La partie précédente de la recension est consultable à cette adresse.
H : La ruinance de la vie facticielle
C’est ce sens d’accomplissement de la vie comme mobilité que Heidegger analyse dans l’ultime chapitre, inachevé, sous le nom de « ruinance (Ruinanz ». Cette notion est le pré-nom du Verfallen, la déchéance, terme qui apparaît en 1922 dans le Rapport Natorp. Pour préciser sa signification, Heidegger précise entre parenthèses : « (ruina – Sturz) » (p. 180). Ruina est traduit en allemand par Heidegger par Sturz, c’est-à-dire, la chute1. La ruinance est donc cette mobilité de la vie par laquelle elle chute sur son monde en s’en souciant. Mais dans ce phénomène, Heidegger identifie une intensification du souci qui désigne le fait qu’en son accomplissement, le se-soucier se vise lui-même, le se-soucier se prend lui-même en souci, mais un souci qui prend figure mondaine, conformément à sa reluisance sur son monde. Cette modalité du se-soucier pris en souci est ce que Heidegger appelle Besorgnis, que Philippe Arjakovsky traduit par « souci angoissé », ce qui nous semble égarant, dans la mesure où cette traduction peut faire croire au lecteur français qu’il est question de l’angoisse (Angst) dans ce cours, alors que ce n’est pas le cas, et que l’angoisse n’est thématisée comme la disposition affective qui porte le Dasein devant lui-même qu’à partir de 1924, dans le manuscrit Der Begriff der Zeit. De même, associer le Besorgnis à l’angoisse laisse entendre que Heidegger vise par ce terme la modalité authentique du souci comme souci de soi, ce qui n’est pas le cas, puisque ce terme intervient dans l’analyse de la ruinance, donc de l’inauthenticité. A cette époque, la modalité authentique du souci de soi a plutôt pour nom Bekümmerung. Heidegger esquisse une analyse « kaïrologique » de ce souci, cette notion de kaïros renvoyant bien évidemment à Aristote, mais aussi à saint Paul, à l’analyse de la temporalité de la vie chrétienne développée dans Introduction à la phénoménologie de la religion (Ga 60). On peut voir dans ces pages une première tentative d’interpréter la temporalité immanente de la vie en des termes encore très différents de ceux d’Être et temps, mais où Heidegger voit déjà que le temps ne peut plus être pensé comme un cadre objectif pour la mise en ordre d’une succession d’événements (qui est l’Histoire, Geschichte), mais comme un rythme immanent à la mobilité de la vie qui est l’historique (Historische).
De ce point de vue, cet Historische semble bien être le pré-nom de ce que Heidegger appellera historialité (Geschichtlichkeit) du Dasein dans Sein und Zeit. La ruinance, d’un point de vue kaïrologique, consiste à éliminer le temps, à n’avoir pas le temps, donc à éliminer l’historicité immanente de la vie, et on peut voir là l’anticipation de l’historialité inauthentique du Dasein, dont Heidegger dit dans Être et temps qu’elle a pour caractéristique de ne jamais avoir le temps, happée qu’elle est par les urgences du monde qui l’accapare. A partir de ce souci, quatre caractères de la ruinance apparaissent, que Heidegger nomme d’un nom allemand, puis d’un nom forgé sur une racine latine : 1. Le séductif (tentatif) 2. Le rassurant (quiétif) 3. L’aliénant (aliénatif) 4. L’anéantissant (négatif). On reconnaît là en partie la caractérisation de la déchéance dans le § 38 de Sein und Zeit selon les quatre traits de la tentation, du rassurement, de l’aliénation et de la captation par soi. Seul le quatrième trait est différent2, mais, à travers la problématique du néant, il annonce bien des intuitions de la conférence de 1929, « Qu’est-ce que la métaphysique ? ».
