Marc Herceg : Le souci de la métaphysique

Mon livre1 traite de la pensée de deux philosophes contemporains, Dominique Janicaud et Jean-François Mattéi. Ces deux philosophes sont étudiés sous l’angle de la métaphysique. Dominique Janicaud propose de préserver l’inquiétude métaphysique, sans les excès de la métaphysique, avec l’intention d’ébaucher des tâches nouvelles. Jean-François Mattéi tente d’instaurer une nouvelle métaphysique, pour réaliser à la fois la conservation et le dépassement de la métaphysique ancienne. Ces deux chemins s’appellent et se répondent. Ils s’excluent et se complètent. Ils sont, peut-être, les deux seuls chemins possibles vers la métaphysique aujourd’hui.

Le livre comporte trois chapitres. Le premier chapitre traite de la pensée de Janicaud et de Mattéi au moment exact où se noue le dialogue entre les deux philosophes, c’est-à-dire en 1983, lors de la réalisation de leur ouvrage commun, La Métaphysique à la limite2. Le deuxième chapitre traite de la pensée de Janicaud. J’ai choisi d’étudier l’œuvre entière de Janicaud en mettant l’accent sur son intuition fondamentale et son évolution : comment la pensée de la contiguïté, qui est sa première pensée, devient progressivement l’intelligence du partage, qui représente l’aboutissement de son œuvre et son ultime pensée. Enfin, le troisième chapitre traite de la pensée de Mattéi. J’ai choisi cette fois d’étudier la pensée de Mattéi à partir de son dernier grand ouvrage, somme qui résume et systématise l’ensemble de son œuvre, Le Regard vide 3.

Je présenterai ici brièvement, avec le recul de plusieurs mois après la parution du texte, ce qui m’est apparu comme essentiel dans la pensée de Janicaud, puis dans la pensée de Mattéi. En conclusion, je reviendrai sur l’idée du « souci de la métaphysique », qui oriente et organise tout mon travail.

I. De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage

Commençons par présenter le deuxième chapitre du livre, non pas en suivant son organisation chronologique, mais en adoptant une perspective plus générale.

Pour comprendre la pensée de la contiguïté de Janicaud, il faut partir de Heidegger. En effet, il y a chez Heidegger un dualisme profond. D’un côté, nous trouvons le monde de l’économie, le monde des sciences et des techniques, le monde dominant. Ce monde dirige tout, détruit tout, et en même temps, il nous apporte le confort, les remèdes, la sécurité, la force. C’est la pensée dominante, la pensée calculante, dit Heidegger. C’est le plus grand danger qui nous mène à la perte du sens, au nihilisme, à la destruction de la planète et des hommes. Heidegger cherche à suivre et à examiner en détail l’histoire de la pensée occidentale. Il veut comprendre comment la formation de la rationalité en Grèce ancienne aboutit à un système de domination et de puissance, un système de maîtrise de la nature et de maîtrise des hommes, qui produit le monde unifié qui est le nôtre aujourd’hui. Selon Heidegger, il y a eu une progression continue et irréversible, visant à instaurer une domination de plus en plus systématique et puissante.

Cependant, face à cette dimension dominante, Heidegger a tenté de dégager une autre dimension, une dimension réservée, retenue, impensée, celle d’une expérience non dominatrice des choses et du monde. Dimension fragile, énigmatique, dimension difficile à définir, parce que nous sommes toujours pris et comme enfermés dans le langage de la dimension dominante. Heidegger nomme cette dimension réservée la pensée de l’être, la pensée méditante. Janicaud parle aussi de Secret ontologique, ou de l’Énigme de l’être. La pensée méditante n’interroge plus seulement ce qui existe, les « étants », mais elle pose la question de l’être, la question de savoir pourquoi les étants « sont », ce qui les fait « être ». Heidegger considère que la pensée méditante est l’unique remède dans notre monde où le rationnel dominant se renverse tous les jours, et de plus en plus fortement, en irrationnel : ce qui produit partout des crises, des catastrophes économiques et écologiques, des guerres, des famines, jusqu’à l’apocalypse toujours possible, et toujours plus proche de nous.

