Jozef Tischner : La philosophie du drame

I – La philosophie du drame du père Tischner : penser l’Homme contre les totalitarismes

 

Autant dire qu’à l’heure où fleurissent ici ou là les populismes et les nostalgies les plus oublieuses d’un passé pourtant récent, le prêtre-aumônier polonais Jozef Tischner fait figure d’homme rare. Personnage profond ayant eu l’audace de mettre en accord sa pensée et sa manière de vivre, le père Tischner (1931-2000) fut un personnage public ouvert, humble, libre, catholique libéral penseur du social, resté toujours proche du peuple montagnard dont il était issu. Il fut de ces intellectuels polonais qui refusèrent à la fois le régime communiste et le cadre rigide du conservatisme intellectuel de l’Eglise. C’est la main guidée par on ne sait quel hasard que nous retombions hier sur ce livre incontournable pour qui souhaiterait remonter aux sources d’une philosophie du dialogue développée au début du XXème siècle et dont Jozef Tischner fut l’un des théoriciens principaux, aux côtés de penseurs de la tradition philosophique juive tels Martin Buber, Emmanuel Levinas, ou Franz Rosensweig. Influencé par Husserl, dont il comprit que le « Je » était de nature transcendantale et non métaphysique, il s’en détacha pour développer sa propre conception d’un « Je » axiologique, toujours inquiet, toujours menacé par la possibilité du drame. Auteur d’une œuvre très abondante, La philosophie du drame[1] ne fut toutefois que le deuxième ouvrage de l’auteur à être traduit en français, après Ethique de Solidarité[2], court traité de philosophie à l’usage des ouvriers et paysans polonais adhérents au si célèbre syndicat Solidarnosc de Lech Walesa, et que l’on peut considérer comme un livre de vulgarisation d’une pensée morale dont les fondements se trouvent précisés dans le livre ici recensé.

Rappelons tout de même, à toute fins utiles, ce que fut le régime communiste polonais, en laissant la parole au philosophe Rémi Brague, préfacier de l’Ethique de Solidarité, qui résuma magistralement l’essence de celui-ci :

 

« La Pologne n’est évidemment pas un « pays communiste », ou même un « pays socialiste ». Il n’existe rien de tel où que ce soit sur la planète. Il existe seulement des pays dans lesquels le Parti communiste est au pouvoir, où il possède tout le pouvoir. Il ne possède celui-ci que dans la mesure où il est vraiment communiste, c’est-à-dire dans la mesure où il adhère à l’idéologie qu’il nomme lui-même « marxisme-léninisme », « matérialisme-dialectique et/ou historique », etc. Ce qui est au pouvoir, ce ne sont pas des hommes, qui formeraient une « nouvelle classe dirigeante », c’est l’idéologie. […] Le but réel du Parti est de détruire la société civile réelle (qu’il appelle « capitalisme ») pour y substituer le « socialisme ». Celui-ci n’existe nulle part. L’idéologie est incapable de transformer la réalité. Mais elle agit sur les mots qui nomment cette réalité. Et de la sorte, elle contraint à nommer la réalité de noms mensongers. […] Car le langage est le premier lien entre les hommes, comme le sang de la vie sociale. L’empoisonner, c’est empoisonner celle-ci. Pervertir le langage, c’est donc la condition première de la destruction de la société civile réelle, des cendres de laquelle le « socialisme » est censé émaner, un jour, et sur laquelle le Parti, dès maintenant, peut exercer la domination qui en est les arrhes. »[3]

Voilà qui explique, avec Auschwitz et Kolyma, que Jozef Tischner ait pu souhaiter orienter ce qu’il faut bien appeler une philosophie chrétienne au-delà de ses interprétations traditionnelles (il se détacha également du thomisme), en développant une pensée aux présupposés phénoménologiques fondée sur l’axiologie et ayant pour but de penser la condition humaine. C’est dans ce contexte historique que va éclore cette pensée à la fois féconde et érudite – fondamentalement « libre » -, que nous allons tenter de présenter dans  très courte recension, que nous publions un peu plus d’un mois après le Samedi de Pâques au cours duquel a eu lieu, à Turin, l’ostension exceptionnelle du Saint Suaire, moment très important pour les croyants que la journaliste et écrivain Christiane Rancé résumait brillamment en ces lignes, publiées dans le quotidien La Croix du jeudi 16 avril 2020 :

 