Ces quatre caractères sont des indications formelles, et Heidegger prend soin d’indiquer que l’indication formelle n’a pas seulement une fonction indicative, à savoir indiquer la direction où porter le regard pour voir le phénomène à interpréter, mais aussi une fonction prohibitive, un caractère d’interdiction, en cela qu’elle empêche de comprendre ces caractères comme des déterminations fondamentales de l’être en soi de la vie, comme si Heidegger voulait instaurer une métaphysique de la vie à la manière de Bergson, c’est-à-dire une intuition de la vie absolue. Elle interdit de faire des ces caractères une connaissance absolue de la vie en-soi, qui oublierait que ces caractères relèvent d’une interprétation relative à un contexte d’interprétation, à des présuppositions, à une saisie préalable et à un temps déterminés. Autrement dit, l’indication formelle exige d’assumer totalement la relativité historique de l’interprétation. Heidegger n’aborde que rapidement la tentation pour préciser que ce caractère de la ruinance ne désigne pas un quelque chose de tentateur qui ferait face à la vie, il ne s’agit pas de montrer que la vie est exposée à des tentations, ce qui éloigne l’herméneutique de la vie facticielle du sens religieux de la tentation, mais il s’agit de montrer que la tentation est immanente à la vie, car c’est le se-soucier lui-même qui se comporte de manière tentatrice, qui est une chute sur le monde. Mais c’est finalement l’anéantissant (négatif) qui fait l’objet d’une longue analyse. L’intérêt de ce quatrième caractère de la ruinance est de faire signe vers ce vers quoi la ruinance est en ruinance, c’est-à-dire ce vers quoi la vie chute, ce vers quoi sa mobilité se meut, à savoir : le rien. Cette affirmation peut étonner, dans la mesure où l’on aurait tendance à penser que ce vers quoi la vie chute est le monde, mais ces affirmations ne sont pas nécessairement contradictoires, si l’on se souvient que Heidegger faire du rien, du néant, un caractère du monde, dans Sein und Zeit. A la vérité, ce rien n’est pas le point d’impact de la chute, cela où la vie termine sa chute, mais bien plutôt le fait que la chute ne se termine pas dans un lieu qui serait séparé de la vie et étranger à elle. Il n’y a en fait aucun point d’impact possible qui mettrait fin à la chute, de sorte que la chute est chute et rien d’autre. En ce sens, ce vers quoi la chute s’oriente n’est pas en dehors de la vie comme un élément qui lui viendrait de l’extérieur, il est immanent à la vie :
« Le vers-quoi de la chute n’est pas quelque chose qui lui est étranger, il relève lui-même du caractère de la vie facticielle et est à vrai dire « le rien de la vie facticielle » » (p. 197).
Même si Heidegger ne prononce pas encore ce mot à cette époque, on peut comprendre que ce rien immanent à la vie est sa finitude. Le fait qu’il soit un caractère de la vie facticielle coïncide tout à fait avec l’identification de ce rien au monde dans Être et temps, dans la mesure où Heidegger y précise bien que le monde est un existential du Dasein, pas quelque chose qui lui vient du dehors. Heidegger se confronte alors à l’objection qu’il affronte aussi dans la première section de la conférence de 1929, à savoir que le rien n’est, à première vue, rien du tout. Or, ce n’est pas le cas, car il y a un rien, le rien (das Nichts) de la vie facticielle, dont on ne peut pas dire qu’il n’est jamais que rien et rien de plus (nichts). Heidegger joue ici sur Nichts et nichts, « néant » et « pas de », comme il le fera encore en 1929, pour les différencier. Il dessine une ligne d’interprétation qui va du plus originaire au plus dérivé, et que l’on retrouve aussi en 1929 : rien (Nichts) – ne-pas (Nicht) – non (Nein). On le voit, le sens logique de la négation dérive du sens originaire du rien immanent à la vie facticielle, ce qui interdit d’objecter à Heidegger qu’il ferait un usage illogique du mot « rien ». Heidegger entend tout particulièrement récuser l’objection d’après laquelle parler du « rien » c’est en faire quelque chose, et donc inverser en son contraire ce dont on parle :
« En tant que formel, le rien est, quant à son propre sens d’objet, précisément un « quelque chose ». C’est pourquoi, lorsque, au cours d’une interprétation concrète, on entend dire : « ce rien est un quelque chose », ce propos est pleinement justifié du point de vue de l’objectivité, et on n’en viendra pas à bout par une argumentation superficielle qui dirait par exemple : ici se trouve déjà une contradiction, car le rien (das Nichts) n’est justement pas quelque chose, mais rien (nichts). De telles argumentations ne veulent « rien » dire et, pour cette raison, conviennent extraordinairement bien pour des « entretiens philosophiques ». » (p. 198).
