Où Trouble dans le genre fait l’expérience de la réalité
Le rassemblement et la publication des onze chapitres qui composent Défaire le genre – conférences et articles qui ont vu séparément le jour de 1999 à 2004[1]– permettent à Judith Butler de revenir de façon critique sur son ouvrage majeur Gender Trouble[2] dans lequel elle se livrait à une mise en question de la notion de « genre ». Elle y démontrait de façon convaincante que le genre n’est pas de l’ordre du donné, qu’il « n’est pas aussi clair et univoque qu’on pourrait parfois le croire », mais qu’il est « produit de manière complexe par des pratiques d’identifications et des pratiques performatives »[3], et que – corollaire de cette thèse – la sexualité et les pratiques sexuelles ne sont pas déterminées par le genre[4]. Le « trouble dans le genre » s’opposait alors à l’ensemble des théories qui considéraient le genre comme un donné dans une perspective naturaliste aussi bien que dans une perspective symbolique ou sociale.
Pourtant le développement récent des travaux s’intéressant aux questions du genre et de la différence sexuelle – les lacaniens formalistes par exemple[5] – la conduisent à une approche différenciée du féminisme et des théories de la différence sexuelle[6] . Les théories de la différence sexuelle ne peuvent en effet être confondues avec un essentialisme auquel elles seraient assimilées. La reformulation de sa conception de la grande division entre les théories féministes – structuralistes – et le trouble dans le genre – post-structuraliste – l’amène à plutôt à distinguer l’essentialisme naturaliste[7] des théories de la différence sexuelle dont certains courants affirment que « la « différence » dans chaque identité exclut la possibilité d’une catégorie unifiée de l’individu »[8]. La question est en outre de savoir si la différence sexuelle est nécessairement hétérosexiste. J. Butler est alors conduite à dégager des interrogations, des pistes de recherches qui se trouvaient associées dans Gender Trouble[9] : « peut-on intervenir socialement sur le symbolique » d’une part et, d’autre part « la différence sexuelle est-elle vraiment différence de sa forme instituée : l’hétérosexualité »[10]. Le gain de cette distinction fine des positions de ses interlocuteurs et des questions qui se font jour n’est pas négligeable puisqu’il y va de la pertinence de l’hypothèse que défendait l’auteur et qu’elle réaffirme, à savoir continuer à « contester la différence sexuelle », ce qui est un enjeu éminemment actuel puisque « le fait que le cadre d’analyse que nous adoptons, en raison de sa capacité à décrire adéquatement la domination patriarcale, risque de nous amener à considérer de nouveau cette domination comme inévitable et première, plus première en fait que les autres opérations du pouvoir différentiel »[11]. Défaire le genre montre donc en quoi la question que posait Gender Trouble est toujours pleinement actuelle et quelle forme pertinente doit prendre aujourd’hui la contestation, ce qui revient à poser la question du changement et des formes satisfaisantes qu’il peut prendre.
Par ailleurs, c’est une précision sur la position défendue dans Gender Trouble qui conduit J. Butler à poser de manière plus féconde la question du changement. En effet, les nombreuses critiques et incompréhensions suscitées par le dernier chapitre, une discussion sur le drag intitulé « De la parodie à la politique » conduisent l’auteur à revenir pour l’expliciter sur les enjeux de son texte : « le drag nous indique qu’[un] ensemble de présuppositions ontologiques est à l’œuvre » dans la déterminations des types de corps et de sexualités considérés comme « vrais » et que cet ensemble de présupposés « peut être réarticulé »[12]. En d’autres termes, l’auteur explique qu’elle s’est « tournée vers la performance drag, non seulement pour penser la manière dont le genre est performée, mais aussi pour savoir comment il peut être collectivement resignifié. […] Avec le drag, il ne s’agit pas seulement de produire un spectacle agréable et subversif, mais d’allégoriser les moyens spectaculaires et lourds de conséquences par lesquels la réalité est à la fois reproduite et contestée »[13]. Encore une fois l’enjeu n’est pas mince et le déplacement opéré dans Défaire le genre est significatif : il ne s’agit pas simplement d’expliciter ce qui avait pu être mal compris, mais d’aller plus loin en se demandant « comment créer un monde dans lequel ceux qui définissent leur genre et leur désir comme étant non normatif peuvent vivre et s’épanouir sans la menace extérieure de la violence et sans le sentiment envahissant de leur irréalité »[14]. Si le drag révélait le caractère performatif et par conséquent labile du genre, Défaire le genre pense la possibilité effective et réelle de cette resignification, ce qui conduit l’auteur à interroger la place du possible dans la théorie politique. Mieux, la mise en question du genre, qui recèle en elle-même une indéniable portée critique par rapport à la manière dont l’individu se conçoit, rencontre ici sa « vérité » au sens foucaldien du terme – autrement dit les ambiguïtés et les problèmes liés à son expression concrète – comme en témoigne la réflexion très pertinente sur la reconnaissance – chapitres ii et vi – comprise dans toute sa complexité et étayée à partir de Hegel et des travaux contemporains de J. Benjamin. J. Butler insiste en effet sur l’ambivalence inhérente à l’effectivité et à la possibilité d’une mise en question réelle et concrète d’une conception performative du genre, à travers les modes de vie « queer » en général[15], ce qui la conduit à adopter une perspective critique à l’égard des luttes contemporaines pour la revendication de droits dans un contexte où nombre de vies apparaissent effectivement socialement impossibles et invivables