Lévinas au cœur d’un drame mauriacien

Article de Paul François Paoli et Jacques de Saint Victor paru dans Le Figaro du 25 juin 2009

CONTROVERSE – Le conflit qui oppose le fils et la fille du philosophe empêche la publication de plusieurs volumes de textes inédits.

C’est un cauchemar aux airs de tragédie familiale. Le 30 juin, la cour d’appel de Paris, statuant en référé, devra décider si l’œuvre du grand philosophe Emmanuel Lévinas pourra être publiée par les Éditions Grasset et l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec). Un projet était annoncé ce printemps mais tout a été bloqué par un conflit opposant d’un côté Michaël Lévinas, fils du philosophe, ainsi que Grasset, et de l’autre la fille de ce dernier, Simone Hansel. C’est l’ultime péripétie d’une longue saga judiciaire qui, depuis quinze ans, déchire les deux enfants au sujet de l’héritage intellectuel de leur père que chacun s’accorde, en France et à l’étranger, à considérer comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Résultat : l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, et notamment ses nombreux inédits, se trouve aujourd’hui en partie inaccessible pour la communauté des chercheurs et des lecteurs.

Comment en est-on arrivé là ? Emmanuel Lévinas est mort le 25 décembre 1995 à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Il a laissé une œuvre considérable dont une partie seulement a été publiée. La question s’est rapidement posée de savoir qui aurait le « droit moral » sur son œuvre, c’est-à-dire le droit d’utiliser son nom et de diffuser sa pensée. Très vite, les deux enfants, dont l’un est un musicien réputé, élève d’Olivier Messiaen, et l’autre une pédiatre, mariée au mathématicien Georges Hansel, ne s’entendent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, sur les volontés testimoniales de leur père. Un terrible conflit les a opposés pendant des années sur la validité de deux testaments, notamment un de 1990, modifié par un codicille de 1994, qui accorde à Michaël le «droit moral» sur les œuvres de son père. Testament qui vient, en 2009, d’être reconnu valable en première instance par la justice.

C’est ce différend qui a longtemps servi de toile de fond à l’affaire et qui explique en partie les échecs successifs d’une publication des œuvres complètes de Lévinas. Un premier projet, réunissant les PUF, Vrin et Minuit, a échoué, les éditeurs étant prévenus de ce contentieux, d’autant plus que les deux enfants se battent sur de nombreuses autres questions touchant à l’œuvre de leur père. Simone Hansel s’est notamment opposée à l’initiative de Michaël Lévinas de déposer à titre conservatoire les manuscrits inédits de son père à l’Imec, près de Caen, qui recueille de nombreux textes d’écrivains contemporains. Au mois de novembre 1996, Michaël Lévinas a été placé quelques heures en garde à vue dans le cadre de ce contentieux. Pendant que les procédures judiciaires s’accumulaient, une autre partie des manuscrits était déposée à Bagnolet dans un entrepôt de commissaires-priseurs où Simone Hansel a obtenu que ces textes soient placés pour ne pas être récupérés par l’Imec. Des documents où se trouve, notamment, une correspondance avec Maurice Blanchot, grand ami de Lévinas, qui cacha d’ailleurs sa fille Simone, durant l’Occupation. Le projet de cette dernière était de les faire transférer à la Bibliothèque de France (BNF). Projet accepté à l’époque par son président, l’historien Jean Favier. «La BNF aurait convenu à quelqu’un comme mon père pour qui la République et la France, c’était le maximum», ajoute Simone Hansel.

Ce conflit, qui va durer dix ans, se résout en partie lorsqu’en 2006, l’avocat de Michaël Lévinas parvient à faire lever les scellés puis à faire ouvrir le container d’archives de Bagnolet afin de transférer les manuscrits à l’Imec… Mais l’histoire est alors loin d’être terminée. En 2006, c’est l’année du centenaire de Lévinas. Une nouvelle tentative de publier ses œuvres voit le jour. «C’est Bernard-Henri Levy qui est venu nous proposer de le faire, explique Olivier Nora, PDG de Grasset. J’ai tout de suite été très enthousiaste, car l’œuvre de Lévinas m’a beaucoup influencé. Recevoir, célébrer, transmettre, ce sont des formules du grand philosophe qui ont marqué tout mon engagement d’éditeur.» Mais le PDG de Grasset, bien qu’informé des difficultés concernant la succession Lévinas, était loin de se douter dans quelle histoire il s’engageait.