Das Nichts, ce n’est justement pas nichts, le rien n’est pas rien. Dans le § 40 de Sein und Zeit, Heidegger part du sens ontique et dérivé du rien comme absence d’étant subsistant (vorhanden) ou à portée de la main (zuhanden) pour remonter en-deçà vers le sens ontologique et originaire du rien qui est le monde comme monde ouvert dans l’angoisse. La démarche est semblable ici, puisqu’il analyse d’abord les sens dérivés du rien, comme l’absence d’événements, l’absence de réussite dans la vie, l’absence d’espoir, sans que cette liste soit exhaustive, pour montrer que le sens du rien le plus facile d’accès est l’absence d’être subsistant (Vorhanden-sein) et l’absence d’être disponible (Verfügung-sein)3. Mais ce sens le plus évident à comprendre du rien n’est pas son sens le plus originaire. Dans ce sens dérivé, le rien est encore assimilable à un vide et Heidegger s’appuie ici, comme il le fera dans le § 40 d’Être et temps et dans la conférence de 1929, sur la manière quotidienne de parler du rien, comme lorsqu’on dit « il n’y a rien là ». De son côté, le rien de la vie facticielle n’est pas à comprendre à partir du vide, comme si ce rien pouvait donner lieu à un remplissement. Ce rien est quelque chose qui participe à la temporalisation, c’est-à-dire à l’accomplissement, de la chute. C’est en ce sens que Heidegger peut dire de la chute qu’elle est un « anéantissement (Vernichtung) », et il place le terme entre guillemets, pour signaler que le terme est impropre en cela qu’il peut signifier que la vie cesse d’être, alors que cet anéantissement désigne au contraire la manière dont la vie est, accomplit son être, dans la ruinance. Pour cette raison, Heidegger préfère finalement forger le terme de Nichtung, néantissement, comme il le fera encore en 1929, quoi qu’en un sens différent. Ce mot signifie que le rien de la vie temporalise l’accomplissement de la mobilité en un néantissement déterminé. Le Nichts est Nichtung, car il est un processus, le processus de temporalisation et d’accomplissement de la vie dans sa mobilité qu’est la ruinance. Heidegger peut dès lors en fournir une définition formelle : « le rien de la vie facticielle est la manière qui lui est propre de ne pas survenir dans son être-là ruinant » (p. 200). C’est ici qu’on peut voir que le rien n’a pas encore pour Heidegger le sens qu’il aura en 1927 et en 1929, où il est ce qui devient manifeste dans l’authenticité, et ce qui est masqué dans l’inauthenticité, alors qu’ici, le rien désigne le Nichtvorkommen, le fait que la vie ne survient pas, caractéristique de la ruinance où la vie est verrouillée, en fuite devant elle-même : « Plus la vie facticielle vit dans sa modalité ruinante du se-soucier, plus instamment et du même coup plus implicitement se soucie-t-elle de ne pas survenir elle-même pour elle-même » (ibid.). Ce « ne pas survenir » n’est pas le « ne pas être là (Nichtdasein) » d’une chose dans le monde, mais au contraire la manière dont la vie est « encore là (noch Dasein) » dans son monde ambiant. Elle ne survient pas comme vie facticielle, mais se rencontre encore elle-même à partir de son monde, dont elle ne se démarque pas, conformément à l’effacement de la distance, de sorte qu’elle a le caractère de l’Undurchsichtigen, le non-transparent, mot dans lequel s’annonce ce qui sera à l’inverse la vue authentique du Dasein sur lui-même dans Sein und Zeit, à savoir la Durchsichtigkeit. On peut sans doute retrouver un écho de cette analyse du rien en rapport avec la ruinance dans le § 58 de Sein und Zeit, où l’être-en-faute du Dasein est déterminé comme Nichtigkeit, nullité ontologique, autrement dit finitude, dont une dimension est le ne pas (nicht) être soi-même caractéristique de la déchéance. Cette manière de ne pas survenir de la vie mondaine lors même qu’elle est encore là et rencontrée à partir du monde, Heidegger la détermine comme Widerständigkeit4, la résistance de la vie à sa survenue, résistance qui est le pendant, du côté de la vie, de la Gegenständlichkeit, l’objectité du monde et des objets mondains dotés de signifiance dans lesquels la vie est plongée et à partir desquels elle se rencontre elle-même. Cette résistance propre à la vie en sa ruinance a pour conséquence que l’interprétation philosophique semble ne pas pouvoir s’appuyer sur la donation immédiate, puisqu’en celle-ci la vie n’est justement pas proprement donnée. Il ne s’agit pas pour autant, tel Hegel, d’opposer à cette immédiateté des médiations dialectiques. Il s’agit de comprendre que la philosophie peut s’appuyer sur le fait que la vie est aussi caractérisée par la Fraglichkeit, la problématicité, le fait d’être à elle-même une question, un questionnement qui l’habite. C’est là une dimension de la vie que Heidegger a trouvé chez Augustin dans le cours précédent, dans l’interprétation du Quaestio mihi factus sum, le « je suis devenu une question pour moi-même ». On peut voir peut-être dans cette Fraglichkeit de la vie facticielle une anticipation de la caractérisation du Dasein au § 9 de Sein und Zeit comme cet étant pour lequel il y va en son être de cet être même, donc cet étant pour lequel son être est en question. De même que l’analytique existentiale est rendue possible par la compréhension de son être par le Dasein, la philosophie comme herméneutique de la vie facticielle est rendue possible par cette Fraglichkeit qui lui est immanente. En effet, la vie facticielle est un dialogue (Zwiesprache) par laquelle il lui est possible de s’interpréter5. L’interprétation philosophique de la facticité s’appuie sur cette problématicité de la vie pour se frayer un accès à elle. Si la ruinance est une mouvement qui nous ferme l’accès à la vie, alors cet accès exige l’accomplissement d’un contre-mouvement (Gegenbewegung) qui est celui de la philosophie : « Une mobilité contre-ruinante est celle de l’accomplissement de l’interprétation philosophique, et de telle manière qu’elle s’accomplit dans la modalité d’accès appropriante de la problématicité (Fraglichkeit) » (p. 206). C’est dans ce questionnement que la vie vient à l’autodonation, mais d’une manière qui n’a rien à voir avec le mode de donation immédiate du monde, et rien non plus à voir avec la donation de soi dans une intuition venant remplir la visée théorétique d’un objet à connaître, et c’est ici Husserl qui est visé, à savoir l’exploration du champ de la conscience à travers de actes réflexifs sur ses vécus.