faute d’une reconnaissance politique et sociale. J. Butler est alors conduite à aborder des aspects plus spécifiques à partir de cas concrets, la question du diagnostic dans le cas de la transsexualité (notamment chapitre iv) et de l’intersexualité (introduction et chapitre ii), la question de la revendication de droits dans le cas de la de l’homoparentalité (chapitre v). Ces aspects au premier abord locaux, régionaux, posent pourtant des problèmes fondamentaux, qu’il s’agisse du statut de la médecine et du système de santé, qu’il s’agisse de la place et du rôle de l’Etat, autrement dit des questions qui l’engage dans un débat très riche avec les diverses branches des sciences sociales et humaines[16] – sociologie[17], philosophie[18], ethnologie[19], psychanalyse[20] et autres[21] – et dont la portée est indiscutablement politique. Défaire le genre, comme l’auteur s’en explique dans l’introduction, invite donc à penser la possibilité réelle et concrète de ce que Gender Trouble envisageait : « les essais réunis ici représentent une partie de mon travail le plus récent sur le genre et la sexualité, centrée sur la question de savoir ce que pourrait signifier de défaire les conceptions normatives restrictives de la vie sexuelle et genrée »[22]. Une fois le genre rendu à sa contingence et défait le lien d’implication nécessaire entre le genre et les pratiques sexuelles, force est de constater que les vies qui « exemplifient » cette destitution du genre sont très souvent invivables ou du moins en butte à des difficultés plus ou moins importantes et à un sérieux déficit de considération et de reconnaissance. La question n’est plus de montrer que le genre est une production, qu’il est « une activité incessante performée »[23], mais de savoir comment et dans quelle mesure, il est possible de défaire véritablement le genre, comment rendre possibles et dignes d’être vécues[24] des vies aujourd’hui impossibles ou jugées telles d’un côté – le suicide[25] ou de façon moins dramatique l’humiliation, l’absence de certains droits – ou de l’autre – la stigmatisation pouvant aller jusqu’au meurtre[26]. Il n’est pas question de « se défaire » absolument du genre, ni de « faire son genre » tout seul[27] mais de produire les conditions d’effectivité de vies diversement genrées et rapportées de façons diverses à des pratiques et à des désirs, ce qui conduit l’auteur à travailler les notions de norme et de reconnaissance aussi bien pour préciser son projet et répondre aux remarques qui ont pu lui être faites que pour envisager un dépassement des apories inhérentes à la revendication de droits. Faisant ainsi l’expérience de la « vérité » de Gender Trouble, Défaire le genre se donne comme une pensée critique des formes de lutte contemporaines. Il ne s’agit pas d’en minimiser la nécessité et l’urgence, mais de penser leur pertinence et la forme qu’elles ne peuvent plus prendre. Défaire le genre ne se limite pas à montrer que le genre est avant tout et d’abord une performance, mais à évaluer la portée politique des conséquences de cette thèse, notamment à l’égard de la forme que peuvent prendre les luttes contemporaines pour les revendications de droits. La critique porte moins sur l’assujettissement lui-même, aujourd’hui admis, qu’il ne prend appui sur cet assujettissement et ses caractéristiques contemporaines pour mettre en question la pertinence des formes de résistance contemporaines.
L’ambivalence des revendications et ses enjeux
En effet, la question des pratiques de résistance est d’emblée envisagée sous l’angle de l’ambivalence et de l’ambiguïté, ce qui conduit l’auteur à adopter une double attitude : produire d’une part une réflexion conceptuelle qui permette de dépasser l’aporie ; ne pas renoncer d’autre part aux revendications politiques.
Revenons sur la question de l’ambivalence inhérente aux revendications de droits puisque c’est à partir du « double bind » qui en résulte[28] que J. Butler est conduite à produire à la fois une utopie politique et à prendre position pour l’une des deux branches du dilemme que cette utopie entend pourtant dépasser. Un double paradoxe se fait jour. D’une part, la double valence de la norme[29] et la contextualisation sociale[30] font de l’autonomie – qui pourrait être comprise comme une aspiration de chacun et un critère pour une politique de la resignification[31] – une notion éminemment paradoxale : non seulement la norme me fait et me défait, me constitue et m’aliène, mais la performance de son genre à partir de cette ambivalence est d’emblée branchée sur l’extérieur, offerte à autrui, performée pour autrui. Pourtant, c’est sur le terrain pratique de la revendication que la question achoppe et pense l’effectivité de la production théorique caractéristique de Gender Trouble : certaines vies sont invivables, inexistantes, irréelles, faute de droits, mais la revendication de droits se fait dans les termes d’une allégeance au système qui est pourtant refusé. Dans le cas de la chirurgie transsexuelle par exemple, « on accorde toujours une valeur au diagnostic, car il facilite la transition en donnant les moyens économiques de l’effectuer, tandis que, de l’autre côté, on s’y oppose fermement car il continue à pathologiser »[32]. Le problème se retrouve à propos des revendications de droits pour le mariage homosexuel ou l’adoption homoparentale[33]. L’ambivalence de l’autonomie – développée dans le cas spécifique du diagnostic ou de la revendication de droits au mariage, à l’adoption par exemple – se donne en outre dans les termes d’une urgence à traité, où il en va de la vie et de la survie : « la pensée d’une vie possible n’est qu’un luxe pour ceux qui savent déjà qu’ils sont possibles, qu’il existent. Pour ceux qui cherchent encore à devenir possible, la possibilité est une nécessité »[34].