Par rapport à cette position générale de Heidegger, résumée ici à grands traits, on peut dire que Janicaud adhère sans hésitation au dualisme de la pensée calculante et de la pensée méditante, à l’opposition entre la dimension dominante de la technoscience planétaire et la dimension réservée du Secret ontologique. Seulement, Janicaud procède à un examen critique, et il formule un certain nombre d’objections fondamentales. L’objection la plus importante soutient que Heidegger et ses disciples ont tendance à exagérer le dualisme, pour aboutir à une séparation radicale entre les deux dimensions, ce qui conduit à dévaloriser la rationalité scientifique et technique, la pensée calculante, pour la rejeter comme le plus grand mal. Et ce qui conduit, à l’inverse, à valoriser la pensée de l’être, la pensée méditante, l’expérience de l’Énigme ontologique, pour la considérer comme l’unique bien. Or, selon Janicaud, le durcissement du dualisme aboutit à l’incompréhension entre les deux dimensions, et à une impasse extrêmement problématique. D’un côté, on ne cherche plus à comprendre le monde dominant que l’on condamne en bloc. De l’autre côté, la pensée méditante devient si lointaine qu’elle semble indicible et inaccessible.

Refusant alors cette position qu’il juge dangereuse et stérile, celle d’un dualisme durci jusqu’au face-à-face, Janicaud va proposer deux grandes orientations. Celle de la pensée de la contiguïté et celle de la rationalité nouvelle.

Au fond, le problème essentiel de Janicaud est celui des articulations. Dès son premier article en 1976, « L’apprentissage de la contiguïté » 4, il se demande comment trouver des articulations pour s’ouvrir à l’Énigme de l’être sans rejeter la pensée dominante, ou sans se sentir déchiré entre les deux dimensions, hésitant toujours entre la pensée calculante et la pensée méditante, entre la technoscience planétaire et le Secret ontologique. D’où la nécessité de la contiguïté. Ce mot-clef désigne la vertu apaisante et conciliante de ce qui se touche sans se confondre, en acceptant la proximité, le voisinage, le contact (du latin contingere, se toucher, être en relations étroites). La pensée de la contiguïté de Janicaud désigne une tâche nouvelle, mais profondément inspirée par la pensée de Heidegger. Il s’agit de chercher des passages, des entrecroisements, des articulations entre les deux dimensions. Janicaud soutient qu’il faut s’inspirer de l’exigence de Hegel, celle de « concevoir ce qui est », pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, ce qui a toujours été la tâche de la philosophie. Mais en même temps, il soutient qu’il faut aussi s’inspirer de l’exigence de Heidegger, celle de « penser ce qui se réserve », pour être sensible à l’Énigme de l’être, et rechercher dans nos vies la pensée méditante et non dominatrice. Heidegger avec Hegel, donc.

Pour cela, Janicaud veut promouvoir une rationalité nouvelle. La pensée de la contiguïté de Janicaud réaffirme l’importance de la philosophie, l’objectif d’une pensée rationnelle et critique pouvant traiter, par exemple, des questions éthiques et politiques que Heidegger n’avait jamais pu envisager. Cette rationalité nouvelle est fondée sur ce que Janicaud nomme la « diacritique », c’est-à-dire la critique en tous sens, autant au niveau de la pensée méditante que de la pensée calculante, jouant l’une avec l’autre, l’une contre l’autre, et retournant aussi la critique contre elle-même. La pensée de la contiguïté exige une rationalité critique et non dominatrice. Son but n’est pas de réconcilier les deux dimensions, de les unir, parce qu’il y a un aspect inconciliable, conflictuel, entre le dominant et le réservé, qui ne peut jamais être tranché ou dépassé. Nous pouvons seulement penser les deux dimensions, assumer le conflit, en essayant de vivre lucidement la coexistence. Nous avons besoin des deux dimensions. Nous avons les deux dimensions en nous, malgré leur aspect inconciliable et conflictuel. Nous vivons dans cet inconfort. Telle est la pensée de la contiguïté, l’intuition fondamentale de Janicaud, sa contribution à la critique de la pensée heideggérienne.