I : Les appendices
L’appendice I est un long texte dont Heidegger a lu des extraits lors de son cours, et qui s’intitule « Présupposition ». Ce titre renvoie à cet ensemble de présuppositions qui conditionne toute interprétation et avec lequel la philosophie doit s’expliquer afin de n’être pas dogmatique. L’enjeu est l’objectivité et la validité de l’interprétation philosophique. Cette dimension de présupposition (Voraus-setzung), de position par avance, est un geschichtlich-historiches Voraus-dasein, un être là d’avance6 historique qui caractérise la vie, ou, pourrait-on dire, un être déjà là conditionné historiquement. On peut voir là l’anticipation de ce que Heidegger caractérisera dans Sein und Zeit comme l’être déjà dans un monde, la facticité, l’être-jeté, et il caractérise ici justement cette dimension de position préalable par le terme de facticité : « Le champ du problème dans lequel s’accomplissent ces déterminations est ce pour quoi nous employons le terme de facticité » (p. 215). La vie est factice, cela signifie que la vie est toujours historique, temporelle, et que cela conditionne toutes ses interprétations. L’interprétation, on l’a vu, suppose toujours une saisie préalable, mais celle-ci tire son origine de la dimension de présupposition historique constitutive de la vie. On peut ici reconnaître ce que Heidegger approfondira dans le § 6 de Sein und Zeit, à savoir que le Dasein est caractérisé par l’historialité, qui est de prime abord historialité impropre où il se laisse déterminer sans le savoir par la tradition qui lui fournit sa compréhension des choses et de lui-même, donc un ensemble de présuppositions qui n’apparaissent pas comme telles et avec lesquelles il ne s’explique pas. C’est contre cette tendance à laisser un passé occulté nous conditionner que Heidegger forge la méthode de la destruction phénoménologique qui déconstruit cette tradition pour se l’approprier authentiquement.
Le 1. montre comment les sciences ont leur présupposition, à savoir comme un ensemble de présuppositions théoriques propres à chaque science que cette science ne saisit pas et dont elle ne se préoccupe pas, mais cette absence de considération de ses présuppositions n’est pas un défaut, et c’est une position à l’égard des sciences que Heidegger maintiendra toujours, puisque c’est là le sens de la fameuse formule, si mal comprise, d’après laquelle « la science ne pense pas » (Cf. Qu’appelle-t-on penser ?).
C’est, montre 2., à la philosophie qu’il revient de questionner les présuppositions, et donc aussi les siennes : le philosopher porte facticement la présupposition à son appropriation, et c’est en ce sens qu’il est existentiellement contre-ruinant, car la ruinance fait que la vie occulte sa présupposition, tout comme dans Sein und Zeit la déchéance fait que le Dasein se comprend réflectivement à partir de l’interprétation courante de son époque, comme si elle allait de soi, sans jamais s’expliquer avec la tradition qui la conditionne (historialité inauthentique). Plus encore : dans l’appropriation de la présupposition, le philosopher voit la présupposition comme n’étant pas éliminable, c’est-à-dire qu’il comprend que toute interprétation, par définition, est conditionnée par la présupposition, autrement dit qu’une absence de préjugés est un idéal de connaissance impossible à atteindre, donc qu’une connaissance anhistorique, absolue, d’une vérité éternelle, est un non-sens, et c’est ici le platonisme qui est visé, associé au cartésianisme, et derrière cela la conception husserlienne de la phénoménologie comme science eidétique anhistorique de la région conscience, qui a pour objet de saisir des idéalités, des aprioris omnitemporels, critique qui trouvera son accomplissement dans la critique des vérités éternelles en philosophie qu’Heidegger élabore au paragraphe 44 c) de Sein und Zeit. Assumer le caractère inéliminable de la présupposition dans son appropriation, c’est rejeter ce que