Les deux branches du dilemme – revendiquer des droits qui rendent possible certaines formes de vie mais implique une certaine ingérence ou bien échapper à l’allégeance en refusant de revendiquer des droits qui rendraient pourtant certaines vies vivables – peuvent se comprendre comme deux versions politiques différentes, mais le choix d’une position implique réciproquement que l’on soit en mesure – économiquement, socialement, politiquement, affectivement – de faire ce choix. Les deux voies dessinent deux perspectives politiques mais s’inscrire dans l’une ou l’autre implique également un certain contexte. La position radicale qui refuse de militer pour obtenir la reconnaissance institutionnelle, n’est disponible que pour une élite économique, dans le cas de la chirurgie transgenre par exemple, ou pour un petit nombre de gens capable de mettre en question les choix des médecins dans les problèmes de réassignation de sexe pour leur enfant ou pour eux-mêmes. Non seulement le choix n’est pas possible pour tous, mais prendre position pour un « camp » ou pour l’autre revient à accepter les termes d’un débat inacceptable, « un champ épistémique structuré par une perte fondamentale, une perte que nous ne pouvons même plus suffisamment nommer pour la pleurer […] ce qui dénote une certaine incapacité à changer les termes dans lesquels ces questions peuvent être pensées »[35]. J. Butler reprend donc la question à nouveau frais en posant le débat à un autre niveau, en déplaçant ses termes à la faveur d’une réflexion – encore une fois – sur la notion de norme et sur les formes que pourraient et devrait prendre les normes[36] pour rendre vivables des formes de vies aujourd’hui impossibles sans pour autant passer par une demande de droits qui implique par définition une ingérence. Elle esquisse la promotion, sur le mode ricoeurien, d’un espace social qui rende possibles ces choix et vivables ces vies qui ne correspondent pas aux modes de vies majoritairement – mais à la limite, qu’en sait-on – pratiqués. La réflexion sur un usage possible de la norme permet de penser un espace social où ces vies seraient vivables et considérées comme telles – autrement dit considérées par d’autres comme dignes d’être vécues – en dépassant les ambivalences caractéristiques des luttes pour l’obtention de droits et plus généralement en dépassant le débat entre deux positions radicales – refusant une revendication aliénante ou luttant pour une reconnaissance pleine et entière fondée sur une égalité de droits dans tous les domaines, une égalité qui prend alors les traits d’une labellisation et peut apparaître comme une porte ouverte à toutes les ingérences. Cette conception inclusive et sociale de la norme produit en outre un déplacement majeur par rapport à l’acception traditionnellement admise du désir puisqu’elle pense le minoritaire indépendamment de la transgression[37] et le désir autrement que par sa référence au manque[38]. Une pensée adulte, positive et affirmative de la sexualité et du genre est le corollaire du déplacement conceptuel majeur de Défaire le genre qui redouble et réalise le déplacement de Gender Trouble. C’est une position radicale qu’on ne saurait confondre avec la simple revendication locale de droits auprès d’un Etat. C’est penser – rêver ? – une société où la revendication n’aurait plus lieu d’être et ne serait plus à recommencer à chaque fois.
Si la question de la régulation permettait et permet encore de rendre compte de ce qu’il en est, à savoir le caractère performatif du genre ; c’est un nouveau déplacement conceptuel qui permet à l’auteur de penser la vérité de cette hypothèse dans la mesure où elle propose une version non plus exclusive mais inclusive de la norme. A cet égard, si le thème et la méthode sont très souvent foucaldiens, si l’auteur se réfère en effet aux textes de M. Foucault[39] – très souvent lus à partir de F. Ewald[40] – il ne s’agit jamais d’une reprise servile mais d’un véritable usage des déplacements conceptuels pour produire les siens propres. Tout d’abord, la question de la norme est toujours comprise dans son rapport à la reconnaissance. Ensuite, si l’acception productive de la norme caractéristique de la réflexion foucaldienne sur le pouvoir[41] fonde la réflexion et l’argumentaire de sa théorie du genre, elle opère un double déplacement par rapport à la pensée de M. Foucault. En effet, d’un point de vue thématique, elle opère un renversement de priorité entre la question du genre et la réflexion sur les normes[42]. Le genre n’est pas un cas particulier, un domaine parmi d’autres que l’on pourrait aborder et traiter à la faveur d’une réflexion sur la norme et sur le pouvoir, mais bien l’expression majeure et première de l’opération de régulation, ce qui se distingue de la perspective qu’adopte M. Foucault pour qui la question du genre est peu interrogée, contrairement à ce que l’on pourrait lire chez R. Barthes, rarement cité à ce propos[43]. Ensuite, J. Butler ne s’en tient pas à la dimension « archéologique/généalogique ». Elle fait certes fonds sur un travail généalogique[44] qui a permis de dégager l’historicité et la contingence du genre, mais elle se livre, précisément dans cet ouvrage, à une pensée critique pour estimer la valeur des choix et des options disponibles. Si son propos se distingue de la perspective exclusivement généalogique des livres publiés par Foucault, elle reste en revanche assez proche de la préoccupation qui caractérise ses articles, lesquels articles tentent très souvent de penser l’immédiat aujourd’hui[45]. Les textes de J. Butler qui se situent en quelque sorte en aval de la dimension programmatique qui caractérise les textes foucaldiens, laissent en revanche percer un aspect qui n’apparaît pas, ou pas de la même manière chez M. Foucault : l’utopie qui prend pour objet la société et autrui et implique leur transformation autrement que par une pensée critique, par un acte positif d’invention. On retrouverait certes un mouvement semblable dans la double attitude