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Cette pensée de la contiguïté me semble encore pour nous, aujourd’hui, une pensée très précieuse et très éclairante. Janicaud va l’approfondir, jusqu’à développer, dans les dernières années de sa vie, ce qu’il appelle l’intelligence du partage.

Je ne prendrai qu’un seul exemple. C’est dans son dernier livre, publié à titre posthume en 2003, Aristote aux Champs-Élysées 5, que l’on trouve le développement le plus complet concernant l’intelligence du partage. Dans ce texte, Janicaud cherche à déplacer, à transformer, voire à renverser le sens de notre intelligence. L’intelligence n’est plus simplement la maîtrise des êtres et des choses, elle n’est plus simplement une force ou un pouvoir. L’intelligence apparaît aussi à un niveau « plus essentiel, plus vital et plus intime ». L’intelligence, dit Janicaud, renvoie toujours à une entente. L’intelligence est ici conçue au sens de l’intelligence de l’être, une sympathie élémentaire qui nous met en relation avec les choses et les êtres. Dans l’intelligence du partage, il y a une dimension d’ordre spirituel, la recherche d’une sagesse.

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Ce que Janicaud entend par l’intelligence du partage peut se présenter de la façon suivante : nous devons assumer la rationalité qui est notre lot, la rationalité que nous avons en partage, pour le meilleur et pour le pire, tout en conservant le sens de l’Énigme, le souci de la métaphysique, mais sans répéter les grandes constructions métaphysiques de l’histoire de l’Occident, qui ont montré partout leurs limites. L’intelligence du partage est une nouvelle rationalité critique, qui accepte notre finitude, notre destin d’êtres finis, renonce aux mirages métaphysiques et aux promesses théologiques, rejette le fantasme de la puissance. Ce que Janicaud exprime en ces termes : il s’agit pour nous « de désirer une forme d’intelligence, et d’en être comblé, sans présupposer l’idée (ou le mythe) d’une maîtrise intégrale et absolue du réel ». Le nouveau partage, la nouvelle intelligence de notre partage, est avant tout dirigé vers un avenir meilleur. Que nous dit l’intelligence du partage ? Janicaud répond : « Finitude humaine, limitation planétaire ». Renoncer à « l’illusion d’une maîtrise intégrale ». Ne plus viser « une domination intégrale de la nature et du cosmos ». Enfin, et surtout, faire de la question de notre destin la question la plus urgente et la plus grave : « la survie d’une humanité digne de ce nom sur une terre sauvegardée ».

II. Du regard éloigné au regard vide

Abordons maintenant ce qui me semble essentiel dans la pensée de Jean-François Mattéi. L’essentiel dans cette pensée, ce n’est pas tel ou tel thème, tel ou tel concept, telle ou telle analyse, telle ou telle position philosophique. L’essentiel, c’est plutôt le mouvement même de la pensée de Mattéi. L’essentiel, c’est ce que j’ai appelé le souci de la métaphysique, et comment ce souci s’exprime, avec une profondeur exceptionnelle, dans l’ensemble de son œuvre. Mattéi est certainement l’un des plus grands penseurs de la métaphysique aujourd’hui. Etudier sa pensée, c’est faire l’expérience du souci de la métaphysique, dans le double sens de sa critique radicale et de son renouveau. Mais comment étudier cette pensée ? J’ai proposé de le faire à partir d’un examen détaillé du maître ouvrage paru en 2007, qui résume et approfondit tout son parcours philosophique : Le Regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne. Mon projet a deux aspects. Il s’agit d’abord de mieux comprendre la pensée de Mattéi, c’est-à-dire de décortiquer tous les éléments de la recherche métaphysique qui caractérise son ouvrage majeur. Avec la minutie de l’horloger, j’ai tenté de démonter, une par une, les pièces du mécanisme formé par la pensée philosophique ; puis j’ai posé ces pièces, l’une après l’autre, devant le regard critique, jusqu’à risquer quelques arguments, et avancer un certain nombre d’objections. Entrer dans la recherche métaphysique de Mattéi, et engager le dialogue avec lui, au cœur même de la métaphysique et de son souci, c’était cela l’essentiel pour moi.