Heidegger appellera en 1923 dans Ga 63 le préjugé de l’absence de préjugés, « le point de vue libre de tout point de vue », c’est rejeter la saisie d’un « en-soi extra-temporel chimérique » (Cf. notre recension). De ce point de vue, c’est toute l’histoire de la philosophie, de Platon à Husserl, en passant par Descartes, qui relève de la ruinance, et c’est le philosopher herméneutique heideggerien qui est une saisie contre-ruinante de la vie mondaine, et Heidegger précise bien que cette vue n’est pas une prise de connaissance, récusant ici le primat husserlien du théorétique, et plus largement l’idée de saisir la vie dans le cadre d’une théorie de la connaissance. La définition de la philosophie donnée dans le cours a insisté sur la nécessité d’élaborer une saisie préalable, et cela signifiait précisément cette explication avec la présupposition, à savoir le fait que par l’élaboration de cette saisie préalable, elle se projette sur l’être là d’avance pour l’expliciter, plutôt que de le laisser nous déterminer comme c’est le cas dans la ruinance. Ce qu’il s’agit de s’approprier dans cette élaboration de la saisie préalable, c’est le sens d’être de l’étant, ce qui est, on l’a vu, l’objet propre de la philosophie dans la définition qui en a été donnée dans le cours. Cela signifie que sans cette explication avec l’être là d’avance, la vie se laisse prescrire le sens d’être de l’étant de manière non-critique, et c’est une idée que l’on retrouve en Ga 63 et dans Sein und Zeit, à savoir que dans la déchéance, le Dasein se laisse prescrire par la tradition, par l’histoire de l’ontologie des Grecs à nos jours, le sens d’être de l’étant comme Vorhandenheit, subsistance. Cette explication avec l’être là d’avance, c’est l’explication avec la situation qui est la nôtre, et Heidegger a insisté largement dans sa définition du philosopher sur l’exigence essentielle d’appropriation de la situation. La philosophie, c’est la modalité de la vie facticielle en laquelle elle s’approprie sa situation, donc est contre-ruinante, et s’interprète elle-même.
Le 3. pose le problème du « caractère conditionné de l’interprétation » : « Die Bedingtheit der Interpretation »7. Ce conditionnement de l’interprétation par la présupposition ne doit pas signifier que les interprétations doivent être prises de manière dogmatique. Elles ne sont pas avancées selon une tendance dogmatique (dogmatischen Tendenz)8. Dès lors, le risque pour Heidegger est de se voir attaquer sous les termes de « relativisme » et de « scepticisme », et c’est là une nouvelle allusion à Husserl et une explication avec sa conception de la phénoménologie, dans la mesure où ce dernier, on le sait, s’est toujours efforcé de faire de la phénoménologie une philosophie conforme à l’idéal de science rigoureuse, en récusant à chaque fois le scepticisme et le relativisme. La réponse de Heidegger consiste à dire que ce reproche n’a de sens que depuis un présupposé, à savoir une conception non-interrogée, donc une présupposition justement, une conception non-interrogée, donc, de l’idéal de la connaissance et de la vérité en philosophie comme objectivité et absoluité. Il s’agit là d’une saisie préalable à l’égard de la connaissance dont le séjour traditionnel est inauthentique, c’est-à-dire qu’il n’a pas fait l’objet d’une explication avec cette tradition qui lui prescrit cette saisie préalable de la connaissance. Or, quelle raison y a-t-il d’accepter cet idéal de connaissance d’une vérité absolue en philosophie, c’est-à-dire une vérité invariante, anhistorique ? Heidegger fait remarquer qu’elle n’y est jamais parvenue, dès lors qu’on constate dans l’histoire de la philosophie une mutation des positions philosophiques, et jamais l’établissement de vérités absolues, donc invariantes. C’est pourquoi, contre Husserl, Heidegger affirme :
« il n’y a pas la moindre raison d’assigner, en droit, à la philosophie la norme d’une connaissance absolue de la vérité » (p. 220).