qu’envisage Foucault à propos de son activité aussi bien pratique que théorique à propos des prisons : les luttes immédiates pour les droits des prisonniers sont absolument nécessaires mais elles n’excluent pas un travail de réflexion, un travail de fond qui conduirait à « tout repenser, la loi et la prison »[46]. Il n’en demeure pas moins que M. Foucault s’en tient essentiellement à une attitude critique qui exclut bien souvent la promotion de telle ou telle « solution » [47], ce à quoi se livre au contraire J. Butler. Si la réflexion sur le couple norme/reconnaissance permet, à travers la notion de régulation de penser l’historicité du genre, en revanche, c’est une reprise à nouveau frais de cette notion de norme qui lui permet de penser l’immédiat aujourd’hui ou plutôt de penser un « devoir être », d’envisager des « solutions », ce qui déborde la position critique et programmatique de M. Foucault. Le doublet reconnaissance/norme assure donc bel et bien l’unité du recueil en même temps que sa teneur conceptuelle et son caractère offensif, le travail de la notion de norme permettant à la fois de penser le réel, ce qui est, dans une perspective critique, mais également de dessiner la forme d’un devoir être, ce qui appelle quelques remarques.
Ce projet, largement inspiré, du moins dans son vocabulaire et sa syntaxe conceptuels des textes de Ricœur[48] et de Habermas[49], apparaît pourtant davantage comme une utopie politique. Si la contestation de la différence sexuelle dans la théorie d’un genre performé rencontre ici sa « vérité », cela prend la forme d’une utopie politique dont on saisit mal comment elle pourrait voir le jour. Cela revient finalement à opter, sans la défendre, par défaut, pour l’une des deux branches du dilemme, en pensant « pour les autres », à ceux qui n’ont pas « le choix » de faire un choix, une solution qui vaut autant par ses avantages concrets et pratiques que par l’affirmation qu’elle est imparfaite et qu’autre chose pourrait et devrait être possible : «Si la sexualité entraîne une certaine dépossession du « je » cela ne signifie pas pour autant la fin de mes revendications politiques. Cela signifie simplement que lorsqu’on fait ces revendication, on le fait beaucoup plus que pour soi-même » [50]. Choisir de défendre ou du moins d’accompagner la lutte pour l’obtention des droits est une manière de rendre possibles et vivables des vies que le système normatif aussi bien que le militantisme indépendantiste radical rendent impossible.
Une remarque s’impose pourtant, à propos des fondements de l’utopie normative d’une part et du choix qui consiste à plaider en faveur d’une position altruiste[51] de la « queerité » de l’autre. Commençons par ce dernier point. Il ne s’agit pas seulement de dire que, en effet, la revendication de droits, l’extension de droits est une manière de faire allégeance, mais de se demander en quoi cette branche du dilemme est préférable à l’autre, et si elle l’est vraiment. Il ne s’agit pas de dire que les droits ne doivent pas être étendus, mais de penser les enjeux impliqués dans cette revendication indexée sur l’utopie politique qui jouerait en quelque sorte le rôle d’idée directrice. Un paradoxe plus radical se fait jour : les luttes n’obtiendront jamais « que » des droits. C’est énorme, mais c’est insuffisant pour qui attend une reconnaissance à laquelle il attribue une valeur constitutive. L’intention est certes louable et généreuse, mais cela revient simplement à déplacer le problème : on en reste à la question du fonctionnement politique institutionnel, ce qui laisse de côté un autre aspect – essentiel – de la reconnaissance, non plus sa forme étroitement politique, mais sa forme pleinement sociale : quand bien même le fonctionnement n’exclurait pas, la vox populi ne rend-elle pas « invivables » des choix qui lui paraissent insensés parce qu’ils ne sont pas les siens ? C’est une question de reconnaissance qui se pose à un niveau bien plus général et qui concerne les minorités en général, pas seulement à propos du genre et de ses usages. On peut légiférer contre les stigmatisations à caractère raciste ; mais peut-on lutter contre « le » racisme, autrement dit contre un fait largement immatériel qui relève de la pensée, du phantasme ? On n’atteint que les actes, le symptôme, mais pas la cause de l’agression. C’est déjà beaucoup, c’est énorme, mais une reconnaissance pleine, socialement épanouissante n’implique-t-elle pas précisément autre chose que la contrainte institutionnelle, autrement dit plus que la non agression ? Cela reviendrait à se demander comment obtenir la reconnaissance, comment empêcher les autres de juger comme ils me jugent, bref, opérer en autrui un changement aussi radical que celui du système de pensée sur lequel son être même se fonde, autrement dit de renoncer à ce qu’il est à tel moment. Autant dire, mission impossible, ou du moins si ardue, qu’une autre voie semble préférable. La théorie butlerienne achoppe, comme l’indique son auteur, sur le problème de la reconnaissance. Sans négliger l’aspect essentiel des droits, et de la lutte pour l’obtention de droits, c’est une autre opération qui est nécessaire pour que ces vies institutionnellement vivables soient épanouissantes et satisfaisantes. En ce sens, n’est-ce pas l’autre branche du dilemme qui serait satisfaisante ? « Moralement » indéfendable, on peut tout de même penser à la réflexion de Foucault sur le bio-pouvoir et le rôle des politiques de santé publique, peut-être même à la faveur de La meilleure part des hommes de T. Garcia[52] : une reconnaissance par ceux qui ne comprennent pas est certes une labellisation, mais précisément, c’est un certificat. On pourrait également rapprocher ce refus d’une revendication de droits au profit d’une revendication de soi dans la politique résolument subversive des Entretiens d’Epictète[53]. A l’utopie inclusive – qui n’apporte pas la reconnaissance – devrait-on alors opposer et préférer une reconnaissance exclusive – au sein d’une « communauté » ?