Le second aspect de mon projet consiste à suivre comment la pensée de Janicaud et celle de Mattéi s’opposent, mais aussi se complètent et se répondent. Le dialogue entre les deux philosophes dure à travers un temps très long, et il se poursuit même à travers la mort. Ainsi, en 2010, Mattéi souligne fortement que Janicaud fut à la fois pour lui « un maître et un ami ». Ce dialogue entre les deux philosophes m’a passionné, et je crois qu’il est aussi essentiel. Pour le dire très vite, Janicaud cherche et éprouve le souci de la métaphysique à partir de l’immanence, de la finitude, de la différence, du destin, et de l’intelligence. Tandis que Mattéi cherche et éprouve le souci de la métaphysique à partir de la transcendance, du Bien, de l’Un, de la dialectique du proche et du lointain, et de l’harmonie du monde. L’essentiel était donc de suivre ces deux chemins de la métaphysique, afin de respecter et de comprendre ces deux voies très différentes, mais qui forment certainement pour nous, aujourd’hui, les deux grands chemins possibles vers la métaphysique et son souci, les deux chemins qu’il faut nécessairement explorer, si l’on prend au sérieux l’exigence même du souci de la métaphysique.

Le point de départ est l’ouvrage commun paru en 1983 : La Métaphysique à la limite. C’est le moment où les deux philosophes se rencontrent et décident d’écrire un livre ensemble. C’est le moment où le dialogue commence. Saisir ce moment privilégié est l’enjeu du premier chapitre de mon livre. Le titre lui-même est très important, parce qu’il peut s’entendre en deux sens. Le premier sens est négatif : la métaphysique est « à bout », « à la limite », et il faut passer à autre chose. Mais le titre peut aussi s’entendre dans un sens plus profond, qui correspond mieux à notre expérience : « la métaphysique malgré tout », « à la limite, oui, la métaphysique, parce qu’il n’y a pas d’autre forme de philosophie possible ». Ce sens concessif doit nous servir de guide, dans la mesure où il permet, à la fois, une critique rigoureuse de la métaphysique et de ses excès, et une ouverture vers l’avenir, un cheminement vers un renouveau de l’inquiétude métaphysique. Or, dès le départ, les deux philosophes s’engagent dans deux voies très différentes. Janicaud s’interroge sur la rationalité et ses possibles. Mattéi questionne l’origine et le commencement, à travers la figure immémoriale du chiasme, cette articulation en forme de croix accordant le haut et le bas, la gauche et la droite, la terre et le ciel, les hommes et les dieux. Dans le premier chapitre de mon livre, j’ai cherché à observer la naissance du souci de la métaphysique pour chacun des deux philosophes, et comment le dialogue s’engage entre eux autour de ce souci, à partir de deux chemins très différents.

Vingt-cinq ans plus tard, paraît le maître ouvrage de Mattéi, Le Regard vide, où il présente et approfondit toute sa recherche métaphysique. Le troisième chapitre de mon livre est consacré à la pensée de Mattéi. Sa thèse principale peut se présenter de la façon suivante. Mattéi soutient que l’identité culturelle de l’Europe est essentiellement métaphysique ; et il affirme que la crise actuelle de l’identité européenne vient précisément de la perte de sa dimension métaphysique. Autrement dit, nous ne sortirons jamais de la crise majeure qui est la nôtre sans la métaphysique, ou contre elle. Mattéi appelle donc à un renouveau de la métaphysique. Cependant, pour que ce renouveau se réalise, il faut la critique radicale de la métaphysique ancienne et de ses excès, mais aussi l’acceptation tout aussi radicale des valeurs de l’identité culturelle de l’Europe, et enfin la confiance retrouvée dans la création et l’innovation métaphysiques. Le chemin dans lequel s’engage Mattéi veut la réconciliation de l’Europe avec elle-même. Il veut la réconciliation de l’homme avec la transcendance. Il veut la réconciliation avec le passé et le futur, la réconciliation avec le proche et le lointain. Ce chemin est assurément une voie étroite et difficile.