Comme le reproche de scepticisme et de relativisme n’a de sens qu’à l’aune de cette norme, la légitimité de ce reproche disparaît avec elle. Heidegger anticipe ici sur sa critique de « l’en-soi extra-temporel chimérique » de Ga 63, et surtout sur son explication avec Husserl en 1923-1924, dans Ga 17 (Cf. notre recension), où Heidegger reconduira cet idéal de connaissance de vérité absolue en philosophie à un souci de connaissance connue, un souci de certitude, présent chez Husserl et hérité de Descartes, qui relève de la déchéance, dans laquelle le Dasein fuit sa facticité, sa temporalité et son historialité foncières au profit de cette vérité idéale anhistorique. La peur du relativisme est au fond la peur devant le Dasein lui-même, devant sa finitude. Mais Heidegger doit affronter l’objection logique d’après laquelle la négation de la vérité absolue se contredit elle-même puisqu’elle prétend être une vérité absolue. Il répond que cet argument est propre à la logique formelle qui fait abstraction de l’accomplissement concret du philosopher et de son rapport à son objet, donc n’a rien à voir avec lui. Il peut en conclure qu’« on doit se garder de perpétuer l’usage comme opiacé de l’idée de vérité absolue » (p. 221)9. Cependant, qu’est-ce qui fait la validité des propositions en philosophie ? Pas la question de savoir si elles sont ou non universellement démontrables. La philosophie n’est pas démonstrative, elle est herméneutique, elle interprète. Il s’agit dès lors de savoir ce qui fait la validité de l’interprétation (Verbindlichkeit der Interpretation)10, c’est-à-dire ce qui nous oblige à la tenir pour vraie. Cela tient au caractère vivant de cette validité, et cette validité est vivante dans l’accomplissement, dans la temporalisation de la compréhension de cette interprétation. C’est ce que Heidegger appelle la Verlebendingung, c’est-à-dire le fait de rendre vivante la validité de l’interprétation dans l’accomplissement de la compréhension qui incombe à chacun dans sa propre vie facticielle. C’est cette « vitalisation » de la validité de l’interprétation qui porte l’objet à la saisie authentique. Encore faut-il savoir ce qu’il en est de l’objet de la philosophie.
Le 4. trace un chemin vers l’objet de la philosophie à partir d’une triple alternative formulée en termes kierkegaardiens de « entweder… oder », « ou bien… ou bien ». Jean Greisch a expliqué ce passage de manière particulièrement éclairante dans L’arbre de la vie et l’arbre du savoir11, et nous résumons ici son interprétation. La première alternative consiste à choisir entre une philosophie de la culture, qui analyse les réalisations de l’homme, et une interrogation qui prend pour objet l’être humain dans sa modalité d’être, en tant qu’origine de ces réalisations. Si on choisit cette seconde possibilité, alors se pose la seconde alternative qui consiste à choisir entre l’investigation de l’homme pris comme objet de curiosité par la psychologie et l’histoire, et une analyse de l’être humain dans ce qu’il est (Was) et comment il est (Wie), c’est-à-dire dans son sens d’être. Si on choisit cette seconde possibilité, alors se pose la troisième alternative qui consiste à choisir entre une description qui énumère sans ordre des possibilités de vie, comme le font les typologie des visions du monde, par exemple celle de Dilthey, et une recherche qui suit une tendance qui cherche, au sein de la situation, à se frayer une voie d’accès à son objet qui est la vie facticielle, et à rendre vivant la validité de l’objet de la philosophie. C’est en parcourant les trois alternatives et en se décidant à chaque fois pour la seconde branche que l’objet de la philosophie est déterminé.
Le 5. porte sur l’orientation du questionnement philosophique12. La saisie de cet objet de la philosophie dans le philosopher est l’accomplissement d’une tendance qui est là dans cet objet, donc dans la vie facticielle, à savoir sa tendance à être sur le mode du « s’amener à s’avoir soi-même » (Sich-selbst-zum-Haben-Bringens). Il s’agit là pour Heidegger de penser la manière dont la vie se rapporte à elle-même, à savoir surtout pas comme à un objet de connaissance pris en vue dans un rapport théorique, mais dans un rapport à soi que Heidegger décrit en terme d’avoir. La vie est selon le sens d’accomplissement du « s’avoir » (sich Haben), dont les deux modalités fondamentales sont l’appropriation de soi et la perte de soi, et nous reconnaissons là ce que Sein und Zeit déterminera comme les deux possibilités fondamentales du Dasein que sont l’authenticité et l’inauthenticité. Ce « s’avoir soi-même » est manifestement le pré-nom de ce que Heidegger appelle dans le § 9 de Sein und Zeit la Jemeinigkeit13, le fait que l’être du Dasein est à chaque fois mien, ce qui désigne le rapport du Dasein à son propre être, rapport qui a deux possibilités, qui sont le fait de se gagner soi-même, l’authenticité, ou de se perdre soi-même, l’inauthenticité. Dans Sein und Zeit, Heidegger abandonne manifestement le verbe avoir, sans doute