« En cette période de peste et de repli sur soi, ce Visage m’obligeait comme jamais à prendre conscience de l’altérité, et de ma responsabilité d’être humain vis-à-vis du prochain. Or, cet autre qui me manquait tant, j’envisageais désormais sa présence dans un mélange de désir et d’effroi. Désir de toucher, d’embrasser, de tenir. Effroi : l’autre avait le visage que prendrait peut-être ma propre mort. Une crainte violente s’engouffrait dans le retrait que m’imposait l’épidémie. Cette distance physique deviendrait-elle spirituelle ? Mon prochain deviendrait-il l’otage de ma propre peur ? « L’otage, prévient Emmanuel Levinas, est celui que l’on trouve responsable de ce qu’il n’a pas fait. » Comme Jésus condamné à la crucifixion. Ainsi l’ostension de la sainte Face, retransmise sur les écrans, nous alertait-elle. Elle nous rappelait l’impératif d’amour qui exorcisait la peur, comme l’avait si bien souligné par Levinas : « Ce visage de l’autre, sans recours, sans sécurité, exposé à mon regard dans sa faiblesse et sa mortalité, est aussi celui qui m’ordonne : “Tu ne tueras point” (…). Le visage est le lieu de la parole de Dieu. Il y a la parole de Dieu en autrui. »

 

II – Une perspective agathologique

 

La thématique du Visage est au fondement de la philosophie du drame de Jozef Tischner, notamment au travers du dialogue qu’il engagea avec Emmanuel Levinas. Pour les deux penseurs, le Visage est une « trace ». Il est signifiant, telle la métaphore ou le symbole. Il est, écrira Rosenzweig, la répétition structurelle de la figure de l’Étoile et partant, la plus haute expérience mystique. La rencontre du visage de l’Autre est le point d’ancrage d’une éthique qui « ne se laisse pas décrire par les notions dont nous nous servons pour décrire les choses. Il exige un langage différent de celui de l’ontologie. »[4] La philosophie du père Tischner est une réflexion qui porte à la fois sur le Mal absolu (les pages qui suivent immédiatement la question du visage ne sont-elles pas consacrées au meurtre, à ce visage rencontré qui dit : ‘Tu ne tueras point » ?), et sur la nécessité d’une philosophie du Bien. Il développe en ces pages des thèmes typiquement chrétiens : la lutte de l’espérance pour le Salut, la tentative de penser le rapport entre liberté et grâce, la lutte contre la tentation du désespoir, l’amour… Il fait partie, répétons-le, de cette importante tradition polonaise au sommet de laquelle on trouve le phénoménologue et penseur du sujet éthique Karol Wojtyla (futur Jean-Paul II), dont on oublie le rôle central dans cette école, et dont le Personne et acte (traduit en 1983 par les éditions du Centurion) fut l’une des contributions majeures. On lira d’ailleurs avec profit, à propos de la philosophie  et de la théologie personnaliste de Jean-Paul II, un ouvrage collectif tout à fait remarquable, publié aux éditions du Carmel en 2008.[5]

 

Pour ce courant de pensée, le Bien n’est pas connaissable par les axiomes et propositions couramment liés à la pensée consacrée à l’Être, et ce conformément à l’intuition platonicienne (République, Livre VI[6]), selon laquelle il est epekeia tes ousias (« au-delà de l’essence »). Impossible, ici, de ne pas penser aux pages que la philosophe Simone Weil consacra à Platon, qu’elle considérait comme « le père de la mystique occidentale », en ceci qu’il montra qu’exister, c’est être, d’emblée, en-dehors du Bien qui n’est pas, qui n’existe pas, qui excède toute essence et toute existence. Dieu, en créant l’homme, s’est retiré afin de lui laisser la place mais l’a laissé orphelin. Ainsi l’homme est-il contraint d’exister malgré cette séparation. L’homme est l’Autre de Dieu et inversement. Mais si la pensée de Joseph Tischner peut donc, par certains côtés, être rapprochée de la tradition de la théologie négative, qui fait de cette absence divine le cœur même du drame existentiel humain, elle s’en sépare néanmoins par l’énergie qu’elle place dans la lutte éthique qu’elle engage contre le Mal absolu :

 

« L’éthique est une sagesse et un art au service de l’action, elle prépare les sanctions et les félicitations, elle est une manière d’agir avec les gens. Dans certains cas, elle devient un système ; dans d’autres, un aphorisme, un conte moral, une profession de foi. Or, l’horizon agathologique est plus essentiel que tous les projets d’action. Il se situe plus à l’horizon de la lumière que de la force. En rencontrant l’Autre, je ne sais pas encore ce que je dois faire ou ne pas faire, ou même si je dois faire quelque chose ou s’il y a quelque chose à faire. Je sais juste que les choses ne peuvent pas en rester là. »[7]