Quant aux fondements de l’utopie démocratique, on notera, avec perplexité qu’elle se fonde avant tout sur une pensée de la vulnérabilité[54] déterminant un principe de responsabilité, très proche à cet égard des positions de H. Jonas dans un autre domaine[55]. Cela n’est-il pas un argument supplémentaire en faveur d’une utopie radicale, exclusive mais positive et affirmative ?
L’ambivalence comprise comme l’indice d’une transformation dans l’état des rapports de pouvoir qui implique de se déprendre du genre comme argument de son identité
On pourrait pourtant aller plus loin en comprenant l’ambivalence des revendications de droit, le « double bind » des revendications comme l’indice d’un certain état des rapports de pouvoir où l’affirmation du genre comme argument de l’identité ne peut plus fonctionner comme une pratique de résistance. Le « double bind » bien réel qui constitue l’idée directrice de Défaire le genre est peut-être l’indice d’une situation critique dans l’état des rapports de pouvoir dans la mesure où les formes de résistance n’auraient d’autre choix que de venir quérir labels et certificats, ce qui est le signe d’une certaine appropriation politique de cette question du genre et des sexualités, de leur inscription dans une politique de l’identité où la revendication et l’affirmation d’identité – dont le genre et les pratiques sexuelles seraient l’argument – deviennent un moyen parmi d’autres de contrôle et de surveillance. Cela revient à se demander si la revendication de droits, pourtant indispensable, est aujourd’hui une forme de lutte pertinente contre un assujettissement effectivement inacceptable ou bien si elle entretient cette situation en déplaçant simplement le problème ? La pertinence des résistances et de la pensée critique réside avant tout dans sa localité, son caractère nécessairement partiel et conjoncturel, dont témoigne par exemple les revendications de droits spécifiques, mais la pertinence des résistances n’implique-t-elle pas avant tout une pensée critique de l’état des rapports de pouvoirs. Si la revendication de droits se fonde sur une affirmation identitaire basée sur l’argument du genre et des pratiques sexuelles, est-elle encore une forme de résistance féconde ou hautement contre-productive, quand bien même assurerait-elle des progrès indéniables ? La forme que prend l’assujettissement aujourd’hui est peut-être moins la stigmatisation de tel ou tel choix de vie que l’exigence d’identification de soi à une identité, la privation de droits, bien réelle, contribuant alors à masquer le fonctionnement réel de l’assujettissement et à l’entretenir[56]. On comprend dès lors l’enjeu politique du primat du devenir et du multiple sur l’être et l’un – caractéristique des conséquences du genre compris comme performance[57] – dans la constitution de soi. Cela implique de se dépendre du genre – non pas de s’en défaire – pour le défaire dans la mesure où il serait l’argument de l’identité d’une part, dans la mesure où il s’inscrirait dans un discours de revendication d’autre part, ce qui reviendrait en quelque sorte, à passer de l’affirmation de son genre à l’usage de soi qui reviendrait à une dédifférenciation ontologique laissant la place à une prolifération des comportements. Le bruit des gens autour, le dernier film de Diastème, me semble illustrer de manière intéressante ce double positionnement : « Je ne te demande pas ce que tu es mais ce que tu aimes » rétorque Léa Drucker à Olivier Py, catastrophé d’avoir couché avec elle et qui, pour expliquer son désarroi ne peut que répéter qu’il « aime les garçons ». L’identité dont le genre est l’argument apparaît dès lors bien peu propice à l’épanouissement. Le détricotage du genre ne doit-il pas être complété par une déprise du genre, politiquement et hédonistement satisfaisante ? Cela ne revient pas à nier la nécessité des revendications de droits mais peut-être à interroger la pertinence de leurs fondements pour inventer de nouvelles formes de luttes[58] où la question de l’identité deviendrait le point essentiel à mettre en question[59].A cet égard, le traitement de l’hétérosexualité– sommaire et un peu compatissant – re-produit me semble-t-il une théorie du genre traditionnelle dans la mesure où la stricte opposition entre queer et straight se redouble d’une assimilation du mode de vie hétérosexuel à la pensée straight et joue le rôle d’une véritable quiddité pour le sujet, même si l’auteur envisage parfois une distinction entre le modèle hétéronormatif et les pratiques hétérosexuelles[60]. « Défaire le genre » repose peut-être sur une mise en question de cette assimilation, de cette distinction et de ce statut, où la question de l’hétérosexualité deviendrait aussi un mode de vie digne d’être vécu. « Défaire le genre » ne passe-t-il pas alors par un abandon de l’assimilation pensée straight/pratiques hétérosexuelles opposées au mode de vie queer, par un abandon de l’hétérosexualité comme symbole et expression d’une pensée normée, normative et impérialiste ? En effet, l’hypothèse d’un genre « performé » – qui ne serait pas « ce que l’on a ou ce que l’on est » – n’est-elle pas affaiblie par l’opposition ferme entre pratiques hétérosexuelles et homosexuelles, dans la mesure où cette distinction et chacun de ses termes est ramenée à un essentialisme, très souvent redoublé d’une évaluation : le bon et le mauvais côté séparant les « élus » des autres. L’hétérosexualité traitée comme un épouvantail n’est-il pas une maladie de jeunesse des Gender Studies que la réflexion menée dans les articles qui composent Défaire le genre devrait permettre de dépasser, invitant à repenser à nouveau frais le rapport du mineur et du majeur et par là même à donner un fondement conceptuel valide pour une pensée queer affirmative.
