Laure Adler : l’insoumise

La sortie en librairie d’un ouvrage consacré à celle que l’on confond trop souvent avec son illustre et populaire homonyme est source, pour son admirateur, de joie et de terreur. Plaisir de voir que l’on s’attache à promouvoir la connaissance de Simone Weil, aussitôt doublé d’une angoisse portant sur la qualité de cette promotion. Ce n’est donc pas sans appréhension que l’on apprend que Laure Adler, après avoir marché Dans les pas de Hannah Arendt en 20051, a décidé de livrer un opus consacré à la philosophe2 dont on célèbrera en 2009 le centenaire. Evénement qui est le prétexte comme souvent d’une déferlante éditoriale dont L’insoumise a été le premier symptôme.

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Le texte, qui ne se veut pas « biographie » mais « récit », a souvent recours à la première personne, et se conçoit effectivement plus comme le récit de l’exploration, par la journaliste et écrivain, de la vie de son héroïne, que comme une biographie stricto sensu. En ce sens, le livre s’inscrit dans la longue tradition des textes « non savants »3 – souvent enflammés, parfois partiaux, la plupart du temps hagiographiques – qui constituent la bibliographie weilienne de seconde zone. La première se limitant au périmètre encore restreint d’ouvrages scientifiques, abordant Simone Weil de façon exigeante – et surtout de façon philosophique, ce qui semble être encore la justice la plus adaptée à la mémoire de cette philosophe, méconnue comme telle. N’allons toutefois pas jeter le bébé Adler avec l’eau du bain.

Laure, Simone, Simone, Laure

Le propos de Laure Adler n’échappe pas à l’inévitable fascination personnelle pour son sujet, et livre à son lecteur autant de Laure que de Simone. Voire plus ? La chose est manifeste dès l’accroche visuelle : le nom de Laure Adler s’étale largement, en couverture, sur la poitrine d’une Simone Weil bardée dans son uniforme de combattante en Espagne. Photo inédite sur laquelle les weiliens ou les initiés reconnaîtront un visage, mais face à laquelle les néophytes risquent de rester coïs. Il faut effectivement parcourir la totalité du quatrième de couverture pour apprendre qui est L’insoumise dont il est question. Peut-être cette quasi-dissimulation du nom de celle dont il va être question au long des 270 pages suivantes est-elle motivée par la concurrence du best-seller Ma vie, commis par l’autre Simone, Veil ? Mais la préface enfonce le clou de l’adlérisation du propos weilien. Laure Adler nous y explique tout le bien qu’elle pense de Simone Weil, tout le bien que nous devons évidemment en penser, et nous livre d’emblée une conclusion prête à penser – qui aurait dû à notre sens se dégager, naturellement, et plus subtilement, de son récit.

« Les temps chamgent. Nous vivons une période de cacophonies, de brouillage de repères, d’absence de plus en plus accentuée de la notion de valeur […] Les riches deviennent de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. La droite séduit la gauche qui, elle-même, demeure aphone ou inaudible sur les grands thèmes qui nous tiennent à cœur […] Brouillage, cynisme, opacité même, si on fait semblant de tout nous dire sous prétexte de tout communiquer.

Elle, Simone Weil, c’est le contraire »4

L’urgence de peindre la figure de Simone Weil semble se justifier aux yeux de Laure Adler par le besoin de justifier par le personnage insoumis une grille d’analyse qui se veut insoumise au monde dans lequel nous vivons. Bref, le propos ne donne pas à penser mais pense pour nous, et ce didactisme est regrettable, tout comme peuvent agaçer les questionnements personnels adlériens qui structurent ce parcours weilien. Mais cela ne doit pas éclipser le côté positif de l’affaire. Si c’est bien l’ego de Laure qui commande, il poursuit un louable but : celui de faire connaître largement la vie et les grandes lignes de la pensée de Simone. Et à ce jeu, Laure Adler, visiblement inspirée et enthousiaste, tire plutôt bien son épingle du jeu.

L’écriture et la vie

Traitant d’un auteur dont la progression de la pensée s’enracine dans la diversité de chaque expérience vécue, l’option de récit biographique choisie par Laure Adler doit s’attacher à manifester le surgissement de la pensée au sein d’un parcours humain. Sur ce plan il faut reconnaître à l’ancienne directrice de France Culture une démarche d’une justesse sincère dans l’interprétation et la connaissance des écrits et de la pensée de Simone Weil. Recoupant les sources traditionnelles de la bibliographie weilienne, L’insoumise permet de découvrir les grands traits de la personnalité de la jeune philosophe, même si on ne comprend pas vraiment ce qui motive le choix de la part de l’auteur d’un parcours biographique à rebours pour le moins déstabilisant – l’ouvrage s’ouvrant sur la mort de l’héroïne et s’achevant sur ses jeunes années. Mais surtout, le mérite de Laure Adler est de s’attacher à donner de celle qui fut tant décrite comme une pasionaria de l’ascèse une image plus vivante, très cohérente dans ses excès, et probablement plus juste. De là à penser détenir le monopole de la vérité weilienne, il n’y a qu’un pas, qu’il est dommage que Laure Adler franchisse.