 

III – Une philosophie du dialogue à visée éthique

 

Ce projet éthique relève d’une question d’ordre métaphysique posée à Autrui au moment de notre rencontre. S’engage alors un parcours réflexif visant à penser les dimensions d’une réciprocité entre « des monades sans fenêtres »[8] donnant naissance à une philosophie du dialogue, portée par un « étonnement » fondamental. Rejetant les théories ontologiques et idéalistes, Tischner engage le Moi sur la voie axiologique, ainsi résumée :

 

« Le concept du Moi axiologique touche au cœur même des expériences égotiques qui se distinguent en ce qu’elles peuvent être décrites par le terme « miennes ». […] Pas comme la substance transcende ses propriétés, ni comme une chose en soi transcende ses phénomènes, mas plutôt comme la valeur spécifique d’une œuvre d’art transcende la qualité (la matière) de son support ; ou comme la logique d’une mélodie transcende les sonorités des instruments qui la jouent. »[9]

 

Toujours dans une perspective agathologique, l’auteur se livre alors à une longue analyse phénoménologique du « Mal en tant que spectre »[10] dans l’existence de l’homme en errance. Convoquant dans le même temps des philosophes (Kant, Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger) ou des écrivains (Shakespeare, Baudelaire, Dostoïevski), Joseph Tischner entreprend de montrer les « divers projets d’appropriation » qui constituent la menace propre à la condition humaine. Comme nous le rappelions en introduction, cette phénoménologie est fortement inspirée par le contexte historique et politique qui ont entourés l’émergence de ce courant de pensée venu de Pologne. Il fallait introduire la Mal en phénoménologie, et baliser les chemins d’une philosophie du Bien capable de penser le drame dans une perspective d’espérance dans la finitude, avant que d’être d’ordre eschatologique. « Habituellement, écrit Tischner, dans les études sur le mystère du Bien et du Mal, la nature du Bien est interrogée en priorité, ensuite seulement vient le questionnement sur la nature du Mal. Dans cette introduction à la philosophie du drame, nous avons suivi une autre voie :  nous avons commencé par le Mal pour comprendre peu à peu, à travers lui, le Bien. Cela venait de notre conviction que, certes, dans nos espoirs, le Bien est plus présent, mais le Mal, lui, est beaucoup plus présent dans nos expériences. Une philosophie qui reconnaît qu’elle applique la méthode phénoménologique est condamnée d’emblée à accorder la priorité aux recherches sur le Mal plutôt qu’à celles sur le Bien. »[11]

 

Toutefois, même si le philosophe se donne pour tâche de mettre à jour la nature dramatique de la finitude (la condition de l’homme est celle d’un être qui rencontre Dieu en tant qu’il est isolé, souffrant et menacé), il n’en reste pas moins qu’il doit viser le Salut, afin de s’extirper du désespoir. Ainsi la question de la recherche du bonheur à proprement parler, n’intervient-elle qu’à la pénultième page, au terme d’une enquête philosophique à la fois féconde et profonde, en dépit des trop nombreuses coquilles qui émanent d’un texte dont il nous est aussi arrivé de douter de la traduction :

 

« Le bonheur vient quand l’homme choisit le Bien contre le Mal qui exerce sur lui toute son attractivité. En choisissant le Bien qui le gagne, l’homme devient plus heureux. Plus le Bien choisi est grand, plus la vie est puissante. En choisissant toujours la vie selon le Bien, l’homme s’élève vers quelque chose qui est par-delà le temps. […] L’homme a fait entrer son fragile destin sous le toit du Bien qui le bénit. »[12]

 

[1]Jozef Tischner, La philosophie du drame, éditions du Cerf, Paris, collection « La nuit surveillée », 2012, 257 pages.

[2]Jozef Tischner, Ethique de Solidarité, Editions Droguet-Ardant, Limoges, 1983, 156 pages.

[3]Op. cit., p. 4-5.

[4]Jozef Tischner, La philosophie du drame, op. cit., p.29.

[5]Jean-Paul II pape personnaliste – La personne, don et mystère, sous la direction de Ronan Guellec, Éditions du Carmel, Collection « Recherches carmélitaines », Toulouse, 2008, 230 pages.

[6]« […] pour les connaissables aussi, ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ! » in Platon, La République, 509b, Gallimard, Paris, Coll. NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, p.1098.

[7]Jozef Tischner, La philosophie du drame, op. cit., p.54.

[8]Op. cit., p.79.

[9]Op. cit., p.81.

[10]Op. cit., p. 151.

[11]Op. cit., p. 243.

[12]Op. cit., p.249.

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