Les réflexions sur le genre, menées dans le recueil, locales, partielles, régionales permettent de poser une question à portée générale : une question qui concerne non seulement la forme contemporaine des rapports de pouvoir, mais également la portée des formes de résistances au sein de ces tentatives d’assujettissement. La pertinence de l’ouvrage réside me semble-t-il dans sa perplexité dans la mesure où celle-ci, destituant les mouvements de revendication de leur évidence, conduit à poser la question des formes pertinentes qu’ils doivent prendre, ou plutôt ici, la forme qu’ils ne peuvent plus prendre. « Défaire le genre » impliquerait de se déprendre du genre s’il est compris comme argument de l’identité s’inscrivant dans une procédure de revendication d’identification, et impliquerait en outre de rompre avec l’assimilation largement conventionnelle de l’hétérosexualité à la pensée straight en envisageant par exemple l’« inversion »[61] pour reprendre E. Fassin, ou le contrepied de l’idée selon laquelle l’hétérosexualité n’appartiendrait pas seulement aux hétérosexuels[62] : l’homosexualité est-elle l’apanage d’une communauté…seulement ? Mieux, car ces échanges se fondent toujours sur une tentation essentialiste, le « trouble dans le genre » n’exclut-il pas des revendications fondées sur l’identité et l’identification et n’invite-t-il pas à inventer des formes de résistances neuves qui se fonderaient sur le modèle : « je ne suis pas, je fais » ou encore « je ne fais pas parce que je suis, je fais, et faisant, je suis » ?
[1] Voir les pages 11-12 des « remerciements » de Défaire le genre [DG pour la suite].
[2] J. Butler, Gender Trouble , 1990. Pour la version français, voir Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, traduit par C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
[3] DG, p. 241. C’est une thèse de GT que J. Butler maintient. Voir également p. 238 : « Les soi-disant originaux [des catégories telles que butch / fem], hommes et femmes dans le cadre hétérosexuel, sont construits de façon similaire, s’établissant de façon performative ».
[4] DG, p. 71-72, par exemple.
[5] Voir chapitre 10.
[6] Elle distingue entre les théories qui s’appuient sur des bases biologiques pour dire que la différence sexuelle est nécessaire, celle qui affirme que la différence sexuelle « est un réseau fondamental par lequel le langage et la culture surviennent » ou encore, parmi celle qui utilisent le paradigme structuraliste pour comprendre comment l’ordre symbolique est établi, entre celle les théories qui considèrent que l’ordre symbolique est fixe et celles qui considère que « la différence sexuelle est inévitable et fondamentale mais que cette forme, du fait de son caractère patriarcal, est contestable »DG, p. 240. C’est à la discussion de cette dernière option, qui est celle que défend R. Braidotti que le chapitre 9 est consacré.
[7] Barbara Duden par exemple : The Woman Beneath the Skin : A Doctor’s Patients in Eighteenth-Century Germany, traduction Th. Dunlap, Cambridge, Harvard University Press, 1991.
[8] DG, p. 242.
[9] DG, p. 242 : « Gender Trouble devait à cet égard relever au moins deux types de défis et je me rends compte aujourd’hui qu’il fallait traiter les questions séparément, ce que j’espère avoir commencé à faire dans mes travaux suivants ».
[10] DG, p. 242.
[11] DG, p. 242.
[12] DG, p. 244.
[13] DG, pp. 245 ; 248.
[14] DG, p. 248.
[15] Selon l’explicitation de M. Cervulle, note 4, p. 283, « vie queer » « désigne des minorités sexuelles et de genre ainsi que toute personne ne se conformant pas au mode de vie hétéronormatif », ce qui inclut les « LGBTQI » certes, mais assimile d’emblée hétérosexualité et normativité, ce qui peut s’avérer contestable, nous y reviendrons.
[16] Le chapitre 2 est à cet égard un modèle du genre.
[17] Notamment F. Ewald, la lecture que F. Ewald fait des textes foucaldiens. Voir chapitre 2.