Car, derrière ces procédures multiples, l’affaire a des soubassements très complexes, où les différends d’ordre familiaux, les conflits de filiation, les blessures personnelles et les passions tiennent sans doute une bonne place, rendant cette histoire encore plus tragique. Chacun à sa manière, les deux enfants ont le sentiment de ne pas être compris. Le philosophe Jean-Luc Marion, maître d’œuvre de la future publication, évoque « un drame mauriacien » sur lequel se grefferait, selon Michaël Lévinas, un contentieux latent concernant le sens de la pensée de Lévinas, qui se trouve au croisement de plusieurs traditions, Lévinas étant à la fois proche de la pensée chrétienne mais aussi l’auteur de Lectures talmudiques. Position que la femme de Michaël, Danièle Cohen-Lévinas, professeur de philosophie à la Sorbonne, partage. «Il est un fait que certains appréhendent la christianisation de Lévinas», dit-elle, ajoutant que « ce sont pourtant des intellectuels catholiques comme Jacques Taminiaux ou le père Xavier Tilliette qui ont découvert Lévinas dans les années 1960. » Simone Hansel conteste vigoureusement : «Mi­chaël a répandu l’idée que nous serions des juifs intégristes,c’est faux. Il a même prétendu que nous voulions mettre les archives de Lévinas dans une yeshiva à Jérusalem », précise-t-elle, indignée. La biographe de Lévinas, Marie-Anne Lescourret, secrétaire de la défunte Association pour la célébration du centenaire d’Emmanuel Lévinas (Accel), confirme qu’il n’y a aucune influence de ce genre chez Simone Hansel.

Difficile, dans ces conditions, de s’y retrouver. Une chose est sûre : la publication de l’œuvre de Lévinas fait les frais de ces divergences. En février dernier, un référé a été engagé par la sœur de Michaël pour l’empêcher de disposer sans son accord des œuvres inédites de son père. Et elle a obtenu gain de cause en première instance. C’est sur cette décision en référé que la cour d’appel doit bientôt se prononcer. Chez Grasset, on se dit fatigué de ces querelles qui retardent la publication des inédits et empêchent l’édition d’une œuvre complète. « Nous avons passé beaucoup de temps pour la préparation scientifique de ces deux volumes. L’important, c’est de diffuser l’œuvre de Lévinas. Alors pourquoi tant d’acharnement », se demande Olivier Nora. Point de vue partagé par Olivier Corpet, le patron de l’Imec. «Avoir bloqué par voie judiciaire la publication de ces inédits nous a privés de connaître la réaction de ceux qui ont connu Lévinas, comme Blanchot, Derrida ou Paul Ricœur. Ils sont morts sans avoir pu les lire, c’est un véritable crève-cœur», déplore le directeur de l’Imec. Il montre, parmi de nombreux soutiens de personnalités, la lettre que Maurice Blanchot lui a écrite le 10 juin 1997 : «Je persiste et confirme que c’était dans la pleine possession de ses moyens qu’Emmanuel Lévinas, que je connais depuis 1923, m’a affirmé avoir toute confiance en son fils.»

Thérèse Goldstein, secrétaire et dactylographe d’Emmanuel Lévinas, rappelle cependant avoir rencontré au mois d’août 1994 Emmanuel Lévinas en présence de sa femme Raïssa. À cette époque, il ne l’a pas reconnue : « Il ne savait plus qui j’étais, c’est sa femme qui a dû le lui rappeler », témoigne-t-elle. Pourtant, à la même époque, Paul Ricœur avait apporté à Lévinas un mot du Pape et le grand philosophe avait eu ce mot d’esprit : « Il faut bien un protestant pour envoyer un message du Pape à un juif ! » Mais Thérèse Goldstein ajoute : « Je crois que les Hansel sont de bonne foi et je n’ai jamais eu en trente ans de proximité avec eux l’impression qu’Emmanuel Lévinas ait eu un lien plus fort avec son fils qu’avec sa fille. Pourquoi Michaël ne partagerait-il pas le droit moral avec sa sœur ? Ne vaut-il pas mieux désobéir à un testament qu’entretenir une guerre sans fin ?»

Encore faudrait-il, pour résoudre cette question, que les parties se parlent. Or, les enfants ne se sont plus rencontrés depuis dix ans. Ils se ruinent en procès coûteux. La justice leur a proposé récemment une médiation. Mais Simone Hansel, après avoir accepté, a fait marche arrière. «Michaël a été trop déloyal ; à chaque fois il procède de manière occulte et nous met devant le fait accompli », prétend-elle, prenant en exemple le fait que les Éditions Grasset ne l’ont pas avertie de l’édition des volumes d’inédits. Elle n’aurait appris son existence que par voie de presse. Une « erreur tactique», d’après un proche de la famille Hansel. : «Grasset a été mal conseillé. Il aurait été moralement difficile pour Simone Hansel de refuser de signer un projet prévoyant la publication des œuvres complètes de son père. Encore aurait-il fallu la prévenir dans les formes…» Du côté de Grasset, on rappelle que le titulaire du « droit moral » est Michaël Lévinas et que rien ne s’opposait, dès lors, à contracter directement avec lui.

Peut-on envisager dans ces conditions une sortie de crise par le haut ? La justice tranchera à nouveau mais, quelles que soient les arguties juridiques qu’on s’oppose des deux côtés, cette zizanie chez les héritiers du penseur de la reconnaissance de l’Autre et de son irréductible altérité a déjà fait une victime : le rayonnement de l’œuvre de Lévinas. «Ceux qui prennent devant l’histoire la responsabilité de priver le public de l’accès à l’œuvre de Lévinas commettent un crime contre l’esprit», conclut Olivier Nora, qui aurait espéré, pour Lévinas, «une union sacrée».

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