hégéliens sont porteurs de leur propre effectivité, ce sans quoi ils auraient à être tributaires d’un donné extérieur révélant leur déficit ontologique. L’erreur kantienne de l’Esthétique transcendantale ne doit pas être réitérée…

Pour démontrer cela, Pippin prend nettement appui sur le § 24 de L’Encyclopédie selon lequel on peut appeler « pensées objectives » celles qui procèdent de ma pensée et qui sont habituellement reliées à la Logique, de sorte que « la Logique coïncide par conséquent avec la Métaphysique, la science des choses, saisies en des pensées qui passaient pour exprimer les essentialités des choses[13]. » Et il est vrai que nous pourrions poursuivre jusqu’au § 25 où Hegel précise que « l’expression de « pensées objectives » désigne la vérité, qui doit être l’ob-jet [Gegenstand] absolu de la philosophie, non pas simplement le but visé par elle[14]. »

De la même manière, quoique dans une autre optique, Bruno Haas ramène le chapitre Objectivité de la Science de la Logique à sa dimension épistémique en ceci qu’il y voit une théorie de la modélisation se distribuant en trois catégories : mécanique, chimie et téléologie ; à ce schéma échapperait la vie qui ne serait donc pas modélisable au sens où elle ne pourrait renvoyer à un autre objet – un modèle – censé l’éclairer. Là encore, l’objectivité apparaît sous un autre nom qu’elle-même ou, plus exactement, se développe sous une autre appellation qu’elle-même, et l’on comprend à mesure que l’on parcourt l’ensemble des contributions que chaque interprète identifie différemment le lieu déterminant de l’objectivité. D’où la conclusion de l’auteur :

« Überhautp erläutert Hegel, dass Teleologie eben darin besteht den Willen nicht geradewegs, sondern vermittelt durch ein Instrument und Mittel zur Wirklichkeit zu bringen. Diese Vermittlung geschieht aber, indem mecanisch-chemische- Mittel zwischen die Zielvorstellung und ihre Ausführung cingeschoben werden[15].”

D : Le rapport à Kant

Si l’on songe à l’usage kantien de l’objectivité, on ne peut que se rappeler l’équivocité de la notion d’objet que promeut ce dernier : l’objet en tant qu’indéterminé est phenomène, mais le phénomène determiné est à son tour objet, tandis que l’objet peut aussi être à certains égards la chose en soi en tant qu’elle est précisément la chose indépendamment des forms sensibles et conceptuelles par lesquelles je la saisis.

Hegel est en discussion avec le sens kantien de l’objectivité et ce n’est pas le moindre des mérites de nombre des articles du collectif que de le rappeler. Dès l’introduction, une comparaison est menée entre l’objet pensé par Hegel comme résultat d’un processus et construction de l’objectivité chez Kant, comparaison permettant de tout de suite situer l’enjeu de la divergence : chez Kant, le sujet construit de l’extérieur l’objectivité de l’objet, tandis que chez Hegel l’extériorité devient elle-même un moment du procès de construction. Pour le dire autrement, ce que comprend Hegel, c’est que c’est la pensée elle-même qui est objective , qui est ce par quoi l’objet se détermine par opposition au reste. Le procès de la pensée est ainsi en quelque sorte le résultat de l’incapacité du fini à signifier par lui-même, à signifier en son immédiateté. La subjectivité qui pose l’objet en son objectivité n’est pas celle d’une conscience extérieure, mais celle de l’inquiétude du concept de l’objet dont le sens ne se donne en fin de compte que dans une reconstruction du monde objectif. Objectivité et subjectivité vont ici de pair[16]. »

Partant, Hegel retourne la perspective transcendantale : ce n’est pas l’analyse du sujet qui conduit à la construction de l’objectivité ; c’est l’analyse de l’objectivité qui nous conduit à découvrir en son sein une subjectivité, un mouvement d’idéalisation du fini. « Si la dimension subjective est bien présente, elle n’est pas le fondement de l’objectivité, mais son mode d’organisation[17]. » Conclusion de l’analyse : l’idéalité du fini doit donc très peu à Kant.

C’est pourquoi, l’introduction insiste sur le fait que le concept ne reçoit pas son contenu d’une intuition sensible ; le sujet n’est pas face au monde dans une position d’extériorité qui le contraindrait à tout attendre du monde pour pouvoir connaître. Le § 161 est convoqué pour rendre compte du fait que Kant n’a pas compris que le concept était la déterminité et la différence dans soi-même ; il permet d’illustrer combien Kant en est resté à une approche psychologique, à une approche du concept comme vide ; au contraire, le concept hégélien ne reçoit pas son contenu de l’intuition sensible. Et les auteurs de conclure que Hegel révèle sa dimension aristotélicienne grâce à laquelle il joue le De anima, (III, 430a) contre Kant qui sépare excessivement le sujet de l’objet.  Aristote apparaît ainsi comme le fondement spéculatif de l’objectivité hégélienne par laquelle est contré le subjectivisme kantien autant que fichtéen.