[18] M. Foucault est la référence qui court tout au long de l’ouvrage et qui sert d’argument au chapitre 8. Mais nombre de philosophes sont également convoqués, qu’il s’agisse de Hegel (chapitres 6 et 11) et Habermas (chapitre 10) de façon explicite ou, de façon plus discrète G. Canguilhem. On notera aussi les nombreux échos à la thématique abordée par P. Ricœur dans Soi-même comme un autre.
[19] Voir notamment les réflexions sur les travaux de C. Lévi-Strauss, chapitre 5.
[20] Voir le chapitre 7 qui reprend le thème de l’inceste, mais également le chapitre 6 où J. Butler discute la thèse de J. Benjamin qui associe deux éléments apparemment incompatibles, à savoir une position deleuzienne tout en s’appuyant sur une psychanalyse rénovée.
[21] Beaucoup de travaux contemporains sont en effet à cheval sur ces différentes disciplines auxquelles ils empruntent librement, ce qui revient à « troubler » les catégories arbitraires des disciplines universitaires.
[22] J. Butler, DG, p. 13. Voir également p. 247 : « Le genre est performatif, la réalité du genre est donc elle-même produite en tant qu’effet de la performance ».
[23] J. Butler, DG, p. 13.
[24] L’expression revient très souvent. L’un des objectifs de Gender Trouble était, comme l’auteure le souligne elle-même « d’imaginer un monde dans lequel ceux qui vivent dans la confusion des normes de genre, ou en retrait par rapport à elles, pourraient se percevoir eux-mêmes comme étant des personnes vivant des vies vivables et méritant même une certaine forme de reconnaissance », DG, p. 236.
[25] C’est le cas de David, qui fait l’objet du chapitre 3.
[26] Voir notamment l’introduction où l’auteur expose ainsi l’urgence et l’enjeu d’une réflexion sur le genre qui puisse avoir une efficacité politique et sociale, ce qui est en outre l’argument de l’ensemble du recueil.
[27] Voir à ce propos le chapitre 1 qui insiste sur la contextualisation sociale du genre, notamment à travers la question de la reconnaissance, qui sera reprise au chapitre 6.
[28] Les chapitres 1 ; 3 ; 4 et 5 insistent sur l’ambivalence, le premier chapitre en donnant une version plus théorique, plus générale alors que les autres chapitres abordent l’ambivalence de la revendication de droits à propos de cas spécifiques.
[29] Chapitre 2.
[30] Chapitre 1.
[31] DG, p. 39 : « Les mouvements étroitement liés et les modes d’investigations réunis ici pourrait avoir besoin de considérer l’autonomie comme une dimension de leurs aspirations normatives, une valeur à réaliser lorsque nous nous demandons quelle direction nous devons prendre ou quelle valeur nous devons défendre ».
[32] DG, p. 96.
[33] Chapitre 5.
[34] DG, p. 249.
[35] DG, p. 153.
[36] Voir notamment les chapitres 2 et 10.
[37] Voir C. Desbarrat, « La frontière », Trafic, n°13, 1995.
[38] J. Butler, contrairement au reproche que lui fait R. Braidotti, est très proche de G. Deleuze.
[39] La question de la vérité et des rapports savoir/pouvoir permet au chapitre 1 de montrer que certaines vies sont effectivement considérées comme inexistantes ou irréelles ; au chapitre 2, c’est la question des normes qui est en jeu tandis que le chapitre 8 interroge la procédure d’aveu pour en produire un déplacement du discours vers le corps. A la limite, chacun des articles se réfère aux textes de M. Foucault.
[40] Chapitre 2.
[41] Voir notamment le premier chapitre de Surveiller et Punir.
[42] Chapitre 2. « J’argumenterai contre cette relégation du genre au pouvoir régulateur que le dispositif régulateur qui gouverne le genre lui est spécifique. Je ne veux pas suggérer que la régulation du genre est paradigmatique du pouvoir régulateur en tant que tel, mais plutôt que le genre requiert un régime disciplinaire et régulateur distinct qui l’entretient », DG, p. 58.
[43] Il distingue notamment dans Sur Racine masculinité et féminité des notions traditionnelles masculin/féminin pour penser le jeu de ces quatre notions l’une par rapport à l’autre.
[44] Voir DG, p. 245.
[45] Voir par exemple les textes du GIP ou encore les prises de position sur la révolution iranienne.