« On découvre une autre Simone Weil, loin des clichés de femme pieuse, dévote, renfermée sur elle-même… Les historiens du catholicisme ont essayé de la récupérer »5

On aimerait savoir quels sont les « historiens du catholicisme » qui ont voulu « récupérer » cette philosophe dont à la vérité peu d’idéologues peuvent s’accommoder… La mission de réhabilitation que s’est donnée Laure Adler bascule forcément un peu vers l’adlérisation de Simone, et le meilleur exemple en est probablement le choix de la qualification d’insoumise qui peut prêter à débat.

Une philosophe de l’ordre, et rebelle ?

Ce qui fascine Laure Adler chez Simone Weil, c’est objectivement sa grande liberté, tant dans sa façon de mener sa vie que dans celle de concevoir la pensée.

« … elle ferait mieux de rester à sa place.
Quelle place ?
Justement là est la question. Simone Weil ne s’est jamais assigné une place, un statut, une fonction. A Simone Weil appartient le monde, et il est illimité. En Simone Weil réside une faculté de résistance, d’humour, de gaieté, d’absence de peur, de joie de vivre aussi »6

Oui, Simone Weil est inclassable, oui, il est difficile de lui donner une couleur politique, de la rattacher à une chapelle ; elle semble avoir traversé tous les idéaux et toutes les idéologies, s’y être intensément immergée pour aussitôt après en faire ressortir les faussetés, les lâchetés et les limites. Non, Simone Weil ne supportait pas la médiocrité, celle qu’elle pensait être sienne et celle qu’elle rencontrait, elle se révoltait et s’enflammait, prenant fait et cause pour tout ce qui la touchait. Mais liberté et engagement ne sont pas forcément synonyme d’insoumission. Il semble un peu rapide de désigner comme insoumise une philosophe dont la pensée repose profondément sur la notion… d’ordre ! La vocation de l’homme, selon Simone Weil, n’est-elle pas effectivement de réintégrer l’ordre de l’univers, régi par la nécessité qui est parfaite obéissance à la Sagesse divine ? L’héritage stoïcien et cartésien (aux échos malebranchistes) est décisif pour comprendre l’importance de la notion d’ordre dans la pensée métaphysique de Simone Weil, et ses conséquences sur la pensée du politique. Il y a donc une forme de réductionnisme biograhique dans la façon de qualifier la personne de Simone Weil d’insoumise. Il est dommage de borner la perspective du lecteur dans une idée certes conforme à la biographie, mais qui n’ouvre guère à la profondeur de la pensée, et surtout à sa puissante cohérence. Simone Weil l’insoumise risque d’apparaître comme une éternelle révoltée ayant commis des soubresauts hétéroclites et géniaux de pensée en réaction – alors que son œuvre, touchant aux thèmes les plus divers, présente une grande unité dans son inspiration, et peut être à ce titre qualifiée de philosophie.

La publication de Laure Adler ouvre en définitive le bal des publications du centenaire de la naissance de Simone Weil, et pour cela, elle a probablement bénéficié d’un traitement de faveur médiatique – favorisé également par la notoriété de son auteur. Il n’est pas certain que dans la variété des propositions éditoriales liées à l’évènement, la lecture de L’insoumise soit la plus urgente7. Mais si la connotation adlérienne du propos peut agacer, la générosité admirative de l’auteur fait de cette lecture un parcours agréable qui ne conduit pas le néophyte sur de mauvaises pistes dans sa compréhension de Simone Weil. En définitive, s’il n’est pas à conseiller aux philosophes, cet ouvrage est un produit d’entrée de gamme pour que le grand public puisse entrer dans la diversité des œuvres de Simone Weil avec quelques bonnes cartes en main. Laure Adler ne semble elle-même pas viser autre chose, incitant son lecteur à « continuer avec Simone Weil »8en se plongeant dans les textes.

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Regards croisés

  1. Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005
  2. Laure Adler, L’insoumise, actes-sud, 2008
  3. Cf. interview de Laure Adler du 14/11/2008 dans un quotidien sétois : « C’est la première fois qu’on publie un livre non savant sur Simone Weil, sans tenir compte de ce qui a été publié après la guerre sous l’impulsion de sa mère ». Laure Adler omet de préciser que l’édition des écrits de Simone Weil après la guerre a été prise en charge par Albert Camus, avec le soutien de Mme Weil.
  4. L’insoumise, p. 9.
  5. Cf. interview du 14 novembre 2008.
  6. L’insoumise, p. 259.
  7. La biographie de Christiane Rancé, Simone Weil, le courage de l’impossible, publiée au Seuil le 22 janvier, serait spécialement à mettre en regard avec le travail de Laure Adler.
  8. L’insoumise, p. 271.
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