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Il est possible de donner une idée des grandes lignes de la pensée de Mattéi, en s’appuyant sur un modèle hégélien, avec trois moments essentiels. Nous partons de l’affirmation de la culture européenne et de ses valeurs. Puis nous passons par la description du négatif, du malheur et de la crise. Et nous aboutissons à la renaissance de la culture européenne, moment de la réconciliation qu’il faut entendre comme la conservation et le dépassement de la métaphysique ancienne par une métaphysique nouvelle. Cet appel en faveur d’une véritable créativité métaphysique qui serait tournée vers l’avenir (et Janicaud, à partir d’un chemin très différent, ne dit au fond pas autre chose), me semble extrêmement convaincant, même s’il pose de nombreuses questions.

Comment s’articulent ces trois moments essentiels de la pensée de Mattéi ?

Dans un premier temps, il s’agit de mettre en lumière les principes universels et abstraits sur lesquels se fonde et s’organise la culture européenne. Selon Mattéi, le sens le plus profond de l’âme européenne se trouve dans la pensée du dépassement de l’immanence vers la hauteur, la transcendance, vers le Bien et l’Idée. La culture européenne ne peut pas se séparer d’un sens unique qui la précède, comme ce foyer unique de l’Idée et de l’Un, qui empêche l’ensemble des significations de l’existence de se disjoindre et de se fragmenter. Fondamentalement, l’âme européenne s’associe toujours à la critique et à l’inquiétude ; c’est un regard interrogatif et sceptique, qui se questionne sans cesse sur lui-même, sur son passé et sur son futur. En sorte que l’identité européenne est une identité narrative, qui fait et défait inlassablement l’intrigue du sens, à travers les récits, les romans et les mythes. Mattéi décrit l’âme européenne comme un élan vers la transcendance qui se tourne tantôt vers le monde, avec un souci de connaissance, tantôt vers la cité, avec un souci de justice, et tantôt vers l’âme elle-même, avec le double souci d’éprouver sa propre vie intérieure et de faire l’expérience de l’infini.

Dans un deuxième temps, il s’agit de penser l’épuisement de la culture européenne. Mattéi veut décrire cet épuisement, évaluer son ampleur et sa gravité, souligner les souffrances et les drames qu’il engendre. Le diagnostic est radical. Ce sont les principes métaphysiques eux-mêmes qui ont poussé l’Europe, et plus largement l’Occident, à se dépasser, jusqu’à produire l’effondrement de la métaphysique, à travers le succès des progrès technoscientifiques et l’esprit de conquête. La crise de la culture européenne vient d’une perversion du mouvement de l’esprit européen. L’élan vers le Bien, l’Idée, la transcendance, a été détourné de sa direction. Il s’est effondré. Il s’est rabattu sur l’immanence, l’éphémère, le sensible. Le sujet moderne brise l’équilibre ancien entre le souci psychologique et le souci cosmique, le proche et le lointain, le dedans et le dehors, la subjectivité et l’universalité. Son regard devient un regard vide, et son monde, un désert. Nos sociétés sont de plus en plus désenchantées, fragmentées, privées de sens, ce qui produit partout la démesure, le malheur, et la destruction. Mattéi propose un grand nombre d’analyses concrètes de cet épuisement.