Rebondissant sur ce point, l’article de Johannes Schülein éclaire la section sur l’Objectivité à partir de la transition de la subjectivité à l’objectivité ; contre la réduction kantienne des pouvoir de la raison à une pure forme d’entendement s’appliquant à un contenu extérieur, Schülein montre que le concept n’est pas dépourvu de contenu. Il n’y a pas à remplir le concept chez Hegel, remplissement trahissant son incomplétude et son manque d’opérativité. Mais encore faut-il conjurer le risque d’une sorte de remplissement magique du concept et, partant, d’une approche magique de l’objectivité :  la façon dont Hegel engendre l’objectivité n’est pas une création ex nihilo de l’objectivité mais une explication de sa forme triadique dont les moments sont l’universel, le particulier et le singulier. L’objectivité se réalise donc à travers le concept et le subjectif est ainsi déjà réalisation.

Toutefois, c’est sans doute la contribution d’Emmanuel Renault qui éclaire le plus le rapport de Hegel à Kant, et la subtilité de leurs différences. Emmanuel Renault questionne la section « objectivité » dans la Science de la Logique et évalue son objet tout en rappelant qu’elle fut longtemps perçue comme le moment où Hegel, rompant avec sa propre exigence, décrivait la nécessitait de sortir de la pensée pour se rapporter à un objet existant. Là-contre, Emmanuel Renault entend restituer à la Doctrine du Concept sa visée anti-kantienne, à travers une analyse du point de vue à partir duquel peuvent être opposés ce qui est et ce qui est réellement.

Ainsi, à partir d’une très convaincante analyse du § 193, l’auteur montre que Hegel refuse que l’objet soit associé à un en-soi ; l’objet est un en-soi qui est aussi pour-soi, donc c’est uniquement du point de vue subjectif que l’on peut opposer ce qui est à ce qui est réellement, l’objet connu et la chose en soi. En outre, toujours contre Kant, Hegel montre que c’est aussi du point de vue subjectif que l’on peut en venir à croire que c’est le connaître qui détermine la chose en soi en niant son objectivité de chose en soi. Si on lit le texte en entier de la Doctrine du Concept, on comprend donc que le texte est triplement antikantien, analyse Emmanuel Renault :

1) l’objectivité est opposée à l’objectivité de l’Erscheinung

2) cette objectivité n’est ni celle du phénomène, ni celle de la chose en soi mais est celle de l’objet en soi et pour soi

3) l’être posé par la pensée n’est pas conçu suivant le modèle de la mise en forme d’une matière, mais suivant celui de l’appropriation d’un extérieur ou d’un étranger sous celle d’un dépassement de l’extériorité du connaissant et du connu.

Et l’auteur de conclure : « Tout cela conduit bien à conclure que la conception hégélienne de l’objectivité est profondément anti-kantienne[18]. »

C’est à la fin de l’article que nous est donnée peut-être la clé la plus intelligible d’une objectivité qui, sans tirer sa matière de l’extériorité, pourrait à elle-même se donner les différentes déterminations d’un objet. « C’est seulement, écrit E. Renault, lorsque la pensée élabore des formes de totalisation non seulement formelle mais aussi matérielle des déterminations de pensée qu’elle peut prétendre à l’objectivité[19]. » Et l’auteur de préciser que c’est donc en tant que « théorie d’un objet déterminé que la pensée peut prétendre à une objectivité[20]. »