parce qu’il souligne que le Dasein n’« a » pas sa possibilité devant lui, il l’est. L’essentiel, pour Heidegger, est de faire comprendre que le « se », dans le « s’avoir », n’exprime pas un « moi », et l’avoir en question n’est pas à comprendre comme relevant d’une observation de soi ou de la réflexivité, en opposition manifeste avec la phénoménologie husserlienne de la conscience comme égologie. Choisir l’être humain, la vie facticielle dans sa concrétion historique, ce n’est donc pas élaborer une nouvelle métaphysique du moi. La question de la philosophie est celle du sens d’être de la vie facticielle, et Heidegger donne de cette question une indication formelle consistant à la comprendre comme la question portant sur le « je suis », pour autant que la vie facticielle prise pour objet est bien celle que je suis moi-même. Ici, une erreur fatale est possible, qui a en fait été commise par Descartes autant que par Husserl, et qui consiste à faire porter le poids de la question sur le « je », plutôt que sur le sens du « suis ». La métaphysique du moi et tous les idéalismes égologiques procèdent de cette erreur, et omettent inévitablement ce que veut élucider l’herméneutique heideggerienne, à savoir le sens du « suis », et non pas du « je ». Il faut creuser le sens du sum dans le cogito sum cartésien. Ici a lieu sans doute la toute première explication de Heidegger avec Descartes, qui trouvera son accomplissement dans Introduction à la recherche phénoménologique (Ga 17). Un ratage a lieu chez Descartes en ce qu’il présuppose le sens d’être du sum et se concentre sur l’ego dont il s’agit de s’assurer en posant en toute certitude son existence. Cette critique de Descartes est reprise au § 10 de Sein und Zeit14. Comme toujours lorsque Heidegger s’explique avec Descartes, il y va d’une critique du cartésianisme de Husserl. Ce dernier, comme Descartes, n’a pas interrogé le sens d’être de la conscience, et a donc omis la question de l’être, comme Heidegger le dira en Ga 17 et Ga 20. Avec cette indication formelle de la question de la philosophie dans le « je suis », il ne s’agit donc pas d’orienter la philosophie sur le problème du moi. Il s’agit d’élucider le sens d’être de la vie, mais la vie vit au sein de son monde, et se rencontre d’abord elle-même à partir de son monde, de sorte qu’il est hors de question pour Heidegger de faire d’elle une région particulière séparée du monde à la manière de Husserl, fixant pour objet de la phénoménologie la région conscience. Dès lors, l’indication formelle qu’est le « je suis » s’accomplit sous la forme du « suis-je ? », soulignant que la question porte sur l’être. On peut voir dans cette question une volonté de demeurer fidèle au quaestio mihi factus sum augustinien, le fait que mon être est une question. A l’inverse de Descartes, ayant par avance et sans explicitation déterminé l’être de l’ego comme res, comme substance, il s’agit dans cet indication formelle de laisser complètement indéterminé le « soi » pour se préserver de toute idée préconçue. Cette indétermination n’est pas du tout un défaut, un manque imputable à une mauvaise méthode, elle est justement le propre de ces définitions qu’on appelle des indications formelles, comme Heidegger l’a montré au début du cours : c’est une indétermination qui laisse ouverte la tâche de déterminer l’objet en question dans l’accomplissement de sa rencontre, lorsqu’est suivie la direction indiquée dans l’indication formelle.
Le 6. montre que l’accomplissement de la question « suis-je ? » amène l’objectité qu’est la vie à la rencontre en s’appuyant sur ses mobilités contre-ruinantes, dans la mesure où la ruinance est la fuite de cette rencontre. Il s’agit de faire en sorte que la vie se rencontre en tant que vie, donc de faire face à la résistance véhémente qu’oppose la vie pour la mettre à l’épreuve. Le mode de connaissance qui se rapporte à elle est la « souciance fondamentale » (Grundbekümmerung), qui est un souci de préserver la vie en sa temporalité, c’est-à-dire de ne jamais la saisir à la manière d’une chose absolue, inaltérable, de manière abstraite et idéalisante, mais toujours dans sa facticité concrète, toujours dans sa temporalité, ce à quoi la vie résiste de part sa ruinance. Le sens de la mobilité de l’interprétation philosophique factice est donc contre-ruinant.
Le 7. pose alors le problème de savoir comment on doit déterminer la saisie préalable de l’objet, puisque s’expliquer avec la présupposition de l’interprétation consiste justement à discuter la saisie préalable, plutôt que de se la laisser prescrire de manière non-critique par la tradition. Ce qui doit présider au choix de la saisie préalable, ce sont les exigences de l’objet lui-même, de ce qu’il est, de comment il est et est eu, afin de ne pas lui prescrire une conceptualité qui lui serait inadéquate, ce qui a toujours lieu si on suit la ruinance de la vie par laquelle elle se fuit.
Le texte intitulé « Présupposition » se termine de manière abrupte, et on peut supposer qu’il est inachevé.