Enfin, dans un troisième temps, il s’agit d’envisager la renaissance de la culture européenne. Selon Mattéi, l’unique solution viendra d’une renaissance de la métaphysique, c’est-à-dire d’une nouvelle pensée de la métaphysique et de la transcendance, qui ouvrirait le chemin vers un nouveau monde et vers une réconciliation de l’Europe. La critique radicale de la société européenne peut s’associer à une reconnaissance tout aussi radicale des valeurs de l’Europe, c’est-à-dire à une reconnaissance de sa suprématie dans l’exigence d’universalité et dans la capacité de mise en question et d’autocritique. Pour dépasser le nihilisme et l’idéologie de l’immanence, nous devons réhabiliter l’esprit européen : affirmer à nouveau la liberté de jugement et le sens critique, renouer avec la transcendance, refuser la haine de soi et la déconstruction de la métaphysique. Il s’agit de tourner notre regard vers la hauteur, le Bien, l’idée, au sens d’une conversion et d’un acte moral, pour abandonner la démesure de notre époque et son mobilisme sans but ni sens. C’est pourquoi Mattéi peut décrire la renaissance de la culture européenne tantôt comme une pensée de l’harmonie du monde, où s’accompliraient la communion des dieux et des hommes, l’alliance du ciel et de la terre, tantôt comme une œuvre d’art, capable de relier le passé et le futur, le proche et le lointain, pour faire sentir l’unité du monde.

A travers ces trois moments essentiels que je viens de présenter brièvement, on voit que l’originalité de la pensée de Mattéi tient à la place centrale qu’il accorde à la métaphysique. Selon lui, non seulement l’âme européenne est essentiellement métaphysique ; mais surtout, l’unique solution au problème de l’épuisement de la culture européenne sera la renaissance de la métaphysique. Cette thèse générale pose de nombreuses questions. Par exemple : comment la métaphysique pourrait-elle espérer survivre à une destruction qu’elle a produite elle-même, à partir de son essence la plus profonde ? Ou encore : la critique des principes mêmes de la métaphysique n’appartient-elle pas elle aussi, et depuis le XVIII° siècle au moins, à la tradition culturelle de l’Europe ? Ou enfin : le projet de renaissance de la métaphysique ne relève-t-il pas d’une expérience illusoire, ou même de la nostalgie d’un passé à jamais révolu ? Dans la troisième partie de mon livre, j’étudie chacune de ses objections, et d’autres encore. Cependant, et malgré un certain nombre d’objections et de critiques, je crois que la pensée de Jean-François Mattéi est celle d’un maître pour notre temps, un maître qui est un puissant témoin du souci de la métaphysique.

Conclusion

On voit comment l’idée du « souci de la métaphysique » oriente et organise l’ensemble de mon travail. L’expression doit s’entendre en deux sens. Elle désigne d’abord l’inquiétude à l’égard de la métaphysique, c’est-à-dire la conscience et l’analyse de ses excès, de ses dangers, dans la mesure où, selon la perspective heideggérienne, l’accomplissement de la métaphysique est le nom de la domination planétaire des sciences et des techniques, avec l’objectif explicite d’une rationalisation intégrale du réel. Le souci de la métaphysique au moment de son accomplissement exige, pour chacun d’entre nous, de contribuer à la critique de la métaphysique, à sa déconstruction, en exerçant la plus grande vigilance face au désastre et à l’urgence de la situation actuelle. Cependant, l’expression « le souci de la métaphysique » signifie aussi, paradoxalement, l’inquiétude renouvelée en faveur de la métaphysique, le souci persistant de l’exigence métaphysique, la certitude que ce à quoi la métaphysique correspond, et ce qu’elle interroge depuis si longtemps, le Bien, l’Un, l’Être, la Transcendance, l’Absolu, l’Idée, le sens de l’Énigme et du Sacré, la dimension de ce qui se réserve, nous échappe et pourtant nous appelle et nous oriente, la dimension de ce qui s’impose à nous comme un destin et comme un partage, que tout cela ne peut être dépassé ou supprimé par l’homme aujourd’hui, sans risquer un danger extrême et imminent.