Preuve de l’importance du sujet, la question du rapport de Hegel à Kant quant au problème de l’objectivité ne se trouve nullement épuisée par la contribution d’Emmanuel Renault ; Guillaume Lejeune lui consacre également de longues et belles analyses, à partir d’un thème qui lui est cher, à savoir celui de l’homme[21]. A partir d’une lecture serrée du problème des fins naturelles chez Kant, Guillaume Lejeune cherche à établir le point de départ kantien de la réflexion hégélienne – notamment pour le problème de la finalité interne – et la manière dont il s’en démarque. Pour bien comprendre les résultats de l’article, il faut garder en mémoire certains des acquis de Hegel anthropologue, notamment celui portant sur le statut hégélien du corps qui est perçu comme le naturel de l’esprit, comme la préfiguration de ce dernier ; à cet égard, on comprend dès Hegel anthropologue que dans la nature se joue pour l’homme un certain rapport à soi, et c’est au fond la compréhension de ce rapport et qui rendra intelligible la fin de l’article, selon laquelle Hegel reproche à Kant de ne pas voir que l’homme se détermine négativement comme objet ; en construisant la nature selon la logique, Hegel fait en revanche apparaître la contradiction et peut construire l’esprit comme rapport à soi. Autrement dit, selon une heureuse formule, l’homme est « l’objet implicite[22] » de la nature. Mais pour parvenir à pareil résultat, G. Lejeune montre de manière également très convaincante la nécessité de faire appel à une philosophie de la nature qui libère l’organisme de la finalité, et à un point de vue spéculatif qui, seul, rend compte de la subjectivité de l’organisme.

Conclusion

Le collectif tiré du colloque vient combler un point peu étudié pour lui-même chez Hegel et se révèle donc précieux. Les aspects envisagés sont nombreux, étayés et souvent convaincants, parcourant aussi bien la Grande Logique que la Philosophie de la Nature ou les Principes de la philosophie du droit. Signalons à ce sujet l’excellence de la contribution de Jean-François Kervégan qui, analysant ce qu’a de précisément objectif l’Esprit objectif, en vient à établir une sorte de complémentarité entre la Phénoménologie de l’esprit et les Principes de la Philosophie du droit, conçue à partir de l’exigence de résoudre la crise de la modernité, la notion d’institution permettant de réconcilier individualité et socialité dans le monde moderne. A cet égard, l’institution n’est pas tant ce qui nie unilatéralement la volonté individuelle que ce qui lui confère une portée objective et efficace. « En d’autres termes, écrit Jean-François Kervégan, la liberté, sauf à demeurer revendication vaine, est toujours déjà structurée par ce qui apparaît comme sa négation et qui, en réalité, n’est pas autre chose que sa condition d’effectivité[23]. »

Le seul regret que nous pourrions émettre à l’endroit de cet ouvrage collectif porte sur l’absence d’une contribution qui, peut-être, eût été souhaitable, à savoir l’étude de l’évolution de la notion même d’objectivité au sein des écrits hégéliens. De Logique et Métaphysique à la dernière édition de l’Encyclopédie, se jouent de notables différences qui ne sont peut-être pas assez nettement retracées et qui, pourtant, expriment une substantielle évolution. Nonobstant ce regret, nous ne pouvons que saluer la richesse du présent volume et la qualité des contributions qui, toutes, apportent un éclairage bienvenu – ce qui est rare dans les collectifs – sur un aspect important des écrits hégéliens.

[1] Jean-Renaud Seba, Guillaume Lejeune (dir.), Hegel, une pensée de l’objectivité, Paris, Kimé, 2017

[2] Nous renvoyons le lecteur au Hegel. L’effectif et le rationnel de Jean-François Kervégan chroniqué à cette adresse ou encore à La philosophie pratique de Hegel de Ludwig Siep recensé ici, ainsi qu’à l’excellent article de Myriam Bienenstock, « Qu’est-ce que l’esprit objectif selon Hegel »  consultable ici.

[3] Ernst Bloch, Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel, Traduction Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977

[4] Jeffrey Reid, « Objectivité et discours chez Hegel », Philosophiques, volume 28, numéro 2, 2001

[5] Mickael Inwood, A Hegel Dictionary, Blackwell, 1992

[6] Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, Tome I, La Logique, § 193, Traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 430

[7] Hegel, une pensée de l’objectivité, op. cit., p. 24

[8] Encyclopédie, § 41, addition., op. cit., p. 499.

[9] Ibid.

[10] Hegel, Encyclopédie, § 194, op. cit., p. 435

[11] Robert Pippin, Hegel’s Realm of Shadows. Logic as Metaphysics in the Science of Logic, Chicago Press Books, 2018

[12] Pippin, « The many modalities of Wirklichkeit in Hegel’s Wissenschaft der Logik », p. 111.

[13] Hegel, Encyclopédie, § 24, op. cit., p. 290

[14] Ibid., § 25, p. 290

[15] « Modelltheorie », in Hegel, une pensée de l’objectivité, op. cit., p. 164.

[16] Introduction, p. 16.

[17] Ibid., p. 17.

[18] « Objet et théorie », p. 141.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] On peut consulter à ce sujet le Hegel anthropologue de Guillaume Lejeune, recensé ici.

[22] « L’homme comme objet d’une philosophie du vivant », p. 232

[23] « L’objectivité de l’esprit objectif », p. 247.

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).