L’appendice II est constitué de 17 feuillets épars que Heidegger a rassemblés avec son cours dans son manuscrit. Le premier est constitué de citations de Kierkegaard et Luther. Une citation de ce dernier retient tout particulièrement notre attention : « Statim enim ab utero matris mori incipimus », « Car c’est dès le sein de notre mère que nous commençons à mourir ». On voit là que c’est à l’époque de ce cours que Heidegger commence à s’intéresser au problème de la mort, ce qui est attesté par le fait que la première analyse du rapport de la vie facticielle à sa mort a lieu en 1922 dans le Rapport Natorp. On peut s’étonner du fait que dans Sein und Zeit, Heidegger ait préféré à cette citation celle du Paysan de Bohème, qui s’en inspire peut-être : « Dès qu’un homme vient à la vie, il est assez vieux pour mourir ». Le deuxième feuillet précise le statut de ce cours, à savoir qu’il est une étude transitoire pour l’interprétation d’Aristote, et fixe un programme de recherche qui ne sera pas tenu : des interprétations du Nouveau Testament, de la patristique, d’Augustin, de Luther. Le feuillet 16 est intéressant en ce que Heidegger récuse toute interprétation de la philosophie comme religieuse, et il est vrai que son orientation sur la mystique médiévale, sur saint Paul, sur saint Augustin, sur Luther, peut, de ce point de vue, prêter à malentendu. La philosophie, dit Heidegger, est principiellement athée, elle refuse l’outrecuidance de déterminer Dieu.
Conclusion
Le tome 61 de l’édition intégrale des œuvres de Heidegger est d’une importance capitale. Sa traduction pose d’énormes problèmes, et il nous semble que le traducteur a rarement choisi la voie la plus évidente pour les résoudre, de sorte que le lecteur français risque d’avoir de très grandes difficultés à y comprendre quelque chose sans comparer la traduction française au texte allemand. L’objectif de cette recension était de revenir au texte allemand pour permettre, autant que faire se peut, à ce lecteur de comprendre ces problèmes. Espérons que les derniers volumes de la première période de cours à Fribourg (Ga 56/57, Ga 58, Ga 62), soient rapidement traduits pour compléter la collection des traductions récentes de Ga 59, Ga 60, Ga 61 et Ga 63.
- Philippe Arjakovsky traduit Sturz par « effondrement », ce qui ne convient pas, car une chose qui s’effondre s’effondre sur elle-même et cesse d’être, est détruite, alors que la ruinance est une chute de la vie sur le monde, et n’est pas une perte d’être, mais au contraire la façon la plus courante qu’a la vie d’être.
- On notera cependant que le quatrième trait de la déchéance, la captation, l’empêtrement (Sich verfangen, das Verfangnis), n’est pas absent du cours de 1921-1922, puisque Heidegger écrit : « Dans le souci préoccupé (Besorgnis), dans lequel le se-soucier se prend en souci, la vie ruinante s’empêtre en elle-même (verfangt sich) » (p. 191).
- Ce Verfügung-sein est manifestement le pré-nom de l’être à portée de la main, la première occurrence de cette Zuhandenheit étant, à notre connaissance, en Ga 63, donc en 1923.
- Philippe Arjakovsky propose « ré-sistance ». Nous ne voyons pas la nécessité de ce tiret. La traduction du sous-titre de la page 201, « Die Gegenständlichkeit », par « Comment le monde ré-siste et se tient en contre : la contre-stance de l’objectivité » nous semble d’autant plus illégitime que c’est ici la vie qui résiste, pas le monde.
- Peut-être Heidegger pense-t-il ici à la définition platonicienne de la pensée comme un dialogue de l’âme avec elle-même.
- La traduction de Philippe Arjakovsky par « prélude à l’existence » nous semble extrêmement égarante, puisqu’elle semble indiquer que la vie n’existerait pas encore, alors qu’il s’agit justement d’indiquer qu’elle est déjà là.
- Et non pas « Les limites de l’interprétation », comme traduit Philippe Arkakovsky. Il n’est pas question de limite, et le mot n’est pas au pluriel.
- Étrangement, Philippe Arjakovsky traduit « Tendenz » par « intention ».
- L’évocation de l’opiacé est peut-être une allusion à la célèbre définition marxienne de la religion comme « opium du peuple ».
- Philippe Arjakovsky traduit Verbindlichkeit par « obligement de vérité », ce qui nous semble peu éclairant.
- Cf. J. Greisch, L’arbre de la vie et l’arbre du savoir, op. cit., p. 296.
- Philippe Arjakovsky traduit étrangement « Die Richtung » par « comment s’oriente ».
- Jean-François Courtine l’a bien vu dans son Archéo-logique Husserl, Heidegger Patocka, Paris, PUF, 2013, p. 73, note 1.
- « Descartes, à qui l’on attribue la découverte du cogito sum comme point de départ du questionnement philosophique moderne, a examiné — dans certaines limites — le cogitare de l’ego. En revanche, il laisse le sum totalement inélucidé, quand bien même il le pose tout aussi originellement que le cogito. L’analytique pose la question ontologique de l’être du sum. », SZ, pp. 45-46.