[46] M. Foucault, « Il faut tout repenser, la loi et la prison » [1981], repris in Dits et écrits, II, texte n°298 : « Il y a des mesures immédiates à prendre. Elles seraient de l’ordre de la conjoncture ; mais elles auraient une portée générale et une valeur d’engagement. Il s’agirait en somme d’éliminer tout ce qui est abus de droit sur la manière dont on applique la loi. Abus exceptionnels bien sûr, mais aussi et surtout abus coutumiers ou, mieux, institués. Mais ensuite – ou plutôt tout de suite – il s’agit de tout reprendre à la base. […] Ne pas multiplier le nombre des délinquants, actuels ou virtuels, comme on l’a fait si souvent, sous prétexte de réforme ? Oui, bien sûr. Développer les moyens de punir en dehors de la prison et pour la remplacer ? Oui peut-être. Mais surtout repenser toute l’économie du punissable dans notre société, et les rapports entre la puissance publique avec le droit de punir et sa mise en pratique. »
[47] M. Foucault ne propose pratiquement jamais de « solution » dans ses ouvrages sur la folie, sur la clinique, sur la prison : il déconstruit une évidence en insistant, notamment dans ses articles, sur ses enjeux pour l’immédiat aujourd’hui, en soulignant que cette pensée critique permet de dégager des failles, mais sans donner véritablement de forme définie. L’enjeu n’est pas d’envisager une « prison modèle » par exemple. En ce qui concerne la sexualité, il n’est pas non plus question d’envisager une « société modèle ». Foucault est très clair à cet égard : son travail de philosophe n’implique pas d’inventer une nouvelle législation, ce qui est du ressort du législateur. Quand M. Foucault va au-delà d’une pensée critique et de l’affirmation de ses enjeux, au-delà d’un programme, l’objet traité n’est jamais la société, les autres, mais bien soi-même. Voir notamment Dits et Ecrits, 358, cité plus loin.
[48] Voir notamment la « petite éthique » de Soi-même comme un autre où l’enjeu est bien celui d’une société où je pourrai vivre avec autrui dans des institutions justes.
[49] Chapitre 10, notamment à partir de Droits et démocratie : entre faits et normes.
[50] Voir DG, p. 29.
[51] Autrement dit revendiquer pour d’autres que pour soi-même.
[52] T. Garcia, La meilleure part des hommes, Paris, Gallimard, 2008.
[53] Epictète, Entretiens, i, 24, 12 sq ; ii, 6, 6 en sont des exemples.
[54] Voir notamment le chapitre 1, p. 37 : « L’interdépendance qui caractérise nos vie peut devenir un socle de revendication pour des solutions politiques non militaires. Ce socle de revendication ne saurait être abandonné, il faudra le servir et le respecter si nous commençons à réfléchir au type de politique impliquée par l’idée de vulnérabilité corporelle ».
[55] H. Jonas, Le principe de responsabilité, Paris, Flammarion, 1998 pour la traduction française. Voir par exemple les pages 15-16.
[56] Je me réfère ici à M. Foucault, « Non au sexe roi », repris dans Dits et Ecrits, 200 : « Cette forme de pouvoir s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désignes par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux».
[57] J. Butler, DF, p. 59 : « il n’est pas ce qu’on « est », ni ce qu’on « a » ». Voir également p. 29 : « Nous essayons de parler simplement de ce questions en affirmant notre genre, en dévoilant notre sexualité, mais nous nous empêtrons alors malgré nous dans des fourrés de broussailles ontologiques et des dilemmes épistémologiques. Suis-je un genre après tout ? Et est-ce que j’ « ai » une sexualité ? […] Si je revendique « avoir » une sexualité, alors il semble qu’il y a une sexualité que je peux appeler mienne, que je peux posséder comme un attribut. Et si la sexualité était ce par quoi je suis dépossédée ? Et si elle était investie et animée d’ailleurs, alors même qu’elle est mienne ? Ne s’ensuit-il pas que le « je » qui devrait « avoir » cette sexualité est défait par la sexualité qu’il revendique et que cette « revendication » même ne peut plus être faite exclusivement en son nom propre ? »
[58] Telle serait par exemple la perspective adoptée par M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1984], repris dans Dits et écrits, II, texte n°358 : « Ce que j’ai voulu dire, c’est que, à mon avis, le mouvement homosexuel a plus besoin aujourd’hui d’un art de vivre que d’une science ou d’une connaissance scientifique (ou pseudo-scientifique) de ce qu’est la sexualité. […] Nous n’avons pas à découvrir que nous sommes homosexuels. […] Nous devons plutôt créer un mode de vie gay. Un devenir gay. […] Mais je ne suis pas sûr que nous devrions créer notre propre culture. Nous devons créer une culture. Nous devons réaliser des créations culturelles. »
[59] M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1984], repris dans Dits et écrits, II, texte n°358 : « Nous nous heurtons au problème de l’identité. […] Si l’identité n’est qu’un jeu, si elle n’est qu’un procédé pour favoriser des rapports, des rapports sociaux et des rapports de plaisir sexuel qui créeront de nouvelles amitiés, alors elle est utile. Mais si l’identité devient le problème majeur de l’existence sexuelle, si les gens pensent qu’ils doivent « dévoiler » leur « identité propre » et que cette identité doit devenir le principe, le code de leur existence ; si la question qu’ils posent perpétuellement est « Cette chose est-elle conforme à mon identité ? », alors je pense qu’ils feront retour à une sorte d’éthique très proche de la virilité hétérosexuelle traditionnelle. Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation. C’est très fastidieux d’être toujours le même. Nous ne devons pas exclure l’identité si c’est par le biais de cette identité que les gens trouvent leur plaisir, mais nous ne devons pas considérer cette identité comme une règle éthique universelle. […] [L’identité sexuelle a été très utile politiquement] mais c’est une identité qui nous limite et je pense que nous avons (et pouvons avoir) le droit d’être libres. »
[60] Voir notamment les pp. 227-229 du chapitre 9.
[61] Je reprends ici le titre de E. Fassin, L’inversion de la question homosexuelle, Paris, Editions Amsterdam.
[62] DG, p. 227.