Dans l’œuvre de Janicaud et dans celle de Mattéi, nous suivons toujours ce double mouvement : l’inquiétude face aux excès de la métaphysique, face à son emballement, à sa force inouïe, capable d’engendrer la destruction et le malheur, avec la conscience de la nécessité de la critique la plus rigoureuse et la plus intransigeante de la métaphysique ; mais aussi, et dans le même mouvement, le renouveau de l’inquiétude métaphysique, c’est-à-dire le souci à l’égard de la métaphysique, ou plus exactement, à l’égard du cœur le plus profond et le plus intense de la métaphysique, ce cœur que l’on pourrait nommer la fonction « méta », affirmation partagée par nos deux auteurs de la nécessité absolue de conserver et de préserver coûte que coûte le souci de la métaphysique.

Il faut en effet bien mesurer l’enjeu de cette réflexion. Une citation de Hans-Georg Gadamer peut nous y aider : « Aujourd’hui semble être devenu vrai ce que Hegel – à partir de son engagement complet en faveur de la cause de la philosophie – considérait comme une impossible contradiction, quand il disait qu’un peuple sans métaphysique serait comparable à un temple dépourvu de sanctuaire, un temple dans lequel rien n’habiterait plus, un temple vide, et qui de ce fait serait lui-même réduit à rien » 6. La citation de Gadamer termine l’article de Janicaud sur « La philosophie comme intelligence du partage rationnel » 7. Et il faut remarquer qu’elle correspond très exactement à ce que Mattéi nomme, pour sa part, « le regard vide ». L’expression « le regard vide » vient de l’analyse célèbre de Hegel qui décrit comment, après l’instauration du christianisme et la décadence du monde romain, les statues antiques aux yeux vides ne sont plus pour nous, en dépit de leur beauté, que « des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie » 8. Tel est donc l’enjeu vertigineux : un homme qui aurait perdu toute métaphysique ne serait-il pas devenu par là même un homme au regard vide ? Comment penser l’homme sans la transcendance, sans l’expérience spirituelle, sans la conscience et le respect de ce qui le dépasse ?

La thèse principale que je soutiens peut ainsi se présenter très simplement : seul le souci de la métaphysique, au double sens de sa critique et de son renouveau, peut nous réconcilier avec la métaphysique. C’est pourquoi, désormais, mon travail vise à poursuivre et à approfondir l’idée du souci de la métaphysique, à partir de la pensée de Dominique Janicaud et de Jean-François Mattéi, mais aussi, et surtout, en élargissant la réflexion à d’autres pensées et à d’autres perspectives. Cette tâche commande d’explorer des chemins, d’envisager des voies possibles, en écoutant et en discutant la parole de maîtres qui sont aujourd’hui pour nous les témoins de l’inquiétude métaphysique.

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Regards croisés

  1. Marc Herceg, Le souci de la métaphysique. Trois études sur Dominique Janicaud et Jean-François Mattéi, Ovadia, 2013
  2. Dominique Janicaud et Jean-François Mattéi, La Métaphysique à la limite. Cinq études sur Heidegger, Paris, PUF, collection « Épiméthée », 1983. Réédition sous le titre : Heidegger et la métaphysique, Nice, Ovadia, collection « Chemins de pensée », 2010, avec un « Avant-Propos » de Jean-François Mattéi.
  3. Jean-François Mattéi, Le Regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne, Paris, Flammarion, 2007.
  4. Critique, juin-juillet 1976, repris dans À nouveau la philosophie, Paris, Éditions Albin Michel, 1991
  5. Dominique Janicaud, Aristote aux Champs-Élysées. Promenades et libres essais philosophiques, La Versanne, Éditions Encre Marine, 2003
  6. Hans-Georg Gadamer, Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft, Frankfurt, Suhrkamp, 1976, p. 9-10.
  7. Dominique Janicaud, « La philosophie comme intelligence du partage rationnel », in Formes et crises de la rationalité au XX° siècle, tome 1, « Philosophie », Noésis n° 5, hiver 2002-2003, p. 116.
  8. G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit (1807), Paris, Aubier, 1939, tome II, p. 261. Cité par Mattéi in Le Regard vide, op.cit., p. 34.
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